Traces juives d`Algérie: - Fondation pour la Mémoire de la Shoah
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Traces juives d`Algérie: - Fondation pour la Mémoire de la Shoah
Katrin Funke 1 Traces juives d'Algérie: Hélène Cixous et Jacques Derrida et leurs scènes d'écriture. Mises en scènes littéraires et expériences d'exil Traces juives d'Algérie: Hélène Cixous et Jacques Derrida et leurs scènes d'écriture. Mises en scènes littéraires et expériences d'exil. Partant de mon mémoire de Maîtrise traitant des alliances textuelles qui existent entre l'écriture d'Hélène Cixous et la philosophie de Jacques Derrida, le projet de thèse tente à déchiffrer la judéité (littéraire) à l'oeuvre gigantesque de ces derniers. Se reférant au contexte franco-judéo-maghrébin indissociablement lié au colonialisme français, l'étude se penche dans un premier temps sur l'arrière-plan politico-historique afin d'aborder la question du lien entre Histoire et Écriture et plus précisément entre mémoire et littérature. Les questions qui m'ont amenée à mettre l'accent sur la judéité sont les suivantes: Comment tout d'abord lire les traces juives dans les textes de Cixous et Derrida? Dans quelle mesure témoignent-elles d'une histoire franco-judéo-algérienne? Comment lire les judéités1, toujours plurielles chez Cixous et Derrida, et en quoi consiste leur spécificité? Dans quelle mesure l'expérience d'exil propre aux juifs d'Algérie a-t-elle été décisive ou non pour la déconstruction littéraire et philosophique d'une conception essentialiste de la chose juive, conception telle qu'elle se présente du côté juif et non-juif? J'aimerais souligner que la problématique brièvement esquissée ici reste peu connue et abordée dans le contexte scientifique allemand. Bien que la pensée philosophqiue de Jacques Derrida soit reconnue en Allemagne, le rôle de son origine judéo-maghrébine continue d'être souvent ignoré. En ce qui concerne l'écriture cixousienne, celle-ci se trouve généralement rangée sous l'étiquette de littérature "féministe". Le fait que son oeuvre reste en même temps peu traduite en allemand la rend encore moins accessible au public allemand. Ceci est d'autant plus regrettable car le récit cixousien témoigne non seulement de la relation entre l'auteure et sa 1 Judéités plurielles et pensées autrement que celle(s) d'Albert MEMMI: "L'ensemble des caractéristiques sociologiques, psychologiques et biologiques qui font le Juif." 1 Katrin Funke 2 Traces juives d'Algérie: Hélène Cixous et Jacques Derrida et leurs scènes d'écriture. Mises en scènes littéraires et expériences d'exil mère Eva Klein, survivante allemande, mais aussi de la vie juive allemande 2 avant et après la Shoa. La thèse en cours tente de combler ce vide en anlysant l'oeuvre cixousien et derridien sous l'angle de la question juive mais non en l'incrivant dans un corpus de littérature ou philosophie juives. C'est justement la mise en question d'une telle catégorisation qui trace les textes de Cixous et Derrida et que je cherche à démontrer d'une part et opposer aux tentatives d'appropriations3 d'autre part. Du coup, la question se pose autrement: quel est l'intérêt de caser? S'agit-il d'un désir de maîtriser, de faire taire un discours qui met en doute une identité là où on attend son affirmation? Analysant le rapport entre le mémoriel et le textuel, la thèse était dans son commencement également censée répondre à la question de savoir s'il y a une notion valable de judéité littéraire d'origine algérienne ou encore maghrébine 4. Une lecture comparatiste avec d'autres auteurs judéo-algériens, on penserait par exemple à Annie Cohen, Jean Daniel, Raphael Drai et autres, restera pourtant marginale. La direction de la thèse a néanmoins changé, pour de raisons multiples, optant ainsi pour une analyse et monographique et en parallèle de Cixous et Derrida. Analyse qui se focalisera sur la déconstruction de tout ce qui est (littéralement) assigné au signifiant "juif" dans des différents contextes telle qu'elle se manifeste dans l'oeuvre cixousienne et derridienne. Cette restriction thématique se fait au profit d'une étude complexe et diversifiée tenant compte de l'intégralité des travaux cixousien et derridien. Bien que la bibliographie centrale se concentre toujours sur la période des années 90 allant jusqu'au présent, il s'agit dès lors d'une bibliographie révisitée englobant également tout travail traitant explicitement et implicitement de la question juive. La thèse en cours ouvre sur l'histoire des Juifs d'Algérie traçeant leurs expériences d'exil et leurs conditions de vie changées sous la colonisation française. J'ai opté pour une contextualisation historique élargie soulignant l'ampleur de la rupture socio-culturelle affectant la diaspora juive d'Algérie. Or, l'étude s'intéresse 2 Pour ne citer que deux livres d'Hélène CIXOUS: Osnabrück, Paris (Des Femmes) 1999. Et: Benjamin à Montaigne. Il ne faut pas le dire, Paris (Galilée) 2001. 3 Je pense notamment aux ouvrages tentant de démontrer que l'oeuvre derridienne serait indéniablement influencée par la tradition (canonique) juive: Gideon OFRAT: The Jewish Derida (1998); Elliot R. WOLFSON: Assaulting the Border: Kabbalistic Traces in the Margins of Derrida (2002); Sanford L. DROB: Jacques Derrida and the Kabbalah (2006) etc.. Même si une telle présomption était juste, on se demande ce qu'elle cherche à postuler ou prouver. 2 Katrin Funke 3 Traces juives d'Algérie: Hélène Cixous et Jacques Derrida et leurs scènes d'écriture. Mises en scènes littéraires et expériences d'exil non seulement aux différentes étappes d'acculturation, voire d'assimilation au modèle français mais aussi à la situation de "départ" de la minorité juive en Algérie. Partant de ce moment précolonial, on constate que l'exil des Juifs d'Algérie a commencé bien avant l'invasion du colonisateur français. Certes, il relève du savoir commun que l'expérience d'exil est l'expérience historique de toute diaspora juive, rappellant l'exode initial. Mais les histoires d'exil, leurs traces et interprétations sont assez hétérogènes selon les différents pays de dispersion5. Qu'elle serait alors la spécificité de la diaspora juive en Algérie? Écoutons Jacques Derrida: "(Elle) aura été trois fois dissociée par ce que nous appelons un peu vite des interdits: 1. Elle fut coupée, d'abord, et de la langue et de la culture arabe ou berbère (plus proprement maghrébine). 2. Elle fut coupée, aussi, et de la langue et de la culture française, voire européenne qui n'est pour elle qu'un pôle ou une métropole éloignée, hétérogène à son histoire. 3. Elle fut coupée enfin, ou pour commencer, de la mémoire juive, et de cette histoire et de cette langue qu'on doit supposer être les siennes, mais qui à un moment donné ne le furent plus."6 Comme le titre Le monolinguisme de l'autre ou la prothèse d'origine l'indique, c'est le travail autour de la langue qui est au centre de la refléxion. La langue (maternelle) appartient à personne: on la reçoit, elle nous fait parler et, ce qui est le plus traumatisant pour Cixous et Derrida, elle peut se faire voler, exiler, oublier même. Cette perte de la langue, ces deux auteurs amis l'ont vécue, très différemment, et s'en parlent. Ils se comprennent à travers cette scène primitive7 qui fut la leur en Algérie coloniale. Cadrant cette scène primitive de Cixous et Derrida, j'analyse également comment les deux guerres, la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945), ainsi que la guerre d'indépendance d'Algérie (1954-1962) ont influencé l'écriture de ces derniers. Hélène Cixous, pour sa part, confrontée plus explicitement avec l'antisémitisme allemand et la Shoa à travers l'exil de sa mère et grande-mère allemandes, est en quelque sorte un double témoin. Dans la figure du chroniqueur, l'auteure évoque l'antisémitisme sous ses différentes formes: 4 Une telle analyse comparatiste sera l'objectif d'une prochaine étude. Je renvoie à l'ouvrage de Frédéric Brenner: Diaspora. Homelands in Exile, New York (HarperCollins) 2003. 6 Jacques DERRIDA: Le monolinguisme de l'autre ou la prothèse d'origine, Paris (Galilée) 1996. 7 Hélène CIXOUS: Les rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, Paris (Galilée) 2000. 5 3 Katrin Funke 4 Traces juives d'Algérie: Hélène Cixous et Jacques Derrida et leurs scènes d'écriture. Mises en scènes littéraires et expériences d'exil "En plus du racisme fondateur français du racisme racine raison socle piliers société culture coutume en plus de cette inoculation congénitale triomphale de cette greffe tout ce qu’il y a de plus réussie et commune dans le monde en plus du classicisme français, en plus de cette morbidité considérée comme une belle santé, bon appétit, il faut ajouter les antisémitismes, lesquels naturellement s’additionnent entre eux: l’antisémitisme de chaque composante de l’ensemble à l’égard des Juifs (Français français d’Algérie espagnols arabes corses médecins fonctionnaires avocats) à l’exclusion des Kabyles et des communistes lesquels étaient souvent d’ex-Juifs à l’origine, l’antisémitisme chronique celui que ma mère et Omi comparaient au gesunder Antisemitismus (ce qui veut dire un antisémitisme sain) avec lequel elles avaient vécu en Allemagne sans trop de gêne, et par-dessus l’antisémitisme banal et continu, l’antisémitisme aigu à brusques poussées très dangereuses." 8 Il est étonnant que ce n'est qu'en 2000 que Cixous écrit ses lignes dans un livre qui marque une rupture dans son autofiction. La mémoire d'Algérie y devient lisible, l'amnésie semble brisée. On observe le même phénomène dans l'écriture derridienne qui ne tourne qu'à partir des années 90 explicitement autour de l'Algérie coloniale. Il semble indispensable d'analyser cette amnamèse du passé lointain dans le contexte de la guerre civile en Algérie (1991-1998). Le conflit dans ce pays toujours saignant rouvre la plaie de la mémoire mal cicatrisée. Notons aussi que c'est également dans les année 90 que le silence autour de la guerre d'indépendance d'Algérie est rompu en France et que le mot "guerre" est prononcé aux lieu du terme des "événements" dont on parlait auparavant. C'est dans ce contexte d'amnésie brisée9 que l'écriture se souvient, que la douleur ressort. La mémoire coloniale refoulée affronte la mémoire officielle de la France, c'est la naissance d'une autre guerre: celle des mémoires10. Au cours de l'année passée, ma recherche tournait de plus en plus autour de la question d'Israel. Quel est le lien entre les Juifs d'Algérie et Israel? Pourquoi y-a-t-il si peu de Juifs d'Algérie qui ont fait leur aliyah? Et plus précisément: Quelle est la relation de Cixous et Derrida à l'État d'Israel? Ce qui me semble remarquable dans les textes de ces derniers est que leur récit n'est jamais nostalgique, qu'il ne cède pas à l'idée obsessionnelle d'origine. Tout en parlant de nostalgérie (Derrida) ou d'algériance (Cixous) le texte ne se refère pas à une origine perdue mais renvoie, au contraire, à l'expérience d'exil en général. L'exil de Cixous et Derrida n'est pas un exil 8 9 Hélène CIXOUS: Les rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, Paris (Galilée) 2000. On pourrait même parler d'un moment de catharsis (Pierre Vidal-Naquet). 4 Katrin Funke 5 Traces juives d'Algérie: Hélène Cixous et Jacques Derrida et leurs scènes d'écriture. Mises en scènes littéraires et expériences d'exil réservé historiquement ou culturellement aux Juifs mais un exil qui touche aux questions de nationalité, d'hospitalité et d'idiome en général. Leurs prises de postition (politiques) sont beaucoup trop complexes pour les soupçonner d'antisionisme11. Rapportant les textes (autobiographiques) à leurs contextes historiques, on constate qu'il ne s'agit pas seulement d'une écriture relative aux violences vécues, en premieur lieu l'exil et l'antisémitisme, mais aussi d'une refléxion plus générale sur le judaïsme et les significations que l'on lui donne de l'intérieur (juif) comme de l'extérieur (non-juif). Il importe de distinguer nettement les différentes notions de judaisme, judéité, diaspora juive etc.. Tout en caressant les marges de la philosophie l'étude se concentre notamment sur l'écriture. Il me semble assez intéressant de voir si l'expression d'ethnicité fictice12 convient a l'écriture hétérogène produite par Cixous et Derrida. Cette refléxion partant pour Cixous et Derrida toujours d'une étymologie méticuleuse, se veut détectrice de tout discours (historique) essentialiste faisant de la "chose juive", quelle qu'en soit la définition, une chose substantielle, voire authentique. L'attention que Cixous et Derrida prêtent à l'analyse de la langue, à l'examen des mots censés "rendre" la signification d'une vérité extratextuelle sont bien plus qu'un simple jeu de mots ou exercice du style. Leurs "tours" de textes déconstruisent justement l'idée selon laquelle le signe linguistique ne serait que secondaire et donc simulacre au reférent qu'il représente. Cixous et Derrida pensent autrement le rapport entre le signifiant et le signifié accordant au signe linguistique justement de dire et penser la chose. Autrement dit, c'est le signe linguistique (la langue) qui précèdent le sujet, c'est-à-dire le "moi, je..." et le font littéralement parler. Pensant la langue comme puissance performative13 sine qua non, comme le font Cixous et Derrida, n'égale pas pour autant à un simple nominalisme14 (philosophique) dont on accusait souvent ce dernier, mais rappelle que c'est tout d'abord l'acte de langage qui permet la mise en scène de significations. 10 Benjamin STORA: La guerre des mémoires: la France face à son passé colonial, La Tour d'Aigues (Aube) 2007. Les guerres sans fin. Un historien, la France et l'Algérie, Paris (Stock) 2008. 11 Elias LEVY: Jacques Derrida était-il antisioniste? In: The Canadian Jewish News, 14 janvier 2009. 12 os Régine ROBIN: L'ethnicité fictive. Judéité et littérature. In: Etudes Littéraires, Volume 29, N 3-4, Hiver 1997. 13 Jacques DERRIDA en a fait, dans sa lecture des textes d'Hélène Cixous, l'analyse lucide: H.C. pour la vie, c'est à dire..., Paris (Galilée), 2000. 14 La pensée cixousienne et derridienne se distingue nettement de la position de Jean-Paul SARTRE in: Réflexions sur la question juive, Paris (Gallimard) 1954. 5