Galerie Bernard Dulon

Transcription

Galerie Bernard Dulon
à la une
©Karl Lagerfeld
Par Marie Maertens
et David Artur
Bernard dulon
Le chef de tribu des arts africains
Depuis l’initiative du président de la République Jacques Chirac, avec l’ouverture du musée du quai Branly à Paris, les arts
africains connaissent un regain d’intérêt chez les jeunes collectionneurs. Ils veulent marcher dans les pas de collectionneurs
prestigieux tels André Breton et les surréalistes, Pablo Picasso ou Georges Braque, pour ne citer qu’eux. Des amateurs éclairés
qui au début du XXe siècle se sont pris d’amour pour les curiosités ethnographiques qu’on ramenait d’Afrique ou d’Océanie. Si
chaque œuvre d’art africaine est un livre qui parle, pour déchiffrer et ressentir cette partition, il faut côtoyer des érudits qui ont
percé les mystères artistiques d’un continent de contrastes et de contraires. L’antiquaire Bernard Dulon, référence absolue dans
le domaine des arts d’Afrique, nous livre ses secrets pour vivre une vie d’amour au milieu de chefs-d’œuvre du continent noir.
C
omment se porte le marché de l’art africain et quelle est son évolution actuelle ?
BERNARD DULON : L’art africain suit l’évolution de l’ensemble du marché de l’art. Il
est en pleine expansion, car certains amateurs ont de plus en plus de moyens
financiers et ils veulent des objets rares et
chers. Mais le marché de l’art africain, par
rapport au reste, a pour spécificité d’avoir encore quelques chefs-d’œuvre
en circulation, qui ne sont pas dans des musées ou de très prestigieuses
collections. Cela ne durera pas car ces dernières les guettent. De ce fait,
nous observons une demande croissante et une offre de plus en plus restreinte, ce qui donne lieu à un marché en expansion.
N’est-ce pas un peu angoissant de se dire que les très belles pièces
sont en circulation pour seulement encore quelques années…
Oui, mais c’est un marché qui a aussi ses modes et beaucoup de
pièces de grande importance sont encore «inaperçues». Il faut comprendre que pendant trente
ans, nous avons davantage
publié en art africain que pendant les cent années précédentes, et qu’il y a encore de
belles découvertes à faire.
Après, il est plus facile de travailler avec un rétroviseur qu’avec une
longue-vue. Comment se portera ce marché dans trente ans ? Je
n’en ai aucune idée. Mais je sais que les dix ou quinze prochaines
années seront en plein essor. La raréfaction des pièces pourra peutêtre l’amenuiser. Mais cela fait deux mille ans que l’on collectionne
l’archéologie et on continue de le faire.
(1)
Vous souvenez-vous du premier regard que vous avez posé sur un
objet d’art africain ?
J’avais 12 ans et j’allais tous les week-ends aux Puces avec mon
père qui était collectionneur. C’était un honnête homme, au sens du
XVIIIe siècle, qui était médecin et qui avait un sens artistique très
développé. Il collectionnait tout ce qu’il pouvait trouver, dont à titre
d’exemple la peinture, la sculpture ou encore l’art précolombien. Il
était un collectionneur de collections comme le sculpteur Arman.
A l’époque je me suis senti attiré d’emblée par l’art africain et
océanien. Je chinais même avant d’aller en cours.
Existe-t-il encore des chefs-d’œuvre qui sommeillent en Afrique
dans des petits villages difficilement accessibles ? Ou sommesnous déjà bien loin de cette époque ?
Il existe encore des chefs-d’œuvre dans certains endroits d’Afrique,
et plus spécifiquement dans des petits musées. Ceux-ci sont
connus et répertoriés mais malheureusement leurs conditions de
conservation sont un peu différentes de chez nous. La notion de
patrimoine diffère aussi selon les différentes populations. Vouloir
uniformiser et imposer une vision occidentale du patrimoine reviendrait à une forme moderne et insidieuse de colonisation.
Y a-t-il de grands collectionneurs d’art africain en Afrique ?
Le plus grand nombre des collectionneurs d’art africain ne vit
pas sur le continent. Il n’existe pas non plus un musée digne
de ce nom présentant les facettes des arts africains.
Néanmoins, il est intéressant de s’apercevoir qu’il y a une
nouvelle vague de collectionneurs en Afrique qui se tourne
vers les traces du passé. Peut-être que ceux-ci réaliseront le
rêve de beaucoup de collectionneurs,
ériger un musée extraordinaire en
Afrique, dans une zone de stabilité
politique,
pour
rendre
hommage
au
savoir-faire
d’artistes incroyables et à des
chefs-d’œuvre qui ont traversé les siècles. Il s’agirait d’une
dépense raisonnable dans le milieu du marché de l’art. Nous
ne sommes même pas sur le prix d’un tableau de Picasso.
Avec 50 millions d’euros, on donnerait vie à une vraie grande
collection qui marquerait tout le continent et ferait venir les
amateurs du monde entier.
Si un amateur d’art veut se faire plaisir et faire évoluer sa collection
éclectique en s’orientant vers l’art africain, quel conseil lui
donneriez-vous ?
En premier lieu, je lui conseillerais de se rendre au musée du quai
Branly et au musée Dapper pour voir les objets, comprendre les
différences artistiques d’une région à une autre, découvrir les
influences, et au final «embêter» les conservateurs en les abreuvant
de questions. C’est le meilleur moyen pour se faire une opinion et
aiguiser son goût. Dans toutes formes d’art, quand on achète avec
le ressenti, on ne se trompe pas puisqu’on a plaisir à vivre avec
l’objet. Il faut savoir qu’une collection se bâtit avec des objets que
l’on veut absolument et que l’on est prêt à payer cher, mais aussi
avec d’autres objets sur lesquels on fera de très bonnes affaires.
Comment passe-t-on d’amateur d’art à marchand ?
Je crois que c’est le fruit d’une exigence de qualité. Je me suis rendu
compte très vite que je n’avais pas les moyens financiers pour
devenir un grand collectionneur mais que j’avais ceux pour être un
grand marchand. J’ai exposé cela dans un article intitulé «Le complexe du chat botté». Ce qui définit la différence entre un marchand,
un collectionneur et un musée, c’est le rapport au temps.
(2)
« Dans toutes formes d’art, quand on achète
avec le ressenti, on ne se trompe pas. »
Bernard Dulon, François Pinault et le président de la République Jacques Chirac.
(3)
60
61
Un marchand doit aller vite : il achète et
il revend. Un collectionneur peut garder
les objets toute sa vie, mais pas plus.
Quant au musée, l’acte d’acquisition
est éternel. Pour ma part, si je veux
vivre au milieu de chefs-d’œuvre, il faut
que je sois un acteur de la transmission.
Avez-vous eu un déchirement après
avoir vendu certains objets ?
Bien que je maîtrise suffisamment la
notion d’appartenance et de possession pour ne pas être malheureux, j’en
ressens un à chaque fois que je vends
un objet. Mais malheureusement je
n’ai pas le choix. Mon plaisir tient dans
le fait d’accompagner jusqu’au bout
des œuvres d’art en les faisant rentrer
dans de grandes collections. Des lieux
où leur beauté et leur force trouveront
un écho au milieu des chefs-d’œuvre
qui les entourent. Par ailleurs,
j’éprouve beaucoup de plaisir quand je
revois tous ces objets qui sont passés
entre mes mains, comme à titre
d’exemple ce manche de cloche
Mitsugo du Gabon que j’ai vendu à 16 ans
parce que j’avais besoin d’argent.
Cet objet manquait-il de modernité ?
C’était un objet bon, vieux, important et répertorié dans les
livres, mais quand je l’ai eu devant moi je n’ai pas ressenti
d’émotion. C’est ça, il n’avait pas de résonance en moi. Dans
l’art africain, il y a aussi de mauvais sculpteurs et des objets
populaires. Ça peut être très sympathique l’art populaire mais
en ce qui me concerne, je suis à la recherche de l’art sacré.
(5)
N'est-ce pas un peu réducteur de parler d’«art africain»
tant il représente un nombre incroyable de régions, d’influences, de savoir-faire ?
Effectivement, il est préférable de parler des arts africains
ou des arts d’Afrique. Le terme «art africain» peut
paraître idiot puisque ça consiste à parler de tous les
artistes qui ont créé pendant cinq mille ans d’histoire
sur un même continent. Dans un pays tel que le
Congo, il y avait des arts de cours faits pour des amateurs
qui vivaient dans un grand raffinement, et des arts
sauvages pour des personnes vivant dans des huttes.
(6)
Dans votre spécialité, quelle est la différence entre la salle des ventes et le
grand antiquaire ?
Le regard. Hier, on m’a apporté un
objet magnifique et authentique du
Nigeria. Quand la personne m’a
demandé à quel prix j’étais prêt à lui
acheter, j’ai répondu qu’il n’était pas à
mon goût. J’avais l’impression d’acheter un objet d’art africain comme mon
grand-père aurait pu en acheter.
J’aurais été commissaire-priseur, j’aurais donné immédiatement un prix
pour en retirer un bénéfice conséquent.
Pour défendre un objet, j’ai besoin qu’il
réponde à mon regard et qu’il ait une
résonance. Pour le moment ça va, je
suis dans le sens du marché, peut-être
qu’un jour on dira que j’ai un goût
dépassé. (Rires.)
(4)
62
Un art sacré ancestral qui trouve une résonance inimaginable
dans l’art contemporain…
Un chef-d’œuvre d’art africain peut être mis en résonance
avec le chef-d’œuvre de n’importe quelle culture. Il y a
une intemporalité artistique. Placez une sculpture africaine
devant un tableau de Boucher et le mariage se fait.
Avez-vous régulièrement de nouveaux collectionneurs qui
découvrent les arts africains ?
Nous voyons actuellement arriver de nombreux jeunes
collectionneurs d’une trentaine d’années qui peuvent acheter des pièces entre 10 000 euros et 1 million d’euros.
C’est une bonne chose pour la pérennité des arts premiers.
Les conseillez-vous de la même manière que vos autres
collectionneurs ?
Une collection doit s’inscrire dans le temps et c’est au
collectionneur de l’orienter selon ses goûts avec l’avis
d’un grand marchand sur la qualité des pièces.
Un jeune collectionneur, aujourd’hui, il faut lui faire
découvrir des objets qui n’étaient pas regardés par les
collectionneurs précédents, parce qu’ils n’avaient pas
été collectés, par exemple. Il y a des chefs-d’œuvre à
10 000 euros qui, un jour ou l’autre, rejoindront le
firmament des objets d’arts africains. Il suffit juste de
bien les choisir. C’est ce que l’on nomme entre initiés :
la belle réserve des arts primitifs.
(7)
(8)
63
©Galerie B.Dulon
Stand de la
Galerie Bernard
Dulon lors
de la Biennale
des antiquaires
2006.
(9)
Bernard Dulon et sa fille Victoire en préparation de la Biennale 2006.
Quels sont actuellement les grands axes artistiques à regarder ?
Il faut regarder des objets anciens provenant des grands centres
culturels du monde africain que sont le Congo, le Mali, la Côte
d’Ivoire ou le Bénin. Les objets du Nigeria, même s’il faut les trier
car il y a beaucoup de copies, restent intéressants et abordables,
comme ceux du Cameroun. Il faut aussi regarder ce qui se fait sur
le continent en art contemporain. L’Afrique ne s’est pas arrêtée de
sculpter, de peindre et de dessiner d’un seul coup, ni de raconter
des histoires. Pour ma part, j’adore ce que fait Dominique Zinkpè
dont j’ai acquis un nombre important d’œuvres. C’est l’avenir !
On peut donc mettre en place une belle collection en découvrant, en
terme d’engouement, «les statues Fang et les masques Punu» de
demain…
Oui, mais pour cela il faut soit acquérir une connaissance hors pair
et beaucoup voyager, soit se mettre derrière un marchand sérieux
pour acheter des pièces hors pedigree de régions peu présentes sur
le marché de l’art. Si on achète comme tout le monde, il y aura toujours
plus riche que soi. Il est important d’acheter selon ses moyens mais
toujours des objets de belle qualité. Je viens d’acheter le Fang qui
est passé chez Sotheby’s et qui a fait plus de 4 millions d’euros.
C’est l’un des trois plus beaux au monde. Je l’ai mis à côté d’un très
beau Fang que j’ai dans mes réserves et en les regardant côte à
côte, avec un ami collectionneur, on se disait qu’il y a quelques
années le sublime se serait vendu 150 000 euros et l’autre 130 000
euros. Aujourd’hui, le premier est à plus de 4 millions d’euros et le
second à 150 000 euros. Une raison à cela : les énormes acheteurs
institutionnels ou privés cherchent tous la même chose. C’est
pourquoi il faut acheter aujourd’hui ce qu’ils chercheront demain.
64
Le fait d’acheter en suivant les conseils d’un expert est d’autant plus
important dans le domaine des arts africains qu’il existe un grand
nombre de faux en circulation…
Le problème du faux tient du fait qu’en général il flatte l’ego. Il permet
à certaines personnes d’avoir l’impression d’acheter un chef-d’œuvre
à bon marché. Quand on ressent le besoin d’être collectionneur, il
faut savoir ce que l’on veut établir comme rapport à l’objet historique.
Mon meilleur ami, qui est un homme très aisé, me dit toujours qu’il
n’a pas les moyens d’acheter bon marché. Quand il tombe amoureux
d’un objet, il le prend au prix qu’on lui demande avec le certificat
d’authenticité. Aujourd’hui, n’importe quelle personne qui rentre dans
une galerie sérieuse se doit d’avoir ce genre de garantie concernant
l’objet d’art qu’elle achète. Quand on vend un objet 10 000 euros ou
100 000 euros, on doit donner au client toutes les garanties : d’où
vient l’objet ? à quel moment a-t-il été fabriqué ? par qui et quel a été
son parcours à travers les collections ?
Le regard que vous posez sur une œuvre d’art africaine peut-il lui offrir
un pedigree voire un passeport pour l’éternité ?
Je ne sais pas si mon regard offre un passeport pour l’éternité, mais il
est un gage de sérieux. Les collectionneurs savent qu’un objet qui est
passé chez moi est parfaitement authentique et que s’il a été restauré,
ou s’il y a un problème particulier, cela sera toujours indiqué. Pour
répondre à votre question, la réponse ne viendra qu’après ma mort.
Quelles œuvres d’art allez-vous présenter à la Biennale ?
Cette année, j’ai hésité à faire la Biennale car j’ai d’autres expositions
en cours. Comme j’ai trouvé entre-temps des pièces exceptionnelles
à montrer, je me suis laissé tenter. Il n’y aura pas de notion de thème
sur mon stand mais la proposition d’un voyage à travers des chefsd’œuvre de la Côte d’Ivoire, du Gabon et du Cameroun. Les objets
seront tous de même qualité, mais certains valent des millions et
d’autres 30 000 euros. J’ai envie de m’amuser un petit peu.
Ce sera donc une Biennale à contre-courant…
Je veux faire des choses un peu différentes comme présenter des
masques Dan exceptionnels, que plus personne ne regarde, et un
masque Punu du Gabon d’une provenance prestigieuse qui a été
collecté évidemment au XIXe siècle. Ce qui est très important. Je
vais aussi proposer quelques objets du Congo historique et également
un masque Baoulé de Côte d’Ivoire ayant lui aussi une provenance
exceptionnelle.
GALERIE BERNARD DULON
ARTS ANCIENS D’AFRIQUE, D’OCÉANIE ET DES AMÉRIQUES
10, rue Jacques-Callot, 75006 Paris.
Tél. : 01 43 25 25 00.
www.dulonbernard.fr
(1). FIGURE DE RELIQUAIRE DITE MBULU NGULU
âme de bois plaquée de cuivre et de laiton, R.P. du Congo peuple Kota Ndasa (XIXe siècle).
H : 53,5 cm.
(2). MASQUE OKUYI
bois léger peint au kaolin et pigments d'origine, Gabon peuple Punu (XIXe siècle). H : 35 cm.
(3). STATUETTE À FONCTION MAGICO-RELIGIEUSE DITE NKISI NKONDE
en bois, fer et verre, R.D. du Congo peuple Vili (XIXe siècle). H : 55 cm.
(4). RARISSIME STATUE D’ANCÊTRE
La Biennale des antiquaires demeure-t-elle la plus prestigieuse foire
d’antiquités au monde ?
Elle est bel et bien la foire la plus prestigieuse au monde puisqu’elle
abrite une sélection de marchands tout à fait remarquable, présentant
des chefs-d’œuvre incomparables. Il existe d’autres foires plus
importantes en taille mais avec beaucoup d’objets de moindre qualité,
voire bizarres… Les grands collectionneurs ne s’y trompent
d’ailleurs pas puisqu’ils viennent du monde entier. J’ai connu la
Biennale enfant, et à l’époque elle était spécialisée dans le XVIIIe
siècle français et rien d’autre. Depuis qu’elle s’est ouverte au
design, à l’Art déco, à l’art chinois, aux arts africains et à la
joaillerie, elle est devenue «the place to be» pour les grands
antiquaires et pour les collectionneurs. Maintenant, j’espère que
cela continuera avec des organisateurs visionnaires.
bois, nord de la R. D. du Congo peuple Boa (XIXe siècle). H : 49 cm.
(5). STATUETTE NKIS
bois à polychromie d’origine, plumes, dents, corne d’antilope, clous de traite, matériel et
fétiche, R.D. du Congo, région du Mayombe, peuple Kongo (XIXe siècle). H : 37 cm.
(6). TABOURET ROYAL À CARYATIDE
bois à patine noire et kaolin, R.D. du Congo peuple Luba-Hemba. H. : 37 cm
(7). STATUETTE À RELIQUAIRE DORSAL
bois, fibre et collier de perles, Gabon peuple Ambete (XIXe siècle). H : 67 cm.
(8). STATUE D’ANCÊTRE
bois et métal, Cameroun peuple Fang-Mabéa (début XIXe siècle). H : 67,5 cm.
Cette statue Fang, record du monde de la dernière vente Sotheby’s Paris avec
4,35 millions d’euros, a été acquise par la Galerie Bernard Dulon.
(9). MASQUE KIFWEBE
bois, R. D. du Congo peuple Songye. H. : 34 cm.
Toutes les photos ©Hughes Dubois.
exceptées les photos (4) : ©Vincent Girier Dufournier, (8) : ©Sotheby’s
Damien Perronet, Art digital Studio, (9) : ©Philippe de Formanoir.
65