Avec Autoportrait 1899-1900, Barcelone, musée Picasso, Picasso
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Avec Autoportrait 1899-1900, Barcelone, musée Picasso, Picasso
Picasso : période bleue I Avec Autoportrait 1899-1900, Barcelone, musée Picasso, Picasso ouvre une nouvelle période de sa vie au sein du milieu moderniste catalan où il comprendra la nécessité du départ vers une ville et une scène artistique correspondant mieux à ses ambitions. Le Projet pour une affiche de carnaval, fin 1899, Paris, musée Picasso, pourrait se lire comme une prémonition. A Barcelone, à l’instar de ce qu’il se passait à Paris, au moment où Théodore Steinlen, Henri de Toulouse-Lautrec, Mucha ou Pierre Bonnard travaillaient, la vogue de l’affiche est telle qu’elle donne lieu régulièrement à des concours qui mettent en concurrence les artistes que tentait un moyen d’expression nouveau. Destinée à être placardée sur les murs et palissades de la ville, l’affiche doit retenir l’attention du passant. Elle doit être très forte visuellement et renseigner sur le produit ou l’événement dont elle fait la publicité. Le 23 décembre 1899, la revue Pel & Ploma, dont certaines couvertures furent créées par Ramón Casas, Couverture pour Pel & Ploma, n°11, 12 août 1899, à g. et à dr., Couverture pour Pel & Ploma, n°16, juin-1901-mai 1902-Dallas, Southern Methodist University, annonce dans son numéro trente l’ouverture d’un concours d’affiches pour le carnaval de 1900. L’affiche de Picasso, qui fut exposée aux 4 Gats avec les autres projets, a disparu mais les dessins préparatoires au nombre de cinq, dont celui-ci, nous permettent de découvrir la conception générale de la composition et les personnages. Un Pierrot au visage enfariné devient l’incarnation des turbulences du carnaval, il est accompagné d’une femme masquée en tenue de soirée et boit à l’année nouvelle. Le jury fut, dit-on, troublé par l’originalité de la composition décentrée et la projection au premier plan des personnages. Plusieurs dessins de Picasso témoignent, non sans humour, des arrivées et séjours de Picasso à Paris : Picasso et Casagemas, 1900, Barcelone, musée Picasso , Paris (Picasso et Manuel Pallarès), 1900,Barcelone, musée Picasso, Autoportrait avec Jaume Andreu Bonsons, mai 1901, collection particulière, Autoportrait devant le Moulin-Rouge, mai 1901, collection particulière, Le choix de Paris ne fut pas facile. John Richardson avance l’hypothèse selon laquelle le jeune homme aurait pensé s’établir à Londres, mais on sait qu’il a pensé à Munich, foyer artistique très vivant en cette fin de siècle, grâce à une lettre adressée à Joaquim Bas en date du 3 novembre 1897 : « Mais ne te fais pas d’illusions, ici en Espagne nous ne sommes pas si bêtes que nous en avons toujours eu l’air, seulement l’enseignement qu’on nous donne est très mauvais…aussi, comme je te le disais, si j’avais un fils qui voulait être peintre, je ne le laisserai pas un instant en Espagne, et ne crois pas que je l’enverrai à Paris (où pour sûr j’aimerais bien être), mais à Munik (je ne sais pas si c’est comme cela que ça s’écrit), car c’est une ville où on étudie la peinture sérieusement, sans se laisser éblouir par rien, comme par le pointillisme et tout le reste ; je ne dis pas qu’il soit mauvais de travailler dans un sens ou dans l’autre, mais ce n’est pas parce que ça a réussi à un individu que les autres doivent faire comme lui. Suivre une Ecole, moi je suis contre, parce que ça n’aboutit qu’au maniérisme comme chez tous ceux qui le font ». Il choisit Paris, vraisemblablement, sur les conseils de ses amis modernistes, mais il faut garder à l’esprit que Picasso ne se fixe dans notre pays qu’au printemps 1904 et que l’essentiel de la période bleue est peint à Barcelone. Paris, la ville qui a vu la révolution impressionniste, puis une réaction à la peinture de l’éphémère menée par Cézanne, Gauguin, Degas et même Toulouse-Lautrec, lui permet, toutefois, de tout réapprendre. En septembre 1900, avant le 27, selon l ‘équipe scientifique du musée Picasso de Barcelone (Richardson penche plutôt pour une arrivée en octobre avant l’anniversaire de Picasso, le 25), il débarque à Paris, accompagné de Carles Casagemas, avec lequel, dès janvier 1900, il avait partagé un appartement à Barcelone au dernier étage d’un immeuble situe au 17, carrer Riera de Sant Joan, et les deux amis s’installent dans l’ancien atelier d’Isidre Nonell, 49 rue Gabrielle, en haut de la butte Montmartre, Scène de rue, Montmartre, automne 1900, San Francisco Museum of Modern Art, après un passage à Montparnasse, rue Campagne Première. Casagemas envoie une lettre à leur ami Ramón Reventos : « Nous avons déjà commencé à travailler et nous avons un modèle. Demain, nous allons allumer le poêle et travailler furieusement, car nous pensons déjà aux peintures que nous allons envoyer au prochain salon…aussi aux expositions de Barcelone et Madrid… Si ça t’amuse de savoir où nous nous asseyons, où nous nous couchons, où nous écrivons, peignons et ce que nous regardons, voici un petit inventaire : Une table, un évier, deux chaises vertes, un fauteuil vert, deux chaises qui ne sont pas vertes, un lit à extension, un buffet d’angle qui n’est pas en forme d’angle, deux tréteaux en bois soutenant un coffre, un édredon, deux oreillers, et quantité de taies d’oreillers, quatre autres oreillers sans taie, quelques ustensiles de cuisine, des verres, des verres à vin, des bouteilles, des pinceaux, un paravent, des pots de fleurs, des WC, des livres et un tas d’autres choses. Nous avons même un mystérieux ustensile qui ne sert qu’aux dames. En outre, nous avons un kilo de café et une boîte de pois. Au revoir, la prochaine fois j’écrirai plus longuement ». Picasso en profite pour croquer la vie parisienne, non sans humour : Mère et fille, 1900, et Cochers, 1900, les deux œuvres sont à Barcelone, musée Picasso Les deux œuvres sur le thème de l’étreinte, véritable fil rouge de l’œuvre puisqu’au soir de sa vie, Picasso reviendra encore et encore aux corps amoureux, sont certainement les évocations des émois amoureux que connaissent Casagemas et Picasso après avoir rencontrés les modèles (et non le modèle dont parle Casagemas dans sa lettre), qui posaient pour les peintres catalans de Montmartre. L’une d’entre elles, Germaine Florentin, née Gargallo, peut-être d’origine espagnole, va susciter une passion amoureuse chez Casagemas : L’Étreinte, 1900, Barcelone, musée Picasso et L’Étreinte, automne 1900, Moscou, musée Pouchkine, Isidre Nonell, avant de repartir pour Barcelone, va permettre la rencontre de Picasso et de Pere Mañach, jeune marchand d’art moderne catalan installé à Paris, dont Picasso réalise le portrait au début de l’été 1901, Portrait de Pere Mañach, Washington, National Gallery of Art. Conçu comme une affiche, ce portrait met en valeur la forte personnalité du modèle, peint dans les couleurs de la Catalogne, et il débute la longue série de ses marchands. Il prend Picasso dans sa petite écurie d’artistes et lui offre 150 francs par mois en échange de sa production. Cela permet au jeune Picasso de vivre à peu près correctement dès son arrivée à Paris, même si c’est loin d’être le début de la fortune. Cet arrangement ne durera qu’un an C’est Pere Mañach, fils d’un fabricant de serrures et coffres-forts de Barcelone venu chercher fortune à Paris, qui présente Picasso à Berthe Weill, dont la galerie venait d’ouvrir au 25, rue Victor-Massé. Elle a raconté ses souvenirs de galeriste dans Pan ! dans l’œil, publié en 1933. Elle achète immédiatement trois pastels représentant des corridas et Le Moulin de la galette, automne 1900, New York, Solomon R. Guggenheim, qu’elle vend à Arthur Huc, directeur de La Dépêche de Toulouse, passionné d’art moderne puisqu’il achète Bonnard, Vuillard et Vallotton, et qui devient ainsi l’un des premiers collectionneurs de Picasso. Signalons que Berthe Weill exposa Picasso dans sa galerie en 1902 et en 1904. Un Picasso sarcastique et grinçant fait l’hédonisme du Bal au Moulin de la Galette de Renoir. Il faut évidemment voir dans cette œuvre l’ombre de deux artistes plus portés au réalisme au sein du groupe impressionniste, Degas et Toulouse-Lautrec. Rusiñol, Utrillo et Casas avaient habité un appartement au-dessus du fameux dancing et il était devenu légendaire dans le milieu catalan. En 1899, Rodolphe Darzens en avait donné cette description: La porte, peinte en rose et en vert cru, est surmontée dans un cercle de globes blancs de ces deux mots : Bal Debray. Un couloir qui monte et tout de suite la vaste salle lumineuse, avec un pourtour semé de tables et de bancs. L’espace où l’on danse est entouré d’une balustrade de bois rouge ; au bout sur une estrade, l’orchestre. Avant la danse c’est quatre sous par couple. La plupart du temps c’est la danseuse qui paie son cavalier. Les figures de femme que l’on observe dans l’œuvre de Picasso en 1901 sont révélatrices de l’attachement de Picasso à l’égard de Toulouse-Lautrec qui meurt le 9 septembre 1901 : Femme en vert, 1901, Danseuse de Can-Can, 1901, La Fin du numéro, 1901, La Diseuse-1901, Barcelone, musée Picasso, Le Divan japonais, début de l'été 1901, collection particulière, le cabaret dit aussi le divan du monde se trouvait 75 rue des Martyrs et attirait les foules car s’y produisaient deux des modèles favoris de Toulouse-Lautrec, Jane Avril et Yvette Guilbert, Femme aux bas, début de l’été 1901, collection particulière, La Nana, 1901, Barcelone, musée Picasso, La Buveuse d’absinthe, début été 1901, collection particulière, La Buveuse d’absinthe, été-automne 1901, Saint Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage. On peut aussi constater la marque de la peinture de Daumier, La Blanchisseuse, 1861, Paris, musée d’Orsay, sur celle de Picasso, Mère et enfant, fin du printemps ou début de l’été 1901, Saint Louis Art Museum ainsi qu’une facilité à employer une couleur forte, inhabituelle chez lui : Boulevard de Clichy, début de l’été 1901, Masproh Denko Museum, Quatorze juillet, juillet 1901, New York, Solomon R.Guggenheim Museum. La Femme en bleu, 1901, Madrid, Reina Sofia, représentation imposante d’une courtisane parisienne dont l’identité est inconnue, a été présentée à l’Exposition nationale des Beaux-Arts de Madrid, inaugurée le 29 avril 1901, et révèle ici une influence réelle de la peinture espagnole, en particulier celle de Velázquez. C’est à Madrid que Picasso apprend une terrible nouvelle : le suicide de son ami Carles Casagemas, le 17 février 1901, au café L’Hippodrome, boulevard de Clichy, devant Germaine Florentin, cause de son désespoir amoureux, et en présence de Manuel Pallarès, Manolo, et même Pujula i Valles. Il s’est tiré une balle dans la tête après avoir tenté d’assassiner Germaine et la ratant de peu grâce au courage de Pallarès qui, un temps, se retrouva dans la ligne de tir. Casagemas fut enterré au cimetière de Montmartre et un service religieux eut lieu à Barcelone. Picasso confia un jour à Pierre Daix que c’est en pensant à Casagemas qu’il s’était mis à peindre en bleu. Les œuvres sur le thème de la mort de Casagemas ont sans doute été peintes entre juillet et novembre 1901 : Mort de Casagemas, automne 1901, Paris, musée Picasso, Casagemas dans son cercueil, automne 1901, collection particulière, Casagemas mort, automne 1901, collection particulière. La mort avait déjà fait partie de sa thématique à Barcelone comme le prouve cette œuvre d’inspiration symboliste, La Fin de la route ou le Bout de la route, 1899-1900, New York, Solomon R.Guggenheim Museum. À l’automne 1901, L’Enterrement de Casagemas ou Évocation, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, avec ses deux registres, l’un représentant le malheureux Casagemas dans son linceul entouré de pleurantes, l’autre montrant sa montée vers les cieux, accompagné de prostituées, marque bien la persistance de l’influence de la grande peinture espagnole et, en particulier, celle du Greco et de L’Enterrement du comte d’Orgaz, 1586-1588, Tolède, Église Santo Tome. Picasso, durant son séjour madrilène de la mijanvier à juin 1901, avait lancé une revue Arte Joven et était retourné à Tolède en février pour revoir les Greco qu’il avait découverts en 1897. A son retour en juin, il prépare son exposition, en compagnie de Francisco Iturrino, à la galerie d’Ambroise Vollard, rue Laffitte où il présente notamment la Scène de corrida ou Les Victimes, 1901, Londres, Fondation Stavros Niarchos. L’exposition ouvre le 24 juin 1901 et le jeune artiste est très remarqué. Félicien Fagus, critique d’art de la Revue Blanche, écrit en juillet 1901 : « Lui est peintre, absolument peintre, et bellement…Aussi tout sujet l’énamoure, et tout lui est sujet…On démêle aisément, outre les grands ancêtres, mainte influence probable, Delacroix, Manet (tout indiqué, lui qui vient un peu des Espagnols), Monet, Van Gogh, Pissarro, Toulouse-Lautrec, Degas, Forain, Rops peut-être…Chacune passagère, aussitôt envolée puis captée…Sa personnalité est dans cet emportement, cette juvénilement impétueuse spontanéité (on conte qu’il n’a pas vingt ans et qu’il couvrit jusqu’à trois toiles par jour). Le danger pour lui gît dans cette impétuosité même ».