Un extrait du premier tome paru dans le magazine Racines
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Un extrait du premier tome paru dans le magazine Racines
Racines270_aout2015_Mise en page 1 22/07/15 16:02 Page46 RACINES. Vivre entre Sèvre et Loire | CULTURE | EXTRAIT DE ROMAN Chapitre IV a petite Vendéenne, c’est ainsi qu’on la surnommait à SaintSimon. Son arrivée au village, il y a quelques mois, avait excité les curiosités et ravivé les com- L Les Violons du Marais Louise, jeune vendéenne de 15 ans, s’apprête à quitter discrètement la bourrine familiale. Sur la table de cuisine, elle dépose une lettre explicative sur les raisons de son départ précipité. Nous sommes en 1920. Louise s'installe dans un village gabarier près de Cognac, chez un couple sans enfant pour lequel elle assure les travaux domestiques. Les Violons du Marais, Marie-France Thiery-Bertaud, éditions Mines de Rien. mérages. - Vous vous rendez compte, une fille seule, enceinte par la grâce du Saint-Esprit, commentaient certaines langues acerbes, allant même jusqu’à la traiter insidieusement de vilaine houlère(1). Louise avait eu vent de ces ragots mais préférait les négliger et s’était bien gardée de les aborder dans la dernière lettre à sa mère. Elle n’avait pas menti, d’ailleurs, en écrivant qu’elle se plaisait dans sa nouvelle famille d’accueil tant elle fut tout de suite acceptée comme la fille de la maison. Auguste et Jeanne Chaillou évitèrent bien toute question embarrassante et l’accueillirent avec cordialité. - Tu es la bienvenue ici, ma chère Louise. Et nous ferons tout pour que tu te sentes ici comme chez toi. Jeanne Chaillou était une grande femme, très mince, à la silhouette fort élégante. Des cheveux impeccablement tirés en chignon, une longue robe de couleur sombre ne laissant place à aucune fantaisie, un regard profond, pénétrant, voire impressionnant lorsqu’elle vous dévisageait sans ciller, lui conféraient une allure très austère, presque | 46 | RACINES | Août 2015 | La reproduction ou l'utilisation sous quelque forme que ce soit de nos articles informations et photos est interdite sans l'accord du magazine Racines270_aout2015_Mise en page 1 22/07/15 16:02 Page47 RACINES. Vivre entre Sèvre et Loire | monacale. Mais ce n’était qu’une impression, une carapace qui se fissurait très vite pour révéler une femme d’une grande sensibilité. Elle entoura Louise de ses bras, lui tapota doucement le dos et l’embrassa chaleureusement. Louise n’était guère habituée aux élans de tendresse. Elle croyait entendre son père, agacé lorsque son épouse l’embrassait devant les enfants : - Arrête tes diasses(2), ma pauvre femme, on n’est pas à la ville ici. D’emblée elle apprécia le confort de cette grande maison. Le vestibule, vaste, lumineux, laissait pénétrer la lumière par une large imposte vitrée audessus de la porte d’entrée. Une patère pour y accrocher les vêtements, un broc en cuivre destiné à recevoir les parapluies, une petite commode en chêne avec un vase empli d’un gros bouquet de fleurs fraîches et un tapis de laine au sol amenaient déjà une chaleur bienfaisante à cette entrée. Jeanne l’invita à la suivre. Au passage, par une double porte vitrée, légèrement entrebâillée, Louise aperçut une pièce qu’elle supposa être la salle à manger, grâce à sa large table entourée de chaises aux dossiers très hauts, avec en son milieu un compotier chargé de fruits. Elle n’avait pas encore tout vu de la maison de ses hôtes mais elle devinait qu’ici tout était immense. Et tellement différent en même temps de chez ses parents. La bourrine disposait en tout et pour tout de deux pièces : la cuisine et sa grande cheminée en pierre, avec pour meubles une armoire maraîchine en merisier, un vaisselier, la pendule, un coffre et le lit des parents calé dans un angle et surélevé en cas d’inondations. CULTURE | Dans la deuxième pièce, une autre armoire et deux grands lits également surélevés, celui où dormaient ses frères, et l’autre qu’elle partageait avec la mémé. Elle emprunta un escalier en bois aux marches camouflées par un épais tapis rouge strié de fines bandes noires. Une odeur prégnante d’encaustique s’exhalait des boiseries fraîchement cirées. Elle n’osait pas poser la main sur la rambarde rutilante et marchait sur la pointe des pieds. Une fois arrivée sur le palier, Jeanne s’arrêta devant l’une des portes qu’elle entrouvrit : “ Arrête tes diasses, ma pauvre femme,on n’est pas à la ville ici” - Voici ta chambre, ma petite. Elle se retourna légèrement pour désigner une autre porte : - Et là, derrière celle-ci, tu trouveras un cabinet de toilette qui est à ta disposition. Elle poussa Louise d’une main ferme. Le charme et le confort qui se dégageaient la séduisirent tout de suite. Son regard balaya rapidement la chambre. Lumineuse, grâce certainement aux grands vitrages de la fenêtre, flanquée de chaque côté de fins rideaux blancs transparents. Un feu de bois dans la cheminée diffusait une chaleur agréable. Sous la fenêtre, elle remarqua la petite table basse avec une rose blanche dans un vase de cristal et à côté un plateau à thé. | 47 | RACINES | Août 2015 | La reproduction ou l'utilisation sous quelque forme que ce soit de nos articles informations et photos est interdite sans l'accord du magazine Racines270_aout2015_Mise en page 1 22/07/15 16:02 Page48 RACINES. Vivre entre Sèvre et Loire | CULTURE | EXTRAIT DE ROMAN Et enfin, le lit recouvert d’une couette en boutis carmin impeccablement tirée. Elle se retourna pour remercier Jeanne et s’aperçut que celle-ci s’était esquivée discrètement. Louise referma la porte et resta quelques instants à l’entrée, les bras ballants, sa valise posée à ses pieds sur le parquet. Elle se hasarda enfin à faire quelques pas dans la pièce, et s’assit sur un coin du lit. Elle regardait autour d’elle, désorientée. La tapisserie blanche lui plaisait, parsemée d’un motif champêtre de petites fleurs rouges ravissantes. Elle aimait le parquet avec ses belles lattes de bois brillantes. Petit à petit, la tension de la journée, du voyage et des dernières semaines retomba. Elle s’était déchaussée, allongée sur le lit sans prendre la peine de se dévêtir. À la fatigue, s’ajoutaient l’appréhension, l’incertitude de ce qui l’attendait maintenant. “ Ils avaient accueilli Louise un peu comme leur fille” Elle se tourna sur le côté, se mit en chien de fusil et se prit la tête dans ses mains, pour essayer de mettre fin à la douleur qui lui martelait le front depuis le matin et ne l’avait pas quittée de tout le voyage. La lassitude aidant, le sommeil finit par la gagner. C’était il n’y a pas si longtemps. Les premiers jours de son arrivée à Saint-Simon représentent autant de moments intenses gravés de manière indé- lébile dans sa mémoire. Une fois bien installée, elle a ressenti le besoin de mettre sur papier ses sentiments et s’est ouvert un petit carnet intime. Les mots sont venus d’eux-mêmes, du passé et du présent désormais indissociables, parfois crus, amers, d’autres fois tendres et joyeux selon le fil que prenaient ses souvenirs. Les jours, les semaines passèrent, elle appréhenda un peu plus cette terre, se prit d’affection pour ce joli village dont le bourg surplombe les eaux calmes de la Charente. Elle se sent bien ici et en a presque honte. Honte parce qu’elle s’est finalement acclimatée beaucoup plus vite qu’elle ne l’aurait imaginé, malgré l’éloignement des siens. Grâce à leurs témoignages sincères et naturels de sympathie, les Chaillou apprivoisèrent assez vite sa timidité et ses appréhensions. Des gens bien, honnêtes. Ils avaient accueilli Louise un peu comme leur fille, et surent lui prodiguer tous les soins et réconforts nécessaires le jour où... Elle se retourne et observe tendrement Rose : elle dort profondément dans le petit lit installé juste à côté du sien par Auguste. Oui, Jeanne et Auguste ont su l’entourer le jour où elle a donné naissance à sa petite. L’angoisse, la panique l’envahirent dès les premières contractions. Elle hurla sa douleur. L’instinct lui fit appeler sa mère à l’aide. Jeanne n’était pas bien loin, elle accourut et l’assista avec infiniment de tendresse et de patience, demeura dans la chambre aux côtés de la sage-femme, lui tint la main jusqu’au bout, jusqu’à ce que par un vagissement prolongé Rose annonce son arrivée dans le monde. Louise versa des larmes de bonheur quand Jeanne allongea sur ses seins une fragile petite boule de chair encore toute chaude et le visage complètement fripé. | 48 | RACINES | Août 2015 | La reproduction ou l'utilisation sous quelque forme que ce soit de nos articles informations et photos est interdite sans l'accord du magazine Racines270_aout2015_Mise en page 1 22/07/15 16:02 Page49 RACINES. Vivre entre Sèvre et Loire | Elle s’allonge et ferme les yeux, laissant libre cours aux souvenirs. Ils se font obsédants, lancinants depuis le premier jour. Elle se camoufle la réalité en pensant qu’elle n’a pas le mal du pays. Les siens lui manquent. Très fort même. Elle n’a pas eu la moindre nouvelle de la famille depuis son départ et cela l’inquiète. Malgré la distance qui la sépare maintenant de son père, elle craint par-dessus tout ses réactions et compte sur la mansuétude de sa mère et de la mémé une fois qu’elles auront lu la lettre postée il y a quelques semaines. Pourvu qu’ils l’aient bien reçue cette lettre, et pourvu qu’ils lui répondent très vite. Elle a besoin d’être rassurée. Elle se raccroche à cette idée et essaie de chasser SON image, l’image de celui qui s’est incrusté sournoisement en elle depuis son départ du marais et ne la lâche plus. Pas une nuit sans qu’il ne vienne la tourmenter. Avec toujours le même rêve. Il est là devant elle, il la domine de sa stature imposante, elle croit l’entendre crier, lui reprocher son départ, la traiter de mauvaise fille. Elle lève la main pour se protéger, pour éviter la punition comme lorsqu’elle CULTURE était petite et qu’elle savait la taloche prête à tomber parce qu’elle avait fait des bêtises. Elle se recroqueville sous les draps, se fait toute petite. Elle est redevenue petite fille, il n’osera pas la toucher, il l’aimait bien… avant. “ Pas une nuit sans qu’il ne vienne la tourmenter” Il reviendra encore la hanter dans la nuit. Une fois de plus. Mais quand le jour se lève, tous ses mauvais rêves se sont effacés, comme par miracle. Louise a retrouvé le calme. Elle est apaisée et sort Rose de son petit lit, la prend dans le creux de ses bras, ouvre sa chemise et lui donne le sein. La vie est là, elle continue, se perpétue à travers son enfant, l’avenir leur appartient. (1) Houlère : truie qui met bas, par extension jeune fille de mauvaise vie qui a eu des enfants. (2) Diasses : simagrées. L’auteure Marie-France Thiery-Bertaud est bien connue en Vendée pour (© Julien Marchione pour Racines) | son activité de blogueuse culinaire avec son site unecuillereepourpapa.net où elle distille ses recettes originales, ses avis sur les tables gourmandes et son amour des bons produits vendéens. C’est sous cette casquette qu’elle a déjà publié plusieurs ouvrages dont Vendée, le goût de l’authentique en 40 recettes ou Les Contes de La Cocotte (éditions Mines de Rien). Racines était allé la voir chez elle, à Soullans (lire son portrait dans notre édition d’avril 2014) et Marie-France nous avait ouvert sa bibliothèque et nous avait parlé de sa passion pour la littérature. Elle a donc sauté le pas cette année en publiant ce roman, Les Violons du Marais, une très belle histoire entre marais vendéens et villages charentais de gabariers où l’on suit les aventures de Louise, qui deviendra bientôt Louise des cocottes. Car, oui, on y parle aussi cuisine, la grande passion de Marie-France. On ne se refait pas ! Le tome 2 est déjà en préparation… Les Violons de la Rivière rouge sortiront en octobre prochain où vous suivrez Louise au Manitoba, cette belle province du Canada. Les Violons du Marais, éditions Mines de Rien, 200 pages, 15 €. | 49 | RACINES | Août 2015 | La reproduction ou l'utilisation sous quelque forme que ce soit de nos articles informations et photos est interdite sans l'accord du magazine