Les relations de pouvoir dans l`oeuvre de La Fontaine tome

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Les relations de pouvoir dans l`oeuvre de La Fontaine tome
UNIVERSITE DE LILLE III
LES RELATIONS DE POUVOIR DANS
L'OEUVRE DE LA FONTAINE
* ■*
THESE DE DOCTORAT
NOUVEAU REGIME
PRESENTEE PAR: YVES LE PESTIPON
SOUS LA DIRECTION DE: M. LE PROFESSEUR PIERRE M AL AND AIN
Nov.93
TROISIEME PARTIEi UNE LOGIQUE D
6
ORONTE?
INTRODUCTION
Fouquet apparut à La Fontaine comme un dominant dont il était
possible de se faire un ami. A lire les textes publies dans les Oeuvres
diverses 'sous le titre Les Merveilles de Vaux, on voit qu1il entretint
avec lui une relation détendue, joueuse, plaisante, qui ne cessa
pourtant jamais d1 être une relation de pouvoir. Il sut toujours se
souvenir que le Surintendant n'était pas son égal, qu'il était-, même
en prison, un "Monseigneur2548", et ce dernier sut apparemment aussi
le lui rappeler plusieurs fois, ne fût-ce qu'en le faisant longuement
attendre
dans
momentanés,
La
son
antichambre2549
Fontaine
.
découvrit
.
.
avec
Malgré
le
ces
maître
déplaisirs
de
Vaux
la
possibilité de s 1 associer avec quelqu'un qui n1était pas son égal sans
pour autant subir le destin d'un des Pots2550 de la fable. S
1
il y a
souvent de "mortelles angoisses2551 " à séj ourner chez les Grands, le
futur fabuliste vivait apparemment avec son protecteur dans la
transparence sereine d'une "prison volontaire 2552" et, même,
il
prenait plaisir à le fréquenter»
A sa demande, et pour 1!obliger, il entreprit de composer Le Songe
de Vaux et d1élaborer ainsi le personnage d1Oronte qui est la
représentation idéale d
1
un Fouquet délivré de ses scories. Oronte
est un modèle quand Fouquet, individu
homme
qui
ne
parvint
historique,
est
un
pas toujours à "modérer ses
2548. A M. Fouquet, O.P., p. 532.
2549. Voir A M. le Surintendant, O.P., p. 502-505.
2550. Voir Le Pot de terre et le Pot de fer, (V,2)f vers 29-31.
255 u L'Aigle et la Pie, (XII, 11), vers 26.
2552. Le Songe de Vaux, O.P., p. 97.
désirs2553 " . Cet homme, cependant, fut, aux yeux de La Fontaine, aussi
Oronte que possible...
Les événements de 1661 provoquèrent 1fabandon de Le Songe de
Vaux, mais la figure d f Oronte ne disparut pas de la vie, de la pensée,
et même de l'oeuvre du
11
Papillon du Parnasse11 comme nous 15 avons
montre en étudiant la publication de trois fragments dans les Fables
nouvelles. Oronte demeura une référence souvent presque invisible,
mais constante et dont 11 importance pour 11 oeuvre dépasse largement
les multiples allusions à 1s affaire Fouquet telles que les relève
Jasinski» 11 est 1s exemple parfait d f un dominant qui refuserait de
suivre ce que nous avons appelé la logique de la Fourmi,
Quelques exemples : Charles II d'Angleterre au Livre VII,
Jupiter en bien des textes, le Père de la Jeune Veuve et de multiples
pères comme le Vieillard dans Psyché « . * Louis XIV même, dans ce roman,
prend avantageusement la succession d ? Oronte* Par leurs statuts,
-
3
-
leurs rangs, leurs domaines d 5 action, certains de leurs projets, ces
personnages sont fort différents, mais ils forment groupe dans la
mesure où ils ne tendent jamais à nier leurs dominés * Nul
?f
danser
maintenant" ne sort de leur bouche» Le père de la Jeune Veuve aide
ainsi sa fille à retrouver, quand il est temps et après l 1 avoir
protégée contre ses funestes intentions, les plaisirs de "la danse2554"
» » *
Ce père, Jupiter, Charles II, ou même Louis XIV dans Psyché ne
se réduisent pas à des réincarnations d5 Oronte * Prenons Charles II
:
loin
d5
être
"merveilles2555
un
souverain
baroque
qui
multiplierait
les
11
, il s3 inscrit dans le mouvement scientifique et
paraît préfigurer les despotes éclairés. Oronte ignorait cela.
Différence donc et enrichissements de la logique « Ces dominants,
cependant, ne la contredisent en rien. De plus, Oronte est le plus
ancien dans 11 oeuvre et Le Songe de Vaux propose de sa logique une
image élaborée. Ajoutons encore que la publication de trois fragments
en 1671, outre la fidélité pour un ami, montre la volonté de proposer
2553.
Elégie pour M. F., O.P., p, 529.
2554.
2555.
La Jeune Veuve, (VI,21), vers 41.
Le Songe de Vaux, O.P., p. 96.
11 image df u n dominant parfait, peut-être utopique, mais suscitant
le songe et permettant, comme modèle, de juger les dominants réels
« Toutes ces raisons nous conduisent à considérer Oronte comme la
figure, en quelque sorte, matricielle, d1une logique de pouvoir que
tout oppose à la logique de la Fourmi.
On se souvient que nous avons longuement dégagé le principe et
les deux caractères de cette logique. Principe : la recherche par le
dominant de son plaisir exclusif. Caractères : sa volonté de tout
mettre "en même catégorie", et' ses efforts pour profiter au mieux
de la "légère croyance". Un simple parcours des trois fragments
publiés de Le Songe de Vaux montre que le pouvoir d 1 Oronte ignore ce
principe et ces caractères»
Loin de vouloir
son plaisir
exclusif, Oronte propose
ou
autorise, pour' ceux qui sont dans son domaine, des "occasions de
plaisir2556". Loin de confondre les créatures, il cherche à distinguer
entre 11Architecture, la Peinture, le Jardinage et la Poésie» Enfin,
loin d § utiliser les illusions possibles de ses dominés, il les laisse
délibérer, former leur jugement, et il ne tente pas, comme le
Cormoran2557, d 1 attirer par quelque artifice les poissons dans son
vivier. Quant aux spectacles qu!il propose, ils ne visent pas à
tromper, ou à écraser, mais à plaire « Comme celui' des Fables ou de
la poésie, son pouvoir est un
11
charme2558" qui captive et rend
délicieusement attentif. Ainsi, peut-on formuler le principe et les
deux caractères de la logique d f Oronte, Principe : favoriser les
plaisirs des dominés. Caractère : distinguer la diversité pour 1 5
2556.
Le Songe de Vaux, O.P., p. 96,
2557.
Les Poissons et le Cormoran, (X,3).
2558.
-
4
-
Voir dans Le Songe de Vaux la prophétie gravée dans l'écrin (O.P., p. 80) et voir A Mme de Montespan, vers 7-8:
C'est proprement un charme
il la tient captive.
: il
rend Marne attentive, Ou plutôt
enrichir encore, chercher à éloigner les dominés de la "légère
croyance".
Commençant par Les Animaux malades de la Peste et finissant par
Un animal dans la lune, le livre ¥11 donne clairement â lire
l'opposition entre les deux logiques. Quand le Lion ne songe qu5 à
11
son propre plaisir, met tout
en même catégorie", et utilise la
"légère croyance", Charles II favorise la jouissance d8autrui, sait
distinguer, et combat les illusions* Le Lion, en effet, qui veut
rétablir son pouvoir et en retrouver tous les avantages, ne tente pas
de savoir vraiment qui a provoqué la fureur du Ciel. Il ne mène pas
d 1 enquête» Il ne va surtout pas, comme Oedipe, jusqu3 à se demander
s1
il
est
responsable
de
"crimes2559".
ces
Ce
Lion,
c f est
15
anti-Oedipe. Il choisit de lancer au public 15hypothèse de sa
culpabilité pour que chacun, effrayé, la rejette. Ce qu? il veut, c5
est reconstituer le "on2560" contre un individu quelconque et retrouver
ainsi son pouvoir de Lion. Pour mystifier et terrifier ses sujets,
il use de la religion et de
11 1
1 histoire2561 ". Pas question pour lui
de combattre la rhétorique du Loup qui invoque contre 19 Ane une
prétendue malédictions II fait plutôt ce que dénonce Lucrèce au
premier livre du De Matura rerum
i
il utilise la croyance des autres
pour fonder son pouvoir. Ainsi, loin de s'organiser selon le mouvement
ascendant qui caractérise 11êpicurisme, toute la fable suit-elle un
mouvement descendant et écrasant du Ciel au Lion, du Lion aux
Puissances, des Puissances à L! Ane « Un animai dans la lune est au
contraire fable ascendante» Charles II, monarque pédagogue, physicien
et
critique, dirige son
regard vers
un
métaphysique* Il braque vers lui une "lunette
ciel
qui
n?
est
pas
2562
", et "favorise en roi
ces hautes connaissances2563" » Principe : ce remarquable dominant
gouverne
un
"peuple
heureux 2564
auquel
il
fait
plaisir.
Il
"sait jouir2565 " de la paix et il sait rire avec ses sujets parmi
lesquels
il
"accourt250615
sans
maintenir
de
distance.
Premier
2559.
2560.
2561.
2562.
Les Animaux malades de la Peste, (VII, 1), vers 3.
Ibid., vers 55 et 62.
ibid., vers 21»
Il est dommage que dans l'article de Feroand Hallyn, "Rhétorique de la lunette", fort utile par ailleurs,
cette lunette des Fables ne soit pas étudiée, ou même mentionnée. Elle a tout à fait sa place dans le
mouvement des idées de fin du XVIlème siècle. Fernand Hallyn, "Rhétorique de la lunette", Littératures
classiques, numéro 11, janvier 1989.
2563. Un animal dans la lune, (VII,17), vers 50.
2564. Ibid., vers 54.
caractère : dans la lunette, il distingue, apparemment lui-même2567,
la souris, cause ridicule de l'erreur d1 observation. Deuxième
caractère : il montre la vérité à ses sujets. S1 il sait voir, il ëduque
aussi leur regard. De plus, subtilement, tout en les faisant rire,
il leur apprend à ne pas croire trop vite les superstitions2568« Il les
détourne d'une religion qui utiliserait d'apparents signes cosmiques
-
5
-
pour susciter les craintes. La leçon est toute épicurienne : Un animal
dans la lune est un magnifique exemple de matérialisme ascendant.
Comme le Livre ¥11 a fonction inaugurale, La Fontaine a dû
profondément penser le rapport entre cette fable et Les Animaux
malades de la Peste2569 et, par là même, 1 ' opposition entre les deux
logiques de pouvoir. Cette première observation donne une première
légitimité à 1!analyse que nous ferons, dans les prochaines pages,
du principe et des caractères de la logique d 1 Oronte. Ce diptyque
stratégique
nous
conduira
.ensuite
à
interroger
sa
complexe
5
représentation dans 1 oeuvre entière. Dernière observation : Charles
II est humain, historique, mais d 1 ailleurs, tandis que le Lion est
animal, fictif, mais, peut-être, d!ici...
elle
pas,
amèrement,
l'impossibilité
Cezze
opposition ne suggère-1-
historique,
au
moins
en
1
politique et ici, de la logique d'Oronte ? L appliquer sans provoquer
de "dégoût2570" pourrait, en de "riches palais", oien relever du
"songe2571 " .
2565.
2566.
2567.
2568.
Ibid., vers 64.
Ibid., vers 49.
Ibid., vers 51-52.
Ibid., vers 45-49. Cette dénonciation implicite de la superstition par la science annonce le Fontenelle
de La Dent d'or et le mouvement cri t ique qui se développe à part i r des années 1680. Dans le livre
VII, elle est aussi fortement mi se en place par Les Devi neresses.
2569. Nous mènerons à terme l8 étude de la composi t i on de ce livre dans notre dernière parti e.
2570. "Mille dégoûts viendront" annonce l'Ermite au Berger devenu "Juge souverain", Le Berger et le Roi, (X,9),
vers 51.
2571.
Ibid., vers 73.
Chapitre 1
PRINCIPE ET CARACTERES DE LA LOGIQUE D1ORONTE 1.1
Favoriser la jouissance ci§autrui.
Au
début
du
Poème
de
la
Captivité
de
Saint Malc,
La
Fontaine s 1 adresse à la Vierge :
Reine des esprits purs , protectrice puissante
Qui des dons de ton Fils rends 1 1 âme jouissante2572 » * .
D f emblée, par le jeu de la rime, est posé le principe essentiel
de la logique d!Oronte : la puissance du dominant favorise la
jouissance du dominé. La même idée se retrouve dès les premières pages
de Psyché où on lit que le maître de Versailles permet à ses suj ets
de "prendre part aux plaisirs du prince2573", ce dont les quatre amis
ne se privent pas : ensemble, ils visitent les jardins où ils profitent
de "tant d!ornements divers, ' tous capables de plaire" et de donner
"un plaisir de cent plaisirs mêlé2574"*
En bonne doctrine épicurienne, on ne saurait connaître de
véritable jouissance dans le trouble. "Fi, du plaisir que la crainte
peut corrompre2575 " déclare, à la suite d'Horace, le Rat des champs.
Pour bien jouir, il faut ds abord ne pas avoir peur* "Jamais un plaisir
pur2576", se plaint le Lièvre toujours tremblant... Aussi comprend-on
qu'au début du Poème de la Captivité de Saint Malc, la Vierge soit
dite "protectrice
puissante2"77" *
Elle
2572. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.P.f p.49.
2573. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 130.
2574 „ Ibid., p. 130 et 131.
2575. Le Rat de ville et le Rat des champs, (1,9), vers 27-28.
2576. Le L i èvre et les Grenouilles, (11,14), vers 8.
2577. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.P., p.49,
rendre
" 13 âme
-
8
-
ne
saurait
jouissante" qu * en étant, d ? abord, celle qui la protège. Comme elle,
tout dominant qui veut favoriser les plaisirs de ses dominés se doit
d ? être leur protecteur. Cela ne suffit pourtant pas : la tranquillité
ne donne, au mieux, qu ■ une "félicité languissante257811. On s5
ennuierait vite dans un espace totalement sûr mais sans mouvement *
Les poissons pris dans le bassin d 1 Oronte, où nul pêcheur ne vient
les prendre, voudraient rapidement s1 enfuir s 1 ils ne jouissaient
parfois des "yeux de 1
1
adorable Sylvie2579". Aussi, le dominant qui
suit la logique d f Oronte se doit d5 ajouter à la sécurité, autant qu 5
il le peut, et dans tous les sens de ce terme, quelque
11
faveur2580"
plus positive *
1.1.1
Protéger et accorder des faveurs.
Pour La Fontaine, le monde est dangereux. Que le Pigeon ou La
Fiancée du Roi de Garbe s3y aventurent, ils subissent quantité de
malheurs. Quand le Rat2581 va près de sa retraite, il rencontre d f un
côté la Belette et de 1 * autre le Hibou. Partout des méchants I Partout
la mort ou la prison ! Lisons alors la Paraphrase du Psaume XVII s
Les méchants, enflés de leurs ligues,
Contre moi couraient irrites,
Comme torrents précipités
Dont les eaux emportaient les digues2582*
On pense aux Loups, Vautours, Arabe, Vénus, Corsaires, Homme,
Sanglier.,. On pense aussi au flot de la Loire prêt à ravager "mille
moissons fertiles11, à engloutir "des bourgs11 à faire "flotter des
villes" si on ne le retient pas par quelque
11
levée258311. . .
Heureusement pour David, le danger a été détruit. Dieu, efficace
dominant protecteur, a maîtrisé les méchants
:
Où sont ces troupes animées ? Où sont-ils
2578»
Les Amours de Psyché et de Cupidon. O.P., p. 208.
2579»
2580»
Le Songe de Vaux, O.P., p. 99«
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.P., p.
2581.
2582»
Le Chat et le Rat, (VIII,22).
Paraphrase du Psaume XVil, O.P., p. XVII.
2583»
Relation d un voyage de Paris en Limousin, 0,D,t p.533»
49.
8
ces fiers ennemis ? Je les ai vaincus et
soumis : Gloire en soit au Dieu des armées
I Par lui je me vois triomphant ; Il me
protège,
il me défend2584 .
Si ces strophes ne garantissent rien quant à 11 exacte religion
de La Fontaine2585, et s Ml est banal au XVIIème siècle de voir en un
maître protecteur la meilleure garantie contre les calamités, cette
Paraphrase du Psaume XVII (et non d'un autre) s 1 inscrit, chez notre
auteur, dans un important ensemble de textes qui disent la nécessité,
pour les faibles, d5une protection et 11 espérance d1 en trouver une»
Citons les dédicaces2586 de- ses oeuvres, les diverses lettres à des
puissants,
mais
aussi
de
multiples
récits
:
Psyché
cherchant
protection auprès des déesses2587, les Grenouilles allant demander à
Jupiter protection contre la Grue2588, telle femme2589 allant se placer
dans les bras de son mari quand le voleur attaque, Esope demandant
la protection des Samiens2590 .
-
9
-
Ce besoin réitéré d3 un puissant protecteur est à rapprocher de
la position personnelle de La Fontaine dans le champ littéraire du
temps» On sait en effet qu'au XVIIème siècle, les écrivains avaient
généralement un protecteur, mais que notre auteur qui, sûrement, se
croyait tranquille, perdit Fouquet, puis, sans courber assez 11 échine
pour
être
des
favoris
de
Louis
XIV,
chercha
quelque
valable
remplaçant*.. Situation personnelle difficile ! La Fontaine ne -se
serait-il pas rêvé en David pour qui les méchants sont devenus
et
spectacle"
pleines d
f
envie
et
259111
qui
?N
f
a
"évité
comme un
"jeux
cerf les dents
aurait-il pas souhaite, comme lui, trouver,
mais sur terre, ce protecteur - qui pourrait être un père - par qui
Paraphrase du Psaume XVI1, O.D., p. 591.
2585. Un tel texte, en particulier, peut se lire comme le s i gne de sa foi, comme un pur exercice de style,
ou comme un gage nécessai re dans la manoeuvre complexe que fut la publ i cation du Recueil de poésies
chrétiennes et diverses
2586. Voir, par exemple la dédicace à Mme de Montespan du second recueil : Olympe,
c1 est assez qu1 à mon dernier ouvrage
Votre nom serve un jour de rempart et d'abri :
Protégez désormais le livre favori
Par qui j'ose espérer une seconde vie. A Mme de Montespan, vers 29-32,
2587. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 218-221.
2588. Les Grenouilles qui demandent un Roi, (111,4).
2589. Le Mari, la Femme et le Voleur, (IX, 15).
2590. La Vie d'Esope le Phrygien, p. 21.
2584.
11
l f humble acquiert du renom11? Sans recourir à la psychanalyse dont
15 emploi est particulièrement délicat pour La Fontaine, il nous
semble
que
11
évocation
de
sa
situation
personnelle
et
le
rapprochement avec d f autres textes éclairent son choix du Psaume XVII
qui dit, à travers les paroles de David, le besoin df un dominant
protecteur2592 et en évoque quelques traits .
Par sa puissance et par son savoir, un tel dominant doit être,
comme Dieu, pour les dominés, un "rempart 2593", un "abri2594", un
"secours". A 11 inverse de 1f Escarbot qui tente en vain de sauver le
Lapin des griffes de 1fAigle, il doit avoir les moyens de ses
intentions. C f est ainsi que les fièvres même doivent cesser dès lors
que "Louis règne2595". L5 Alouette qui a 15 expérience du monde et une
autorité sur ses petits, les garantit effectivement du danger que leur
feraient courir les travaux agricoles. Elle a le savoir, la volonté
d!en user pour autrui et le pouvoir :
C!est ce coup quf il est bon de partir, mes enfants. Et les petits,
en même temps,
Voletants, se culebutants, Délogèrent
tous sans trompette2596,
L?Hirondelle du livre I,
au contraire,
a beau prévenir
les Oisillons du danger, elle ne les convainc pas d 1 agir pour l s
éviter. C ? est qu5 elle a un savoir, mais pas de pouvoir : la nature
ne lui a donné aucun droit sur les Oisillons
et
elle
ne
sait
2591.
Paraphrase du Psaume XVII. OJ^, p. 593.
2592.
Dans une certaine mesure, Dieu est ici un modèle qui peut aider au jugement sur Les maîtres
8
terrestres et fournir une légitimité ultime, puisque divine, à la logique de pouvoir qui veut qu un dominant protège ses dominés*
s
Notons, cependant que La Fontaine n a pas dû juger ce modèle satisfaisant : Il n'a jamais republié la Paraphrase et le Dieu de
l'Ancien Testament ne constitue pas dans l«ensemble de son oeuvre, sauf dans ce texte, le modèle du bon dominant. Ce Dieu ignore,
8
en effet, la pitié, La logique durante, ce n est pas la logique de Dieu. Nous développerons ce point essentiel un peu plus loin»
2593.
2594.
A Mme de Montespan, (VII), vers 30.
A Monseigneur le Prince de Conti. O.P., p. 590.
2595.
Poème du Quinquina, O.P., p* 70.
2596.
L Alouette et ses petits avec le maître d un champ, (IV,22), vers 64-67.
3
e
-
10
-
pas,
contrairement
à
11 Orateur
-
11
-
Démade2597,
construire
par
son
discours
la
relation
de
pouvoir
nécessaire à l'efficacité de son savoir,. Quant à certain Maître d ?
école qui impose son discours avant de sauver un jeune enfant, ce n'est
pas le pouvoir qui lui manque mais la volonté d1 en user avec coeur,
comme la Fortune qui sauve le jeune enfant endormi au bord d
1
un puits.
Un maître qui suit la logique d5 Oronte veille sur ses dominés même
- et peut-être surtout - quand ils dorment. Il leur assure la paix quand
ils s1 abandonnent à la rêverie, à la contemplation, aux entretiens
où "Flore épand ses biens2598" « 11 leur offre une sécurité dont les
jardins de Vaux et ceux de Versailles sont ensemble, dans 1 1 oeuvre
de la Fontaine,
les plus complètes images.
Le Songe de Vaux fut pensé comme une promenade rêvée dans les
jardins. Sans itinéraire fixé, Acante songe qu1 il va de lieu en lieu.
11 se "promène à un carré d'eau2599". I I - "se promène à la cascade2600"
« Il ne pense qu! à voir "les raretés de ce beau séjour2601 " . 11 y
rencontre une danse de Nymphes, Sylvie qui "honore de sa présence les
dernières chansons d'un Cygne2602", et Aminte "sur qui le sommeil avait
répandu le plus doux charme de ses pavots2603" « La paix partout. Nulle
contradiction. Nul trouble. Une lumière claire. Même la nuit, "un
million d1 étoiles servaient de lustres2604" * Les vents, "ennemis du
plaisir de nos yeux2605", sont apaisés. La mort, si elle ne disparaît
pas, devient occasion de beauté2606. On admire. On converse. On dort dans
ces jardins sans éprouver aucune crainte. Les poissons, eux-mêmes,
demeurent
Cormoran
2608
dans
une
volontaire 2607"
"prison
où
y
nul
ne les menace puisque dans les jardins de Vaux, sous 11
heureuse influence d1Oronte, s
s
interrompt 11 universelle dévorât ion
2597.Voir Le Pouvoir des fables, (VIII#4).
2598.Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 21.
2599.Le Songe de Vaux, O.D., p. 97.
2600. ibid.,
2601.Ibid
p.108.
., .p 108.
2602.Ibid
. 104.
., p.109.
2603.Ibid
. 106.
., p. 99.
1
2604.Ibid
2606.Comment
Sylvie honora a i ns i de sa présence les dernières chansons d un
., cygne
p qui se mourait. Tel est le t i tre du 1quatrième fragment
que
La
Fontaine
2605.Ibid
ne publia pas. On y lit qu'à la mort d un cygne s3organise, impromptu,
., devant
p
les dames, un concours de chant : On "avait envoyé quérir Lambert
en d i l i gence, afin1 de fai re comparaison
de son chant avec celui
du pauvre cygne". L être humai n l1 emporte sur l1animal, et le
concours lai sse place
à une ri che conversation sur la métempsycose...
des
petits par
les gros2609*
2607.Ibid.,
p. 97.
Aux jardins de Versailles,
de même,
la
lf
biseif ne peut venir.
Devant les orangers, Acante s 1 émerveille :
Sommes-nous, dit-il, en Provence ?
Quel amas d?arbres toujours verts
Triomphe ici de 11 inclémence Des aquilons
et des hivers2610 ?
Le monarque a arrêté les forces hostiles* Chez lui, ni le Chêne
et ni le Roseau ne craindraient rien. Quant aux orangers, ces arbres
"nains" qui ne déclarent pas "au soleil la guerre 11
f
1
#
ils peuvent
f
délicieusement "embaumer" l air tandis qu autour d eux # "un aimable
zëphyre" "se va jouante». Conditions idéales pour créer des "fruits
aux écorces solides11 qui "sont un véritable trésor2611", La Fontaine
ne rêverait-il pas d § être ainsi protégé pour composer des poèmes qui
2608.
2609.
2610.
2611.
2612.
2613.
2614.
Voir Les Poissons et le Cormoran, <X,3)a
Le Songe de Vaux. O.P., p. 98.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, 0.D.8 p. 128»
ibid., p. 129.
- espèce
12 d'oiseaux
"Ils admirèrent en combien d'espèces une seule
se multipliait, et louèrent l'artifice
et les diverses imaginations de la nature, qui se joue dans les animaux comme elle
1
fait dans les fleurs' , ibid., p. 128.
Ibid., p. 131.
"Jasmins dont un air doux s'exhale".Ibid., p.129.
seraient solides, riches, et parfumés ? Les vers d 1 Acante, outre leur
fonction descriptive, ne viseraient-ils pas à définir 11 oeuvre d 5 art
et les conditions optimales de son élaboration ? Ne suggéreraient-ils
pas# au début du Psychéf après l'évocation de la diversité naturelle2612,
et avant celle des "caprices infinis du hasard et des eaux 2613" une
poétique de la concentration, ou plutôt une poétique qui alternerait
concentration et exhalaisons2614, le temps du "miel11 et le temps de
"toutes choses11 ? Et ce poème, avec les pages qui 15 accompagnent, ne
dit- il pas combien la
jardins,
est
11
paix", si perceptible
nécessaire
"beauxarts2615"
aux
délicieusement,, représentent la diversité du monde,
ses
dans
les
qui,
participent à
"muances2616" et y ajoutent ?
C5 est en toute sécurité que les "quatre amis dont la connaissance
avait commencé par le Parnasse2617", se promènent et conversent -dans
les divers lieux que le Roi protège spécialement. Même le déluge des
fontaines ne les mouille pas* "Ils prièrent celui qui leur faisait voir
la grotte de réserver ce plaisir pour le bourgeois ou pour 1 5 Allemande,
et de les placer en quelque coin où ils fussent à couvert de 1 5 eau
» Ils furent traités comme ils le souhaitaient2618". En ces jardins, la
nature est partout maîtrisée. Nulle "maligne influence 2619" ne se
manifeste « Si Cupidon ne peut empêcher les soeurs de Psyché de pénétrer
■chez lui, le Roi a su exclure tout ce qui pourrait troubler ses hôtes.
'Dans le parc de Versailles, les quatre amis sont convaincus qu s "on
ne les viendrait point interrompre2620" et qu ' ils auraient là "moins
de bruit et plus de plaisir2621 " que partout ailleurs» Ces jardins sont
au moins .aussi sûrs, et cependant plus beaux, que les Champs que vante
certain Rat
:
Mais rien ne vient m 1 interrompre ;
Je mange tout à loisir.
Adieu donc,
fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre2622 «
Ce quatrain suggère une définition qui vaut pour 15 oeuvre entière
: un espace en sûreté est un espace où rien ne vient " interrompre"
le mouvement vers la volupté2623 . Avec ce
"ville
2615.
2624
" n'en est pas un,
"bruit" qui perturbe,
mais
2620.
2621.
Voir Un animal dans la lune, (Vîî, 17), vers 72. Les Amours de Psyché
et de Cupidon, O.D., p. 259.
Ibid. p.
127
Ibid. p.
133
Ibid. P259.
Ibid. P127
Ibid. P127.
2622.
Le Rat de ville et le Rat des champs, (1,9), vers 25-28. Voir l'hymne à la fin de Les
2623.
Amours de Psyché et de Cupidon.
2616.
2617.
2618.
2619.
la
1
8
Notons que dans espace en sûreté, si l on renonce à un plaisir, c est "à loi si r" pour en goûter un autre : les quatre
ami s, dans les jardins de Versai
lies,
interrompent ainsi la lecture pour donner libre cours à la conversation qui laisse
ensuite place à un regard sur "les merveilles de ce jardin" avant que ne reprenne, dans un même mouvement heureux, quoique sinueux,
le réci t des malheurs de la belle mortel le.
1
Le rapprochement avec Psyché s impose encore : "Acante ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque
lieu hors la ville". Ibid., p. 127.
11 encadrement,
que constituent les fables huit et dix,
fait
douter que les champs soient plus sûrs : hors de toute ville, "maint
Oisillon", "se vit esclave retenu" et i f Agneau qui se désaltère est
-
13
-
interrompu par le Loup*». Si la rêverie bucolique est présente dans
11 oeuvre lafontainienna, elle n!en est pas le dernier mot. Dans les
champs, aussi, on se guette, on se prend2625, on se viole
2626
* . » Les
faibles y ont donc ■ besoin de protecteurs qui sauraient, comme 11
Hirondelle, les avertir, et, beaucoup mieux qu s elle, installer par
leur domination2627 la sûreté. Aussi les quatre amis ne vont-ils pas
lire aux champs, mais da^s cette nature cultivée, embellie, protégée
que sont les jardins de Versailles »
les loups n f entrent pas.
Là,
Nulle furie ne déambule.
Le dominant lui-même sait se faire très discret comme s 1 il craignait,
par sa présence seule, de gêner ou d f anéantir les plaisirs d 1 autrui.
C ? est ainsi que, dans les jardins de Vaux, "on voit souvent les yeux
de l f Adorable Sylvie1", mais Oronte ne vient pas poser 11 oeil du Maître
sur la danse des Nymphes, les chants de Lambert et du Cygne, les
dialogues
d*Aminte
et
d ? Acante« *
«
Dans
le
concours
entre
l'Architecture, la Peinture, le Jardinage et la Poésie, il se fait
presque invisible. Jamais, il n 1 interrompt les débats « 11 laisse les
concurrents parler et les juges prendre leur décision. A la fin,
"lui-même sembla l f approuver par un léger mouvement de tête2629". Rien
de plus. Aux dernières pages de Psyché, Jupiter agit de même lorsqu'il
approuve 11 apothéose de la jeune mortelle : "11 témoigna qu1 il
apportait son consentement à 15 apothéose par une petite inclination
qui
ébranla
légèrement
15univers2630".
de
tête
Geste
minimum.
2625.
CEest dans les champs que se créent, selon les prédictions de î6HirondelLe, "mainte et mainte machine/Qui causera dans
88
8
la saison/Votre mort ou votre prison » l Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1,8), vers 17-19»
2626.
2627.
Même si l amour semble né pour les champs, certain jeune bachelier volontiers violeur..„
Cette domination, serait obtenue sans violence, maïs par le plaisir comme celui que donne le canal , "si beau", où se mire
8
l8Homme»
2629.
Ibid., p. 96»
2630.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 257»
Prudence extrême»
Oronte comme
Jupiter se limitent à émettre un petit signe, en sachant que ce signe,
même discret, peut, ébranler 1
1
univers et tout détruire. Louis XIV,
au contraire, selon la lettre A M « de Niert,
bruit
aime à s1 entourer de
:
La guerre fait sa joie et sa plus.forte ardeur;
Ses divertissements ressentent tous la guerre :
Ses concerts d!instruments ont le bruit du tonnerre,
Et ses concerts de voix ressemblent aux éclats
Qu 1 en un jour de combat font les cris des soldats2631
1Le Songe de Vaux. O.D,, p, 99.
Louis XIV est un roi bruyant. Amateur de guerre et de grand spectacle,
il crée 11 insécurité et contribue à empêcher les plaisirs fragiles
que donnent "de quelques airs choisis les mélodieux chants 11 « Il gêne
la volupté de ceux qui savent "goûter les douceurs purement2632". Loin
de suivre la logique d3Oronte, il ne songe qu5 a étaler son Ego en
multipliant les "éclats",
ce qui relève de la logique de la Fourmi»
Rien de tel dans Les Amours de Psyché et de Cupidon : le monarque
y paraît, comme Jupiter, "continuellement s'appliquer à la conduite
de I 1Univers2633" , être peu soucieux de divertissement guerrier, aimer
se "divertir à faire bâtir des palais2634", et choisir, comme Oronte,
la discrétion. Il n1 apparaît pas dans les jardins pour surveiller
les amis. Il ne cherche pas à transformer leur conversation en
"conférence académique2635 " . Invisible et ne voulant manifestement
pas tout voir, il les laisse déambuler parmi les grottes obscures,
dans le labyrinthe secret, au milieu des fleurs et des ombrages. Aussi
son absence suscite-t~elle le désir. On rêve de sa venue. On en caresse
1 ' idée « Seule, la poésie peut dire le désir de cette présence
admirable qui doit, pour le rester, ne pas devenir effective
:
Là, dans des chars dores, le Prince avec sa cour Va
goûter la fraîcheur sur le déclin du jour, L un et 1?autre
Soleil, unique en son espèce,^
Etale aux regardants sa pompe et sa richesse2630.
•
2631.
2632.
2633.
2634.
2635.
A M. de Niert, O.P., p. 618.
Ibid., p.619.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 129.
Ibid., p. 129.
Ibid., p. 127.
Imaginée,
15 esprit,
cette présence permet 15 expansion délicieuse de
mais,
si
le
roi
se
manifestait,
les "regardants" seraient vus voir et contraints à des poses. Le
spectacle,
l f audition
comme
en deviendrait
accablant.
De
des
même,
bruyants
le
opéras,
Soleil
est
?
excellent pourvu qu il ne veuille pas toujours se montrer
tout
t
au long de Psyché, les quatre amis apprécient "les ombrages" et "la
grotte"
où il
sait se faire discret»
admirent librement ses représentations2637,
En ces endroits, s? ils
ils ne sont point éblouis
et détruits par son éclat. Aussi Acante, qui a commencé
en
proposant
la
promenade
le poème des orangers,
astres
2638
bigarré"
"
dans
la
les jardins et en récitant
ne lève- t - il les yeux vers
"le roi des
f
que lorsqu il devient couleurs multiples,
1
et que 1 on peut enfin le
être anéanti»
journée
"nuage
"regarder fixement2639"
Le soleil est donc ce dominant parfait,
pas autrui à se nier dans une soumission fascinée,
sans
qui ne force
et qui,
1
après
avoir purgé le monde de ses "malignes influences", sait s effacer et même laisser place
à un autie
"guide2640"
multipliant les plaisirs de qui le considère.
-
tout
en
Ces plaisirs sont autant de faveurs que le dominant qui suit la
logique d f Oronte pourrait, à son gré, ne pas accorder, mais qu 1 il
distribue
volontiers
pour
favoriser,
5
plus
que
protection, la jouissance de ceux qu il domine* G
1
par
la
simple
est ainsi que dans
Le Songe de Vaux, le Sommeil accorde à Acante de "singulières
faveurs2641 " qui répondent, et au-delà, à la demande qu1 il avait
2636.
38
2637.
2638.
2639.
2640.
Ibid.„ p» 185. Pour l'emploi de la poésie, on peut rappeler ce que La Fontaine écrit au moment de l apparition de Vénus s Ceci
3
est proprement matière de poésie s i l ne siérait guère bien à la prose de décrire une cavalcate de dieux marins : d ailleurs
B
88
je ne pense pas qu on pût exprimer avec le langage ordinaire ce que la déesse parut alors . HsjcL, p. 136*
Ibid,. p* 130»
Ibid,. p. 259.
La Rochefoucauld, maxime Zê s Réflexions morales.
5
Dernier mot de Les Amours de Psyché et de Cupidon i il s agit de la lune.
2641.
Le Songe de Vaui, O.P., p. 108.
formulée :
Tu sais que j 5 ai toujours honoré tes autels ;
Je t'offre plus d!encens que pas un des mortels :
Doux sommeil,
rends-toi donc à ma juste prière2642 .
Le Sommeil contente Acante en multipliant pour lui les "merveilles".
De même, Oronte donne à autrui force occasions de plaisir et le parc
de Versailles paraît être, essentiellement, le moyen qu
643
Roi pour faire partager des "plaisirs^
1
a choisi le
" que les quatre amis savent
apprécier ; plaisir de voir des oiseaux divers, des fleurs, des
ombrages, des fontaines jaillissantes, d f imaginer les spectacles qui
se donnent en de tels lieux, « « Loin de se contenter de "se servir
de pourvoyeur lui-même2644", comme le Cormoran, le dominant qui suit
la logique d 1 Oronte se fait le pourvoyeur d1 autrui * Il cherche à
rendre heureux» Aussi, quand elles ne veulent pas suivre la logique
de la Fourmi et risquer de mal finir comme la Fille, les belles se
doivent-elles d5 accorder des faveurs aux hommes qui leur sont soumis.
Cela même les rend heureuses, comme Terpsichore 11 annonce à Clymène
:
Aimez Clymène, aimez ; rendez quelqusun heureux: ■ Votre règne
en aura plus d' appas pour vous-même2645 .
Ce n'est pas là conseil de débauche ! La Muse ne demande pas à
la jeune fille de s8 abandonner à tous les hommes, mais de ne plus se
refuser systématiquement à chacun pour régner, intouchable, comme
Alcimadure2646. Selon . elle, la rupture essentielle n1 est pas entre
amour et pouvoir, mais entre deux logiques de pouvoir : la première
refuse le bonheur des dominés et aboutit au malheur de qui 11 a choisie
; la seconde accorde des faveurs aux dominés, et fait, du même coup,
le bonheur du dominant. Si Clymène accepte d 5 aimer, elle régnera
toujours, et son pouvoir, comme celui d 1 Oronte,
bonheur et celui d'autrui-
2642.
2643.
2644.
2645.
Ibid., p. 83.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 130.
Les Poissons et le Cormoran, (X, 3), vers 7.
Clymène, Contes et nouvel les, III, vers 75-77.
2646., Daphnis et Alcimadure, (XII, 24).
favorisera son
Au premier recueil des Fables, certain père, lorsque sa fille
devient "jeune veuve", ne cède rien de son autorité * 11 est le père,
et il le reste. 11 a ainsi la capacité de retenir au bord d1 un
"cloître2647" la belle ëplorêe, mais sans lui interdire les larmes, et
sans chercher à lui imposer, en toute hâte, quelque nouveau mariage
qui servirait ses propres intérêts» 11 annonce seulement connaître
"Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose/ que le Défunt2648"
. Il n1 insiste pas « Loin d s être pressant, il disparaît même. Il laisse
mûrir le désir de sa fille jusqu'au moment où elle demande :
Où donc est le jeune mari
Que vous m5 avez promis ? dit-elle2649 ?
Le père n'a rien imposé,
fille,
une
possibilité
Il a protégé.
d'ouverture.
Il
Il a maintenu, pour
a
sa
?
attendu qu elle
manifeste son besoin. 11 peut désormais la pourvoir, lui procurer le
plaisir attendu. Voilà, dans une famille, un exemple parfait de la
logique d ? Oronte.
La Jeune Veuve est la dernière fable du premier recueil qui
commence avec La Cigale et la Fourmi, Clairement, la conduite du père
et ses objectifs y sont inverses de ceux de la Fourmi : quand ce
prévoyant insecte profite d? un besoin manifesté par la Cigale pour
lui imposer son "dansez maintenant", le père - lui aussi prévoyant,
mais pour autrui et sans vouloir annuler le temps - attend et prépare
la manifestation du désir de sa fille pour la satisfaire. Aussi la
danse de la Cigale est-elle mortelle, alors que "les Jeux, les ris,
la Danse2650", quand ils reviennent " au colombier" annoncent le retour
de la vie, du mouvement, du désir. Quand la première fable finit par
un ordre cruel donné par le dominant, la dernière s5 achève par une
question posée par le dominé et astucieusement laissée sans réponse.
Quand
la
Fourmi
la suscite.
supprime
Quand la Fourmi rit,
2647.
La Jeune Veuve, (VI, 21), vers 33»
2648.
Ibid,. vers 31-32.
2649.
2650.
Ibid.. vers 47-48.
Ibid., vers 41.
fille les
ff
la
voix
de
1? autre,
le
père
le père laisse revenir chez sa
Ris"«.„ 11 est difficile de ne pas voir que La Fontaine,
par la construction de son recueil, a savamment opposé un mouvement
vers la mort et un mouvement vers la vie, lfécrasement par 15 hiver
et la renaissance de 11espoir, le temps qui détruit et le temps qui
"ramène les plaisirs2651 ", une logique de pouvoir cruelle et une autre
logique généreuse, protectrice, qui dispense avec prudence la joie
de vivre. De ce rapprochement, on tire que la nature, le temps et le
pouvoir sont également dispensateurs du malheur et des plaisirs. On
en tire surtout que les deux logiques de pouvoir sont dans la nature,
que la première n1 est pas une perversion artificielle, le résultat
d1 un cerveau détraqué de Fourmi, mais qu1 elle s1 inscrit comme la
bise2652, comme le retour des jouissances et comme la bonne volonté du
père dans 11 ordre du monde. Aussi ne faudrait-il pas conclure de la
distance et de l f opposition entre La Cigale et la Fourmi et La Jeune
Veuve, 11 idée que La Fontaine évoque, au cours de son recueil, un
progrès, un passage d'une logique à l'autre qui permettrait de
dépasser la première pour aboutir à la seconde. L'action du père n'est
pas la résolution paradisiaque ou dialectique des tensions que tout
le recueil présente à la suite de La Cigale et la Fourmi. Elle montre
seulement que s'il existe une Fourmi qui dit "Dansez maintenant", il
existe aussi un père qui dit approximativement à sa fille : "Vous
danserez de nouveau quand vous en aurez le désir2653".
Dans le premier recueil des Fables, ce père est le dernier, et
assurément le plus accompli, d'une série de dominants
qui
suivent
2651 . Ibid., vers 4.
2652» La Cigale et la Fourmi, (I, 1), vers 4.
2653. Si l ' ordre d'apparition de ces deux fables i nd i que les souhai ts de la Fontaine et le sens de
son éthique, la demi ère ne marque pas un progrès qui anéant i t les leçons de la premi ère. Elle n1
est même pas un point final. Au demeurant, après le souri re de La Jeune Veuve, le mouvement de pensée
se poursuit. Question nouvel le : la log i que de pouvoi r que le père applique si parfai tement ne saurait-elle
se mêler à la logique de la Fourmi ? Dans l1 Epilogue# subtilement, La Fontaine qui tte le lecteur en lui
annonçant qu'il va dire les "malheurs" et les "félicités" (vers12) de Psyché, les ambiguïtés dsun dominant
qui se veut bon et qui , pourtant, se montre "un étrange maitre" ((IV,1), vers 9), Amour "ce tyran
de ma vie"(vers 8)...
ce
que
nous
appelons
la
logique
cl1 Oronte. Les plus caractéristiques sont, sans doute, le roi, tel
qu1 il est présenté dans la dédicace, Jupiter2654, 15 Hirondelle2655, Le
Lion2656, Malherbe2657, Le Vieillard2658, 11 Alouette2659, le Laboureur2660,
la Fortune2 , la mère du Souriceau2662, Hercule2663*
Tous se soucient de protéger leurs dominés et de leur ouvrir,
parfois contre eux-mêmes et en les êduquant, une voie vers des
plaisirs. Le riche Laboureur sait ainsi inciter ses enfants, qui
auraient peut-être dilapidé leur bien, à s1 enrichir par le travail.
Hercule ne refuse pas son aide au Chartier pour le laisser embourbé,
mais, comme s'y efforce Malherbe avec Racan, pour le rendre plus
inventif et plus libre. Quant à Jupiter, il se dit prêt à modifier
sa création pour améliorer le sort des êtres vivants. Il n 5 impose
rien. Il attend les demandes en évitant de susciter la peur :
Si dans son composé quelqu§un trouve à redire Il peut
le déclarer sans peur. Je mettrai remède à la
chose2664.
La sécurité est garantie. La possibilité de jouir de nouveaux
plaisirs est offerte. Cependant, puisque tous se déclarent
d
s
eux
2665?f
îf
contents
et q u i l n'y pas, comme pour les petits oiseaux, danger
imminent, le
11
f abricateur souverain266611 ne change rien. Il n f impose
pas sa propre idée de la perfection aux "besaciers2667" de ce monde.
Il respecte leur liberté dont il a encouragé 1!expression en les
interrogeant, De même, au livre VI, lorsqu? il a une
donner
266011
,
sans s
1
irriter le moins du monde,
il
fl
ferme à
consent à
laisser certain Métayer pleuvoir, venter, et faire en somme "un climat
2654.
2655.
2656.
La Besace, (1,7). L'Aigle et l'Escarbot. (11, 8), Jupiter et le Métayer. (¥1,4).
8
L Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1,8).
2657
Le Lion et le Rat - La Colombe et la Fourmi, (11,11).
Le Meunier, son Fils
et l'Ane, <IIIf1).
2658.
Le Vieillard et ses Enfants, (IV,18).
§
2659. L'Alouette et ses petits avec le maître d yn champ, <I¥,22>,
2ta Fortune et le Jeune,,Enfant, (V,11),
2660. Le Laboureur et ses Enfants, <V,9).
2662.
Le Cochet, le Chat et le Souriceau, (VI,5).
2663.
2664.
2665.
2666.
Le Chartier embourbé, (VI,18).
La Besace, (1,7), vers 3-5.
Ibid.. vers 26.
Ibid., vers 31.
2667.
2668.
Ibid., vers 32.
Jupiter et le Métayer. (VI,4), vers 1.
pour lui seul2669", De plus, après 1 ' échec de ce climat privé, "Jupiter
en usa comme un maître fort doux2670". Point d1 interdiction préalable
et point de sanction : Le Métayer est libre et son maître lui donne
les moyens de 11 être au mieux.
Cette attitude est cohérente avec la logique d5Oronte. Nous avons
vu, dans la partie précédente, que, pour La Fontaine comme pour 1
'épicurisme, la liberté est condition d 5un accès sans trouble à la
volupté. Un dominant qui vise à favoriser la jouissance de ses dominés
se doit donc de maintenir et d'encourager leur liberté, c f est-à-dire
leur
capacité
à
donner
du
prix.
Entreprise
difficile,
qui,
paradoxalement, peut amener le dominant à refuser certaines faveurs,
voire à imposer des peines ! Pour La Fontaine, la distribution
systématique de faveurs ne résulte pas toujours de la logique d5 Oronte
* Le mari de Le Calendrier des vieillards multiplie ainsi les petites
gâteries à sa femme, mais seulement pour mieux 1? aliéner. Le Vieil
de la Montagne2671 endort ses soldats et les comble de délices pour les
contraindre à mieux mourir pour lui « . » Ces deux dominants prétendent
noyer 1'identité d5 autrui sous 1!avalanche des plaisirs » Relativement
à leurs obj ectifs, c'est tactique habile, mais qui ne relève pas de
la logique d'Oronte dont le premier principe n !implique pas d'accorder
immédiatement et touj ours de multiples faveurs « Dans La Courtisane
amoureuse, lorsque Camille se refuse à Constance, il la fait
cruellement
souffrir,
mais,
peu
à
peu,
il
15
arrache
à
son
amour-propre, la délivre de ses préjugés et 11 amène à goûter les vraies
j oies de 11 amour, De ses épreuves, "elle reçut abondamment le
fruit2672". Loin d
1
être systématiquement libéral, le maître qui suit
5
la logique d Oronte est touj ours libérateur. Les ordres, même
difficiles,
qu'il
donne
n1aliènent
pas.
Les
limites
qu ' il impose ne réduisent pas le champ réel des possibles » Aussi
vise-t-il à obtenir, autant qu5 il peut, 15 adhésion complète de ceux
qu? il domine dans une paradoxale
!l
prison volontaire11 *
Volontaire, cette prison ne 1f est pas toujours dans un premier
2669. Ibid., vers 17.
2670. Ibid., vers 29.
2671. Féronde ou le Purgatoire. Nouveaux contes .
2672. La Court i sane amoureuse, Contes et nouvel les, III, vers 286.
temps. 11 arrive que les dominés soient
!!
esclaves d 1 eux-mêmes267311
et qufil faille détruire, en eux, ce qui les aliène pour les conduire
à leur liberté et aux plaisirs. C est ce que Cupidon expose à Psyché
lorsqufil lui interdit de le voir. Elle comprendra plus tard. Elle lui
en saura gré » 11 sait mieux qu5 elle "ce que c1 est d1amour et le doit
savoir2674 . Nous montrerons plus loin combien La Fontaine a réfléchi
aux ambiguïtés d?une telle relation de pouvoir, mais 11 idée première
est nette : un dominant qui suit la logique d!Oronte peut, parfois,
contredire, dans un premier temps , 1? apparente liberté de ses
dominés« Le Laboureur séduit ainsi ses enfants par la promesse d ? u n
trésor. 11 les piège » Il les enferme dans sa recherche ardente, les
obligeant, contre leur immédiate volonté, à travailler la terre » 11
les délivre de la paresse et leur permet, de vraiment choisir entre
le travail - ce trésor - et les chimères, Les enfants reconnaissent,
après leur effort, que
?f
le père fut sage2675 , Ils ne peuvent que se
féliciter, comme Constance dans La Courtisane amoureuse, d f avoir subi
une domination qui les a enrichis. Ils comprennent que la prison,
pourtant imposée par la ruse, n1allait pas contre leur volonté
profonde. Le père en les contraignant leur a permis d f avoir ce qu1 ils
voulaient : la richesse*
Dès Le Songe de Vaux La Fontaine a clairement vu 1? apparente
contradiction de la logique d!Oronte. Le dominant enferme, impose,
ordonne, et pourtant le dominé sans y être contraint par un quelconque
marché clos i1 accepte, ou finira par 1?accepter, et le dit, ou le dira.
51
Evidemment,
il
n f est
personne
qui
d1 abord
ne
s1 en étonne " . Comment croire qu"une créature, apparemment libre,
puisse vouloir subir, ou vouloir avoir subi, une restriction dans ses
2673= Les Compagnons cMUlysse, (Kl 1,1), vers
106. 2674. Les Amours de Psyché et de Cupidon,
0,0., p. 154, 2675 Le Laboureur et ses Enfants, (V,9),
vers 16.
a
mouvements ? Comment croire que le dominant ne dupe pas, et ne tente
pas d 1 utiliser sa prise à son profit ? Pour que cette chose presque
impossible soit possible, il faut, aux yeux de la Fontaine, que le
dominant ait simultanément deux qualités fort rares : la maîtrise de
soi,
et le coeur.
1.1.2
Deux qualités nécessaires du dominant s
la maîtrise de soi #
et le coeur«
Nous avons montré,
dans notre précédente partie,
qu'un
dominant selon la Fourmi a besoin d'un minimum de maîtrise de soi :
sans ce minimum, il risque la chute. Sa logique de pouvoir, cependant,
le rend vite "parent de Caligula2677" * Aussi, pour concilier ses désirs
et les impératifs de la politique, doit-il chercher un équilibre,
toujours instable, entre les nécessités de la maîtrise - qui lui gâche
son plaisir - et son envie de jouir malgré le réel. Comme, dans la
durée, cette tension est presque impossible à gérer, elle est cause,
pour La Fontaine, de nombreuses histoires, et, assez largement,
de
11histoire*
Qui
choisit
la
logique
d!Oronte,
en
revanche,
cherche
nécessairement à maîtriser ses passions» Toute défaillance sur ce
point perturberait évidemment les dominés. Il n'est donc pas de
tension, de ce point de vue, entre la volonté du dominant et les besoins
de l'exercice du pouvoir,, Aussi, quand le dominant se maîtrise
vraiment, peut apparaître une totale stabilité, un état hors du monde
et pourtant dans le monde2678, une permanente paix comme celle que
figurent les jardins de Versailles ou de Vaux..« Miracles sans doute,
mais miracles logiques.
2676. Le Songe de Vaux, O.D., p. 98.
2677. La Cour du Lion, (Vî1,6), vers 27.
2678.
Voir Le Songe de Vaux, O.D. , p. 82 : "Des lieux
que pour leurs beautés
j'aurais pu croire enchantés, Si Vaux n'était point
au monde".
lfaveu de ses faiblesses n8est pas, pour La Fontaine, une sim
confidence, plus ou moins pathético-lyrique. Cet aveu interroge :
nfest pas, comme ce
fort porté
11
11
je" lafontainien
5S
à dormir, à ne rien faire
inconstant "
#
", ou prompt à s
1
2683
? Qui nfest jamais "de feu pour les mensonges2684" ?
11
divers
enf lain
?î
Qui n B a dans
tête/ Un petit grain d5ambition2685 ? Et, en ce cas, qui est vraim
capable dfêtre Oronte?
Le Renard, en tout cas, doute que le Singe, élu par les Anima
soit créature digne de porter "le diadème51. Seul, il regrette
suf f rage2686|f «
13
sl
Tours de souplesses et mille singeries268^1
suffisent pas, à ses yeux, pour faire un bon monarque * Aus
révèle-1 - il qu? il sait le secret dfun trésor. Le Singe y court "p
nfêtre pas trompe. C1 était un piège2688" *
Le Renard dit au nom de l f assistance :
Prétendrais-tu nous gouverner encor, Ne
sachant pas te conduire toi-même ? Il fut
démis ; et 1? on tomba d5 accord Quf à peu de
gens convient le diadème2689 »
2679.Discours à Mme de La Sablière, OJ., p 646»
2680.La Laitière et le Pot au lait, <VIIf9), vers 40.
2681.Le Fermier, le Chien et le Renard, (XI,3), vers 61,
2682.Ibid., vers 54-59,
2683.Epitaphe d'un Paresseux, O.P., p* 496»
2684.Le Statuaire et la Statue de Jupiter, (IX,6), vers 36»
2685.Le Berger et le Roi, (X,9), vers 76-77.
2686» Le Renard, le Singe et les
Animaux, (VI,6),
vers 17. 2687. Ibid., vers 13. 2688» Ibid. vers 25*26.
2689. ibid,, vers 28-31.
B
Cette formule capitale, dans 15 oeuvre de La Fontaine, est f
pessimiste. Elle l'est même d 1 autant plus que la sixième fable
livre ¥1 est encadrée par deux dénonciations des trompeuses app
en ces2090 et que la fameuse formule de 11 Ane désignant le Maître co
ennemi apparaît à fable huit2691 * "A peu de gens convient le diadè
peut ainsi s'entendre dans un sens très limitatif. A perso
pratiquement, ne convient le diadème : après la mort du Lion, au
animal n 5 a pu mettre la couronne. Et même pas le Renard 2692 *
Savoir se conduire est indispensable pour conduire autrui.
Queue du Serpent 15 ignore» Elle, "Qui ne voyait au grand jour /
plus clair que dans un four2693", demanda, en lieu et place de la tê
à diriger le Serpent tout entier. Sotte ambition ! "Aveugle souhait 2
i Son désir de dominer est si intense et si peu maîtrisé, qu 1 il
empêche de voir qu! elle ne voit pas. Mise, par le Ciel2695 , en position
de diriger, elle est plus dangereuse encore que Grippeminaud :
Droit aux ondes du Styx elle mena sa soeur Malheureux les
Etats tombés dans son erreur2696»
Charles II, à la fable suivante, sait au contraire voir, faire
voir, et conduit ainsi les Anglais vers cette jouissance lucide qu 5
est le bonheur. Plutôt que de vouloir à tout prix dominer, comme la
Queue du Serpent, ou même d'être,
impar
2697
",
constamment
,
"Nec pluribus
il abandonne, un moment, sa haute position de maître,
2690. Le Cochet, le Chat et le Souriceau, (VI ,5) : il ne faut pas "juger des gens sur leur mine".
Cette leçon, le Renard Rapplique aussi tôt.
Le Mulet se vantant de sa généalogie : (VI ,7) : Le Mulet, se piquant de noblesse, veut f ai re croire
qu8 il est ce qu'il n'est qu!en partie.
2691. "Notre ennemi c'est notre maître". Le Vieillard et l'Ane, (VI,8), vers 15.
11 est vrai que Jupiter, au contrai re, en use "comme "un maître fort doux" à la fable quatre (symétrique
de la huîtîème par rapport à la sixième). Mais Jupîter est Dieu, et les maîtres terrestres paraissent
plus proches du dangereux Chat qu'il faut îdentîfîer, des îmbécîles Mulets dont on peut ri re, et
surtout des Singes qu'il faudraî t savoî r chasser du pouvoî r.
2692. On peut aussi entendre ce vers, poétiquement, dans un sens très ouvert : î l existe peut-être quelqu'un,
quelque part, dans le songe, qui serai t un bon roi... La pensée politique de La Fontaine est toujours
entre critique luc i de du réel et songe.
2693. La Tète et la Queue du Serpent, (VII,16), vers 32-33.
2694. Ibid., vers 30.
2695. "Le Ciel eut pour ses voeux une bonté cruel le". (vers 28). C'est nous qui souli gnons. Le Ciel, comme
dominant, est décidément bien ambigu.
2696. Ibid., vers 36-37.
2697.
Devise de Louis XIV.
-
7 05
-
pour se mêler à la foule de ses sujets et voir avec eux dans la lunette»
11 témoigne ainsi d f nne parfaite maîtrise de soi. ce
qui
ne 11 empêche
pas de jouir en homme qui ne serait pas de pure raison. Quand La
Fontaine écrit "on en rit2698f% il laisse entendre que le roi, lui aussi,
rit avec les autres, parmi les autres2699» Riant, le roi se montre homme
« 11 est un des hommes, et il est un homme capable de mettre une
situation à distance, et même de se voir ridicule. Ce rire atteste
son humanité, sa maîtrise de lui-même, et donc sa qualité de bon roi»
On sait, en effet, que La Fontaine tiendrait "un roi/ Bien malheureux
s1 il n f osait rire"» Non seulement, bien malheureux mais, à lire Le
Milan, le Roi et le Chasseur, bien mauvais roi. Refuser le rire ne
prouve pas la souveraine maîtrise, mais une
15
indifférence2700
î?
dangereuse «
Se maîtriser ne signifie pas détruire ses passions,
3
vivre avant que 1 on soit mort
11
2701
!S
cesser de
" et renoncer à tout divertissement,
Les hommes ont besoin de quelque relâche, Alexandre faisait la
débauche; Auguste jouait; Scipion et Laelius s 1 amusaient souvent â
jeter des pierres plates sur l f eau* Notre monarque se divertit à faire
bâtir des palais. Cela est digne d!un roi2702". Le bon dominant n f est
pas un dominant - machine ou même un Jupiter "continuellement appliqué
à la conduite de 11 univers2703". Quelle créature pourrait vivre ainsi
? Et, malgré la phrase de Psyché, Jupiter même, parfois, est amoureux
et rit :
C ? est le plaisir des Dieux, Malgré son noir
Jupiter, et le Peuple Immortel rit aussi2704«
sourci,
Ce rire partagé indique sa capacité â dominer selon la logique d5
Oronte, comme il le fait dans La Besace, dans Jupiter
Métayer,
ou
à
la
fin
de
Psyché.
Loin
de s
et
1
le
irriter
2698e Un animai clans la lune, (VII,17), 54.
2699. Il oppose ce "on en rit" au terrible "on cria haro» de la première fable»
8
2700» Nous prenons ce terme dans le Lion amoureux, (IV,1), vers 4. L indifférence rend les femmes
cruelles et inhumaines» Voir Daphnis et Atcîmadure, 2701. Le Philosophe
Scythe, (XII, 20), vers 36. 2702- les Amours de Psyché et de Cupidon. O.P., p. 129»
2703.
Ibid., p.129»
2704.
Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 111-112.
-
706
-
contre les demandes qu * on lui fait ou les refus qu1on lui oppose,
il écoute autrui, dompte ses réactions immédiates, sait s 1 extraire
d1 une situation pour porter sur elle un "regard éloigné 2705 " et
prendre, sereinement, une décision» Son goût pour divers plaisirs ne
l'empêche pas de se maîtriser.
D'une telle maîtrise, le plus riche exemple, chez La Fontaine,
est sans doute le premier roi, "apocryphe2706", de Le Milan, le Roi et
le Chasseur, Cette Majesté reçoit un chasseur qui veut lui offrir un
milan. Or, celui-ci s1 échappe et s'accroche au nez royal.
Le Roi n 1 éclata point ;
majesté souveraine2707»
les cris sont indécents A la
Mieux même : lorsque le Milan a libéré son nez, le Roi refuse de sévir
«
Pour moi, qui sais comment doivent agir les Rois, Je les
affranchis du supplice2708.
Ce Roi, dans un premier temps, surmonte la douleur physique qui
le désigne comme corps "du commun2709" et, dans un second temps,
il'surmonte la blessure faite à son amour-propre» Il sait "se taire",
et, ensuite, "parler de loin2710", comme s1 il portait un jugement
extérieur sur la situation, un jugement de Roi et non d 1 homme
ordinaire. Aussi s1 exprime-1™il en un discours ordonné, largement
fait d1 alexandrins.
Ces vers n1ont pourtant pas une majesté raide. Un contre-rejet
les introduit, un octosyllabe les conclut, le rythme est souvent
irrégulier, le verbe "régaler" y figure, et 15un de ces vers,
2705.
2706.
Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Pion, 1983.
Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 41. Pour l'analyse de l'écriture complexe de cette fable double voir la note
de J.P. Collinet dans l'éd i t i on de la Pléiade et le chapitre que Patrick Dandrey lui consacre dans sa thèse.
2708.
Patrick Dandrey, Une poét i que implicite de La Fontaine, études sur le phénomène de la fable double dans
les livres VII à XII des Fables, thèse troisième cycle, université de Nantes, 1981.
Le Milan , le Roi , et le Chasseur, (XII,12), vers 50-51.
Ibid., vers 65-66,
2709.
Ibid., vers 47„
2710.
Nous prenons ces deux expressions au dernier vers de L'Homme et la Couleuvre, (X,1).
2707.
seulement,
énonce un principe...
C'est
que La Fontaine ne montre pas un pur héros, qui maîtriserait ses
passions, sans problème. Son Roi est un roi humain, avec son corps,
ses souffrances, son amour-propre. C 1 est cependant un homme qui ne
s1 abandonne pas aux cris comme certain Lion2711, qui refuse de goûter
au "plaisir que cause la vengeance2712, et qui, loin de figer autrui
dans la mort, pardonne, rétablit une circulation,
"laisse aller2713"
*
Cet homme, qui est un Roi, agit en Roi alors que le second Roi
de la fable montre seulement, par son rire, sa sympathique humanité.
Sans rester esclave de son corps "du commun", le premier Roi
s 1 identifie, autant qu1 il peut, au corps2714 "sacré" de la "Majesté
souveraine". Bien que la griffe du Milan le désigne comme un homme
"du commun" au corps terrestre, souffrant, transitoire, il sait, sans
la nier, dépasser son humanité immédiate pour habiter le corps
intangible du Roi* Le Roi reste homme, mais l f homme ss efforce d f être
vraiment Roi, ce que La Fontaine traduit poétiquement par des
alexandrins (vers du "sacré11) où demeure une souplesse "du commun11
»
Face à son humanité blessée et à. la nécessité d ? agir en Roi,
la solitude royale, dans cette fable, est: totale. Point de contrôle
parlementaire 1 Point même de conseil divin ! Seul, en tant qus homme,
le Roi doit accomplir le passage de l f homme au Roi « Les Courtisans
ne 1 § aident pas, prêts qu? ils sont à "applaudir2715" toutes les
cruautés2716. Quant au Ciel, même si les Dieux veulent que les rois
soient bons2717, il pratique parfois une "bonté cruelle2718"* Devant ces
signes incertains, le Roi est métaphysiquement libre de choisir sa
logique de pouvoir. Et s1 il choisit celle d f Oronte, la difficulté pour
lui est entière * Comment ne pas être esclave de soi-même ? Comment
incarner, alors qu1 on est homme, la Majesté souveraine ? Problème qu1il
s
2711.
2712.
Les Obsèques de La Lionne, (VII,14), vers 12 i "Le Prince aux cris s abandonna".
§
Le Cheval s étant voulu venger du Cerf, (IV,13), vers 31» Voir aussi les "douceurs de la vengeance", le Milan, le Roi et le
2713.
Chasseur, (XI1,12), vers 4„
Ibid,, vers 61. On reconnaît toujours cette idée épicurienne de maintenir le mouvement.
2714.
Voir le livre fondamental de Kantorowicz, les deux corps du Roi „ Gallimard, 1989»
2715« Les Animaux malades de la Peste, (VII,1), vers 43»
2716. Les Courtisans ravis
Elèvent de tels faits, par eux si mal suivis :
Bien peu, même des Rois, prendraient un tel modèle. Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 67-69. 27170 ibid», voir les vers
1-2»
2718. la Tête et la Queue du Serpent, (VII,16), vers 28»
-. 708
-
faut résoudre seul. Les dominés ne peuvent, selon les cas, qu1
admirer2719, protester s 1 ils en ont le courage,
11
ou dissimuler.
Le Roi de cette fable constitue un "modèle" : modèle pour les
Courtisans, modèle pour bien des Rois, modèle pour le duc de Bourgogne,
modèle subtilement provocateur. Sa présence, dans un texte dédié au
Prince de Conti suggère indirectement que Louis XIV n 1 est pas un Roi
modèle2720 . Comme la fable entière - dédicace comprise - est offerte,
avec tout le livre XII, au duc de Bourgogne, celui-ci est appelé à
observer, sans y être contraint, que cet exotique Roi qui sait se
maîtriser est tout 1J opposé de son peu exotique grand-père, Le j eune
duc de Bourgogne saura-1 - il tout lire ? Le lecteur - pour qui la fable
est imprimée -j ouit, en tout cas, du mouvement lafontainien qui
Ibid., vers 67.
2720. On sai t que Louis XIV n'a pas su pardonner une offense écri te par Cont i. A propos de ta dédi cace
au pri nce de Conti, J.. P. Col l inet, dans la note de son édition, écri t fort justement :"on comprend
le sens très précis que prend le choix, comme thème, de la clémence royale, dans un apologue écrit par
La Fontai ne à son intent i on".
2719.
propose un modèle de Roi au j eune duc tout en suggérant, par côté,
que Louis XIV, qu5 il loue pourtant en plusieurs lieux, n 1 est pas un
modèle... Pris astucieusement à témoin, le lecteur joue un rôle dans
ce dispositif. Ou bien, en effet, le j eune duc ne sait pas tout lire,
et le lecteur, pris à témoin, sourit de sa naïveté tout en souhaitant
qu'on 15 éduque . Ou bien il sait tout lire, et il peut être tenté de
se fâcher contre les intentions de La Fontaine« Mais comment se fâcher
quand on lui présente - et que 11 on présente au lecteur - un roi si
doux comme modèle ? Ce serait avouer en public vouloir n !être pas maître
de soi» Chose impossible. Ainsi, en utilisant simultanément un Pilpay
de pacotille, un monarque idéal, le très réel prince de Conti et le
lecteur, La Fontaine s5 amuse, amuse son lecteur, le fait réfléchir,
montre sa sympathie pour Conti, et travaille à 1!éducation du Prince
«
-
25
-
Cette éducation est, à ses yeux, capitale : sans éducation,
beaucoup "de Césars deviendront Laridons2721
?s
« Si le roi de Le Milan
le Roi et le Chasseur sait comment doivent agir les Rois2722 d f où le
sait-il sinon de ses maîtres ? Jupiter, quand il a un fils, songe à
le faire instruire pour qu! il puisse
11
mériter le rang des
immortels2723" * Comment le mériter sans d s abord apprendre ? Cette
question, tout le second XVIIème siècle se la pose, et répond en
jugeant toujours plus nécessaire 11 apprentissage du métier de Roi.
S1 inscrit alors dans les faits la conviction, déjà présente chez
Rabelais, qu'un roi ne doit pas tout attendre de son bon naturel, de
sa foi ou de quelques prouesses d8 armes : Louis XIII fut éduqué de
manière brouillonne, mais Louis XIV, malgré des insuffisances, reçut,
selon l'expression de François Bluche, une
fl
ëducation baroque2724",
et apprit les affaires en participant au conseil» Regrettant d f ignorer
le latin, il veilla ensuite, comme le Jupiter de la fable, à faire
instruire sa descendance, et Fênélon s? employa ardemment, quoique en
vain2725 , à éduquer le duc de Bourgogne * Le mouvement se poursuivit
au XVIIIëme siècle. Louis XVI fut le roi le plus complètement forme
de 11 histoire de la monarchie * ..
La Fontaine approuve ce programme avec une ardeur croissante.
L
?
éducation du duc de Bourgogne a, dans son livre XII, une place
beaucoup plus considérable que 1'éducation du Dauphin dans le premier
recueil* On peut lire celui-ci sans pratiquement penser au Dauphin2726,
mais le jeune duc est très présent dans le livre XII* Outre la dédicace
générale, trois fables - et non des moindres - lui sont
offertes,
2721*
2722.
2723.
2724.
2725.
2726»
et
une
fable
est
tirée
de
directement
ses
L8Education, ¥111, 24, vers 24.
Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XI1,12), vers 65»
Pour Monseigneur le duc du Maine. (XI,2), vers 28»
François Bluche, Louis XIV, Fayard 1986, p.43-48»
Le duc de Bourgogne mourut avant son grand-pèret le 18 février 1712»
La préface même du premier recueil parle, en général, de léducation des enfants. La Fontaine y commente
88
3S
Esope qui souhaite que les enfants sucent ces fables avec leur lait . Elles sont, en effet, morales et elles
3
apportent toutes sortes de connaissances, comme "les propriétés des animaux". 11 n est cependant pas
question, dans cette préface, de l8 éducation spécifique du Prince» Quant aux fables des livres I à VI, aucune
s
ne s adresse au Dauphin»
-
710
-
exercices d 1 écolier» La notoriété de La Fontaine, son élection à
11Académie, sa
volonté
de
jouer
dans
la
cour
des
Grands,
son
rapprochement, au moins apparent, avec la politique royale, et le beau
geste du jeune duc lors de la conversion2727, tout cela explique en
partie le rôle de l'éducation du prince dans ce livre, mais 1 1essentiel
nous paraît être 11 importance qu s a prise, à ses yeux, ce problème,
en raison de l'évolution générale des idées 2728 et de sa longue
réflexion, que 15 on peut suivre dans le second recueil,
sur
1'éducation et le pouvoir.
Pour La Fontaine, qui ignore les corps intermédiaires, le Prince
seul peut retenir le Prince : il faut donc, avant toute chose, fortifier
l 1 homme qui peut être Roi, au nom du Roi, contre l f animal qui est en
lui. La fable peut y contribuer. Tout en divertissant 2729, parce qu5 elle
est fable, elle montre, parce qu5 elle est fable aussi, qu1il y a de
l'animal en 1!homme, mais qu'on peut, à condition d f écouter la vérité
des voix animales et la vérité des voix des autres hommes, éthiquement
s3 élever» Elle apprend au jeune Prince à considérer ses passions, à
prendre en compte leur discours, puis
à les maîtriser par un
dépassement» C'est là le "projet", difficile 2730, de Les Compagnons
d s Ulysse.
Dans cette fable, que La Fontaine publia deux fois 2731 avant de la
mettre en tête de son dernier livre, on discerne .deux idées qui
paraissent contradictoires, La première prolonge la leçon de L
1
Homme
et la Couleuvre, de Le Loup et les Bergers, de La Perdrix et les Coqs,
« . La fable donne la parole
procès
animaux
pour
politique, esthétique et éthique des hommes
une deuxième idée apparaît
2727.
aux
t
instruire
2732
le
« Seulement,
1
le Lion 1 Ours, et le Loup, qui furent
Le duc de Bourgogne fit apporter à La Fontaine une bourse "de cinquante louis d'or en espèces
88
pour compenser sa perte des revenus
de l'édition des Contes. Voir la Lettre du R. P. Pouget à l'abbé d'Olivet sur la conversion de La Fontaine, 22 janvier 1717.
8
L essentiel de cette lettre se trouve dans le livre de Georges Mongrédien, La Fontaine, Recueil des textes et des documents du
XVIIème siècle. Editions du C.N.R.S, p. 183.
2728.
Jùrgen G r i mm voit avec raison dans le livre XII "le point de rencontre d'une vie individuelle et d'une époque historique
1
finissante". Jùrgen Grïmm, Le Livre XII des "Fables" : somme d une vie, somme d'un siècle ?, le Fablier, n°1, 1989.
2729. En faisant rire et en émeuvant, elle en appelle à l'humanité sensible du jeune prince. Pas question d'en faire un roi-machine
! La fable, comme forme d'éducation, participe ainsi d'un projet politique.
2730.
La Fontaine avoue, aux vers 109-111, le mal qu'il a eu.
2731.
En décembre 1690, dans Le Mercure Galant et en mai 1693 dans Le Courrier galant.
des hommes, sont condamnés. Leurs critiques et leurs questions
méritent, par elles-mêmes, considération, mais, formulées par des
hommes, elles ne sont qu1 excuses pour cacher une démission. Si les
animaux ont raison dans leur procès face à l f homme qui fait du Serpent
"le symbole des ingrats2733, l s homme nf a pas à devenir un animal. Il
doit entendre le discours des animaux, mais il n f a pas à renoncer, pour
des passions, au "los des belles actions2734". L f homme acquiert sa valeur
éthique et esthétique propre - et légitime ainsi sa domination - s1
il accomplit des actions belles, c s est-à-dire louées par ceux qui ont
le discernement nécessaire pour les apprécier* Il fonde sa valeur en
suscitant 15admiration sincère d ? autrui, alors que le Lion, 11 Ours,
et le Loup se jugent seulement eux-mêmes. L?homme, pour 1!être vraiment,
a besoin du regard de 15autre. Il se place ainsi d f emblée, en situation
d s échange, tandis que le discours des animaux, qui refusent tous trois
la considération d f Ulysse, est solipsiste2735.
Dans
Le
Milan,
le
Roi
et
le
Chasseur
-
fable
qui
prolonge Les Compagnons_jyUlysse - le premier Roi vaut parce qu1 il agit
en Roi2736. Ayant accompli une "belle action", il en obtient "le los"
: les courtisans, La Fontaine, le duc de Bourgogne et le lecteur
admirent qu f en refusant de se venger, il ait maîtrisé son Milan
intérieur et se soit montré homme capable dfagir en Roi2737, homme libre,
homme qui n 1 est pas
11
esclave2738" de soi-même, c1 est-à-dire du Milan
intérieur, comme les Compagnons d 1 Ulysse.
8
8
2732c Le Lion refuse d être dominé par un homme, l'Ours se trouve aussi beau qu un homme et le Loup se trouve plutôt
9
moins scélérat qu'un homme» La Fontaine semble y mener à bien la destruction méthodique de l idée d'homme
et manifester un pessimisme qui confine au désespoir»
8
2733. L Homme et la Couleuvre, <X,1), vers 12»
2734. Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1), vers 104.
Au début du troisième chapitre de notre deuxième partie, nous avions déjà esquissé cette analyse, mais
s
au cours d une réflexion sur les dominés et la liberté»
s
2736» Sa position de pouvoir, ce qu îl symbolise, sa bonne mine, ou sa moral i té ne font pas sa valeur. C'est son
2735.
acte qui la fait*
3
2737.
Etre bon roi, à lire cette fable, c'est n être ni un Milan (qui veut tout prendre), ni un Chasseur (qui agit sans
2738.
discernement).
Les Compagnons d'Ulysse. (XII,1), vers 106,
La Fontaine voue ceux-ci à la
11
censure" et à la "haine2739"- mot
rare chez lui - du duc de Bourgogne. Point de pitié. Point de coeur
pour ces gens qui ont. "force pareils en ce bas univers2740" et qui,
en s! abandonnant à leur animal intérieur, renoncent à établir en
eux-mêmes une relation de pouvoir libératrice. Remarquons, cependant,
que cette "censure" et cette "haine" n'impliquent pas la cruauté. La
Fontaine ne conseille pas au jeune duc de punir physiquement pareilles
gens. Ce serait inutile et sottement cruel. La détestation proposée
est
toute
morale
«
Contre
ses
compagnons,
1
Ulysse,
lui-même,
1
n entreprend rien. Il se contente d être un modèle.
Sa maîtrise de lui-même est, en effet, parfaite. Alors que ses
compagnons
"délicieux
cèdent
aussitôt
au
plaisir
de
boire
274111
un
, il sut se défier de la "liqueur traîtresse
breuvage
274211
« 11
agit tout autrement que le Chat de la fable suivante2743 qui, après avoir
goûté un premier moineau, ne peut s1 empêcher de goûter au second, son
ami pourtant « 11 sait opposer une résistance à son désir naturel pour
la volupté, mais sa maîtrise n5 est pas d!"un indiscret stoïcien2744".
La Fontaine n5 écrit pas que le breuvage ne serait pas délicieux pour
lui, et sait que dans L1 Odyssée, Ulysse monta "sur le très beau lit
de Circé2745 " * Point, dans sa fable, de "censure" ou de "haine" pour
cela» La maîtrise lafontainienne ne consiste pas à éteindre le désir,
mais à le laisser vivre, à lui donner même parole, à l'écouter, à lui
faire face, et à le refuser quand on le juge, librement, dangereux.
Cette maîtrise-là suppose un courage■ dont Ulysse fait preuve en
écoutant ses compagnons.
"Chers
amis,
leur demande-t-il,
2739.
2740.
2741.
2742.
2743.
2744.
2745.
2746.
voulez-vous
agissant
Hommes
comme
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
Le Chat
Jupiter
redevenir2746"
au
livre
?
I,
vers 114.
vers 112.
vers 33.
vers 42.
et (es Deux Moineaux, (XII,2).
Le Philosophe Scythe, (XI1,20), vers 30.
8
Homère, L Odyssée, Chant X, vers 480. Traduction de Philippe Jaccottet.
Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1), vers 56.
i
i
Grande différence avec L Odyssée ! Ulysse n'y interroge pas les pourceaux. 0 autori té, grâce à l1amour
de Circé, il les fait redevenir des hommes.
-
-
713
28
-
-
dans
La
Besace2747,
de ¥aux»
ou même comme Oronte dans le second fragment
Il n
excellent.
Impose pas un choix,
11
f
interroge,
Loin
de
nier
la
parole
ou de la susciter pour mieux 1 anéantir,
la
donne «
souligne-t-il,
dominant2749*
"On
vous
rend
définissant ainsi,
11
Ce
on11,
de Le Songe
qui lui paraît pourtant
?
d autrui,
il
f
déjà
comme la Fourmi,
parole2748"
la
profondément,
la tâche du
c!est lui-même,
en effet,
leur Prince
f
qui les écoute l un après 1'autre sans commenter ou discuter leurs
propos.
Il écoute.
combattre
s 1 "Il
comme
voulait
en
leurs
raisons
par
des
choses
refusant
lui
son
Il ne cherche pas
raisons*
trop à dire2750",
avait
que ces
les
Il se fait oreille.
mais
11
laisse dire,
aussi
comme s'il
pour qu 1 il motive
fussent dites,
choix
de
à
rester
homme,
et,
surtout, parce que ces choses sont en lui comme le Milan est dans le
roi de la fable douze. Ensemble,
le
choeur
affrontant,
de
devenir
logique
de
des
diverses
sans
le Lion, l f Ours et le
voix qui
faillir,
parlent
désir et
f
et,
surtout,
pouvoir
par
goût
(L ? Ours),
(Lion), narcissisme
et,
la
et cruauté
épreuve de vérité pour le Prince grec.
monter ces voix,
ses raisons
d abandonner
de
sont
en Ulysse,
son propre
animal,
Loup
sa
puissance
(Le Loup)»
"Seul
275111
,
il
Grande
écoute
seul, malgré la force de ces voix,
il
refuse leur leçon.
La vraie épreuve de courage
N* est que dans le danger que 1? on touche du doigt2752.
Ulysse
fait
preuve
Fontaine enseigne,
par
15 ordinaire lecteur,
envers
se
soi, mais
pas
de
lui,
que
ce
au
duc
la maîtrise
aveuglement
connaître, négation de soi,
courage,
de
est
sur
acte
soi,
La Besace, CI,7), vers 3-5 „
Ibid., vers 57.
Et subtilement aussi le pouvoir du poète fabuliste. Voir notre dernier chapitre*
8
L Avantage de la science, (Vffi,19)y vers 32.
Ibid,, vers 41,
Le Pâtre et le Lion - Le Lion et le Chasseur, (VI,1-2), vers 58-59,
Le Philosophe Scythe, (XII,20), vers 36.
2751.
2752.
2753.
de
et
à
courage
refus
de
renoncement à "vivre2753" „
2748.
2750.
La
Bourgogne,
2747.
2749.
et
Cette maîtrise, nécessaire au dominant qui veut plaisirs d!autrui,
n'est pas celle de
11 1
1 indiscret stoïcien", mais pas non plus celle
de l'épicurien antique qui se soucie d? abord de sa propre tranquillité
ou de celle de quelque ami choisi2754 . Elle ne trouve sa justification
complète que dans cette ouverture généreuse à 1'autre qu'est le
"coeur", Ulysse en fait preuve quand il écoute ses compagnons : malgré
leur faiblesse, et, sans se féliciter d 1 avoir échappé seul à "la
liqueur traîtresse", il cherche à les aider. Espérant leur faire
retrouver, s 1 ils le veulent, leur dignité d5 homme, il commence par
2754. Tel Memnius qu'il s'agit, pour Lucrèce, de rassurer.
-
715
leur rendre la parole. Son pouvoir, il le met au service de ces dominés
qu'il considère comme ses amis tandis que le Chat, à la fable suivante,
malgré son amitié pour le Moineau, utilise sa position de pouvoir pour
le croquer : parfaite absence de coeur ! Le dominant selon la Fourmi
ignore les amis, mais le dominant selon Oronte considère ses dominés
comme des amis qu5 il guide pour leur bien. Quand le' Chat subordonne
15 amitié à 13 exercice du pouvoir, Ulysse subordonne l'exercice du
pouvoir
13
à
amitié»
Les
deux
s 1 opposent
personnages
«
Ainsi
comprend-on que La Fontaine ait disposé les deux fables à la suite 1!une
de 1 * autre et qu5 il ait souligné leur lien en les dédiant
explicitement toutes deux au duc de Bourgogne. La première montre un
prince modèle * La seconde, sans imposer une leçon, laisse le duc de
Bourgogne réfléchir aux effets pour autrui, et même pour ses amis, du
manque de maîtrise quand on a du pouvoir, ou la possibilité d f en avoir.
Etre maître de soi est nécessaire pour tout dominant qui se soucie
d!autrui» Sans maîtrise de soi, dans 1% occasion, on devient le Chat,
qui ne protège pas de son propre appétit son ami. Cependant, qui ne
se maîtriserait que pour soi, sans coeur, en stoïcien ou en épicurien
soucieux seulement d? ataraxie, ne serait pas non plus un dominant
selon Oronte . La maîtrise d'Ulysse est tout entière bonne parce
qu'elle lui permet de proposer son aide â ses domines, hisses au rang
de compagnons, et de se faire discret devant leurs raisons qu? il' peut
censurer ou haïr sans pourtant se montrer un "terrible sire2755"»
Ulysse,
courage,
chez La Fontaine,
et,
est,
avec les autres,
avec lui-même,
homme de coeur.
homme de
Condition de son
exercice louable du pouvoir, sa maîtrise, sans jamais le tronquer,
sans jamais le conduire à s1 ignorer lui-même,
dominés.
Ces
reconnaître
deux
ses
qualités
sont
divergents
liées
désirs
le
Solitaire,
auprès
s
d une
conseille
puisque
sa
ainsi
connaissance
lui-même
assure
et
du
livre
"source pure
2756
,
se "connaît2757".
qui 1!interroge
efficacement
de
ses
au Prince grec
à la fin
sans prétendre anéantir en lui tous ses désirs,
Il
à
: connaître
permet
d ? écouter ses dominés avec coeur. De même,
XII,
est ouverture
sa compréhension
f
d autrui, sa solidarité, et donne de la valeur à son "conseil2758" qui
devient
11
ascétisme
lui
leçon2759" sous la plume de La Fontaine.
2760
permet
,
et,
surtout,
dfëduquer
les
Sans
sans misanthropie,
sa
véritable
retraite
autres Saints avec grand coeur.
Dans tout le livre XII, le thème du coeur est essentiel » Citons
Philémon et Baucis :
lf f
C est le coeur qui fait tout276111. Citons encore
Belphégor : "Le coeur fait tout276*"* La Fontaine, enchanté par ce mot,
semble se plaire à le répéter. Dans Le Renard anglais, Bine Harvey est
ainsi définie comme femme chez qui "Le bon coeur11 est "compagnon du
bon sens276311. Cependant, c1 est dans la fable médiane du livre, quand
2755.
le Lion, te Singe.,,et les Deux Anes, (XI,5), vers 74.
2756.
2757.
le Juge arbitre, 1 Hospital 1er et le Solitaire. { XII,19), vers 34»
Ibid.. vers 39-41 z
s
3
Apprendre à se connaître est le premier des soins Qu impose à tous
2758.
2759.
2760.
2761.
2762.
2763.
mortels la Majesté suprême. Vous êtes-vous connus dans le monde habité
?
Ibid., vers 52.
Ibid., vers 66.
s
Malgré "d'âpres rochers", il ne faut pas oublier que cette dernière fable est précédée par Les Filles de Ninée où i on voit
6
Bacchus châtier "ces Soeurs à ta main sacrilège"(vers 544) et où 1 on peut lire s "Je veux des passions", (vers 491)
Philémon et Baucis, CXI 1,25), vers 83.
Belphégor, (XII,27), vers 115.
le Renard anglais, (XI!,23), vers 1.
-
30
-
il conclut, que notre fabuliste manifeste le plus fortement sa pensée:
si 11 on m 1 en croit
A qui donner le prix ? Au coeur,
Cet emploi du mot "coeur15 ne se réduit à aucun des emplois communs
au XVIIème siècle, même s'il participe de chacun. Le coeur, ici, ce
n'est pas le courage cornélien. Ce n'est pas le lieu d'une connaissance
intuitive qui s? opposerait à la raison comme 11 entend Pascal. Ce n'est
pas 11 intériorité,
opposent
les
profondeurs
1 5 âme
de
s1
qui
â
I ' esprit2765 . Ce n ' est pas non plus le coeur que touche Amour« Aucune
de ces significations, pourtant, n'est exclue. Les quatre animaux de
la quinzième fable font ainsi preuve de courage. Dans Le Renard
Anglais, "le bon coeur" est distingué du "bon sens", et, partout, il
renvoie à une intériorité opposée à l s esprit. Enfin, comme 11atteste
Belphégor, et malgré la distinction que tente d 5 opérer, à la fable
quinze, 11 éloge de Mme de La Sablière, 1!Amour peut avoir des rapports
avec ce coeur. « « Dans cet emploi, le coeur est la volonté de favoriser,
même aux dépens de soi, la jouissance d 1 autrui, et d 1 abord sa vie. Les
animaux mettent ainsi leur vie "pour leurs amis 2766" afin - qu5 ils
puissent retrouver la "félicité" de la "douce .société 276711. Jupiter
intercède pour sauver la perdrix que Philémon et Baucis voulaient
sacrifier»
Le
II
les
exclut
immédiateté.
La
coeur n3 est pas
prudences
Tortue
en
voulant secourir
15
aime,
elle
retour,
à
volonté
de
ignore
de
la
la
la
s1 affirmer
à
sa
propre.
félicité,
comme
peut
11
1 esprit
de
1
risque
mais en lui
le
contre
I 1 économie.
un
Si
possession
jalousie,
ainsi
Gazelle,
contribue
sienne
calcul.
raisonnées,
prend
lui
et,
n
15
par
1
et
par
absurde
effet
est,
en
Amour2768,
contradiction,
autrui
assez
est
montrant qu'elle
coeur
être
11
de
rien
s1
il
toute
volonté
autrui 2769,
s3 il
est
2764.
2765.
2766.
2767.
2768.
Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII,15), vers 134.
La Fontaine ; "Il cherche vos besoins au fond de votre coeur". Les Deux Amis, (VIII, 11), vers 27.
Voir Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII,15), vers 50-51.
Ibid., vers 57 et 55.
Le coeur, n'apparaît pas, en ce sens, dans Le Faucon, même si
11 amoureux se montre prêt à
servir son coeur à celle qu'il aime. Le faucon, Contes et nouvelles, ïII.
2769. On reconnaît ici les défauts de madame Honesta dans Belphégor.
d5 abord "salutaire277011 pour autrui, il est aussi salutaire pour soi,
parce qu5 il est échange, ouverture, vie, "source pure11 . Qui a du coeur
goûte,
ici-bas,
sans
devoir
attendre
après
"les
portes
de
11
Eternité277111 la félicité dans la félicité d 1 autrui» Le coeur n 1 est donc
pas seulement 11 entraide qu1 évoquait auparavant La Fontaine * Il
dépasse cette "loi de nature2772
11
qui permet de survivre par solidarité
réciproque. Il est émotion devant 19 autre, goût pour son existence
et volonté de vivre avec lui et par lui une jouissive paix, Aussi est-il
étranger au mariage où "les solennités
11
et
11
les lois277311 s1 imposent
nécessairement « Le coeur est attention directe à 11 autre, Amour qui
n'est pas guidé par la Folie2774", désir de considérer 19 autre comme
égal de soi-même ( "cela. soit dit sans nul soupçon d1 amour277511 ) *
Le
11
coeur" apparaît particulièrement salutaire pour ceux qui#
f
n ayant pas de pouvoir, sont menacés d f être pris « Sans coeur, la
11
douce société" des quatre animaux n f aurait pas survécu. Sans coeur,
Philémon et Baucis n!auraient pu se rendre Jupiter favorable. Pour le
dominant, en revanche, ou pour celui qui peut l f être, le coeur semble
superflu, et, s 1 il en a # il est tenté de l f étouffer. Le Roi, en faisant
massacrer le chasseur demeurerait le Roi et 11 amour-propre, les
flatteurs, 15 appât du gain, la possibilité de nier autrui, tout peut
l 1 encourager à se faire cruel» Cfest ainsi qufAlcimadure n ? hésite pas
à laisser mourir le Berger qui se soumet à sa "loi2776", ou que le
Bûcheron, dès qu f il a une hache,
impose
à
la
forêt
oublie
ses
promesses
et
une
3
2770. Le Juge arbitre, l Hospitalier et le Solitaire, <XII?29), vers 52.
8
2771 . A M. de Maucroix, O.P., p* 741 * La Fontaine opère, dans le Livre Xlî, une synthèse très profonde entre christianisme et l épicurisiieB
3
3
II ajoute à l épi curiste, qui l'ignorait, la charité. Il ajoute au christianisme, qui tend à s en détourner, le goût de l
existence avec autrui, Ici-bas.
3
8
2772» L Ane et le Chien, (VIII,17), vers 1, Cette fable se situe dans le prolongement de Le Lion et
le Rat - La Colombe et,la Fourmi... 2773.
Belphégor, <XIIf27>, vers 112»
§
2774B L Âmour et la Folie, (XI1,14). Précédant immédiatement le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le
6
8
98
Rat, cette fable permet à La fontaine d y définir ce qu H y entend par "amitié » De même, mais tout autrement, La Forêt et le
1
8
Bûcheron (fable 16) s oppose strictement à la fable 15.. Elle montre le caractère très improbable d une "douce société" quand
intervient une possibilité de pouvoir (la hache).
2775.
2776.
Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII,15), vers 38.
Daphnis et Alcimadure, CXIï,24), vers 63.
impitoyable coupe. Point de "douce société" entre les arbres et qui
peut les détruire* La succession des fables quinze et seize semble
bien indiquer que le coeur apparaît seulement dans une relation égale.
Ce pessimisme radical n1 est pourtant pas le dernier mot du Livre
XII qui suggère, par exemple, que les dieux ont soin de leurs dominés,
et qu3 ils introduisent entre eux une égalité, sans les mettre en
f!
même
catégorie" : "les petits et les grands sont égaux à leurs yeux 2777"
lit-on dans L1 Eléphant et le Singe de Jupiter. L f Eléphant croit
absolue sa différence avec une Fourmi, mais les Dieux la jugent
relative et même nulle « "Partager un brin d 1herbe entre quelques
Fourmis277851 compte autant, pour eux, que voir la guerre entre
Eléphantide et Rhinocëre. Un certain regard sur les différences peut
donc constituer une égalité qui contredit apparemment le réel : on
sait bien qu!l!un Rat n? est pas un Eléphant2779", ou qu? un Roi est d
' un autre rang qu ' un ordinaire mortel, mais Iris estime moins "un
roi qui ne sait point aimer" qu3un mortel qui sait "mettre sa vie pour
son ami2780" . A ses yeux, les différences de position de pouvoir,
pourtant tangibles, sont secondaires, ce qui lui permet d !établir,
malgré sa supériorité de rang, des relations égales avec ses amis,
par exemple avec La Fontaine, qui lui élève librement un temple,
instituant de son plein gré une différence qui la sacralise, justement
parce qu? elle corrige par le coeur les réelles différences de rang,
si bien q u f f f o n 15 aime à 11 égal de soi-même2781 " »
-
32
-
Dans une relation de pouvoir, seul le dominant peut instituer
pareille égalité, et il ne 1? institue que s5 il a du coeur, ou, tout
au moins, de
s?
!? f
1 indulgence2782" . Sans coeur, Jupiter et Mercure ne
installeraient
jamais
sous
le
toit
Apparemment optimiste, le livre XII
coeur ne
se
rencontre
de
Philémon
semble même
et
Baucis,
suggérer que
le
passeulement chez les Dieux ou chez Mme de
8
2777. L Eléphant et le Singe de Jupiter, (XI1,21), vers 39.
2778. Ibid., vers 36.
2779. Le Rat et l'Eléphant, (¥111,15), vers 31.
2780. Le Corbeau, la Gazelle, ta Tortue et le Rat, (XI1,15), vers 49-50.
2781. Ibid., vers 37.
2782. Le Mi lar... le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 2.
-
719
-
La Sablière, mais encore parmi les Princes, Ulysse élève ainsi ses
anciens compagnons au rang de "chers amis2783??» Pour- lui, cette formule
ne masque pas la différence que le Lion creuse, malgré 1? apparence,
lorsqu1 il introduit son discours au conseil par un "mes chers amis3".
En bannissant 11 adjectif possessif, Ulysse annonce qu? il veut prendre
soin de ses dominés, qu1 il les considère pour ce quJ ils sont, avec
leur faiblesse, et sans les réduire à leur position dans la relation
de pouvoir. Le premier Roi de la fable douze, agit de manière
comparable, mais avec plus de mérite encore, avec le Milan et le
Chasseur qui 1!ont blessé. Entre eux et lui, il établit une sorte
d!égalité parce qu1 il les juge, non d'après ses désirs et ses
sentiments d8homme blessé, mais dfaprès leur nature et 11 idée qu!il
se fait du métier de Roi
Ils se sont acquittés tous deux de leur office, L'un en
Milan, et 1?autre en Citoyen des bois : Pour moi, qui sais
comment doivent agir les Rois, Je les affranchis du
supplice2785 .
Dans ce discours, par la syntaxe même, le Milan, le Citoyen des
Bois et le Roi sont égaux. Au yeux du Roi, le Milan doit être Milan,
le Citoyen des Bois doit être Citoyen des bois, le Roi doit être Roi,
et tous, en cette affaire, sont ce quJ ils doivent être, Remarquons
pourtant que ces devoirs ne sont pas du même ordre * Le Milan et le
Citoyen des bois sont nécessairement Milan ou Citoyen des bois * En
sf acquittant de "leur office", ils ne font qufagir selon leur nature,
sans affronter, intérieurement, le moindre débat : le Citoyen des bois
suit 1§ idée qu? il "se propose2786" et le Milan son
11
caprice2787". Le
Roi, au contraire, doit choisir : il peut agir, comme 13y invite sa
nature,
en homme courroucé,
ou,
selon 11 idée qu? il a de son
métier, en Roi qui a de "l'Indulgence2788", Ce dernier choix est
difficile, voire héroïque2789, puisqu ' il implique de s 1 arracher, au
moins en partie, à sa nature, ce qui suppose, en ce cas, une volonté
2783.
les Compagnons d'Ulysse. (XI1,1), vers 56.
2785.
Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XI1,12), vers 63-66.
2786.
2787.
Ibid.. vers 38.
ibid.., vers 60»
-
72 0
-
bonne, une détermination, et un savoir. Or, le Roi tait ce combat entre
3Les Animaux malades de la Peste. <VII,1), vers 15.
son devoir et sa nature. Il se met sur le même plan que Le Milan et
que le Citoyen des Bois. Exquise modestie. Signe très probable de
coeur. Est-ce exactement du coeur ? La Fontaine ne l'assure pas, tant
il sait qu1 en politique un intérêt bien compris peut justifier, sans
coeur et pour obtenir des "temples2790", un "acte généreux". Il préfère
donc ici parler d f indulgence plutôt que de coeur, mais cette indulgence
prouve cependant qu'il n1est pas tout à fait impossible, pour un Roi,
d5 agir comme le veulent les Dieux2791 .
Ce Roi, Ulysse et Jupiter sont, dans le Livre XII, proposés comme
modèles au duc de Bourgogne, tandis que 11 aventure des quatre animaux
et tout le thème du coeur lui sont présentés comme sujet de méditation.
Ces modèles sont-ils d'impossibles utopies ? Tout porte à croire qu5
en 1693 La Fontaine ne s1 illusionnait guère sur les chances de
rencontrer un roi qui sait aimer2792 « Nous aurons largement l'occasion
de revenir sur ses raisons2793 et sur la crise de ce modèle, mais, pour
le moment, nous voulons d5 abord souligner que La Fontaine le propose
au futur maître potentiel et que, depuis le début de son oeuvre, même
si le mot n f a pas cristallisé ses ëparses pensées, il n'est pas de
bon dominant sans coeur.
Dès 1660, Oronte, qui contraint "par une douce violence2794 de
1? aimer, est ainsi sollicité pour renforcer "chaussée et pont 2795" de
Château-Thierry, "pauvre cité" . Aux yeux de La Fontaine, cela va de
soi : un bon dominant, au contraire
se
montrer
sensible
de
la
Fourmi,
doit
aux misères, avoir de la "pitié
279611
, et
2788.
2789.
2790.
2791.
2792.
2793.
Ibid., vers 2.
Ibid., vers 8.
Ibid-, vers 14. Conti, lui, ne lui paraît pas suspect de cela.
Voi r les deux premiers vers de la fable.
Voir Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII,15), vers 49.
Dans le dernier chapitre de cette partie.
2794. A Monseigneur Fouquet, O.D., p. 798.
2795. Ballade à M. F., O.D., p. 507.
porter 11 aide nécessaire, Oronte a les qualités requises. 11 se laisse
émouvoir, par exemple, quand il écoute le discours d1 Hortêsie2797. 11
se montre comme Oronte lorsqu? il charge monsieur Courtois2798, le bien
nommé, de s1 occuper des deux poissons* 11 sait être attentif aux
faibles, tel 1?"homme de Champagne2799", dont il devient le protecteur.
51
Nul crime, nulle injustice ne peuvent lui être imputées «
II ne se
peut rien voir de plus convaincant ni de mieux écrit 2800" que ses
défenses., Aussi ce "malheureux2801 , ce "pauvre monsieur Fouquet2802",
quand il est pris, mérite -t- il qu5 on ait de la pitié pour lui,
et
1
que 1 on pleure*
Jupiter,
finalement,
quoique
dans
l ensemble
Fontaine, soucieux
dominés.
Nous l
1
sévère
1
de
et parfois
de
favoriser
ambigu,
1
1 oeuvre
les
de
plaisirs
se montre
La
de
ses
avons vu dans La Besace où il veut améliorer leur
sort » Dans Les Grenouilles qui demandent un Roi,
il se montre prêt
à changer plusieurs fois le système politique qui mécontente les
Grenouilles.
A
la
fin
de
8
2796,
2797.
2798
•
2799.
»C est pitié de la voir en colère? Ibid,,
Le Songe de Vaux, O.P., p. 91.
IMsL* P» 99*
A M.D.C.A.D.N., O.P., p, 491.
2800,
2301.
2802.
2803.
2804.
2805.
A M. Fouquet, O.P.. p. 552,
Le Songe de Vaux, O.P., p.84.
8
Relation d un voyage de Paris en Limousin, O.D,, p.547.
Jupiter et les Tonnerres, (VIII,20), vers 1.
Ibid., vers 58.
ibid., vers 59.
Psyché,
il
accepte,
à
la demande d'Amour, de transformer la jeune mortelle en déesse, afin
que
les
deux
époux,
rendus
égaux
et
immortels,
f
connaissent l'un par 1 autre une éternité de plaisirs «
Dieux,
quant à eux,
Les autres
aiment surtout se distraire avec les créatures,
tels Phébus et Borée qui n'hésitent pas à se jouer d f un voyageur *
Plus gravement, la plupart des dieux se montrent .prêts
les hommes
¥111,
quand
Jupiter et
opposer
Jupiter
plaint,
à
toute
ils
juste
indugence,
de Jupiter,
commettent des
"fautes
les Tonnerres a ainsi
"L? Olympe
et
titre
des
demande
cependant,
"s
!
2803
"«
pour
leur
Au livre
fonction
en corps2804 "
hommes,
à anéantir
qui
d?
se
mais, refusant
destruction.
écarte en son cours
La foudre
2805
",
et
cet écart, peut-être infime est suffisant pour permettre la vie. La
foudre de Jupiter, c'est la foudre avec le clinamen, quand la foudre
des autres dieux, point vagabonde, mais directe, est mortelle. Le
Fabricateur souverain se distingue ainsi des autres Dieux qui,
individuellement, ne partagent pas son "indulgence2806" ou bien qui 11
annulent parce qu5 ils sont en "corps". Il se distingue aussi du
monarque français, que La Fontaine appelle parfois "Jupiter", et qui
n f a pas hésité dans un "temps orageux2807" à frapper Oronte sans pitié
* Mieux même, Jupiter se distingue du Ciel qui punit sans distinction
"les crimes de la terre2808", n 5 hésite apparemment pas à laisser punir
1'Ane par le Lion, et promet même, sans pitié, "l'éternité des
peines2809". On comprend dès lors l'importance de cette fable, restée
apparemment confuse pour Voltaire et pour Chamfort, et qui ne se réduit
pas à un bel exercice de style2810. Jupiter y est proposé comme modèle
de bon dominant par rapport à 11 ensemble des dominants réels, à Louis
XIV, et même au Ciel. 11 fait en effet preuve de maîtrise2811, manifeste
en ne détruisant pas ses dominés qu
1
il a une certaine science2812,
et surtout, se montre plein d 1 "indulgence"« Or, cela ne lui est pas
commode.
En n1 anéantissant pas les hommes,
il se condamme à subir
encore leurs "fautes". De plus, il doit affronter les autres dieux
qui récriminent contre son apparente faiblesse. Le bon dominant n f a
pas la tâche facile, et l f on comprend, à lire cette fable, que la
2806.
ibid., vers 43.
2807.
Le Renard anglais, (XI1,23), vers 6.
2808.
Les Animaux malades de La Peste. (VII,1), vers 3.
2809.
La Fontaine qui juge que "Les Dieux sont bons" s'interroge sur la présence du mai. Le Ciel pourrait-il être constamment
plein de "fureur" ? Faut-il puni r les tourterelles ? Surtout, dans la doctrine catholîque, le PapilIon
du Parnasse se montre gêné par le thème de l8enfer éternel. Le Père Poujet, qui l1 a converti, fournit
sur ce point un témoignage intéressant en rapportant ces propos lors des discussions préparatoires
à la fameuse conversion : "Je me suis mis depuis quelque temps à li re le Nouveau Testament ; je vous
asssure, ajouta-1-il, que c'est un bon livre ; mais i l y a un article sur lequel je ne me suis pas
rendu, c'est celui de l'éternité des peines ; je ne comprends pas, dit-il, comment cette éternité peut
s'accorder avec la bonté de Dieu" (Lettre du R.P. Pouget à l'abbé d'Olivet sur la conversion de La
Fontaine, cité par Léon Peti t in La Fontaine et la rencontre de Dieu, Ni zet, Paris, 1970, p. 157.)"
A supposer que ces propos soient exactement rapportés - ce qui paraît vraisemblable quant à leur contenu
-, i Is nous indiquent le refus fondamental, par La Fontaine, d 1appeler bon un Dieu qui n 1 aurai t
pas assez de coeur pour être indulgent. Si Dieu est ainsi, il ne méri te pas la dévotion. Si D i eu n1est
pas ainsi, la reli gi on catholique est mauvaise. Jupi ter, malgré ses ambigui tés, paraît représenter, pour
La Fontaine, un Dieu tel qu3 îl le conçoit. Ce n'est sûrement pas un grand horloger. Jupi ter n'est
pas pure raison mathématique. 11 a, parfois, des mouvements contradîctoî res. 11 est aussi, à l'occasî
on, amoureux, mai s ce tempérament est, aux yeux de La Fontaine, bon signe. Quant il s'agît des qualités
du bon domî nant, chez lui. Amour a le dernier mot. (Voir Daphné, O.D., p. 366. Voir Pour Monseigneur le duc
du Maine, (XI, 2).
2810. Voir la note de J.P. Collinet dans l'édition de la Pléiade.
2811.
Jupi ter ne tarda guère/ A modérer son transport". Jupi ter et les Tonnerres, (VIII,20), vers 12-13.
2812.
Dans le prolongement de L'Avantage de la science.
logique de la Fourmi, que le Ciel semble suivre au livre VII, soit
a priori tentante. Malgré tout, Jupiter résiste* 11 persiste dans son
intention de laisser vivre les hommes, Il est leur "père2813" .
Jupiter
a
qu5 ils fussent
capables
créé
des
de commettre des
qui
commettre
des fautes.
le
hommes,
machines *
"los", ce
ils
les
Il
et
les
nfa
il
a
fait
voulu
libres,
fautes ou de belles actions dignes de
suppose,
qu f il
justement,
Ces
hommes
sont
puissent
donc perfectibles
et
sont même tellement qu1 ils refusent que Jupiter les
perfectionne. Ce dernier ne les châtie pas pourtant.
Il ne commente
même pas leur refus. Il a créé les hommes ainsi, besaciers, et il les
aime dans leur contradictions, dans leur diversité. Loin de vouloir
les
tronquer,
ajouter.
même
les
réduire
ou
les
anéantir,
il veut leur
Loin de vouloir leur interdire a priori toute
sotte,
il
un climat pour lui
les
laisse
seul
?
tenter,
Jupiter le
expérience,
Un métayer veut-il
L!homme verra
lui donne*
bien qu5 il ne peut régler le monde par sa seule raison. A lui de voir»
A lui de comprendre « Jupiter ne
soient
ses
Daphné,
il n
jouets
?
ou
s'en
les
hommes
à lire
a guère manifesté d enthousiasme pour les créer* Il
jouer,
qu'ils
veulent
f
Il n a pas
un
désir
voir
des
hommes
se lassent "trop tôt d ? être seuls
"mille voeux vont
paix si profonde2814"* Jupiter ne veut pas,
image,
que
1
dans le monde", 11 les assure que
enfants.
pas
ses images * Au demeurant,
rappelle aux autres Dieux, qui
pour
prétend
de
troubler cette
à tout prix,
créer des
procréer pour maintenir
son
comme certain Nicia Calfucci, qui "résolut d5 être père
appelé" et
Crut qu1 il ferait beaucoup pour sa patrie ,S f il
la pouvait orner de Calfuccis2815
2813.
Ibid., vers 36 et 41.
2814.
Daphné, O.P., p. 361.
2815.
La Mandragore, Contes et nouveUesj_U, vers 12-14«
Rien de tel chez Jupiter qui sait par avance la difficulté d1 être
père et ne veut pas livrer au public des simulacres de lui-même. En
revanche, dès qu ' il est père, il ne veut pas détruire ce qu
v
il a
fait, et qu? il aime. 11 protège, il éduque, il cherche à perfectionner,
il se montre, même pour les fautes, plein d5 indulgence. Malgré tous
les troubles qu5 a pu engendrer leur création, ce père, plein de coeur,
utilise son pouvoir pour favoriser au mieux, et parfois, momentanément
contre elles, la jouissance des créatures qu1 il domine.
Dans
1
' oeuvre de La Fontaine, le père est personnage positif.
Point chez lui de révolte contre le père * Les pères ne sont pas, comme
chez Sartre, ces Anchises que les Enées "portent sur le dos2816"» Même
dans les Contes, il n'y pas de père abusif. Pas de Gérontes moliéresques
ou de pères incestueux comme chez Perrault2817 ! Quand un père se trompe
à
1
1
égard de son fils , il n! entend pas mal faire, et c9 est provisoire.
Dans Les Oies de frère Philippe, Philippe croit ainsi souhaitable d ?
éduquer son fils
à
la pureté
:
Au fond d'une forêt il arrête ses pas. (Cet homme
s'appelait Philippe dit 1'histoire) Là par un saint motif
et non par humeur noire, Notre ermite nouveau cache avec
très grand soin Cent choses à 11 enfant ; ne lui dit près
ni loin Qu5 il fût au monde aucune femme, Aucuns désirs,
aucun amour2818.
Ce père n
1
ignore pas
1
5
amour. Il aime son fils * Il
s
des femmes pour lui épargner les souffrances qu il a subies
de la sienne . Peut-on le blâmer de
1
1
1
à
éloigne
la mort
!
avoir trop aimée et de vouloir
protéger son enfant ? Aux yeux de La Fontaine pour qui les femmes font
"notre joie2819", ce père manque de sagesse, mais il ne manque pas de
coeur, et pas même de vraie sainteté, comme en témoigne 13 amour
quf
enfants 2820 " .
Au
ont
pour
lui
"tous
les
petits
1
demeurant, quand il sent sa mort prochaine et voit qu il ne laissera
2816. Sartre, Les Mots, Gallîmard, Collection Folio, 1978, p. 19.
2817. Voir Peau d'Ane. Un seul conte où l ' inceste est envisagé chez La Fontaine, mais de manière plaisante,
c'est Le Conte t i ré d'Athénée.
2818. Les Oies de frère Philippe, Contes et nouvel les, III, vers 87-93.
2819. La Femme noyée, (111,16), vers 4..
2820. Les Oies de frère Phi l ippe. Contes et nouvel les. III, vers 127.,
à son "cher fils2821 " " qu1 une besace et qu5 un bâton2822", Il le mène
en ville pour lui chercher quelque moyen de vivre. En ville, cependant,
sont des "tendrons" qui font tomber le jeune homme des nues « Le père
a beau les appeler "oies2823", son fils en demande une pour vivre dans
leur bois..* Il aura, dit-II, "soin de la faire paître2824".,. Le conte
s'interrompt là. Que fait le père ? On ne le sait, mais son fils paraît
confiant et le lecteur peut songer au ¥ieillard de Psyché qui, sous
l 1 Influence de la jeune mortelle, bien qu'il craigne la tyrannie des
amants, finit par conduire ses petites filles à la ville, là où il y
a des amants2825 . Chez la Fontaine, un moment et pour de bons motifs,
un père peut oublier une certaine sagesse, mais pas le coeur. Psyché
n'a aucun mal à retourner lfhonorable vieillard.
Dans les Fables, les pères sont tout aussi soucieux de la félicite
de leurs enfants « L'un d f eux, même, "aima trop" son fils puisqu'il
alla
(...) jusques à consulter
Sur le sort de sa géniture
Les Diseurs de bonne aventure.
Un de ces gens lui dit, que des Lions surtout
Il éloignât l f enfant jusques à certain âge :
Jusqu'à vingt ans pas davantage2826.
Ce père emploie alors son pouvoir pour éloigner les lions de son
fils * On le maintient dans le palais. On tente de le dégoûter de la
chasse. Mais le fils rencontre un jour-une tapisserie figurant un Lion*
Furieux contre cet animal qui le fait vivre "dans 11 ombre et dans les
fers2827ff# il le frappe,
se blesse à un clou, et meurt»
2821.Ibid.. vers 116«
2822.Ibid. vers 121»
2823.Ibid., vers 157.
2824.Ibid., vers 163»
2825.Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D.,
p. 211-.212.
2826.L'Horoscope, ( V I I I , 16), vers
- 4-9).72 5
2827.Ibid., vers 36»
g
Cette chère tête
Pour qui 11 art d'Esculape en vain fit ce qu'il put, Dut sa perte
à ces soins qu * on prit pour son salut2828 «
Pour avoir trop aime son fils, ce père 1'a perdu « Il a consulté
les faiseurs d1 horoscopes, oublié la vanité de leur art mensonger2829,
créé chez son fils une haine des Lions, et entraîné 15 accident. Ayant
voulu être un bon dominant, ce père n!a pu 1'être, non par manque de
coeur, mais pour avoir oublié le nécessaire "rien de trop". Impossible,
cependant, de 1'accuser d'être un père abusif et de suivre la logique
de la Fourmi * Même s1 il se trompe comme le Hibou2830 qui voit ses enfants
trop jolis, et même si, pour être trop "prudent", il n ! est pas "sage2831
" comme le père de la Jeune Veuve, ce père est dans la ligne des autres
pères des Fables. L1 un, sans souci d!horoscope, protège efficacement
sa fille du dangereux amour d'un Lion2832, d 1 autres se soucient, au
moment de leur mort, de donner à leur fils de salutaires conseils2833
ou de leur procurer un trésor2834, un autre encore n 1 hésite pas, un
moment, à mettre son fils en croupe sur un âne, et à marcher à côté2835
» Certain père, qui est Jupiter, se soucie d1 éduquer son fils au mieux.
Le vieillard désire faire plaisir, même, à ses "arrière-neveux2836" .
. . Le malheur de leurs enfants désole ces pères : le Roi dont le fils
a perdu la vue se lamente2837, certain père cherche partout son fils
manquant2838, et le Cerf ne peut oublier que la Lionne a "étranglé sa
femme et son fils2839»'.
Tires des Fables, ces exemples renforcent 11 impression d!une
positivitê générale du père chez La Fontaine * Partout dans son oeuvre,
les pères ont le souci de favoriser ceux
2828.
2829.
2830.
2831.
2832.
2833.
2834.
2835.
2836.
2837.
2838.
2839.
ibid., vers 41-43.
L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits.
vers 45.
L'Aigle et le Hibou, (V,18).
La Jeune Veuve, (VI,21), vers 21.
Le Lion amoureux, (IV,1).
Le Vieillard et ses Enfants, (IV,18).
Le Laboureur et ses Enfants, (V,9).
Le Meunier, son Fi
et l'Ane, (
,1).
Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, (XI,8), vers 21.
Les Deux Perroquets, le Roi et son Fils, (X,11 ).
Le Dépositaire infidèle, (IX,1), vers 55-60.
Les Obsèques de la Lionne, (VI
,14), vers 27.
A cette iste non exhaustive, on peut associer les mères, moins nombreuses dans les Fables, mais
qui aiment aussi leur progéni ture : la L i onne se lamente parce qu'un chasseur a pris son fils. (La
L i onne et l'Ourse, (X,12)). Plus pos i t i vement, tel le mère protège ses enfants du Loup (Le Loup,
la Mère et
' Enfant, (IV,16)), L'Alouette f ai t le nécessai re pour sauver les Oisillons du maître
d'un champ, et la Souris enseigne au Souriceau, "qui n'avait ri en vu", à distinguer un chat et un cochet..
„ Dans les Fables, les mères ne diffèrent guère
(11,13),
1s
1
111
11
1
qu'ils dominent et qu1 ils aiment. Qu f on leur ôte leur fils, "tous
plaisirs" pour eux "sont perdus2840" « Que leur fille veuille mourir,
ils font tout pour lui rendre le goût de 1
1
amour2841 * Les pères sont
ainsi, typiquement, chez La Fontaine, des dominants pleins de coeur,
qui veulent suivre la logique d f Oronte2842.
Pour expliquer cette positivitê du père, on ne saurait simplement
dire que La Fontaine ssinspire d!une tradition latine qui fait la part
belle au père* Molière y a trouvé 1 ? Avare, et la comédie italienne
lui a fourni plus d f un Gêronte* Ceux qui étudient les Innombrables
sources de La Fontaine, oublient parfois de dire que, parmi toute la
littérature disponible, parmi les textes
11
qui sont du Nord et qui
sont du Midi2843», La Fontaine choisit « Il a ainsi pris des récits qui
n5accusent pas le père.
-
38
-
On est alors tenté de recourir â la biographie. Entreprise
délicate, D'une part, en effet, La Fontaine tire la plupart de ses
récits de la tradition littéraire. D 1 autre part, Il est un écrivain
singulièrement conscient de ses Intentions. Enfin, sur son enfance,
9
des pères pour leurs Intentions à 1 égard des enfants» La mère de Le Faucon, dans les Contes, est, elle aussi, très bienveillante
3
§
8
s "On sait que d ordinaire/A ses enfants mère ne sait que faire,/Pour leur montrer l amour qu elle a pour eux ;/Zèle souvent fort
dangereux»" (Le £§Ë£2Q. Contes et nouvel les,îiî, vers 113-115.)
8
Dans l'oeuvre de La Fontaine, à Regard des enfants, il n y a presque pas de couple» Quand la mère est présente, le père n'existe
8
8
1
pas» Quand le père se manifeste, la mère a disparu» L Hirondelle ou Vénus n ont pas d époux, mais le père de La Jeune Veuve et
3
1
le Laboureur n'ont pas d épouse. Ce fait est essentiel. ïl montre que, dans l oeuvre de La Fontaine, la distinction père/mère
B
8
compte moins que la présence d un adulte plein de coeur pour diriger les enfants» La Fontaine s interroge moins sur ta différence
entre "relation au père" et "relation à la mère" que sur la nature de la relation de pouvoir qui unit un parents à ses enfant s»
On ne saurait négliger, cependant, pour entrevoir le statut de la mère chez La Fontaine, les relations de Vénus et de Cupidon
dans Psyché s Vénus aime Cupidon, mais elle l'utilise sans cesse, cornue un pion, dans son combat contre Psyché. Elle le menace
8
f
cruellement, de lui donner un autre frère, s il ne quitte pas sa femme qu elle fait fouetter avec délices. On ne trouve chez
La Fontaine, aucun père qui ait, à i «égard de ses enfants, un comportement équivalent. Si, malgré certains manques de sagesse,
Mon peut conclure à une positivitê totale du père chez La Fontaine, la mère, très généralement positive et indiscernable du
père dans ses intentions^ paraît pouvoir être plus inquiétante»
2840« Le Dépositaire infidèle, (IX,1), vers 57,
2341. La Jeune Veuve, (VI,21).
2842.
2843.
On ne saurait cependant appeler cette logique, logique du père : avoir du coeur ne suffit pas toujours parce que "le coeur suit
9
3
38
aisément l esprit" et que "Pygmalion devint l amant/ de La Vénus dont il fut père . (Le Statuaire et la Statue de Jupiter, (IX,6),
vers 25 et 31-32.)
8
â Monseigneur l évêque de Soissons. O.P., p.649.
11 on sait peu de choses.
et rien de vraiment Intime, On peut cependant se représenter Charles
La Fontaine comme le solide membre ds une famille bourgeoise bien
décidée à progresser socialement. Par Taliemant des Réaux, on apprend
qu{il sut commander son fils. Dans la petite historiette consacrée à
ce "garçon de belles - lettres11, Charles donne deux fois des ordres»
Le second est d'importance :
f?
Son père l 5 a marié, et luy l 5 a fait
par complaisance"2844» Point de révolte contre le père * Point de
scandale, mais de la "complaisance". La Fontaine n f est pas Molière
qui dut rompre avec qui voulait qu' il devînt tapissier. A en croire
Perrault,
dont
le
récit,
quoique
tardif,
invraisemblable, Charles La Fontaine s
dons de son fils :
11
5
ne
paraît
pas
enthousiasma même pour les
Son père, maître des Eaux et forêts de ce duchés
le revêtit de sa charge dès qu3 il fut capable de l f exercer, mais il
y trouva si peu de goût qu? il n!en fit la fonction, pendant plus de
vingt années, que par complaisance. Il est vrai que son père eut pleine
satisfaction sur une autre qu'il exigea de lui, qui fût qu ? il
s 1 appliquât à la poésie, car son fils y réussit au-delà de ce qu!il
pouvait souhaiter. Quoique ce bonhomme
rien,
il
ne
laissait
pas
nfy
connût
presque
de
I 1 aimer passionnément et il eut une j oie incroyable lorsqu'il vit
les premiers vers que son fils composa2845 " . Même s 1 il paraît douteux
que Charles ait exigé de Jean qu'il fît de la poésie, il est très
probable qu5 il 11 encouragea. Ainsi, comme Jupiter2846, loin d5
interdire une expérience à son dominé, Charles lui donna la possibilité
de la mener. Peut-être sut-il déceler en son fils des talents et
comprendre, par avance, ce qui vaudrait pour lui. En tout cas, La
Fontaine ne contredit nulle part Perrault, et 11 on peut même imaginer
que celui-ci ss est servi de certains de ses
tenons-nous
là
une
indication
-
39
sur
-
propos «
Peut-être
II idée que notre fabuliste s5 est faite, ou a voulu répandre,
de son père...
2844. Taliemant des Réaux, Historiettes, Edition de la PLéiade, 1960, p. 392.
2845. Charles Perrault, Les Hommes illustres, in Georges Mongrédien, La fontaine, recueil des textes et des
documents du XVIième siècle, C.N.R.S, 1973, p 199-200.
2846. Voir Jupiter et le Métayer, (VI,4).
.
L! image de sa mère est plus incertaine encore. Nul témoignage
direct de La Fontaine. "D1 ordinaire/ A ses enfants mère ne sait que
faire2847", peut-on lire dans Le Faucon, mais Roger Duchêne, fort
prudemment, indique qu3 on ne saurait tirer de ce " d f ordinaire!f le
souvenir de réelles déceptions « "On ne peut conclure de ces jeux aux
sentiments que Jean éprouva pour sa mère, ni à ceux qu3 elle eut pour
lui2848" . Les rapports très complexes, et fort cruels dans 13 ensemble,
de Vénus avec son fils, dans Psyché, ne garantissent rien non plus,
même si 11 on peut, éventuellement, rapprocher la menace que fait Vénus
de donner un frère à Amour2849 et la naissance, en 1623, de Claude, frère
de La Fontaine « Impossible, selon nous,, à partir d
3
un tel indice,
suggestif mais très fragile, de mener une analyse comparable à celle
de Marc Soriano sur Perrault» Roger Duchêne, dans sa biographie,
relève en revanche un élément intéressant, c 1 est la présence, dans
la maison du très jeune La Fontaine, dfAnne de Jouy, fille du premier
lit de Françoise, la mère du futur fabuliste » Cette j eune fille "
avait une dizaine d'années de plus que le garçon. Il la vit près de
son berceau dès qu! il ouvrit les yeux. A côté de sa mère selon le sang,
elle
lui
fut
une
mère
11
selon
imagination.
D?où
peut-être
f
1 incapacité de La Fontaine à se fixer. Dès sa plus tendre enfance,
et dans 13inconscience même des premiers jours, il s3 est trouvé dans
13 impossibilité de choisir entre deux femmes, tiraillé qu 1il était
entre des images à la fois contraires et semblables2850". En 1627, Anne
de Jouy dut quitter la maison pour aller se marier. "Le départ brutal
d5 Anne de Jouy, quand La Fontaine n3 avait pas encore ses six ans,
explique sans doute son instabilité et qu3 il se soit très tôt réfugié
dans les compensations du rêve2
D 11
. Si l'on peut toujours rester
sceptique devant de telles déductions, même très prudentes - mais qui
passent tout de même du "peut-être11 au "sans doute" -, il y a là un
2847. Le Faucon, Contes et nouvel les, 111, vers 113-114.
2848. Roger Duchêne, Jean de La Fontaine, Fayard, 1990, p.20.
2849. "Vous croyez peut-être que je ne puis faire un autre Amour, et que j'ai oublié la manière dont on les
fai t : je veux bien que vous sach i ez que j8 en ferai un quand i l me plaira» Oui, j'en ferai un, plus
joli que vous mille fois, et lui remettrai entre les ma i ns votre empi re. Qu'on me donne tout à
l8heure cet arc et ces flèches dont je vous ai équipé". Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.
237. L8 outrance du ton, le fai t que ce passage soi t i nvent i on de La Fontaine, et l1âge relativement
élevé de la mère de La Fontaine éveillent l'attention, même s'ils ne convainquent pas de la nécessité
de procéder à une psychanalyse sommai re ______________________________________________
2850. Roger Duchêne, Jean de La Fontaine, Fayard, 1990, p. 18.
-
730
-
fait qui peut avoir■contribué à brouiller, en la démultipliant 1? image
de la mère, et renforcé, dans 11 esprit de La Fontaine, 11 image plus
stable et mieux définie du père.
Le père n1 est cependant pas, dans son oeuvre, la statue du
Commandeur face aux incertitudes maternelles» L'opposition entre les
parents, pour ce qui est de leurs intentions, en est même pratiquement
absente comme nous l'avons signalé dans une note. Il existe en fait
une
instance
familiale
d'autorité,
qu'elle
soit
masculine
ou
féminine, qui vise à favoriser les plaisirs des enfants dominés» Voilà
-
40
-
ce qui nous paraît le plus significatif » La tradition littéraire et
de probables souvenirs personnels contribuent à donner le plus souvent
figure masculine à cette instance, mais, si les données biographiques
renforcent 11 idée que le père fut pour La Fontaine un dominant qui
a du coeur, elles n f expliquent pas complètement le besoin de cette
positivitê dans son oeuvre et la place qu'elle tient dans sa
problématique des relations de pouvoir,
Le père est d 1 abord, clairement, celui qui ne suit pas la logique
de la Fourmi» 11 a une nécessaire fonction de contraste dans 11oeuvre
« Nous avons ainsi montré que le père de la Jeune Veuve est strictement
inverse de 15 inaugurale Fourmi. Quand celle-ci cherche à nier autrui
pour jouir de cette négation, celui-là veut aider sa fille à vivre
et à jouir de la vie. Loin de vouloir la nier, il 1 1 aide, par ses
conseils, à formuler ce qu'elle est et ce qu'elle désire. Plus
généralement, le père, chez La Fontaine, s
5
il peut-être "père
sévère", comme dirait Lacan, n5 est pas castrateur. Il initie. II
épanouit. Il libère. De sa positivitê, on ne peut donc inférer que
La Fontaine se décharge sur lui du fardeau
2851. Ibid., p. 20.
de sa liberté. Dans Le Meunier, son Fils et
1
?
Ane, qui passe pour être
la plus ancienne des fables, Racan demande à Malherbe conseil sur ce
qu!il doit faire. Or, Malherbe, dont la vieille expérience fait, dans
ce texte, une sorte de père, renvoie son disciple à lui-même *
11 1
1
invite
à se dégager des contraintes, et, singulièrement, de celle qu
pourrait, lui-même, constituer.
55
1
il
Entends-moi, semble-1 - il, lui
1
dire, mais pour mieux m oublier", et le texte entier mime cet
effacement de Malherbe devant le récit, le récit s'effaçant à son tour
devant la morale» Malherbe est appelé par Racan, il parle, mais, en
parlant, il se laisse dissoudre dans le sens*
Le père est ce personnage qui sait qu'il va ainsi disparaître,
qu'il va mourir, et qui ne se dresse pas contre . Significativement,
dans les Fables deux pères sont à leurs derniers jours. L'un d'eux,
le riche Laboureur, sent ainsi "sa mort prochaine2852", mais, sans s 1
indigner, sans demander de délais, il convoque ses fils pour
habilement les conseiller. Le Vieillard du livre XI, quant à lui, sait
bien qu'il va prochainement mourir» Cela ne l'empêche pas de se "donner
des soins pour le plaisir d f autrui2853" * Dans Les Oies de frère
Philippe, Philippe reconnaît qu'il ne pouvait plus qu'à peine aller
quérir son vivre2854, et en prend acte. Le Vieillard de Psyché admet
aussi que sa mort va venir, et agit pour mener, au plus vite, et pour
leur bonheur, ses filles à la ville2855 . Aucun de ces pères ne construit
son pouvoir pour lutter contre la mort. Ils ne sont pas de ceux qui
veulent croire à 11 impossible, comme les Rois2856 et qui nient autrui,
pour se donner, dans cet acte, comme la Fourmi, une immortalité
provisoire « De ce point de vue, tous ces
pères
acceptant
de
2852.
Le laboureur et ses Enfants, (Vf 9), vers 3. L ' autre fable est Le Vieillard et ses Enfants, (IV,18).
2853.
2854.
2855.
2856.
2857.
Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, (XI,8), vers 23.
Les Oies de frère Philippe, Contes et nouvel les,III, vers 115.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 212.
Le Lion, le Loup, et le Renard, (VIII,3), vers 3.
Le Juge arbitre^ l'Hospi talier et le Soli tai re, (XII, 29), vers 69. "Par où saurais-je m i eux fini
r" ? Ce dernier mot est acceptation de-la fin41
- fin-du discours, fin du pouvoi r et fin de la vie
-, et porte en lui toute la méditation des autres textes sur la fin.
-
7j
2
-
"finir",
comme
La
Fontaine 2857, forment une parfaite
antithèse avec les dominants qui suivent la logique de la Fourmi* Leur
pouvoir ne crée pas le trouble parce qu5 il ne cherche pas à s1 opposer
au courant général des choses, à ce flux qui emporte tout, conformément
à la leçon épicurienne. Ils admettent le mouvement, acceptent de s f y
dissoudre, et tentent d f y ajouter pour autrui quelque écart qui lui
permettra de mieux vivre.
Si 13 on néglige 13 imbécile. ., Calfucci2858, cette acceptation
de la mort, outre leur courage, indique qu3 ils n3 ont pas enfanté par
simple vanité et que le pouvoir qu'ils ont sur leurs enfants n !est pas
pour eux le moyen d'enfler leur Ego. Leurs enfants ne sont pas leurs
doubles. Ils sont devenus pères, parce qu'ils savaient et acceptaient
leur propre mort, parce qu3 ils jugeaient nécessaire de maintenir le
monde dans sa diversité, et qu' lis croyaient bon, comme Jupiter,
d'ajouter des autres au monde, pour les aimer et pour qu ' ils s '
aiment, malgré "le trouble2859" qu'ils risquaient de susciter par leurs
inévitables imperfections « Le riche Laboureur sait ainsi que ses
descendants sont paresseux et peu prudents. Il ne s 1 illusionne pas.
Il n' en fait pas de flatteuses prolongations de lui-même » Aussi
peut-il efficacement les aider en j ouant sur le mot "trésor 286033
0
Quand il donne des ordres, ce père ne goûte pas les j oies de
la domination. Son pouvoir est un service qu3 il rend. Il ne 19 a pas
obtenu de la force ou de la ruse, mais il 13 exerce par nécessité
naturelle, parce qu1 il a créé ses enfants, qu'on aime ses créations,
et qu'il sait que leur faiblesse ne peut être corrigée que par une
éducation. Dans 13 oeuvre de La Fontaine, à 1 ' égard de ses enfants,
le père est un dominant qui n' aurait pas voulu dominer, mais qui domine
malgré lui,
parce qu'il le faut,
et en sachant qu'il doit être,
comme le Sommeil, ou comme Oronte, un dominant minimum., Ainsi prend
tout son sens la figure de la - mort prochaine du père, tandis que
2858. Voi r La Mandragore, Contes et nouvel les, III.
2859. Prologue de Daphné, O.P., p. 361. Jupiter fait preuve d'une sorte de paresse à créer, comme le Sommeil,
dans Le Songe de Vaux, qui ne produit de multiples merveilles que si vraiment on insiste. Jupi ter
ne forge les hommes que sur l 8 insistance des autres d i eux. Cette retenue, dans toute forme de création,
est de bon a loi pour La Fontaine. El le i nd i que, en effet, une volonté de ne pas créer par amour-propre.
2860. Le Laboureur et ses Enfants, (V,9), vers 18.
les mères chez La Fontaine, ne meurent pas. Loin de vouloir tirer
quelque enflure de son pouvoir, à peine a - t - i l parle, le père bascule
dans le silence.
Pour La Fontaine, accepter ce silence et la mort est préliminaire
du coeur et n'est pas crispation stoïcienne. Comme 1'homme de coeur
qui "met sa vie pour un ami", le père accepte sa mort parce qu'il sait
que, par elle, ses enfants vivent, et qu'elle ne l'empêche pas, tant
qu'il vit, de se plaire à se "donner des soins2861 " pour eux» Sans nulle
tragédie, sa mort est discrétion, effacement conscient et serein, don.
Son pouvoir s'accomplit et s'abolit alors dans la nécessité naturelle
qui le fonde «
Chez La Fontaine, la figure du père - ce dominant qui a
naturellement du coeur - a une fonction critique et programmatique.
Cette figure questionne, fait voir, suggère l'utopie. Elle permet,
obliquement, de désigner les faux Oronte, d'interroger la rareté du
coeur
dans
le
politique,
dans
11
économique,
voire
dans
le
métaphysique, partout où il y a des relations de pouvoir. Ainsi, Louis
XIV, dans toute 11 oeuvre, s ' y trouve confronté : alors qu1 aucun
père n ' est cruel envers ses enfants, comment comprendre que • le
Roi veuille faire pendre Fouquet, sa "créature2862" * "S ' il le fait,
il sera autrement cruel que ses ennemis, d'autant qu
?
il n! a pas,
comme eux, intérêt, d ' être injuste2863" . Louis XIV n'est-il pas
Jupiter ? N'est-il pas père de ses sujets ? Alors, pourquoi veut-il
détruire l'un des plus dévoués ? Et, si Jupiter, comme tout père,
"frappe à côté2864, qu'en est- il des autres dominants, et même du Ciel
? Et le père de famille, s1 il est père, pourquoi frappe-t - i l le
Chien2865 ? Voilà le mouvement
critique de pensée.
De
11image
positive qu f ii donne du père, ne concluons pas que La Fontaine approuve
tout acte des pères et tout ce qui se dit père. Boutang, dans tout
son La Fontaine politique, souligne avec raison le monarchisme profond
2861.
2862.
2863.
2864.
2865.
Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, (Xï,8), vers 23.
Ode au Roi, O.P., p. 530.
A M. de Maucroix, O.P., p. 528.
Jupi ter et les Tonnerres, (VIII,20), vers 41.
Voir Le Fermier, le Chien et le Renard, (XI,3).
du fabuliste, mais Louis XIV n' est pas son homme, et 1 1 on peut douter
que le Ciel soit son Dieu. Les Rois doivent agir en pères, mais Louis
XIV semble ignorer "comment doivent agir les Rois 2866", et le Ciel est
étrangement sans pitié, muet devant la mort de tant d'innocents.
Grande énigme, et probablement grand scandale pour La Fontaine, à en
croire les silences même de son oeuvre ! SI les bons pères, dans tous
les sens du terme, y abondent, si Jupiter même est indulgent, le Ciel
y est volontiers plein de fureur2867 et l'on y voit plus souvent "de
sots fauconniers que des rois Indulgents2868» Quant à voir des rois qui
auraient du coeur ? Des rois, ou des Dieux, qui aimeraient leur dominé
plus que leur vie ? On n'en voit point chez La Fontaine2869. Face à ces
rois, aux Lions, aux Seigneurs., à toutes sortes de puissances,
l'image merveilleuse du père, aimant ses dominés et aimés par eux,
contribue alors à dessiner, mais dans un espace clos, privé, familial,
et sans considérer "le pauvre drille2870", l'utopie d1 un bon dominant*
Attention cependant : le père n'est pas, aux yeux de La Fontaine,
le modèle du bon dominant, D'abord, qu'il ait du coeur pour ses enfants
ne garantit pas qu'il en ait pour tous ceux qu ' il domine : le père
de famille bat "le pauvre drille"*.* Ensuite, le coeur lui-même ne
suffit pas pour qui veut dominer selon la logique d'Oronte « 11 fait
favoriser la jouissance d f autrui et, parfois, illumine, mais il
aveugle aussi et ne garantit pas la clairvoyance. Que l'Ours aime son
ami ne l'empêche pas de rester
"ignorant2871 "
et de tuer
celui qu'il croyait soulager.
2866. Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XI1,12), vers 65.
2867. Voir Les Animaux malades de la Peste, (VIî,1), vers 2.
2868. Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 120.
43
2869. Peut-être Oronte serait-il ce dominant vraiment
ami. La-fontaine agit en tout cas, à l'endroit de Fouquet,
comme il croit qu'Oronte aurait agi pour lui...
2870. Le Fermier, le Chien et le Renard, (XI, 3), vers 59.
2871. L'Ours et l'Amateur des jardins, (VIII,10), vers 57.
Quant à 11 amour des
peut détruire leurs enfants.
mères,
il
ses enfants, mère ne sait que faire,
Pour leur montrer 11 amour qu'elle a pour eux,
Zèle aux enfants fort dangereux2872 «
A
Ce danger, dans Le Faucon, La Fontaine ne le précise pas, mais
le lecteur, pour le connaître, peut relire L1 Horoscope et Les Oies
de frère Philippe. Le père de la fable oublie, par "trop4 d ' amour
pour son fils, que les horoscopes sont "art mensonger5", et conduit
la "chère tête6" à la mort. Le père du conte, croyant bien faire en
privant son fils de femme, oublie que celui-ci n'a pas vécu sa cruelle
expérience, et qu'il est jeune» Sans discernement, il applique à
autrui ce qui ne vaut que pour lui et, par son coeur même, réduit les
possibilités de joie pour son "cher fils 2876"* Ce "coeur" dépend du
"coeur" comme siège des émotions, et tout le siècle classique sait
que "l'esprit est toujours la dupe du coeur2877". La Fontaine, lui-même
écrit, que "le coeur suit aisément l'esprit" et que "Pygmalion fut
amoureux /De la Vénus dont il fut père2878" « Or, le bon dominant doit
éviter de trop aimer, parce que trop d'amour peut l'empêcher de
discerner ce qui sert vraiment ses dominés. C'est ainsi que le
Vieillard de Psyché, par amour, aurait fait une faute en empêchant
ses filles de lire des romans et de voir des amants. Heureusement,
Psyché l'éclaire « Elle modifie son jugement en lui apportant savoir
et discernement» Elle ajoute au coeur un supplément . d'esprit. Et,
"de quoi ne vient à bout 1? esprit joint au désir de plaire2879" ?
Cet esprit est capacité et désir de distinguer,
pédanterie
ou
par
volonté
d
1
avoir
non par
"l'oeil
du
Le Faucon, Contes et nouvelles, III, vers 114-116.
2872.
maître2880", mais pour autrui, et ainsi, en un deuxième temps, pour
2876.
2877.
2878.
2879.
2880.
Les Oies de frère Philippe, Contes et nouvel les, III, vers 116.
La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, 102.
Le Statuaire et la Statue de Jupiter, (IX, 6), vers 2 et 31-32.
Pour Monseigneur le duc du Maine, (XI,2), vers 49.
Voir L'Oeil du maître, (IV, 21).
sol. Comme 15 esprit n1 a de sens que pour plaire, et qu5 on ne plaît
- c'est-à-dire qu5 on ne fait plaisir - que si 11 on sait distinguer,
"esprit" et "désir de plaire" sont "joints", et c'est singulièrement
vrai quand il s1agit de dominer selon la logique d!Oronte» A l'inverse
du vouloir "tout mettre en même catégorie2881 ", le premier caractère
de cette logique est donc cette efficace volonté de distinguer, ou,
plus joliment, de "démêler les diverses routes d'une contrée 2882" *
1*2
§8
Démêler les diverses routes d s une contrée11 «
Dans Le Milan, le Roi et le Chasseur, le premier roi distingue
le Milan du Citoyen des bois, pourtant réunis, par le fabuliste, dans
la catégorie "hôtes des bois2883". De plus, même s1 il établit avec eux
une apparente égalité de devoir, il se distingue de l'un et de l'autre
«
Surtout,
par
son
acte,
il
maintient,
4L'Horoscope, (Vîïî,16), vers 4.
5L8 Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (Iï,13), vers 45.
6L'Horoscope, (VIII,16), vers 41.
-
44
-
voire
souligne,
ces
différences. Pas question pour lui de mettre le Milan et le Citoyen
des bois dans cette même catégorie : dominés hôtes de la mort» Pas
question non plus de s'identifier à eux, Ce Roi maintient l'unité
(Chasseur et Milan sont "hôtes des bois"), .la diversité (Chasseur
et Milan sont distincts), et il affirme sa différence 2884.
Voilà un véritable dominant selon la logique d 1 Oronte. Il veut
favoriser
les
plaisirs
d'autrui,
et
il
sait
avoir
du
"discernement2885", aimer et "démêler les diverses routes d'une
contrée"» Pour un dominant, ne pas reconnaître la diversité,
ce
2881. Voir L'Aigle et le Hibou, (V,18), vers 11.
2882. Cette expression est extraite de la dédicace du Poème de la Captivité de Saint Malc (O.D.f p. 47). "Le
Parnasse n'a point d8 endroits où vous soyez capable de vous égarer. Certes, Monseigneur, i l est glorieux
pour vous de pouvoir ainsi démêler les diverses routes d'une contrée où vous vous êtes arrêté si peu".
2883. Le Milan, le Roi et le Chasseur,(XII,12) vers 74.
2884. Un dominant, qui suit la logique de la Fourmi, affirme aussi sa différence, mais, pour lui, cette
différence seule vaut, et les autres sont nulles. Un tel dominant exalte son ego face à
la monotone mort.
2885. Dédicace du Poème de la Captivité de Saint. Malc, O.D., p. 47.
aux
différences
multiples anéantir
la
les
possibilité
plaisir touj ours nouveau2886 " .
du
serait
nier
autres,
1.2.1
entre
et
1'altérité
d5 autrui,
surtout " touj ours
Le dominant,
s'aveugler
divers,
selon Oronte, nécessairementf reconnaît la
diversité.
Sans expressément condamner les châtiments, qui, pour mieux
Instruire, contredisent le mouvement d f autrui vers la volupté, La
Fontaine est réservé sur leur emploi. Les punitions qu 1Amour inflige
à Psyché n'indiquent - elles pas l f ambiguïté de sa logique de pouvoir
? A lire notre fabuliste, on peut pareillement s1 interroger sur les
intentions
de
Jupiter
quand
il
laisse
la
Grue
croquer
les
•Grenouilles» En ce cas, ce père ne "frappe288711 pas à côté".
Qu1apprend-il aux pécores ? Contredire leur aspiration à vivre ne
paraît pas digne d'un "maître fort doux2888"» Pour La Fontaine, le
châtiment, même éducatif, décèle souvent une inquiétante négation de
1s altérité des dominés « Le bon dominant, en revanche, s1 efforce
d?utiliser leur goût, pour maintenir ou enrichir leurs plaisirs. C 5
est ainsi qu1 un pédagogue avisé use des fables avec les enfants„ Loin
de les battre ou de leur infliger des abstractions, il reconnaît ce
qu5 ils sont, admet leur différence, et les attire, selon la leçon
de Lucrèce, par leur plaisir vers la sagesse. La Fontaine note qu fentre
un discours abstrait et un récit, un enfant s!arrêtera "à ce dernier
comme plus conforme et moins disproportionné à la petitesse de son
esprit2889" . Les pédants de collège sont sots qui refusent ce fait et
nient, pour exalter leur ego, la nature de leurs élèves. Le bon maître,
en revanche, reconnaissant que ses dominés ne sont pas ce qu5 il est,
-
45
Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 68.
2887. Voir Jupiter et les Tonnerres, (VI11,2), vers 41.
2888. Jupiter et le Métayer, (VI,4), vers 29.
2889. Préface des Fables, p. 8.
2886.
-
gère cette différence pour les instruire. Dans le premier recueil,
le Laboureur ne censure pas la paresse
enfants.
Il
les
emploie
et
1
1
avidité
de
ses
pour leur faire entendre que "le
travail est un trésor2890". De même, dans le second recueil, 11Orateur
Démade, quand il comprend qui sont les Athéniens, loin de s?indigner,
leur conte une fable. Il discerne, admet et utilise la nature de son
public pour le conduire à refuser 18 oppression.
Etre libre, cependant, n 5 est-ce pas, à sa fantaisie, pouvoir
aimer les jeux, les contes frivoles, et, par exemple, Peau d9 âne ?
La Fontaine, qui détient, par delà. Démade,
avoue,
le pouvoir des fables,
en faisant sa moralité
Si Peau d'âne m5 était conté
J'y prendrais un plaisir extrême2891 «
Cet aveu surprenant dit que La Fontaine est et n'est pas Démade» 11
15 est dans la mesure où 15 orateur utilise une fable, voit dans le
peuple une différence, et s1 en sert. 11 ne l f est pas dans la mesure
où 11 orateur refuse toute valeur à la fable, la coupe, dénie la
différence, et ne reconnaît pas qu 5 il peut aimer Peau d1 âne. La
Fontaine, tout en saluant Démade, s1 en démarque. En connaissant, mais
sans la reconnaître, 15 altërité du peuple, cet orateur ne veut-il
pas le réduire au sérieux, le tronquer comme Philippe, quoique
autrement ? Faudrait-il ne jamais jouer ? Si La Fontaine veut bien
combattre Philippe, il refuse de renoncer aux frivolités. Aussi, après
la réussite de Démade, et contre lui, sent-il l f urgence de signaler
qu5 il aime Peau d1 âne. Si le "monde2892" est "comme un enfant", La
Fontaine est bien du "monde", et, comme tout, il est divers» Dans son
oeuvre, alors qu? il est un dominant qui utilise systématiquement "le
pouvoir des fables", il avoue souvent, sans complaisance pour 1 1 ego,
sa propre diversité» Il sait que pour reconnaître, quand on est
dominant, la différence de ses dominés, il faut se reconnaître divers,
et par là même,
Alors,
comme
tout,
participant
d'un même
"monde".
on
peut admettre l 1 autre, la différence de son état, ou de ses fins, et
2890.
Le Laboureur et ses Enfants, (V,9), vers 18.
2891.
2892.
Le Pouvoir des fables, <VIIÏ,4), vers 67-68=
ibid., vers 69.
éviter, en le dominant, de contredire son mouvement spécifique vers
la volupté. C* est ainsi que Joconde et le roi de Lombardie, pour s 1
être connus, jusqu'au bout, infidèles, ou même amoureux de mauvais
goût, acceptent aisément de redevenir les généreux maris de leurs
femmes qui les avaient offensés par leur infidélité et leur mauvais
goût. Joconde et le roi se sont connus divers» Ils savent que leur
femmes peuvent être, chacune, diverses et différentes d'eux-mêmes.
Ils peuvent donc redevenir de bons maris, de bons maîtres, et réjouir
autrui. Aux yeux de La Fontaine, partout dans son oeuvre, la
reconnaissance, par un dominant, de sa propre diversité est impérative
-
46
-
pour qu3 il reconnaisse, d ? abord, sa différence d f état ou de fin
avec ses dominés, et,
ensuite,
favorise leur jouissance.
Ajoutons qu'un tel dominant ne saurait ignorer que ses dominés
diffèrent entre eux, que "Jupiter sur un seul modèle /n
1
a pas formé
tous les esprits2893", que leurs "besoins2894", que leurs plaisirs sont
donc divers, et qu1 ils ont des conflits « Pour enfermer ensemble une
Perdrix et des Coqs, en refusant de voir que la première souffre de
loger avec les seconds, il faut, comme l 1 homme, dominer selon la
logique de la Fourmi. Louis XIV en est fort suspect quand il paraît
vouloir imposer à chacun les indistincts plaisirs de L 1 Opéra2895 , Dans
son parc, cependant, des distinctions sont possibles : "Les quatre
amis ne voulurent point être mouillés ; ils prièrent celui qui leur
faisait voir la grotte de réserver ce plaisir pour le bourgeois ou
pour 1'Allemand, et de les placer en quelque coin où ils fussent à
couvert de 15 eau. Ils furent traités comme ils le souhaitaient2896"
* Certes, le préposé aux fontaines n
1
est pas le Roi, mais cette petite
scène marque un état d5 esprit * Dans les jardins de Versailles, "on"
ne confond pas les quatre amis avec le Bourgeois ou 1 'Allemand.
La
duchesse de
Bouillon, quant à elle, sait multiplier son discernement : "il me
2893.
2894.
2895.
2896.
La Perdrix et les Coqs, <X,7), vers 16-17.
Voir Le Juge arbitre, 1sHospitalier et le Solitaire, (XII,29), vers 38.
Voir A M. de Niert, O.P., p. 618.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 133.
-
740
-
souvient qu5 un matin, vous lisant des vers, je vous trouvai en même
temps attentive à ma lecture et à trois querelles d 1 animaux* 11 est
vrai qu1 ils étaient sur le point de s'étrangler : Jupiter le
conciliateur n1 y aurait fait oeuvre2897". Ce Jupiter, pourtant, sait
distinguer les querelles qui opposent les animaux les plus petits .
Il envoie ainsi son Ambassadeur s9 occuper de "partager un brin d '
herbe entre quelques Fourmis2898"» Quant à Oronte, il se soucie des
besoins divers de ceux qui circulent dans son jardin. S 1 il loge
ensemble
"naturels
un
saumon
et
un
esturgeon,
2899
se plaindre
c'est
qu1
il
sait
leurs
1
" compatibles. Aussi, chez lui, nul ne juge qu "il faut
2900
", et les esprits demeurent "comme suspendus dans 11
attente df autres merveilles290111 *
Ces "autres merveilles" sont aussi merveilles toujours autres,
"occasions de plaisir2902" "toujours divers, toujours nouveau". Le
dominant qui suit la logique d 1 Oronte sait qu1il n5 est pas de plaisir
sans diversité, que la diversité et la volupté ont toujours partie
liée,
que
Même beauté, tant soit exquise
Rassasie et soûle à la fin2903 .
Pas de plaisir sans apparition, partout et toujours, d 1 écarts
producteurs de diversité. Aussi n 5 est-il pas, chez la Fontaine,
meilleure image de la diversité et, simultanément, meilleure occasion
pour la volupté, qu1 un flux qui crée sans cesse des "replis" * Vénus
2897.
2898.
2899.
2900.
2901.
2902.
2903.
2904.
A Mme la duchesse de Bouillon, O.D., p. 670.
L'Eléphant et le Singe de Jupiter, (XII,21), vers 36.
Voir La Perdrix et les Coqs, (X,7), vers 18).
Ibid., vers 24.
Le Songe de Vaux, O.D., p. 96.
Ibid., p. 96.
Pâté d'anguille, Nouveaux contes, vers 1-2.
Adonis, O.D., p. 8.
et Adonis goûtent ainsi les plaisirs "amis du silence et de 1 f ombre"
et le "mélange dont se fait le bonheur des amants" près des "longs
replis du cristal vagabond2904" . Quant à la Loire, à Orléans,
cours" est "sans replis",
si son
"de chaque côté du
pont on voit continuellement des barques qui vont à voiles : les unes
montent, les autres descendent ; et comme le bord n'est pas si grand
qu3 à Paris, rien n'empêche qu
3
on ne les distingue toutes : on les
compte, on remarque en quelle distance elle sont les unes des autres
; c1 est ce qui fait une de ses beautés : en effet, ce serait dommage
qu1 une eau si pure fût entièrement couverte par les bateaux 2905". Belle
image du monde et vision heureuse, pour La Fontaine, que ce paysage
où les mouvements des bateaux, multiples mais toujours distincts, sont
rendus possibles par 11 écoulement continu, et visible, de "i3 eau si
pure" ! De son unité mouvante et claire semble naître en permanence
le divers qui, sans jamais s3anéantir en dispersion ou confusion, s
s
anime, d!une manière changeante, à 1!intérieur de "13 horizon, très
beau de tous les côtés, et borné comme il doit être"» Cette totalité
distinctement diverse, qui fait plaisir à voir, donne à voir, que sans
une telle diversité, le plaisir est impossible. Pas de plaisir dans
la confusion, quand 15 esprit ne peut rien goûter séparément, quand
tout s1 annule en bruit2906. Pas de plaisir non plus s1 il n3y a que du
même, ou si tout forme un bloc, inerte, sans mouvement, comme 13 Etre
chez Parmênide» Pas de plaisir si la diversité ne peut se déployer
dans le temps et dans 15 espace, comme "un parterre où Flore êpand ses
biens2907". Aussi 13 Hymne de Poliphile évoque-t-il le monde comme un
mouvement vers la Volupté dans lequel, par de multiples écarts, les
multiples créatures, comme les bateaux sur la Loire, essaient
d'atteindre, chacune selon ses fins, son état et son goût, les
multiples objets et les multiples occasions de plaisir :
Il n1est soldat, ni capitaine,
Ni ministre df Etat, ni prince, ni sujet,
Qui ne t? ait pour unique objet2908 .
Unique, comme objet ultime de désir et comme déesse, la volupté
2905. Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p. 540. 2906.
8
Mais ne vaut-il pas mieux, dis-moi ce qu il t'en semble, Qu'on ne puisse sentir
tous les plaisirs ensemble. Et que pour en goûter les douceurs purement, Il
faille les avoir chacun séparément ? A M. de Niert, O.D., p. 619.
Dans les vers précédents, La Fontaine explique cette nécessité de la distinction par les limites, acceptées, de notre esprit.
îl est donc compréhensible que le roi qui veut dilater son ego jusqu'à l'infini aime, ou prétende aimer une totale confusion. 2907.
Discours à Mme de La Sablière, (ÏX), vers 21.
n1existe pourtant que par la diversité des "animaux", des biens, des
lieux et des moments * L1appel que lui lance Poliphile,
est
emblématique,
dont
devient
aussitôt aveu de ses multiples goûts
:
J1 aime le jeu, 11 amour, les livres,
ville et la campagne2909» . .
la musique, La
le nom
Diversité, c'est ma devise2910 dit ailleurs La Fontaine» Sans
diversité, pas de mouvement, pas de possibilité de donner du prix.
La volupté, si même elle existait, serait retour d !un même pâté
d!anguille» "Pâtés tous les jours de ma vie2911 Qui souhaiterait cela,
sinon
compagnon
si le
"sottise2912"
par
11
?
Dans
Pâté
df
anguille,
"étant
bon
2913
", le maître prouve à son valet que le plaisir ne dure guère
change2914" est interdit.
Tout dominant selon Oronte autorise la diversité, la. favorise,
en multiplie les chances. Comment ne reconnaîtrait-Il pas cette
production de lfautre, du neuf, tout ce qui plaît chez le Singe2915,
permanent inventeur de mille tours ? Il ne saurait même se limiter
à "vouloir voir2916" des bigarrures comme .celles du Léopard, cette
diversité "sur l'habit2917", ce chaos toujours pareil d? éclats
stériles. Il s1 environne, au contraire, de "muances " délicieuses,
comme ces "cent couleurs2918" distinctes,
Psyché,
2908.
2909.
2910.
2911.
2912.
2913.
2914.
2915.
2916.
2917.
2918.
autour du
"roi des astres",
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 258.
Ibid., p. 258.
Pâté d'angui 1 le., Nouveaux contes .
'Pâté d1angui1 le, Nouveaux contes , vers 77.
Ibid., vers 98.
Ibid., vers 26.
Ibid., vers 113.
Le Singe et le Léopard, (IX,3).
"Le Roi m'a voulu voir". Ibid., vers 5.
Ibid., vers 26.
"Le Solei 1 avait pris son char le plus éclatant
de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 259.
réflexion du livre
illustrant,
1
et ses nabits
1
à la fin- de
Hymne et
toute
les plus magnifiques".
la
Les Amours
sur le
bon dominant «
Dès les premières pages, Louis XIV - figure apparente df un bon
dominant - est Roi qui reconnaît la diversité. Sa Ménagerie est la
première visite des quatre amis. "C 1 est un lieu rempli de plusieurs
sortes de volatiles et de quadrupèdes, la plupart très rares et de
pays éloignés » Ils admirèrent en combien d f espèces une seule espèce
d f oiseaux se multipliait, et louèrent l s artifice et les diverses
imaginations de la nature, qui se joue dans les animaux comme elle
fait dans les fleurs2919". En ces lignes importantes du livre, et même
de 13oeuvre, La Fontaine suggère, une nouvelle fois, ce qu3 il entend
par
diversité,
souligne
13unité
implicitement, qu'agir en Roi
2920
de
la
nature,
et
indique,
f
, c est reconnaître la diversité du
monde, la recueillir en un tout, et en faire, pour ses dominés, un
moyen de s1 instruire et une "occasion de plaisir" . Si la Ménagerie
est ce lieu où se rencontrent le progrès des sciences naturelles, le
goût baroque pour les complexités, la proj et cartésien d
3
être " comme
maître et possesseur de la nature ", et la volonté royale de fonder
le pouvoir par 11 exhibition des signes de cette maîtrise, La Fontaine,
au début de Psyché, en fait 13 oeuvre d■un dominant qui propose à ses
dominés de féconds exercices d5 admiration. Dans le grand mouvement
du livre, ce lieu, puis 13Orangeraie, puis les fontaines où 13 on
assiste aux "caprices infinis du hasard et des eaux 2921 ", annoncent
les "muances" dont le "roi des astres" s1 environne, à la dernière page.
Ainsi, par delà i3 éloge de Louis XIV, qui aurait pu commencer autrement
que par les demoiselles de Numidie, cette Ménagerie enrichit la
méditation du livre et de 1? oeuvre sur la figure du bon dominant *
A cette
figure,
partout,
sont associées des
images de la
2919. Ibid., p. 128.
2920. Voir aussi Charles îI, dans Un an i ma 1 dans la lune.
2921. Ibid., p.131.
diversité, préservée,
encouragée,
aimée pour enrichir les
plaisirs du domine. Amour multiplie ainsi les représentations, toutes
différentes, de sa jeune épouse : "De peur que le même objet se
présentant si souvent à elle ne lui devînt ennuyeux, les fées l f avaient
diversifié, comme vous savez que leur imagination est féconde . Dans
une chambre, elle était représentée en amazone ; dans une autre, en
Nymphe, en Bergère, en chasseresse, en grecque, en mille façons
différentes et si agréables2922" « « » On retrouve là des mots
(imagination) et, surtout, la pensée de 1'évocation de la Ménagerie.
Les artifices de la nature sont féeriques. les Fées agissemt selon la
nature. On dirait que la création partout est une „ Surtout, en
diversifiant, Amour, - bon dominant sans ambiguïté aux premiers
moments de son mariage - divertit Psyché comme Louis XIV divertit les
visiteurs de son parc * Dans Le Songe de Vaux, Oronte - ou le Sommeil
-multiplie les "merveilles" pour les écoutants » Les jardins de Vaux
comme ceux de Versailles sont des jardins de la diversité * Les
itinéraires et les lieux y sont multiples » On y trouve des arbres,
"des fleurs et des ombrages2923", des bassins, des fontaines, des
statues, des poissons, et même un Cygne qui se meurt et dont Sylvie,
soucieuse de distinguer, compare le chant avec celui de Lambert. Ces
jardins sont ainsi homologues, mais sans discorde, à la création de
Dieu, qui "fit bien ce qu!il fit2924" en multipliant les éléments, les
créatures, en fabriquant le gland, la citrouille, le chêne, Garo,
toutes choses, et, malgré les épicuriens et Descartes, "les lis et les
roses de nos Amintes2925 ". La diversité du monde, même si elle implique
des conflits, témoigne, aux yeux de La Fontaine, de la bonté du
"fabricateur souverain" « De même, ce qui rend Mme de La Sablière
singulièrement digne des louanges qu1 elle ne goûte point, ce sont les
conversations qu'elle autorise, qu5 elle favorise, et qui sont " ce
parterre où Flore épand ses biens".
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses :
Jusque-là qu en votre entretien
La bagatelle à part : le monde n5 en croit rien» Laissons
le monde et sa croyance : La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens Qu '
il faut de tout aux entretiens29"26".
•
2922. Ibid., p. 148.
2923. Le Songe de Vaux, O.P., p. 83.
2924. La Querelle des Chiens et des Chats et celle des Chats et des Souris, (XI1,8), vers 42,
2925. A Mme la duchesse de Bouillon, O.P., p. 670.
-
745
-
A 11 écart
du Milan et
loin du Berger 2927 qui
du Rossignol,
harangue son troupeau sans distinguer la nature de son public,
de La Sablière,
s1épanouir,
ds Iris2928",
dans son salon,
sans
confusion et
offre un espace protégé,
sans heurt, comme dans
une féconde diversité»
Mme
où peut
"1 1 écharpe
Là, nul ne croit et nul ne veut
faire croire qu'un Rat mange du fer ou qu' un chou peut-être grand comme
une maison2929* . „ Nul ne considère la diversité avec la sottise ou
les ambitions du Pigeon2930 désirant voyager. On sait que "tout en tout
est divers2931 ",
qu'il y a des
on est
qu'on est
Cierge,
statue
2933
avec
l'aide du
,
réunit,
et
que
peut
s'il faut
qui divise,
nul
si
sont aussi,
que
fou quand on s'enflamme pour une
"diable"
des belles/
elles
quf on fond au feu quand
qu'on ne peut tout faire,
"détourner
cependant,
âmes
et,
"las2932",
être
"les
Sont
de
âmes
très
par un
s écarter
des
"la sagesse2936. * »
vendre
ou de
sa
la
"magie" qui
.
On
souris
et
fin
des
2934
différentes
subtil
1
puisqu'on ne peut, même
entre
effet-retour,
fous,
Surtout,
un
fou
y
sait,
les
elles2935",
pareilles,
parfois
dans le salon de Mme
de La Sablière, on sait que la diversité vaut pour l'homme,
quand elle
n'est
2926. Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 13-21.
1
oppos i t i on complémentai re entre
deux textes successifs. Le Berger, par ses erreurs, aide à mieux défini r Mme de La Sablière et le discours
de La Fontaine.
Phébus et Borée, (VI ,3), vers 5. L 8arc-en-ciel symbolise bien Mme de La Sabl ière avec ses couleurs
diverses. De plus, il "avertit" les voyageurs, et Junon appréciait Iris parce qu!elle n'apportai t
que de bonnes nouvel les.
Voir Le Dépositaire infidèle, (IX,1).
Voir Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 25-29. On évi te aussi le f i nali sme sottement réducteur de Garo.
Le Gland et la Citrouille, ( IX, 4 ).
Le Cierge, (IX,12), vers 17.
Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 39.
Le Statuai re et la Statue de Jupi ter, (IX,6). Notons qu'en certains cas, on peut, en revanche, être
sage d'être assez fou pour enflammer sa maison. Le Mari, la Femme et le Voleur, (IX, 15 ).
La Souris métamorphosée en Fille, (IX,7), vers 79-80.
Ibid., vers 75-76.
Le Fou qui vend la sagesse, (ÏX,8), vers 31.
2927» Le Berger et son troupeau, (IX, 19). Pas d'exemple plus saisissant de 1
2928.
2929.
2930.
2931.
2932.
2933.
2934.
2935.
2936.
pas simplement
11
sur 11 habit" , mais "dans 11 esprit2937, quand elle n5
est pas dans les "traits2938" et les citations inutiles d! un discours
mais dans le jardin créateur d1
11
espérance2939", quand on ne la consomme
pas, mais qu1 on la fait, ou, même, quand on est diversité, en faisant
et en étant, dans le monde avec amour et avec esprit, un monde "toujours
beau, Toujours divers, toujours nouveau 2940". En accord avec le
mouvement universel vers la Volupté, il naît ainsi, dans le salon d 1Iris
et "dans lfesprit", une diversité homologue à la diversité du monde,
mais sans discorde, comme 1 ' est la diversité des Fables où les Bêtes
font, "à qui mieux mieux", "divers personnages2941 ", et où l'auteur
peut user de son "pouvoir" pour être, en usant de détours, mais sans
désaccord logique, un "vrai menteur2942"»
Le Discours à Mme de La Sablière n' est pas par hasard à la fin du
livre IX, livre central du second recueil, et dernier terme de la très
cohérente séquence, publiée en 1678, des livres VII, VIII, IX» Ce livre
Interroge la notion fondamentale - de diversité qu'il inscrit dans la
2937.
Le Singe et le Léopard, (IX,3) vers 26-27.
2938.
2939.
2940.
2941.
L'Ecolier, le Pédant, et le Maître d'un jardin, (IX,5), vers 28.
Ibid. vers 14.
Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 67-68.
Le Déposi tai re infidèle, (IX,1 ), vers 7-8. Les Bêtes sont diverses. E1 les s'opposent entre elles,
mais elles se réunissent à qui mieux dans i8ample comédie.
2942. Ibid., vers 31.
2943. Le Milan et le Rossignol, (IX,18).
2944. Le Berger et son troupeau, (IX,19), vers 28.
problématique des relations de pouvoir, en montrant que les dominants,
le plus souvent, la réduisent à des apparences, la limitent à leur
propre différence, la nient, ou ne la voient pas. Le Milan2943 refuse
ainsi d'entendre la voix singulière du Rossignol. Seul, son propre
"ventre" vaut, et, pour lui, tout être vivant n'est que chair. Quant
au Berger, naïvement, il parle au troupeau des moutons comme sf ils
n'étaient pas de "méchants soldats2944". Il poursuit ainsi, mais
autrement, la même erreur que le Pédant de la cinquième fable,
confondant, par amour-propre, les lieux et les gens, et mettant tout
"en même catégorie". Face à ces dominants, Mme
même
si
son
"parterre"
est
de
la
Sablière,
beaucoupmoins grand que les
jardins de Vaux, ou que i1 Angleterre de Charles II7, apparaît comme
un remarquable exemple de dominant sachant reconnaître la diversité,
favoriser une recherche diversifiée et ouvrir un espace, merveilleux,
de pensée et de vie2946
Mieux que dans Le Singe et le Léopard, La Fontaine peut définir
la
diversité
qui
lui
plaît
par
cette
femme
qui
lui
plaît.
Simultanément, il définit Iris, par opposition au Roi, au Milan, ou
au Berger, comme dominant sachant vraiment reconnaître la diversité»
Cela permet, par un second tour, de définir le bon dominant comme
dominant sachant vraiment reconnaître la diversité et, simultanément,
la favoriser» Par un troisième tour de Singe, cela permet de définir
La Fontaine, lui-même, dans ses Fables,, comme dominant selon cette
logique et, simultanément de définir, contre d1autres, l'entreprise
des Fables * La structure du 'livre IX tout entier - et pas seulement
la nature diverse du livre - fait, en effet, entrer La Fontaine lui-même
et les Fables en résonance avec Mme de La Sablière et son salon«
Au second recueil, le Livre IX, qui finit, singulièrement, par
ce Discours est, en effet, le seul à s'ouvrir sur un éloge des Fables,
présentées comme un ouvrage où se pressent les animaux divers et où
1 ' on distingue» La Fontaine est donc aux Fables et à ses lecteurs
ce que Mme de La Sablière est à son salon et à ses amis» De Le Dépositaire
infidèle au Discours, ils s'associent et se définissent l'un par
l'autre, et, ce système de miroirs construit - hors du politique l'image virtuelle d'un bon dominant
la
diversité,
voire
qui
saurait
reconnaître
la
2946. Le Livre IX finit sur une merveilleuse ouverture qui parait permettre, comme à la fin du livre
VII, d'échapper au monde redoutable des "crimes de la Terre", de la sottise, et du mauvais
mensonge. Cette ouverture est très fragile : au début du livre X, L'Homme et la Couleuvre,
montre que, si l'on peut converser chez Iris, il est vain de vouloir convaincre l8Homme qu'il
7Voir Un
a animal
tort...clans la lune, (VI1,17). Ce rapprochement prendra, biographiquement, tout son sens en 1687, au
1
moment de l'invitation à passer en Angleterre. "Cela pouvait tenter le poète; mais l ami t ié qu'il avait pour
Mme de La Sabl ière et le souveni r de ses bienfaits le retenaient encore". Saint-Marc Girardin, La Fontaine
et les fabulistes, Michel Lévy frères, Paris, 1867, tome I, p.350. L'Angleterre est le pays réel, mais lointain,
où il est possible de vivre sous un bon dominant qui favorise les "beaux arts". Le salon de Mme de La Sabl
ière est le lieu protégé et proche, mais étroit, et menacé où l 'on peut vivre selon la "devise" lafontainienne.
Ces deux l i eux désignent ensemble négativement cet autre lieu qu8 est la cour du roi-soleîl.
susciter, et y ajouter pour le plaisir et 11 instruction des dominés2947.
Par les décalages entre les miroirs, ce système, quoique infini dans
ses potentialités, n1 est pas stérile : la pensée court d.! un pli à
1? autre du "cristal vagabond".
La
Fontaine,
des fables"
qui
qui
Par
dominant,
f
rend
"l âme
captive2948".
"la tient
Oronte.
comme
le mensonge,
utilise
"le
attentive",
Sa
pouvoir
ou,
logique
est
plutôt,
d1
celle
il ne prétend pas,
comme le
Dépositaire infidèle, jouir à la place d* autrui.
Il ne tente pas,
par le discours, d'imposer en Pédant son ego, mais cherche, par le
détour de la fable,
la vérité .
Le
et en lui plaisant,
Livre
IX montre,
à conduire son dominé vers
sur
ce point,
de l'éloquence directe, que pratiquent le Pédant,
Fontaine
dans
Rien de
trop,
et
victime du Dépositaire infidèle.
cou",
comme
quoique
Verlaine,
indirecte,
Plus efficace,
notre
pourrait
fabuliste
pratiquer
qu'elle
permet
et
la
"tordre le
croit
efficace
limites
le Berger, La
Sans prétendre lui
plus
parce
que
les
la
fable,
plus
d'attirer
juste.
et
de
désarmer. Plus juste, parce que les leçons qu'elle donne s'inspirent
à la fois de traditions et de réalités diverses contrairement à
l'éloquence plaquée sur le réel,
théorisent,
textes
par
comme
et
le monde divers...
ajoute
la
sa diversité
fable
Descartes,
l'expérience»
la tradition
et aux leçons des maîtres qui
ancienne
A cette
La
et
double
d'écriture,
pensée
à
saisir
récit
vérifiés
le
seraiu.
plus
voudrait
au
mener
qui
Demeurant
saurait
"sous
travail
"subtilise",
par raison.
désincarné,
Fontaine
non plus seulement
qui
la fable
discours
il
La
tout,
lui faire aborder les sujets
la "quintessence2950 .
plaisant,
accompagne,
diversité,
directement,
qui distingue,
les
l'observation de
et
scientifiques, et la faire servir,
mais
fable
par
vers d'autres lieux,
habits du mensonge",
"ruminer 2949"
sans
de
la
cherche
toujours
enrichir
Alors,
les
de
il
faits
ne
réducteur, mécanique,
austère,
1
2947. Le lecteur dans un cas, les amis présents - parmi lesquels La Fontaine - dans l autre.
2948. A Mme de Montespan, (VII), vers 7-8.
8
2949. Comme le boeuf de L Homme et la Couleuvre, et les philosophes selon Nietzsche,
2950. Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 207 et 209. '
-
et inefficace.
749
-
Il deviendrait recherche,
mouvement divers de lfabstrait au concret, du singulier à 1*universel,
du récit à la théorie, du sérieux au plaisant, et, sans confusion, mais
sans rupture inutile, il éveillerait la pensée, l'aidant à percer "les
ténèbres de la matière2951 ". La Fontaine s1 est plu à ce projet, et 1
' a réussi pour et par Mme de La Sablière, dans ce Discours où la fable
pourrait n'être que fiction ou devenir plat exemple tandis que 11
argumentation pourrait s1êmietter en poussière de faits et se dissoudre
en imprécisions » Réussite limite. En disposant ce chef-dfoeuvre à la
fin de première partie du second recueil, La Fontaine en fait éprouver
le vertige, comme s'il était allé au plus extrême de ce qu'il annonçait
dans 11 Avertissement : "j'ai tâché de mettre en ces deux dernière
parties toute la diversité dont j'étais capable 2952" *
Fondatrice pour la poétique des
Fables,
cette phrase
vaut aussi pour la problématique des relations de pouvoir
2953
« D'entrée
de jeu, La Fontaine s'associe à la diversité comme, au livre IX, il
lui associe Mme de la Sablière, ou, aux premières pages de Psyché, Louis
XIV. Cette association le définit : avant même de se présenter comme
maître, même modestement, il annonce à qui accepte d'avoir "l'âme
captive" par "le pouvoir des fables", qu'il peut compter sur un bon
dominant sachant reconnaître la diversité et, même, y ajouter sans
autres limites que celles de sa capacité.
Cette phrase, cependant, interroge. Si La Fontaine s'en tenait
au mouvement qu'il y suggère, la diversité de son oeuvre pourrait
devenir dispersion ou incohérence2954 : la diversité se perdrait par
la diversité, A toujours ajouter du divers au divers, comment
constituer une totalité ? Si "tout en tout est divers",
l'oeuvre
ou
anéantissantes
dans
?
le
Les
monde,comment
monades,
pour
éviter
parier
des
comme
dans
discordes
Leibniz,
ne
2951. Ibid.,vers 235.
2952.
Avertissement, p. 245.
2953.
La Fontaine l'introduit aussitôt et admirablement dans A Mme de Montespan. Il se définit, malgré
l'apparente modestie, comme un "maître" et il loue Olympe, qui ne semble pas refuser la louange
(Contrairement à Mme de La Sablière) pour sa capacité à distinguer.
2954. Le Discours à Mme de La Sablière est ainsi une oeuvre limite qui risque de se perdre par
l1infinité du nombre des cas ou la cacophonie.
risquent-t-elles pas de s'annuler dans un tourbillon sans limites ?
Par manque absolu d 1 harmonie, le chaos ne menace-t-il pas de supprimer
tout plaisir ? Ne faut-il pas qu'un dominant règle la diversité pour
éviter qu'elle ne se détruise ou ne devienne impitoyable bataille ?
Les Fables, le jardins de Vaux, ceux de Versailles, l'Angleterre de
Charles 11, le salon de Mme de La Sablière sont des totalités diverses,
que ne détruisent pas la discorde ou l'absence de limites. C'est qu'un
dominant les règle, prouvant ainsi qu'il sait vraiment "démêler les
diverses routes d'une contrée". Grâce à lui, la paix règne dans ces
espaces définis. L'intervention d'un dominant serait donc nécessaire
pour sauver la diversité d'elle-même, ou, plutôt, éviter qu'elle ne
se sauve, en partie, par "les crimes de la Terre", par une terrible
autorégulation qui anéantirait les misérables» Ne serait-ce pas alors
"le plus beau des droits8" du dominants que de favoriser l'existence
de la plus grande diversité possible ?
1.2.2
Un dominant selon Oronte favorise la plus grande diversité
possible.
Pour La Fontaine, la diversité du monde est condition d'existence
des relations de pouvoir9, mais elle les rend aussi nécessaires, ou,
8Voir Le Mi Lan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 3.
9Ce point a été traité dans notre partie sur la.Logique de La fourmi : puisque "tout en tout est divers", personne n'est tout. Chacun
8
peut. donc avoir besoin de ce qu autrui détient et chacun est tenté par la vanité de s'affirmer contre autrui pour oublier sa propre
finitude. Comme il n!est pas de façon plus immédiatement satisfaisante pour s'affirmer que de nier autrui et comme
il n8 est pas de façon apparemment plus efficace pour en obteni r des b i ens que de les exiger, la plupart
plus précisément, elle en rend certaines
éthiquement
légitimes «
nécessaires
Loin
d'expliquer seulement le fait,
elle fonde alors le droit.
La logique de la Fourmi, seule, entraînerait le monde divers
chaos
et
à
s'installerait.
la
mort.
et
Une
guerre
au
continuelle
Les misérables seraient écrasés,
et le plus fort
mourrait enfin pour avoir tout détruit. La diversité menace la
diversité : dans Rien de trop, le blé , les moutons, les loups et l'homme
devenus successivement, par la grâce de Dieu, les dominants de la terre
entreprennent d? anéantir leurs dominés. Le blé prend pour lui toute
la richesse des guérets. Les moutons laissés à eux-mêmes broutent tout.
Les loups croquent tous les moutons, et lfhomme, comme en témoigne L1
Homme et la Couleuvre, "a le plus de pente à se porter dedans 13 excès2957.
. . Puisque les faibles ne peuvent résister, "le maître de la nature2958"
doit intervenir. Au blé, il oppose les moutons* Aux moutons, les loups,
et aux loups, 1'homme * *. Il sauve la diversité de la nature en y
introduisant davantage de diversité.
Possible dans un système ouvert, cette méthode ne résorbe pas
complètement le désordre, mais elle le limite, sans supprimer le blé,
les moutons, les loups ou l'homme. Là réside en effet la question. Dieu
devait-il faire disparaître un de ces fauteurs de trouble, comme le
lui aurait conseillé "l'Olympe en corps2959", et réduire la diversité
? Mais alors, suivant cette logique, il aurait dû tout anéantir.
Supprimant l'homme, il aurait dû supprimer le loup, puis le mouton,
puis le blé... Cela aurait été la mort partout. Ne valait-il pas mieux
accepter un certain désordre, même violent, en limitant au mieux son
extension par la diversité ?
La Fontaine n'est pas Leibniz, mais il juge que Dieu "fit bien
ce qu'il fit2960" en ne supprimant pas les loups, ou le blé, ou l'homme.
Le monde sans chaos où le Métayer2961 souhaite vivre, vaut moins que ce
monde où tant d'éléments sont "appointés contraire2962" : le désordre
est productif et la diversité, qui l'implique nécessairement, est
source de joie.
"Un pré tout bordé de saules 2963 où dansent les Nymphes
est délicieux à regarder, mais 11herbe, heureusement tondue par un âne
2957.
Rien de trop, (IX,11), vers 23-24.
2958.
2959.
Ibid., vers 4.
Jupiter et les tonnerres, (VIII,20), vers 58.
2960.
Voir Le Gland et
la Citrouille,
( IX, 4 ),
vers 1,
et La Querelle des Chiens et des Chats et celle des Chats et des Souris,
(XII,8), vers 42.
2961.
Jupiter et le Métayer. (VIII,4).
2962.
La Querelle des Chiens et des Chats...(XII,8), vers 6.
2963.
Le Songe de Vaux, O.P., p. 106.
ou par les moutons, n* est, en partie, sauvée que par les loups «
L 1 agneau ou le mouton sont pourtant à plaindre et on ne saurait
approuver, comme le ferait Pangloss, les "puissances" qui massacrent
1'Ane ayant tondu d3un pré la largeur de sa langue2964» Chez La Fontaine,
aucun ordre global et fixe ne peut rien justifier,, Le
11
f abricateur
souverain2965" est un bricoleur, toujours prêt à améliorer sa création.
Point d'harmonie préétablie ! "Le maître de la nature" procède par
des créatures sont candidates à des pos i t i ons de dominant. La diversi té des occasions, des possessions,
des temps, des li eux, des rapports de force et des intelligences, leur permet souvent d'y accéder. C 1 est
donc parce que le monde est divers qu'on y voi t la Fourmi s'imposer à la Ci gale et que dominent, en bi en
des l i eux, des dominants qui suivent sa log i que.
tâtonnements, par corrections, par ajouts successifs pour enrichir son
oeuvre, sans la nier» Remarquons que le maître des Fables procède de
même dans son oeuvre dont la scène est l'univers* 11 ajoute. Il corrige
. Il rectifie. Travaillant à la fabrique des Fables, il ne cherche pas
à réduire la diversité au nom d'une cohérence préétablie, mais suggère
de lire le sens dans le mouvement, symbolisé par "l'onde pure 2966" «
De même, la volonté du "maître de la nature" se lit-elle dans la série
des interventions qu'il opère pour limiter les excès successifs du blé,
du mouton, et du loup. L'homme, s'il sait et s'il désire lire, y
reconnaît la volonté de corriger certains excès, non pour faire de
l'ordre, mais pour maintenir et même enrichir la diversité I
Cette volonté est certes ambiguë « Que "la Discorde ait toujours
régné dans l'univers2967, entraînant force catastrophes, peut faire
conclure que son Maître s'en trouve bien2968. La Fontaine s 1 interroge
« Dieu ne serait-il pas pareil à ce maître qui profite de la
"combustion2969" de sa maisonnée pour se défaire, à peu de frais, des
souris
emplois
?
Constatant
2970
"
de
l'impossibilité
de
chacun et de maintenir une
longtemps
"union douce
2964.
Les Animaux malades de la Peste, (Vï1,1), vers 53.
2965.
La Besace, "(1,7).
2966.
Epilogue du second recueil, vers 1.
2967.
2968.
La Querelle des Chiens et des Chats et celle des Chats et des Souris, (XI1,8), vers 1.
Ib d. voi r vers 37.
,
Ib d. vers
i
,
2970. Ib
vers
2971. Ib
vers
2969.
"régler
2971
les
",
25.
|
"u ~
| d
13.
16.
Dieu ne serait- i l pas un dominant cynique ? La Querelle des Chiens
et des Chats et celle des Chats et des Souris interroge de fort loin
et fort loin» Domestique, elle implique aussitôt le politique, puis
le métaphysique, et peut-être même le poétique. Vrai tourbillon de
Chiens, de Chats, de Souris et de questions, le débat, commencé par
un os ou d1 un plat de potage, passe à la salle et à la cuisine, puis
à la maison tout entière, avant d5 aller ébranler la légitimité de tout
maître possible « La Fontaine ouvre le débat,
en feignant habilement
de le clore :
On ne voit sous les cieux
Nul animal, nul être, aucune
Qui n'ait son opposé ; c'est
D'en chercher la raison, ce
Dieu fit bien ce qu' il fit,
créature,
la loi de Nature »
sont soins superflus.,
et je n'en sais pas plus 2972.
Cette formule d f apparent catéchisme rappelle Garo, au livre IX.
La Fontaine est prudent, mais l'Interrogation, introduite par ce refus
de s'Interroger, demeure, et travaille. Rien ne permet d'assurer que
Dieu ne soit pas pareil au "Maître du logis2973". Ce fait, certainement,
hante notre fabuliste, il veut bien admettre que les "Dieux sont
bons2974", mais la diversité du monde créé autorise tant de chaos, tant
de guerres, tant de crimes de la terre apparemment impunis I Cependant,
que servirait de vouloir déterminer la raison de Dieu ? On la saurait,
on n'y changerait rien, et comment la savoir ? Mieux vaut laisser au
"Maître de la nature" le bénéfice du doute, parier sur sa bonté globale,
jouir de la nature si riche, et tenter de constituer, loin des "grosses
paroles2975", et en se souvenant peut-être des "barbacoles2976, une paix
qui permette de vivre au mieux avec la diversité ?
Sur cette terre, les dominants selon Oronte limitent les
troubles
qu'elle
occasionne,
s 1 efforçant,
en
le
plus
ibid., vers 37-42.
2973. Ibid., vers 37.
2972.
2974.
Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 1.
2975.
Ibid., vers 43.
2976.
Ibid.,
vers 46.
Ce
sont
là des
dominants,
1
reviendrons, dans quelque pages sur l éducation.
ridicules,
mais
qui
visent
éduque r.
à
Nous
possible, de la maintenir ou de i5 accroître. Protecteurs, ils
défendent des faibles contre les forts, compensant, autant qu'ils le
peuvent, les limites étroites que la nature impose aux êtres. Ils
abritent» Ils soulagent « Aussi, les faibles, comme La Fontaine,
demandent-ils instamment cette aide et, pour l1obtenir, acceptent-ils
souvent dfobéir, se faisant dominés pour ne plus i1 être ou, tout au
moins, pour 11 être moins durement. Comme grouillent partout les tyrans
et que 1!angoisse de se perdre est générale, toujours se maintient le
besoin
de
ces
hospitaliers
2977
maîtres
protecteurs
qui
sont
les
nécessaires
d'un monde divers, violent, contradictoire, où l'on
est limité, où 1 ' on meurt, où l'on devient malade, où le Lion2978 même,
du fait de l'âge, peut se trouver soumis à l'Ane.
A l'Hospitalier, l'ultime fable du Livre XII joint le Juge
Arbitre, dernier juge d'une longue série : pour La Fontaine, le pouvoir
des juges, quoique critiquable dans son exercice, est nécessaire, et
cette nécessité est le plus légitime fondement de l'existence du
pouvoir. La diversité des créatures multiplie en effet les occasions
de "débats" et d1 "affaires2979" qu'elles ne peuvent résoudre ni par les
arguments ni par la force» Comment éviter la guerre, la destruction,
ou la dispersion sans recourir à quelque arbitre ? Comment constituer
des corps politiques si l'on ne s'accorde pas sur quelque principe que
représenterait, formulerait et Imposerait aux récalcitrants un être
ou une institution particulièrement sage, c'est-à-dire capable de voir
chacun
et
tout,
le
multiple
et
l'un,
les
!
intérêts particuliers et 1 intérêt général ? Or, comme "tout en tout
est divers" et que la diversité implique la finitude de chacun, des
corps politiques sont nécessaires. Aussi faut-il des conciliateurs
2977.
8
Nous renvoyons Ici à la dernière fable du livre XIî- "Hospitalier" y permet à La Fontaine de rendre l idée d'Ârnauld d'Andilly
1
et de suggérer deux idées qui nous intéressent également ; l Hospitalier c'est évidemment d'abord celui qui
"s'occupe à visiter les malades" selon la formule d'Arnaud d1Andilly. C'est encore celui qui appartient
aux aristocratiques ordres hospi taliers. C'est enf i n celui qui est hospi talier (Deux occurrences,
au moins, de ce mot chez La Fontaine : Le Chat, la Belette et le Peti t Lapin ( vers 11), Ph ilémon et
Baucis (vers 37)). Plus qu'un simple garde-malade, l'Hospitalier de La Fontaine nous paraît donc figurer
un noble qui se consacrerai t généra lement à la protection des faibles en créant pour eux un espace
où les plus cruels auraient pe i ne à interveni r.
2978. Le Li on devenu vi eux, (111,14).
2979. Voir Le Pouvoir des fables, (4, IV), vers 6-7. L'allusion à Le Chat, la Belette et le petit Lapin dans
Le Pouvoir des fables n'oppose pas seulement le monde des fables, réputé peu séri eux, à l'histoire.
Elle i nd i que ta fonction que La Fontaine assigne au dominant : être, comme l6 attendent la Belette
et le pet i t Lapin de Grippeminaud un "arbi tre expert sur tous les cas", ma i s ne pas agi r comme
Grippeminaud.
capables d f imposer une cohérence à des gens que leur diversité
opposerait au risque de perdre toute "puissance 2980". L' Orateur Démade,
par le pouvoir des fables, amène ainsi "1 ' animal au têtes frivoles2981
" qui se divertissait par mille jeux à constituer une unité capable
de s1 opposer à Philippe» Sans lui, le corps politique se serait
dispersé et 11 inconsciente liberté de chacun aurait immanquablement
entraîné l'esclavage de tous . De même, l'apologue que présente
Ménénius au Membres est-il porteur d'une vérité : divers, les Membres
ont des intérêts divergents et ils doivent pourtant, parce que divers,
vivre ensemble» S'il n'est pas d'estomac qui répartisse la nourriture
ëquitablement, ils meurent tous2982 . Aussi, un maître, qui est un
arbitre,
leur est-il indispensable «
Le dominant selon la logique d'Oronte est ce personnage qui relie
des éléments divers pour que leur diversité ne devienne pas chaos, mais
parterre où "l'abeille se repose / Et fait son miel de toutes
choses2983". Là où n'existerait que trouble ou néant, il permet la plus
grande diversité possible. Oronte, dans Le Songe de Vaux, organise
ainsi le concours entre les Fées. Dispersées, elles n'auraient
peut-être créé aucune "merveille", mais il les met en présence, et fixe
des règles : le "prix était le portrait du Roi, qui serait donné par
des juges, sur les raisons que chacun apporterait pour prouver les
charmes et l'excellence de son art2984". Oronte trouve là "l'occasion
d'embellir la maison de Vaux2985" et de donner ainsi du plaisir à ses
dominés» Palatiane,
Apellanire,
Hortésie
et
Calliopée
concourent donc. Chacune fait un discours qui convaincrait si les
autres n1 existaient « De puissants arguments sont échangés, mais, bien
qus Apellanire, un instant, semble vouloir interrompre 2986 Palatiane,
2980.
"Toute puissance est faible, à moins que d'être unie". Le Vieillard et ses Enfants, (IV, 18), vers 1.
Le Pouvoir des fables, (4, IV), vers 44.
2982. De cette vérité, on ne peut cependant conclure que le Sénat romain remplisse exactement cette fonction
5
s
à l égard des Romains. De la néeessi té d un maître on ne saurai t conclure à la valeur de tel ou
tel maître.
2983. Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 22-23.
2984. Le Songe de Vaux, O.D., p. 80.
2985. Ibid., p. 80.
2981.
le concours ne devient jamais conflit* Sans trouble, son déroulement,
avec ses retournements, suscite des émotions dans le public. On se
plaît2987. On est ravi2988 . On doute2989 . On applaudit2990 . A la fin "la
harangue de Calliopée produisit un merveilleux changement dans les
esprits2991 " . Peu à peu, un sens s1 élabore, une conviction s5 établit.
Oronte cependant n1intervient pas pour 1'imposer. Jamais, il ne "vient
interrompre" . Il laisse parler
11
tout à loisir2992". Il est presque
invisible, faisant, à 1!occasion, un signe minimum, mais sa présence
- et celle des juges qu? il a désignés - est nécessaire pour éviter
la "confusion2993", et faire de ce concours une totalité mouvante et
délicieuse, qui peut se métamorphoser2994,
diversité *
sans que cesse jamais la
Environnant ce concours, les jardins et la maison de Vaux
constituent aussi une totalité, où Acante se promène, et dont les
divers éléments sont reliés par Oronte. De même, dans les jardins de
Versailles, les quatre amis vont, par des allées, de la Ménagerie à
l f Orangerie, puis au château dont la description serait "oeuvre
infinie2995 " et où leur attention est attirée par une totalité diverse
et reliée, "un tissu de la Chine, plein de figures qui contiennent toute
la
religion
de
ce
pays
là2996" .
"Du
château,
ils
passèrent dans les jardins " . Ils visitent ainsi la grotte de Théthys
2986. "Les seules fées témoignaient beaucoup cl8 indignation, et secouaient la tête à chacune de ses raisons;
je vis même l8heure qu8Apellani re l8 interromprai t", Ibid.f p. 86.
2987. "Sa fierté et le caractère de sa harangue n1ava i t pas déplu", Ibid., p. 86.
2988. "Oronte et les demi-dieux se regardèrent comme ravis". Ibid., p. 91.
2989. "Chacun commença de douter quaon voulût accorder le prix à une beauté si frêle et si journalière",
Ibid., p. 92.
2990. "Après que l'applaudissement qu'on donna à la harangue de Calliopée fut un peu cessé", Ibid., p. 93.
2991. Ibid., p.93.
2992. Le Rat de ville et le Rat des champs, (1,9), vers 25-26.
2993. "Les juges, pour évîter la confusion, ayant ordonné qu'elles ne s!interrompraient point" ______ Le
Songe de Vaux, O.D., p. 85.
2994. "Les juges ordonnèrent pour tout résultat que, puisque les choses étaient tellement égales, ces quatre
fées feraient paraître sur le champ quelque échantîlIon de leur art"... Ainsi, la joute oratoî re laisse
place au spectacle: les esprî ts demeurent "comme suspendus dans l1attente d'autres merveîlles". Ibid.,
p. 96.
2995. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 130.
2996. Â la cohérence infinie, et en abyme, d8 un tel détaî l avec toute sa problémat îque de la diversité,
du pouvoi r, et de Psyché, on ne peut que saluer l1 uni té génî aie de l3 oeuvre de La Fontaine. Ibid.,
O.D., p. 130.
où ils font donner les fontaines et se consacrent à la première partie
du roman de Poliphile. Ensuite, après avoir conversé, Ils se rendent
au Fer-à.-Cheval, "ne se pouvant lasser d1 admirer cette longue suite
de beautés toutes différentes qu'on découvre du haut des rampes 2998".
Ils vont ensuite voir "le salon et la galerie qui sont demeurés debout
après la fête qui a été tant vantée2999" » Enfin, ils s'asseoient "sur
le gazon qui borde un ruisseau, où plutôt une goulette, dont cette
galerie est ornée3000". Délicieusement, ils s'y occupent de la suite
des aventures de Psyché*Un itinéraire est ainsi créé parmi les diverses
liaisons suscitées par "l'âme de ces merveilles 3001 " et par le Roi.
Peu importe aux quatre amis de tout comprendre I Comme dans le tissu
de la Chine, le mystère ajoute au plaisir. 11 suffit d'éprouver que
les éléments divers, reliés ensemble par des allées, par des flux, par
des abymes successifs, par un conducteur ou par le temps, composent
ensemble une "oeuvre Infinie" qui se métamorphose. Versailles est
cette composition, ou cette "suite", d'éléments divers, dont chacun
est une . totalité belle, changeante, et diverse, si bien qu'il
participe du tout dont il est aussi une image. Le groupe des quatre
amis, avec sa diversité, sa conversation qui crée toujours du
mouvement, et son aspiration commune au plaisir, participe ainsi à
Versailles, est image de Versailles et se . trouve être homologue de
chacun de ses éléments. Il a donc, comme tout élément, sa fin
singulière,
et
cette
fin,
loin
de
contredire
les
autres
fins
singulières, ajoute à la totalité. Les quatre amis, qui regardent
surtout au "plaisir", mais dont "la connaissance avait commencé par
le Parnasse3002, joignent par la conversation, par L'écoute ou par la
lecture, 11 espace
Ils
font
littéraire
à
l'espace
architectural.
2997.
2998.
2999.
3000.
3001.
3002.
ib
Ib
i
ïb
Ib
i
Ib
i
Ib
i
d. p.
d. P
130
185.
d. p.
187
d. p.
188
d. p.
187
d. p.
127
naître, par 13 écart entre ces espaces, ou plutôt ces rêves, qui se
mirent3003, d'infinies réflexions. * . En se promenant en divers lieux,
en les considérant, et en y évoquant les amours de Psyché, ou les
valeurs respectives de la comédie et de la tragédie, ils multiplient,
sans créer de heurts, la diversité dont ils participent. Comme
l'Orangerie ou comme les fontaines, mais en un sens plus riche, parce
qu'humain, ils suggèrent ainsi l'excellence de ce bon dominant que
Louis XIV paraît être. Par effet second, grâce à la double attitude
d'Amour, ils suggèrent l'ambiguïté de sa logique de pouvoir « Par un
effet troisième, ils suggèrent l'excellence de qui manie, en maître
souverain,
le pouvoir des fables...
A lire cette oeuvre étonnante, on comprend mieux qu'un bon
dominant est, pour La Fontaine, un maître qui, parmi le "chaos 3004"
souvent incompréhensible de l'univers, parvient à créer, en faveur de
ses dominés et aussi de lui-même, un monde divers, mais harmonieux,
un monde qui soit stable, mais qui, loin d'être inerte, participe du
mouvement universel vers la volupté. Toujours parfait, un tel monde
n' est pourtant jamais achevé» Toujours lumineux, il n'est jamais
complètement connu et goûté. Le regard n'en finit pas de découvrir les
fleurs et les ombrages» Aussi, ne cesserait-on jamais, sans la mort,
d'y approcher la "douce Volupté3005". Elément et image d'un tel monde,
le concours qu'organise Oronte est ainsi un exact opposé du procès que
préside le Lion dans Les Animaux malades de la Peste. Quand, le maître
de Vaux fait, en une suite harmonieuse, parler les différentes
le
Lion,
qui
feint
de
s'exprimer, déchaîne un confus
laisser
voix,
chacun
f!
haro3006f!. Quand le concours initie
Penser au palais d8Amour et au palais de Versailles. Penser au coucher de soleil du premier (p. 154),
et au coucher de soleil du second (p. 259) : les mots sont presque les mêmes.
3004.
Ce thème n'est jamais mieux présenté que lors de l!évocation d'une tapisserie dans -le palais d'Amour
:
"Dans la première on voya i t un chaos,/ Masse confuse, et de qui l'assemblage/ Faisai t lutter contre
l'orgueil des flots/ Des tourbîlIons d'une flamme volage./
Non loin de là, dans un même monceau,/L'air gémi ssaî t sous le poids de la terre :/ A î ns i le feu,
l'air, la terre, avec l1eau/ Entretenaî ent une cruel le guerre./
Que fait l'Amour ? volant de bout en boutf / Ce j eune enfant, sans beaucoup de mystère, /En badinant
vous débrouille le tout,/ Mille fois mi eux qu'un sage n'eût su fai re". Ibid., p. 146-147.
3005. Dans l ' hymne de Pol iphi le, juste avant le coucher du solei l, le rappel de la brièveté de la
vie est essentiel. Sans le temps et la mort, le mouvement, pour chaque créature, paraîtrait
infini, mais il ne l'est que pour le tout. L8 hymne se colore donc d 8 amertume, mai s la nui t de
Psyché n* est pas "la profonde nui t" de la fin d'Adonis. Elle est précédée d'un plaisir, et la
lune y sert de guide.
3003.
un mouvement vers "d? autres merveilles3007", 11 ordre léonin se fige
en un monochrome "noir3008" . Le dominant qui suit la logique dfOronte,
s1 il ambitionne, comme le Lion, de constituer des totalités, et s 1il
souhaite aussi en éliminer les "malignes influences3009" ne procède
pas par élimination d! une voix divergente, ou du temps. Il connaît,
au contraire, "les divers talents301011 de chacun et de chaque chose,
et il tente de donner à tous
3
11
quelque rôle" dans une composition qui
ne se maintient qu en mouvement, en devenant toujours autre, sans
pourtant
enchanté
jamais
3011
cesser
dfêtre
un
monde
distinct,
et
comme
1
, dans 1 univers.
Comment ce monde fonctionne-1- il ? Ses éléments, porteurs
pourtant de son énigme, l'ignorent largement et le dominant 3012,
peut-être, ne le sait pas "d'un lucide savoir. Il y a là du .mystère»
C'est
un
"charme3013"
dont
II
n'est
"personne
qui
d'abord
ne
s'étonne3014, une "douce violence3015" qui relie et contraint sans qu'on
s'y oppose.,. Psyché voudrait connaître complètement ce mystère. Son
angoisse est extrême : n'est-elle pas entre les mains d'un monstre
? Remontant de "replis" en "replis" une "onde 3016 jusqu'à la grotte,
elle prétend donc voir l'auteur de ce palais merveilleux, son mari.
Celui-ci refuse. Grand débat, et position complexe de La Fontaine I
La jeune mortelle se trompe en voulant tout voir, puisqu'on ne le peut,
mais Cupidon n'a pas raison de se dérober et de susciter un trouble
inutile « N'est-il pas compréhensible que le dominé veuille connaître
au mieux ce dont l'énigme fait, peut-être, le pouvoir, et dont
l'inévitable ambiguïté suggère de possibles dangers 3017 ?
Cette ambiguïté, qui frappe au coeur de la logique d 1 Oronte et
5006, Les Animaux malades de la Peste, (VII,1), vers 55»
3007. Le Songe de Vaux, O.D., p. 96.
3008. Les Animaux malades de la Pesteg (VI1,1), vers 64»
3009. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 259.
3010. Le Lion s'en allant en guerre, (V,19), vers 19.
3011. Voir Le Songe de Vaux, O.D., p. 82.
3012. Amour croît savoir "ce que c1 est d*amour" (p.154), au moment même, où îl se trompe avec Psyché. C1
est par elle qu'il apprendra à aimer.
3013. A Mme de Montespan, (VII), vers 7. Le mot charme revient partout. ....
3014. Le Songe de Vaux, O.D., p. 98.
3015. "Vous les contraignez même par une douce violence de vous aimer"... A Monseigneur Fouquet, O.D., p.
798.
3016. "Un jour que la beauté d!une onde l3avaî t attirée, elle se laissa conduî re insensiblement aux replis
de l'onde. Après bî en des tours, elle parvînt à sa source. C * étai t une grotte"... Les Amours de
Psyché et de Cupidon, O.D., p. 150.
qui nous paraît l'obscur objet de Psyché, concerne le champ entier
des relations de pouvoir, et, en particulier, dans cette oeuvre même,
la relation entre conteur et lecteur« Elle concerne ainsi les Fables
qui, dans l'oeuvre, qu'elles contribuent à constituer, sont la plus
riche image d'un monde régi par un dominant selon Oronte« Comment
interroger valablement la fonction du "je" qui s'y donne à voir, y
tient toujours "quelque rôle3018, mais aussi s'y dérobe en un clin
d'oeil, sans penser au corps d'Amour, d'abord abusivement caché, et
dont l'invisibilité met en péril tout le plaisir qu'apporte le
merveilleux château édifié pour Psyché ? Au contraire de Cupidon, le
fabuliste ne se cache pas» Il fait quelques gestes, . même légers.
Ce n'est pas d'une ombre épaisse, "inaccessible3019", riche en monstres
putatifs, qu'il tient les fils de "l'ample comédie à cent actes
divers3020" « Si les fables ont un charme, on ne peut imaginer que
l'auteur des Fables, soit un malin génie » Pas de trouble créé par
cette éventualité
!
Mieux même, en y jouant "quelque rôle" et en y Introduisant son
regard, La Fontaine rend simultanément plus divers et plus cohérent
ce monde dont - et par lequel - il est le maître. 11 ajoute à la
perfection de cette oeuvre en mouvement permanent, où le lecteur va
de repli en repli, sans jamais épuiser, par un itinéraire, le plaisir
et le charme, parce que chaque élément y est une totalité diverse,
diversement reliée à toutes les autres, aux autres oeuvres, à toute
3017.
1
Pour comprendre cela, Amour devra d abord se découvrir mystérieux à lui-même, constater qu'il aime et il qu'il ne sait pas
61
!
complètement "ce que c est d'amour".
-
3018.
Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 29.
3019.
Voir le fort où se cache le monstre dans Adonis. Adonis, O.D., p. 11.
3020.
Le Bûcheron et Mercure, ( V, 1 )
3021.
Les Membres et l'Estomac, (Iïf,2).
r
vers 27.
la littérature, et, en définitive, à 11 univers.... Conçues par qui
sait, contrairement à Mënënius3021 ou même à Démade, s'avouer parfois
"gros Jean" et "enfant", les Fables sont
diverse,
accueillante,
jamais
faire,
à
sa
fantaisie,
totalité,
achevée, distincte, mais point
séparée par d'étanches murs, si bien que
y
une
"i
1
âme
captive3022"
peut
comme
les poissons dans la rivière, "mille tours3(k3|f, ou s1 en aller, comme
il est loisible au Saumon et à 1! Esturgeon en suivant
qui
"entretient
1
1 Océan
commerce
11Anqueuil
avec
3024
" «
Aux premiers temps de l'oeuvre, "le carré d1 eau" de ces poissons
nous paraît être la plus nette, mais non la plus riche, image d 5 un
monde dominé par un maître selon la logique d'Oronte. Ce n'est pas
la "rivière3025 où se plaisent la Carpe et le Brochet, courant d'onde
libre, mais sous l'oeil du Héron, Ce n'est pas non plus le vivier
"transparent, peu creux, fort étroit3026" où les Poissons se font
méthodiquement croquer par le Cormoran» Le Saumon et l'Esturgeon,
différents entre eux, nagent et parlent dans un monde immobile,
limité, géométrique, transparent, mais où tout mouvement leur est
possible et où nul ne les empêche d'être "pleins de santé et pleins
de vie3027". De cette "prison volontaire", où rien ne les empêche de
partir, mais où ils sont à l'écart de l'universelle dévorât ion des
"petits"
"bouger
par
les
"gros3028",
ils
ont
"bonne
envie"
de
ne
pas
3029
". Leur raison majeure:
On y voit souvent les yeux De
l'adorable Sylvie3030»
Ces derniers vers des fragments publiés en 16-72 ne sont pas
simple galanterie pour l'épouse de Fouquet. Les yeux que voient
poissons
et
qu'ils
adorent,
sont,
par
les
leur
f
féminité, l'expression du charme d Oronte, Avec eux, La Fontaine
indique, pour toute l'oeuvre, qu'en dernière analyse,
ce qui rend
possible une totalité diverse - la plus
3022.
3023.
3024.
3025.
A Mme de Montespan, (VII), vers 8.
3026.
Les Poissons et le Cormoran, (X,3), vers 18.
Le Songe de Vaux, O.P., p. 97.
Le Héron, la Fille, (VII,4), vers 3.
Ib
Ibi d.
Ibi d.
P- 98.
C
L
3028.
3029.
3030.
Le Héron, (VII,4), vers 5.
p
p.
99.
99.
diverse possible - et harmonieuse, c1 est le regard d■ un dominant
qui peut tout voir, qu'on voit "souvent" mais pas toujours, qui plaît,
qui attire différents dominés à vivre en sa "prison volontaire".
Intermittent mais toujours nécessaire, ce regard fait un monde divers
de ce qui pourrait n'être que transparence vide ou chaos. Loin d'être
"l'oeil du maître3031 " qui met "en même catégorie3032", sélectionne pour
tuer, fige, "tronque3033", objective, il suscite un échange 3034,
favorise chez autrui l'affirmation de soi3035 , construit, par le désir
partagé de volupté et parce qu' il voit, une totalité diverse,
harmonieuse, et en mouvement* Il est donc simultanément ce qui charme
et ce qui voit, ce qui aime avec coeur et ce qui sait distinguer avec
62
-
esprit» Ainsi, à la fin d'Un animal dans la lune, c'est un oeil royal,
posé sur une lunette et savant, qui semble mener l'Angleterre, cette
totalité heureuse où l'on s'occupe "tout entiers aux beaux»arts 3036"»
. .
Cette importance du regard, pour les dominants qui s 1efforcent,
comme Oronte, de permettre la plus grande diversité possible,
implique qu'ils sachent parfaitement "démêler", par naissance ou par
éducation, "les diverses routes d'une contrée". Loin de reconnaître
seulement la diversité,
1.2.3
ils doivent aussi la connaître «
Le dominant selon Oronte doit connaître la diversité.
Ue erreur peut troubler, détruire e4"
m
"sage ennemi" vaut mieux
qu'un "ignorant ami3037". Un dominant sans discernement ne saurait donc
favoriser les plaisirs d5 autrui, mais reconnaître la diversité ou
la louer, comme Garo3038,
3031.
3032.
3033.
3034.
3035.
3036.
3037.
3038.
ne
suffit
pas.
Il
faut
la
Voir L'Oei[ du maître, (IV, 21).
L'Aigle et le Hibou, (V,18), vers 11.
Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 31.
"On y voi t souvent les yeux" est, de ce point de vue, un vers admi rable.
Les poissons parlent !
Un animal dans la lune, (VII,17), vers 72.
L'Ours et 1'Amateur des jardins, (VIII,10), vers 57-58.
"En louant Dieu de toutes choses,/ Garo retourne à la maison". Le Gland et
vers 32-33.
connaître,
en
la Ci troui1 le, (IX,4),
venir,
comme Platon, à "la
connaissance de chaque espèce3039", savoir
distinguer entre les intérêts de plusieurs Fourmis 3040, juger d'un
Renard et d'un Loup qui plaident3041 , apercevoir qu1 une jeune femme
ne se soucie pas que de menus plaisirs3042, distinguer, même sur mauvais
renseignements, qui sont les enfants du Hibou3043, et comprendre que
pour mettre en une oeuvre "toute la diversité3044 dont on est "capable",
il faut connaître de multiples "traits".
En louant chez le jeune cardinal de Bouillon, sa capacité à
"démêler les diverses3045" routes du Parnasse et à juger des orateurs
avec un "discernement qu'on ne peut assez admirer3046", La Fontaine fait
bien son métier de flatteur» Il loue cependant une qualité qui lui
plaît, qu'il aperçoit sûrement chez son destinataire, et qu'il juge
significative d'un bon dominant. Cet éloge est" élément d'un programme
plusieurs fois formulé dans son oeuvre. Quand 11 loue Mme de Montespan,
ne s'exclame-t-il pas : "Eh, qui connaît que vous les beautés et les
grâces3047" ? Dans Le Songe de Vaux, Oronte ne discerne™t-il pas comme
les meilleurs juges, et comme Acante, les mérites respectifs des
quatre fées ? Quant à Apollon, dans Clymène, il n'ignore rien des
divers tons poétiques» Il demande aux Muses "du nouveau 3048", veut que
11 on ajoute à la diversité du Parnasse, mais juge avec discernement
des beautés anciennes et de leurs charmes «
63
-
En accord avec ces textes, l'éloge du cardinal de Bouillon, s'il
résulte d'un intérêt bien compris, témoigne d'une cohérence de pensée.
En sachant démêler les routes du Parnasse, Apollon, Oronte, Mme de
Montespan et ce cardinal manifestent, contre la Fourmi qui humilie
la chanteuse, leur logique
Parnasse
3039.
est,
de
eneffet,
pouvoir
contrée
et
leur
capacité.
singulièrement
Le
complexe «
Avertissement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine,
O.D., p. 653.
3040. L'Eléphant et le Singe de Jupiter, (XII,21), vers 36.
3041. Le Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe, (11,3).
3042. Le Calendrier des vieil lards, Contes et nouvelles, II.
3043. L'Aigle et le H i bou, (V,18). Le bon dominant est capable de passer outre aux insuffisances de discernement de ses
3044.
3045.
3046.
3047.
3048.
dominés. Charles II voit plus clair que tout le monde.
Avertissement du second recueil, p. 245.
A son Altesse Monseigneur le cardinal de Bouillon, O.D., p. 47.
Ibid., p. 47.
A Mme de Montespan, vers 22.
Clymène, Contes et nouvel les, III, vers 35.
Les
routes
764
-
en sont
très mêlées3049, Un grand "mérite3050" est exigé pour les connaître,
surtout à trente ans, puisque ne suffit pas cet "oeil du maître 3051 ",
aimanté par le désir d1 un plaisir exclusif, et apte à repérer dans
une structure simple un élément inattendu. Point de grille de lecture
commode I Qui démêle les routes du Parnasse peut donc probablement
démêler celles de l'univers dont elles sont un élément et 11 image !
C'est une preuve de discernement, la meilleure, peut-être, qui se
puisse trouver. C'est aussi gage, de bonnes intentions* Que gagnerait,
en effet, un dominant, comme dominant, à s'aventurer profondément en
cette "contrée" ? Cela n'accroîtrait pas son pouvoir, lui ferait
perdre un temps précieux, et ces "grâces légères3052", par rapport au
plaisir de dominer, ne lui procureraient que des plaisirs de faible
intensité. S'il a besoin de se détendre, une diversité de Léopard 3053
fera "bien son affaire10" I Qui s'occupe en connaisseur des "contrées"
du Parnasse témoigne donc chercher autre chose que les bénéfices et
les joies de la domination*
Louis XIV,
cependant,
aime
l'opéra,
mais ne distingue
pas "de quelques airs choisis les mélodieux chants,/ Boisset,
Gaultier, Hémon, Chambonnière, la Barre305"S1 . . . L'opéra,
est mêlé,
évoque la guerre,
où tout
flatte son ego
de conquérant, et impressionne la Cour et la Ville. De tels dominants
peuvent utiliser pour leur politique des effets d'art, voire s'y
plaire, mais ils ne rendent personne aux "beaux-arts3056", et ils
ignorent "les beautés et les grâces". Ils n'en ont que faire. Elles
leur déplaisent même parce qu'en ces routes si mêlées du Parnasse,
où certains chantent
3049.
3050.
3051.
3052.
3053.
3055.
3056.
"à tout venant",
il n'y a pas de centre,
pas
Il suffit de lire Clymène ou la lettre A Monseigneur l8évêque de Soissons pour se représenter la
conscience qu'en a La Fontaine.
A son Altesse Monseigneur le cardinal de Bouillon, O.D., p. 48.
Voir L'Oeil du maître, (IV,21).
Le Pouvoir des fables. (VI11,4), vers 3.
Voir Le Singe et le Léopard, (IX,3).
A M. de Nïert, O.D., p. 618
Un animal dans la lune, (VII, 17), vers 72.
10Le Coq et la Perle, (1,20), vers 6 et 12.
plus que dans les Fables ou même dans Psyché3
.
Sauf à se croire
sottement Phénix, le dominant ne peut pas être le centre. Il y a là
infiniment de divers, de nouveau, de centres multiples, de regards
autres, une infinité de regards autres...
Sous l'influence des amis de Mme de La Sablière, la Fontaine a
ajouté la science aux "contrées" du Parnasse « Charles II regarde dans
une lunette, Uranie, cependant, est Muse de 1? astronomie et la
diversité des routes du Parnasse est celle même du monde. Science,
poésie comme musique, peinture, sculpture, architecture, et jardinage
sont pour La Fontaine réunis dans les "beaux-arts3058", qui sont une
partie, une image et une source de la diversité du monde . En ouvrant
sa pensée à la science, La Fontaine 1 ' a enrichie, sans la perdre«
Charles II avec sa lunette est analogue au Cardinal de Bouillon ou
aux Dieux qui distinguent une perdrix, Phiiémon et Baucis parmi les
mauvais3059, ou un débat "entre quelques Fourmis3060"» Tous font preuve
du discernement nécessaire pour qui prétend favoriser les plaisirs
de ses dominés *
Le cardinal de Bouillon aurait acquis cette qualité "sans autre
secours que celui d'une bienheureuse naissance et par des talents "
qu'il ne tient "ni des précepteurs ni des livres " . "C ' est aux
lumières nées avec vous que vous êtes redevable de ces progrès dont
tout le monde s ' est étonné* Ce qui consume la vie de plusieurs
vieillards enchaînés aux livres dès leur enfance, la j eunesse d'un
prince 1
1
a fait3061 ". Un tel manque de labeur ferait dire au Renard
que les Grands sont "masques de théâtre3062", mais La Fontaine, qui sait
bien son métier, juge que le cardinal aimera lire que son mérite vient
d'une bonne naissance. Ce n? est pas là mensonge excessif.
Fontaine,
La
comme tout son siècle, croît au naturel. Le Renard est
Renard, Inutile pour lui de vouloir se faire Loup 3063 ou pour 1' Ane
de prétendre passer pour gentil chien3064 ! De même, par nature, on a,
3057. Dans ce roman, tout est fait pour que le centre apparent - Louis XIV un centre illusoi re.
3058. Un animal dans la lune, (VI1,17), vers 72.
3059. Voir Phiiémon et Baucis/ (XII,25).
3060. L'Eléphant et le Singe de Jupiter, (XI1,21 ), vers 36.
3061. A son Altesse Monseigneur le cardinal de Bouillon, O.D., p. 47-48.
3062. Le Renard et le Buste, (IV,14), vers 1.
se révèle un faux centre,
ou non, de l'esprit, cette capacité à distinguer finement en des
contrées aux routes mêlées. Le savoir accumulé n 5 y change rien, "Un
sot plein de savoir est plus sot qufun autre homme3065". A preuve ces
pédants de collège qui savent tout Aristote mais ne distinguent pas
dans l'occasion. Le discernement reste absent si l'on en manque par
mauvaise naissance ! Est-ce une naissance noble ? Comme le Renard du
quatrième livre, La Fontaine en doute, mais il est habile de paraître
le croire face au cardinal. Sans être "parleur trop sincère", il peut
éviter d'être "fade adulateur3066" parce qu'il croit vraiment que le
-
65
-
discernement, et donc la capacité à bien dominer, sont, d'abord, de
naissance. La naissance,
cependant,
ne suffit pas
:
On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père :
Le peu de soin, le temps, tout fait qu'on dégénère :
Faute de cultiver la nature et ses dons,
0 combien de Césars deviendront Laridons3067.
Même pour les mieux nés, le discernement s'acquiert par une
éducation qui ne s'achève jamais, parce qu'"on ne peut connaître
parfaitement la moindre chose qui soit au monde3068" et que le moindre
relâchement fait que l'on "dégénère"» Pour être efficace, elle unit
continuellement ces deux formes: l'expérience et l'instruction par
un maître.
L'expérience d'abord,
(...) ceux qui n'ont du monde aucune expérience Sont
aux moindres objets frappés d' étonnement3069.
3063.
3064.
3065.
3066.
3067.
3068.
Le Loup et le Renard, (XII,9).
L'Ane et le Petit Chien, (IV,5).
A M. Racine, O.P., p. 657.
La Cour du Lion, (VII,6), vers 35.
L'Education, (VIII,24), vers 22-24.
Avertissement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine,, O.D. p.
653.
3069. Le Rat et 1'Huître, (VI11,9), vers 36-37.
L1 Hirondelle a "beaucoup retenu" parce qu5 elle a "beaucoup vu3070.
Les pères, à leur âge, ont appris que "le travail est un trésor 3071 ou
que "toute puissance est faible à moins que d
1
être unie3072". Le .roi
de Lombardie3073 se perfectionne par des aventures amoureuses et même
un échec» Seulement, 11 expérience ne suffit pas. Qui a "beaucoup vu"
n!a pas toujours "beaucoup retenu" « Le Rat qui crie "Voici les Apennins
et voici le Caucase3074" ne progresse en rien. L1 accumulation ne vaut
que par un travail sur le donné. Pas de mythologie du vécu chez La
Fontaine ! Garo3075 , en recevant sur la tête une feuille, apprend qu'il
était sot de vouloir réformer la création, mais, aussitôt, passe à
une autre sottise en prouvant Dieu par les Citrouilles
L'instruction
ne
garantit
pas
davantage
le
!
discernement,
puisque le maître peut être mauvais et l'écolier "bête 3076", mais, moins
dangereuse que l'expérience, elle ne fait pas rentrer au logis,
"traînant l'aile et tirant le pié3077" ou ayant "perdu la queue à la
bataille3078" « Eviter pareilles déconvenues s'impose particulièrement
pour un futur roi qui peut devoir gouverner tôt et ne doit pas risquer
de finir dans une huître. La Fontaine s'est donc montré soucieux
d'éduquer le Dauphin, puis le jeune duc de Bourgogne. Excellent calcul
de carrière, sûrement ! Position politique, aussi : le temps d 1Oronte
étant fini, et le monarque présent faisant de la guerre "sa joie et
sa plus forte ardeur3079", La Fontaine pariait sur l'avenir. Ces raisons
personnelles ou politiques n'empêchent pourtant pas qu'on puisse
tirer de son oeuvre la nécessité de l'instruction du futur roi et la
3070. L'Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1,8), vers 2-3.
3071.
Le Laboureur et ses Enfants, (V,9), vers 18.
3072. Le Vieillard et ses Enfants, (IV,18), vers 1.
3073. Joconde, Contes et nouvel les,I.
3074. Le Rat et l'Huître, (VIII,9), vers 7.
3075. Le Gland et la Citrouille, (IX,4).
3076. L'Ecolier, le Pédant, et le Maître d'un jardin, (IX,5), vers 33.
3077. Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 58.
3078. Le Chat et un vieux Rat, (111,18), vers 44.
3079. Â M. de Niert, O.D., p. 618.
forme qu'il entend lui donner»
La
obéira,
Fontaine
juge qu'il
serait
imprudent,
lui
de laisser perdre les avenuelies capacités du futur roi.
faut donc 15éduquer et le convaincre que,
années
pour qui
si pendant leurs premières
"l'amusement et les jeux sont permis aux princes",
doivent en même temps donner quelques unes de
réflexions
sérieuses
3080
".
Il
la diversité de l'univers,
son contact*
Il
ils
leur pensées
"à
des
s'agit de lui apprendre à discerner
sans qu'il ait besoin de se détruire à
Inutile de le laisser approcher comme le souriceau
quelque chat3081
! Mieux vaut l'enseigner d'abord.
Les Fables
apprendront au Dauphin "les propriétés des animaux et leurs divers
caractères"
puisque
bon
et "par
nous
et
de
conséquent
sommes l'abrégé
mauvais
irraisonnables
308211
encyclopédie,
une
des
ce
ne
"ample
aussi,
qu'il
y
sont
pas
comédie"
qui,
1'exhaustivitê,
a
de
une
sans
conduit
à
par applications et par élargissements,
avertissant que "i ' exemple
que
de
nôtres
les créatures
Elles
à
interpréter
dans
•
mais
jamais viser
les
est
un
fables peuvent piéger.
dangereux
tout en
leurre
3083
",
Invitant ainsi à distinguer la
connaissance de la diversité d'un hétéroclite savoir accumulé,
sont des
termes
"principes"
-
de
de
par
la
surface,
familiers,
mesurent
par les
de
on
multiples
et
la définition
du
et
des
premiers
le
fables,
rend
recueil
Dauphin, dont
on
grandes
point,
par d'autres
parvenons
raisonnements
se
premier
nous
enfin
ces
c'est-à-dire
elles
à partir desquels la pensée peut se développer et se
préparer à
"Comme,
-
et
ciel
à
la
terre,
conséquences
se
forme
laisse
ce
la
le
que
très
grandes
travail
le nom disparaît après
tout
de même aussi,
et
choses
les moeurs,
" «
entier
Le Livre XII,
tirer
3084
les dédicaces.
fable ne 1'interpelle pour le guider.
qui
l'on peut
jugement
:
ligne,
des connaissances
et
des
de
principes
et
capable
actions
Le
au
Aucune
en revanche,
3080. A Monseigneur le Dauphin, p. 3.
3081. Le Cochet, le Chat et le Souriceau, (VI,5).
3082. Préface du premier recueil, p. 8.
3083. Le Corbeau voulant imiter l'Aigle, (11,16), vers 25.
3084. Préface des Fables, p. 8. Cette comparai son, peu étudiée, avec la géométri e nous paraî t être de
la plus haute conséquence.
dans ses premiers textes,
de
tirer
des
suggère fréquemment au duc de Bourgogne
"raisonnements
et
conséquences".
L'entreprise
d'instruction se fait plus ostensible. C'est effet de la célébrité
de la Fontaine et de sa fréquentation des hautes sphères du pouvoir»
C'est encore effet d'une évolution interne des Fables qui explicitent
davantage leurs intentions. C'est aussi effet de l'approfondissement
de la réflexion lafontainienne sur l'éducation du Prince 3085 , et de
la volonté de souligner une différence avec Fênelon, précepteur du
jeune duc,
jamais mentionné.
-
67
-
La Fontaine, par des jeux, des effets d'abyme, des circulations
d'images- et d'idées, cherche à susciter chez "l'unique objet du soin
des immortels3086" un mouvement de pensée, touj ours inachevé, et des
questions. Les Fables du livre XII sont bien ici, "principes", point
de départ, et non, comme les fables de Fénelon, preuves et illustration
d'un sens évident. De plus, le duc de Bourgogne est moins considéré
comme un élève que comme un égal. Si La Fontaine lui propose des fables,
il en reçoit aussi de lui3087. S'il croit voir "quelques traits3088 d'une
morale, il ne doute pas que le jeune Prince les verra mieux que lui.
Surtout, malgré les différences d'âge et de rang, il joue avec lui.
Qui est Chat ? Qui est Souris ? La Fontaine ? Le Prince ? On ne sait
plus.
Les
rôles
semblent
interchangeables
ou,
plutôt,
ils
se
répartissent subtilement selon les niveaux de lecture. Ainsi, au livre
XII, le j eune prince, beaucoup plus nettement que le Dauphin, est-il
appelé à s'éloigner, sans la perdre, de 1 ' enfance, pour distinguer,
avec esprit, la leçon des textes, qui est chat, qui est souris, le
Renard déguisé en Loup et le vrai Loup... De plus, par la discontinuité
des fables - singulièrement dans le livre XII La
multiplie
les
points
de
vue
et
Fontaine
les
retournements de repli en repli laissant effectivement à son lecteur
"quelque
chose
à
penser3089".
Comme
dans
les
autres
3085. Dans le second recueil, l'accent est mis sur l'éducation du Prince quand i l n'est plus enfant. C'est
par exemple le cas dans Le Lion, le Singe et les Deux Anes. Psyché nous paraît être un moment important
de cette réflexion, Amour y découvrant peut à peu, par une cruel le expérî ence que, malgré ses bonnes
intentions, en se cachant, î l suscî te nécessai rement le trouble. Cette volonté de se cacher lui
apparaît comme le point obscur qu'il se cachai t lui-même d'une volonté de pouvoî r.
3086. Les Compagnons d'Ulysse, (XII,1), vers 1.
3087. Voir Le Loup et le Renard, (XI1,9).
3088. Le Chat et les Deux Moineaux, (XII,33).
livres,
aussi,
1
répondre 1 Agneau
divers3091 ". Il
même
il
309011
«
donne
des voix,
"fait
Il
à
se
parler
le
Loup
fait
"truchement
au
jeune prince
entendre
de
et
peuples
la diversité
et non une foule de voix devenues une par la peur
de quelque Lion3092.
L 1 Aigle parle,
mais la Pie parle aussi.
Le
Prince parle, mais le Citoyen des bois et le Milan n'ont pas eu tort.
Ainsi,
sans
Montaigne,
par
fantaisies
quelque
danger,
et
usances3093"
chance
qui veulent
encore
de
suivre
la
la
de
cette
diversité
logique
Bourgogne a-t-il
connaissance
si
divers,
nécessaires
d'Oronte.
Pour
qui
comme
sont gens d'extrême qualité,
Mme
de
royale.
La
Sablière,
ajouter
Entrer dans
ce
cercle
sans doute,
outre le plaisir que
est
sans
doute
Mme
enchanté,
voir en eux des modèles
divergents,
mais qui
ou le Prince de Conti qui connut une
les éloges de ses membres,
3089.
3090.
3091.
3092.
3093.
à
La Fontaine ne s'adresse pas qu'au
Harvey, Monseigneur de Vendôme,
donner,
et
Il l'introduit, par la variété des dédicaces, parmi des
adultes qui pensent,
disgrâce
tant d autres vies,
duc
d'apprendre
â cette instruction,
jeune duc.
sont
le
selon
f
"la diversité de
cette reconnaissance
ceux
comme par un voyage où on se forme,
excellente
leçon
lire
divers,
cela peut
de
Discours à M. le duc de La Rochefoucauld, ( X, 14 ), vers 56.
Contre ceux qui ont le goût difficile, (11,1), vers 10.
Epilogue du second recueil, vers 5.
Voi r Les Animaux malades de la Peste, (Vi1,1) ou Les Obsèques de la L i onne, (VIII, 14).
Montaigne, Essais, Edition de la Pléiade, (111,9,) p.251.
et,
lui
discernement. Ainsi,
intermédiaires
les
achevées,
parce
de
que
ordre
aussi
parce
que
et
comparaisons qui
ordre,
sont
la
des
comme
et
leçon,
que 1 auteur peut
y
d'infinis
le
leur désordre,
jugement,
et
encore
à démêler,
grâce
des
genres,
introduire,
jamais
•
forment
procurent,
tons,
1 univers,
suscite
perpétuellement
qu'elles
f
sont,
leur multiplicité
leur
multiplicité
thèmes
conversation
conviennent parfaitement à 1 instruction du j
parce qu'elles ne
leur
la
1
parce
mouvements
à
entre 1'expérience
Fables
eune prince,
ouvertes
à
et
la
et
des
un apprentissage
des
"diverses
routes" du Parnasse, ce qui est essentiel puisque la connaissance
poétique est indicative de l'excellence politique.
Les Fables ne s1 adressent pas qu1 à 11 enfance, même royale. Elles
sont pour tous les âges, pour Mme de La Mésangère, pour sa mère, pour
le duc de La Rochefoucauld ou pour M. de Barillon... Continuellement,
elles instruisent» Comme le discernement n'est jamais parfait et que
le leur doit être extrême, elles sont utiles, à tout âge, pour les
dominants qui, voulant suivre la logique d' Oronte 3094, refusent la
flatterie. Le Lion qui veut apprendre la morale, s'il est sincère,
qu'il n'écoute pas seulement le Singe terrorisé ! Qu'il fréquente
plutôt les Fables ou même les Contes3095, comme ce Singe l'y engage en
lui contant Les Deux Anes. Il y améliorera son discernement, par
exemple dans Le Paysan du Danube qui complète, sur i ' injustice, la
leçon du Singe et enseigne aux puissants, comme "l'erreur du
Souriceau3096" l'avait montré aux faibles, qu1 "il ne faut point juger
des gens sur l'apparence3097 et que le parfait discernement est qualité
nécessaire à qui veut "se donner des soins pour le plaisir d '
autrui3098" . Il verra aussi dans les Fables l'extrême difficulté de
discerner tant les choses parfois se ressemblent, sont impossibles
à "connaître parfaitement3099 et sont embrouillées, comme le testament
que réussit à lire Esope et qui fut hermétique pour "une multitude
de gens3100. Il y verra que ses dominés, auxquels son discernement, est
pourtant nécessaire, ne l'aideront souvent
sont
aveuglés,
"besaciers
3101
pas,
parce
qu'ils
",
perdus parmi les leurres, "mettant de faux milieux entre la chose 3102"
et eux, courant après un "volage fantôme3103",,.. Il comprendra aussi
3094. Ceux qui suivent la logique de la Fourmi ne les liront guère. L'expulsion de la Cigale en témoigne« Le goût du Lion pour la
peau du Léopard le confirme. Ces gens ne peuvent aimer cette diversité dans l'esprit, et ils n'y apprendront rien qui
puisse servi r leur log i que. Rien non plus qui les convertisse à une autre. La Fontaine n'est pas
Pascal qui prétend changer radicalement son lecteur !
3095. Nous insistons ici beaucoup sur les Fables, mais les Contes jouent aussi ce rôle d'instruction du
dominant. Joconde, le premier des Contes, ne montre-1-il pas le pe r f ec t i onnemen t d'un prince qui
apprend à ri re de ses malheurs et à ne pas tomber dans l1 înjust i ce. Les ma r i s apprennent dans
les Contes à discerner sans croi re qu'on puisse s'aviser de tout...
3096. Le Paysan du Danube, (XI,7), vers 3.
3097. Ibid., vers 1.
3098. Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, (XI,8), vers 23.
3099. Avertissement, O.D., p. 653.
3100. Testament expligué par Esope, (II,20), vers 92.
3101. La Besace, (1,7), vers 32.
-
69
-
par la pratique même du maître des Fables, par celle de plusieurs de
ses modèles et de ses relais comme Malherbe3104, Charles II et le Saint
du dernier livre, que son discernement, s'il doit parfois, pour
favoriser son plaisir ultime, aider son ignorant domine, doit surtout
viser à l'instruire sans profiter, à ses "dépends3105", de sa "légère
croyance3106".
Ainsi, les Fables, comme l'essentiel de l'oeuvre de La Fontaine,
.en même temps qu'elles aident le dominé à éviter les inconvénients
des dominants selon la Fourmi, apprennent le discernement aux rois,
aux pères, aux maris, aux maîtres, à tous ceux qui veulent suivre la
logique
d1
anecdotique,
Oronte,,
dans
Loin
une
d'être
telle
un
simple
éducation,
élément,
elles
sont
un
presque
modèle
pédagogique, c'est-à-dire un modèle d'utilisation du pouvoir pour
instruire. Par elles et par les Contes, La Fontaine nous paraît être,
entre Montaigne et Rousseau, et, bien sûr avec Fénelon, un des plus
grands
penseurs
français
de
la
pédagogie,
avec
ce
trait
particulièrement remarquable qu'il ne réduit pas la nécessité de
s'instruire aux enfants. Le maître selon Oronte cherche à faire reculer
"la légère croyance" des petits et des grands
1*3
S1 efforcer de réduire la
1.3.1
ss
!
légère croyance§§.
Instruire «
Ce que fait Charles II*
L'omniprésence de la "légère croyance" est effet de la diversité
et du mouvement universel vers la volupté. Dans la totalité diverse,
chaque créature a nécessairement un point de
peut
même
"connaître
parfaitement
vue
limité
et
ne
la moindre chose qui soir:
Démocri te et les Abdéri tains, (VIII, 26), vers 3.
L'Homme qui court après la Fortune et l'Homme qui l'attend dans son lit, (VII,11), vers 6.
3104. Le Meunier, son Fils et 1jAne,(111,1).
3105.. Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 15.
3102.
3103.
3106. Les Filles de Minée, (XI1,28), vers 237.
-
773
-
au monde31073'. Pour chacune, il y a donc de l'ignorance à laquelle,
dans l'urgence de vivre, il faut souvent suppléer. Peu de temps pour
le doute méthodique ou même pour la critique ! Messire Loup,
"L!orbiculaire image3108" au fond du puits, est-ce fromage ou pas
fromage ? La décision urge. La faim presse I Comment faire ? C'est le
désir et la crainte qui déterminent le choix. Or, ce n'est pas
qu'affaire de Loup. Chacun, comme lui, a la volupté "pour unique
objet3109", et donc désire et craint, et donc "croit fort aisément ce
qu'il craint et ce qu'il désire3110". C'est la règle. Tous suppléent
souvent ainsi à l'ignorance. La "légère croyance" est, chez La
Fontaine, la chose du monde la mieux partagée.
Cela ne signifie pas qu'à tout instant, partout et pour chacun,
elle soit égale. Dans 1'immense machine du monde, dont Dieu, seul,
connaît
apparemment
tout,
existent
d'innombrables
différences
d'information et de discernement. L ' un sait, 1 ' autre ne sait pas
. L ' un est éduqué, 1 ' autre pas . L 'un a de 1 ' esprit, 1 ' autre
pas . L'un est extrêmement pressé par le désir ou par la crainte, 1
' autre moins. Le Renard connaît fort bien le reflet de lune et maîtrise
son discours. Le Loup ignore la vérité de 1'image qu'il voit, et ne
se maîtrise pas. Celui-ci est dans la "légère croyance", celui-là,
pour 1'heure, et sur ce point, n'y est plus. Il y a donc diversité dans
la "légère croyance" même. Partout apparaissent, constamment, des
différences
ponctuelles,
souvent
provisoires,
parfois
presque
instantanées.
Dans 1'occasion, certains en profitent. Quand ils ont déjà du
pouvoir, ils le renforcent, en j ouïssent mieux, le fondent sur une
apparente légitimité intellectuelle, comme le Seigneur qui se rit du
Paysan qui 1'avait offensé. Quand ils sont dépourvus de pouvoir, une
telle différence leur en procure. Profitant de la "légère croyance"
pour 15 heure,
du Corbeau, très supérieure,
3107.
3108.
3109.
3110.
à la sienne,
et
Avertissement, O.D., p. 653.
Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 11.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 258.
Le Loup et le Renard, (XI, 6), vers 46-47.
11accroissant,
774
-
le
Renard lui prend son fromage, et, surtout, le prend. C'est la logique
de la Fourmi, déjà largement étudiée : la Fourmi donne son ordre et
rit grâce à la "légère croyance" de 11 emprunteuse.
Charles II ne fait rien de tel. Alors qu'un monstre est apparu
dans
la
lune,
que
chacun
merveille311111
"crie
demande si cet événement présage "un grand événement
profite
pas,
comme
pour) renforcer
la j guerre.
derrière
son pouvoir
Il se place,
la
la
:
ou
de
la
l i ne
superstition
justifier une
participation
à
découvre
la
Souris
nouvelle,
rit
avec
cachée,
chacun
et
en réduisant la "légère croyance", à la félicité de son
"peuple heureux3113" .
ainsi
Lion,
",
se
comme n'importe qui aurait pu le faire,
lunette,
conclut, communique
contribue,
le
et
3112
Un
animal
dans
la
1 ' image parfaite d'un dominant qui suit
loin de profiter d'une
différence de
lune
propose
la logique d'Oronte
savoir
et
de maîtrise,
il instruit ses dominés vers la sagesse.
A
1'analyse,
on
s'aperçoit
que
Charles
simultanément trois actes qui sont trois dons
II
accomplit
:
-
il donne un savoir qui réduit 1'ignorance.
-
il donne, implicitement, un double conseil de maîtrise :
plutôt que de vous abandonner aux supputations, laissez la raison
"décider en maîtresse". Plutôt que de tirer orgueil du savoir nouveau,
riez de l'ancienne erreur.
- il donne 1'image d'un homme qui agit selon la raison.
Simultanés,
ces
et
même
difficilement
dissociables,
trois actes sont également nécessaires pour un dominant qui s1efforce
de réduire la "légère croyance".
Donner un savoir ne suffit pas. "Un sot plein de savoir est plus
sot qu ' un autre homme3114" . La Fontaine le fuirait, dit-il, "jusques
à Rome" parce que son savoir n'est jamais création mais collection qui
n'a d'autre but qu'elle-même ou la vanité. S!éduquer est nécessaire,
mais apprendre "1!hébreu,
cela
c'est
les
la mer à boire
3115
sciences,
3
1'histoire",
". L éducation n
1
"tout
est pas l'érudition.
3111. Un animal dans la lune, (VII,17), vers 45.
3112. Ibid., vers 47.
3113. Ibid., vers 71.
3114. A M. Racine, O.P., p, 657.
L'important est de pouvoir créer du savoir nouveau en usant de sa raison
contre les multiples erreurs que fabrique sans cesse 15 esprit * De
plus, la possession d1 un savoir ne devrait pas conduire à en faire,
comme
les
Pédants,
ou
certaines
femmes 3116,
la
permanente
démonstration. Point de vanité à en tirer I Un savoir est toujours
infime
par
rapport
aux
labyrinthes,
et
même
seulement
d1
un
"cerveau3117". Mieux vaut rire des erreurs passées que tirer sotte
gloire des découvertes I Dans Un animal dans la lune, la double leçon
de maîtrise qui accompagne le don d !un savoir est donc nécessaire,
surtout s1agissant de chacun, c'est-à-dire du peuple, même "heureux",
de l'Angleterre. Le peuple, en effet, ne se maîtrise pas. Il
est.toujours prêt à "crier merveille3118". Il est "profane, injuste,
téméraire,/ Mettant de faux milieux entre la chose et lui 3119". La
proximité d'un grand savant comme Dëmocrite ne l'instruit pas. La
Fontaine ne souhaite donc nulle part une universelle distribution du
savoir disponible3120 « Dans l'espoir se détruire la "légère croyance"
du peuple, le dominant ferait oeuvre inutile, voire nuisible, en lui
distribuant un vaste savoir. La Fontaine n'est pas Condorcet. Il
n'appelle pas à l'instruction publique, mais à l'instruction selon
Charles II qui donne au peuple quelques éléments, détruisant certain
trouble dangereux, et les accompagne de conseils, au moins implicites,
de maîtrise.
Sans savoir, de tels conseils, cependant, ne valent pas. L 1
11
indiscret stoïcien3121" en est un témoignage. Ses conseils sont bien
de maîtrise, mais ignorant ce qu'est l'homme, manquant absolument de
discernement, comme le mauvais
vivre avant que
jardinier,
il
fait
"cesser de
l'on soit mort 3122". Pour La Fontaine, qui se
contenterait d'enseigner des maximes et des principes de maîtrise
3115. Les Deux Chiens et l'Ane mort. (VIII, 25), vers 37-38.
1
3116 .
"Ce n est pas une bonne qualité pour une femme d'être savante ; et c'en est une très mauvaise
d'affecter de paraître telle". Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p. 533.
3117.
3118.
3119.
3120.
3121.
Démocrite et les Abdéritains, (VI11,26), vers 34.
Un animal dans la lune, (VI1,17), vers 45.
Démocrite et les Abdéritains, (VIII,26), vers 2-3.
Voi r Les Troqueurs, Nouveaux contes , vers 163-164.
Le Philosophe Scythe, (XII,20), vers 30.
ferait oeuvre incomplète. Charles II, plutôt que de conseiller la raison
et le rire, raisonne et rit à propos d'un problème précis qu!il résout.
Comme Esope en d'autres lieux, il travaille ainsi, efficacement, à
réduire la "légère croyance".
Il réussit cependant parce qu'il est un modèle. Ce qu'il fait
et ce qu'il dit, c'est même chose : contrairement au Lion de Les Animaux
malades de la Peste, ses actes seuls parlant, il ne dit rien. Il n'est
pas de ceux qui ordonnent : "Faites ce que je dis, ne faites pas ce
que je fais". Aristote, au contraire, selon La Fontaine, a pu échouer
dans son enseignement de 19 éloquence à Alexandre parce qu'il était
jaloux
"contre
les
habiles
gens
de
son
temps 3123".
Pareille
contradiction entre le maître et son discours détruit le discours :
11 enseignement de certain pédant s'effondre par les défauts de
l'homme.
Qui
veut
réduire
la
d 1autrui,
"légère croyance"
travailler lui-même, visiblement,
doit
à réduire la sienne * Ce que fait
Charles II.
Ce que fait aussi La Fontaine, singulièrement dans les Fables,
où il accomplit aussi les deux autres actes de Charles II. Pour réduire
l'ignorance, apprendre à être "discrète personne", les Fables donnent,
sans encyclopédisme, du savoir sur les animaux et sur d'innombrables
choses. Pour réduire les effets nuisibles du désir et de la crainte,
pour apprendre à les maîtriser, elles proposent des conseils, des
maximes, une méthode de pensée et toute une éthique qui vise moins à
se tendre qu'à se détendre, à se faire grave qu'à sourire des erreurs
passées. Enfin, La Fontaine, lui-même, moins par souci de confidences
que par volonté de valider son discours, s'y montre un peu partout comme
un homme cherchant à réduire sa propre "légère croyance", malgré les
difficultés, malgré son goût,
peine
à suivre
naturel
pour l'illusion,
malgré sa
ses propres conseils, malgré tous . ses rêves qui le
laissent parfois - déçu mais souriant - Gros-Jean, et prêt à rêver
encore,
"comme un enfant3124".
3122. Ibid., vers 36.
3123. A M. le Prince de Conti, Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, p. 683.
Un animal dans la lune, après La Tête et la Queue du Serpent,
a donc application en poétique. En y présentant le bon dominant, La
Fontaine définit ses objectifs, et donc les Fables - et plus
obliquement, les Contes - où, simultanément, comme Charles II il donne
du savoir, une éthique détendue de la maîtrise, et une image de lui-même
qui garantit ses leçons. De plus, par le royal coup d1 oeil, Il offre
un mode d1 emploi des Fables. Charles II figure alors le lecteur appelé
à négliger 11 animal, pour redresser la vue, voir la chose même, puis
revenir avec les autres, et sans rester dans la lune, jouir. Figure
du fabuliste et du lecteur, Charles II est dominant ambivalent comme
le fabuliste* 11 instruit, mais il s 1 instruit. Il donne du savoir, mais
il en cherche. Il apprend à voir dans la lunette, mais II y regarde.
11 fait rire, mais il rit. Le fabuliste, quant à lui, conseille et
s'interroge.
Il
s'adresse
au
lecteur,
mais
lit
tout
et,
singulièrement, ses fables. 11 cherche le sens, interprète, débat avec
les philosophes, parfois contradictoires, avec lui-même, souvent
Incertain, avec ses personnages, qui s'opposent, avec le lecteur qui
peut avoir plus d'esprit que lui... Lecteur de ses récits, il tente,
selon
la
préface
des
Fables,
"raisonnements et conséquences
3124.
Le Pouvoir des fables, (VIII,4), vers 70.
3125.
Préface des fables, p. 8.
3126.
Dernier mot de la dernière fable du livre XII.
3127.
Un animal dans la lune, (VII,17), vers 22.
3128.
Ibid., vers 26.
comme
3125
un
géomètre,
d'en
tirer
", mais sans conclure, pour ne pas
11
empêcher de penser, et parce qu'on peut
finir3126" mais pas conclure.
De même, le "je" face au soleil, raisonne, mesure, détermine, "le rend
immobile, et la terre chemine3127". Ce mouvement ne s'arrête jamais...
Toujours, l'Ame "développe le vrai caché sous l'apparence 3128". Ceci
vaut pour la physique et vaut pour la fable,
habits
du
mensonge,/Nous
qui vaut pour Charles
Un
animal
dans
cette
la
la
II vaut pour
lune
cohérence
".
Ainsi
A
par
la
fin
à.
réduire,
singulièrement
:
en
:
la problématique
du
; physique,
livre ¥11,
propose, pour toute l f oeuvre, une leçon qui a - au moins
application politique et poétique
ce
admirablement
entre pensées sur la
poétique.
les
et vice versa...
donc
entrelacée,
la
"sous
3129
singularité lafontainienne
des relations de pouvoir,
et
la vérité
La Fontaine,
manifeste
admirable
politique
offre
qui
un bon dominant
physique,
la
elle
-
] cherche
la
"légère J
croyance" de ses dominés.
Cette fable permet aussi de comprendre pourquoi.
1.3*2
Pourquoi rêduiie la légère croyance ?
Charles II minimise ce qui le sépare du peuple. Chez lui, point
1
d usage vaniteux du savoir comme chez les Pédants ! Point de rétention
d'information ! Loin de masquer ce qu'il sait, comme les Lions du livre
¥11, il dissout par ses révélations une infériorité de ses sujets :
leur "légère croyance", sur un point, est abolie. Ce roi renonce ainsi
volontairement à un moyen commode de renforcer son pouvoir souverain.
Il le consolide cependant, mais par l'admiration et l'amour, et en le
bornant à l'établissement de la paix et à l'encouragement de "hautes
connaissances3130", deux tâches qui nécessitent un roi. En sécurisant
ainsi ses sujets sur ses intentions de dominant, Charles II accroît
leurs possibilités de jouir. De plus, en les aidant à discerner, il
leur procure immédiatement des plaisirs et les prépare à en goûter.
Ce monarque semble avoir lu Epicure : "Il faut savoir tout d 1 abord
que la connaissance des phénomènes célestes, qu'on les considère en
connexion avec d'autres phénomènes ou en eux-mêmes, n
que la paix de l'âme et une ferme
3129.
3130.
Le Dépositaire infidèle, (IX,1), vers 34-35.
Un animal dans la lune, (VII,17), vers 50.
3131.
Lettre à Phytoclès sur
vrai
de
tout
les météores,
le
in Epicure et
confiance,
les épicuriens,
1
et
a d'autre but
cela
est
textes choisis par Jean Brun, P.U.F, 1961, p. 55.
reste3131".
C'est ce thème épicurien qu5 illustre Un animal dans la lune : la
connaissance exacte de la physique, et de tout le reste, détruit les
"malignes influences3132 qui gênent le plaisir. Psyché se crée force
imaginations qui la perturbent, l'aveuglent, l'empêchent de jouir de
mille merveilles parce qu'elle est privée d'une seule connaissance,
une connaissance ardemment désirée. La jeune mortelle aspire à voir
son mari. Rien au monde ne lui importe davantage. Si la "légère
croyance" apparaît chez elle, c'est qu'y coexistent le désir et la
crainte, ou pour tout dire,
la "curiosité 3133" et l'ignorance.
Pour La Fontaine, qui précise ainsi la pensée épicurienne,
l'ignorance ne trouble pas toujours. Quand elle ne s'accompagne pas
d'un désir ou d'une crainte, elle laisse l'esprit en paix. Il est donc
très souvent inutile, voire dangereux, de révéler certain savoir. Dans
un conte, un mari est "indiscret" d'avouer à sa femme, qui ne lui
demandait rien, la fille qu'il a eue avec "nymphe 3134". Par cette
nouvelle, il "gâte3135" tout... Au contraire, Joconde et le roi de
Lombardie, en revenant de -leurs voyages, taisent judicieusement à
leurs épouses qu'ils les virent avec un valet ou un nain. Personne ne
leur demande ce récit, et grâce à leur silence, "il fut sauté, balié,
dansé3136" . Certain mari, surtout, fait preuve de sagesse en ne buvant
pas à la Coupe enchantée qui révèle qu ' on est ou non entré en Cocuage.
Il sait refuser ce nuisible savoir, mais ne tombe pas dans la "légère
croyance" . Il fait acte de '■foi3137" : il accepte lucidement son
ignorance et parie sur le meilleur. Qui lui commanderait de boire le
nierait dans ses choix et gâterait son plaisir de vivre I Aussi Damon,
qui possède la Coupe, renonce-t-il à la lui faire employer. Chez
Fontaine,
le
bon
dominant
ne
La
distribue
pasaveuglement n?Importe quel savoir. Il Instruit sans trouble
inutile,
quand 11 instruction apaise»
3132. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 259.
8
3133.
C'est le mot que l on retrouve partout dans le roman.
3134. Les Aveux indiscrets, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers, 27.
3135. Ibid., vers 101.
3136. Joconde, Contes et nouvel les, I, vers 518.
3137. "Je croi s ma femme chaste ; et cette foi suffit". La Coupe enchantée. Contes et nouvel les, III,
vers 460.
La Fontaine nfoublie pas le plaisir de connaître le vrai,
par
pur désir du vrai.
Si 13 on se plaît à 11 image du vrai, Combien doit-on
rechercher le vrai même. J1en fais souvent dans mes
contes l'essai, Et vois toujours que sa force est
extrême Et qu1 il attire à soi tous les esprits11.
Propos subtils à 112 orée d1 un conte Normand (c'est tout dire!)
où se présente, sous des noms feints, un postérieur substitué I Si le
faux sauve souvent, et peut plaire, il est délicieux,
connaître le vrai sur le faux,
aussi,
de
surtout
de biais, comme dans le conte - surtout dans ce conte - et sans appuyer
trop ! Quand II ne perturbe pas - c'est le cas dans les belles-lettres
et en science - le vrai plaît. Plaît-il plus ou moins que le faux ?
"C'est un procès qui n'aurait point de fin 3139". La Fontaine, en ce
conte, ne décide rien. Il souligne seulement que la force du vrai, même
s'il faut souvent l'aménager, est extrême. "La passion pour la
recherche de la vérité a été grande dans tous les temps13". Un dominant
11Le Remède, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 1-5.
12Ibid., vers 107.
13Avertissement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de
la Fontaine, O.D., p. 653.
qui veut faire plaisir se doit donc, parmi ses dominés, de faire
circuler le vrai, soit qu'il le donne, soit qu'il offre les conditions
pour le créer, ce que La Fontaine préfère. Psyché construit ainsi une
louange implicite - et amèrement ironique - de Louis XIV qui procure
aux quatre amis, sans leur imposer un.savoir, un cadre idéal pour leur
conversation. Dans le parc de Versailles, loin de toute "conférence
académique14 ", ils débattent, comme ils 11 entendent et, d'abord, pour
leur plaisir. Protégés, ils sont sûrs que rien ne viendra les
interrompre, et même pas le maître.
tragédie, 1
5
Gêlaste
et
secours
un contre
l'autre
A
propos de la comédie et de la
et
l'un
par
l'autre,
Ariste avancent par la "dispute" - ce "prompt
3142
" contre 11 ennui - vers des arguments solides. Ils font,
sans conclure, reculer le faux. A eux comme à La Fontaine qui les
propose au lecteur, il serait vain de "reprocher l'inutilité de ces
dialogues3143" puisquf il faudrait aussitôt critiquer Platon et ses
personnages. Les disputeurs ont raison de goûter du plaisir en
cherchant le vrai et Platon et La Fontaine ont raison de présenter ces
dialogues "comme matière à s'exercer3144", favorisant ainsi, sans la
bloquer jamais, une création jamais achevée et toujours délicieuse du
vrai, ils sont, comme Louis XIV dans Psyché, de bons maîtres. La
Fontaine même, contrairement à Platon, vise un double effet. Après la
déchéance de Psyché punie pour avoir voulu voir, sa conversation entre
Ariste et Gêlaste signifie autant par sa tenue que par son contenu.
Simultanément, elle est poétique et politique. Si, en poétique, elle
ne conclut pas, elle montre, en politique, obliquement mais sûrement,
qu'un bon dominant favorise, chez ses dominés, la tenue de telles
conversations,
infinies,
délicieuses,
toujours
à
la
recherche,
sinueuse, du vrai. Voilà ce qu'est rendre les gens "tout entiers aux
beaux-arts3145"
!
En son salon, Mme de La Sablière, qui propose de "suivre les vrais
biens avec tranquillité3146", fait de même. Elle favorise les entretiens
et les discours, où, pour lui plaire et avec plaisir, chacun cherche
à percer "les ténèbres de la matière3147" . Dans Le Songe de Vaux, en
ouvrant un concours entre les Fées, Oronte a permis au public de faire
mouvement vers le vrai. C'est là, typiquement tâche de bon dominant.
Louis XIV dans Psyché, Charles II, Oronte, Mme de la Sablière et,
surtout, La Fontaine, qui use du pouvoir des fables, s'efforcent
d'aider leurs dominés à se laisser mouvoir par la "force extrême" du
vrai et à y goûter, par lui et sans négliger Peau d'âne, un "plaisir
3142.
Le Chat et te Renard, (IX,14), vers 9-10.
3143.
Avertissement des Ouvrages..., O.D., p. 653.
3144.
3145.
Ibid., p. 653.
Un animal dans la lune, (VI1,17), vers 72.
3146.
Discours à Mme de La Sablière, O.D., p. 646.
3147.
Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 235.
extrême3148" .
14Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 127.
S'il
y a chez La Fontaine plaisir à goûter le vrai, sa
connaissance, d'abord, est utile. C'est parce que 1? ignorance et
l'erreur entraînent d'innombrables déboires que "le savoir a son
prix3149". Au livre VII, la Devineresse, ignorant les vraies causes de
son succès, quitte sottement l'appartement qui faisait sa fortune. Les
questions superstitieuses, nées de 1'idée qu'un animal est dans la
lune, peuvent mener les Anglais à des comportements inadaptés. Parce
qu'ils ignorent qui est Raminagrobis, la Belette et le Petit Lapin sont
croqués. Au livre VI, le Souriceau "qui n' avait rien vu 3150" est à deux
doigts de finir en un chat. Quant à certain Rat "de peu de cervelle3151
", au livre VIII, il a beau savoir les noms des Apennins et du
Caucase3152,
il
meurt
dans
1
'
Huître.
"Voilà
ce
que
fait
l'Ignorance3153". Elle conduit souvent au malheur, à la privation de
tout plaisir, ou même de la vie. Le dominant qui suit la logique
d'Oronte se doit donc d'instruire autant qu ' il peut ses dominés. Ainsi
le père avec ses fils. Ainsi le fabuliste avec les enfants : "Comme
ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n ' en connaissent
pas encore les habitants, ils ne se connaissent pas eux-mêmes. On ne
les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu ' on peut3154"
. Sans être exhaustif, ce savoir est décisif. Si le fabuliste ne rend
pas 1'enfant absolument savant, les connaissances acquises lui
permettront, le plus possible, d'éviter de descendre, légèrement, dans
des trous 1 Elles ne serviraient à rien, cependant, sans leçons qui
apprennent à maîtriser le désir et la crainte, ce qui ne signifie pas
les anéantir (proj et dangereux, voire mortel) , mais signifie prendre
ses
distances,
jouer,
contourner,
se
libérer
de
manière à pouvoir user du savoir. Ainsi, le fabuliste n'oublie pas
qu'il doit employer simultanément deux moyens. Ses fables qui donnent
,f ?
d autres connaissances55, sont d'abord "morales3155". Leur méthode
3148=
3149.
3150.
3151.
3152.
3153.
3154.
Le Pouvoir des fables, (Vî ï1,4), vers 68.
L'Avantage de la science, (VIî1/9?, vers 39.
Le Cochet, le Chat et le Souriceau, (VI,5), vers 1.
Le Rat et l'Huître, (VI11,9), vers 1.
Ibid.,vers 7.
Ibid., vers 33.
Préface des Fables, p. 9.
est donc opposée à celle de certain Magister qui distribue grande
collection de connaissances, par exemple sur les Apennins, le Caucase,
et Picrochole, mais n1instruit pas le jeune Rat des objets limités
qu'il verra, et ne lui apprend pas à maîtriser son désir de voyager
et de déclamer. 11 l'équipe d'un savoir inadéquat et le laisse
incapable de l'employer. Ainsi l'Huître avala-1™elle ce jeune Rat,
victime de son "peu de cervelle" et de son Magister. Le fabuliste,
quant à lui, tente d'éviter ces erreurs. Loin de procéder à une
distribution de savoir qui se voudrait exhaustive, qui demeure, en
fait, superficielle, détruit le discernement, et ne vise qu'à
renforcer le pouvoir du maître en le faisant paraître omniscient, il
incite à l'acquisition active d'un savoir précis, sans prétention,
adéquat au réel. En l'encourageant à ronger, il tend à rendre son élève
"savant jusques aux dents3156", sans jamais oublier, par des images et
des maximes, de lui déconseiller la pédanterie, la collection inutile
de connaissances, tous les effets aveuglants du désir et de la crainte.
Ainsi, en réduisant la "légère croyance", en préparant par le savoir
et la maîtrise aux aléas du monde, peut-il agir efficacement, comme
tout dominant qui suit la logique d!Oronte, pour le plaisir d
La
difficulté
majeure,
en
cette
affaire,
f
autrui.
c'est
que,
d'elles-mêmes, les créatures veulent rarement abandonner la "légère
croyance". Si le vrai a une force extrême, l'erreur plaît aussi. Tel
homme amoureux de lui-même vivait "plus que content dans son erreur
profonde". "Il accusait toujours les miroirs d'être faux 3157". C!est
que la "légère croyance" n'est pas ignorance et conscience d? un vide.
Elle supplée au vide par 1!illusion qui lui plaît, parce qu'elle charme
ou
évite
3155.
Préface des Fables, p. 8.
la
peur.
Paresseuse,
narcissique,
fondamentalement
3156. Le Rat et 1'Huître, (VIII,9), vers 20.
3157. L'Honnie et son image, (1,11), vers 4 et 3„
vaniteuse, elle nie toute cricique qui la forcerait à se considérer
et à contacter douloureusement le réel. Autosuffisante, elle se
satisfait
d'elle-même
tant
que
l'expérience
contredire. D'ordinaire, il est alors "un peu tard
ne
vient
pas
la
3158
"... C'est ainsi
que "maint Oisillon", qui refusa d'écouter les sages conseils de
l'Hirondelle, "se vit esclave retenu3159". "Se vit" est essentiel. Les
Oisillons ne sont pas seulement esclaves. Ils se voient tels, mais
il est "un peu tard". Ils sont pris. Leur vision les fait échapper
à la "légère croyance", mais pas à la prise. Ils ne peuvent même pas
jurer qu'on ne les prendra plus. "Le mal", définitif, ils ne peuvent
plus que le "croire3160"* En ces cas, fort nombreux, le dominant doit
user de son pouvoir ou construire son pouvoir, pour libérer de la
"légère croyance", mais sans le détruire, autrui qui s'y refuse. Entre
toutes ces difficultés, il lui faut être, singulièrement,
"
ingénieux3161 ".
1.3.3
S8
S
1
i 1 y a quelque chose d1 ingénieux18 * * *
L'attrait pour la "légère croyance" est universel. Sage, fou,
chacun désire la volupté et fuit la douleur. Or, dans l'occasion, la
"légère croyance" est souvent plus délicieuse et moins effrayante que
l'ignorance ou le savoir. La combattre, c'est donc s'opposer au
mouvement universel. Il s'agit de louvoyer, de remonter le courant,
de diverger au moins. Cela n' a rien d' impossible comme 1 ' illustre
le spectacle des bateaux sur la Loire3162, mais c'est difficile tant
est puissant "1'aimant universel de tous les animaux3163" . Seul, il
faudrait un discernement dont la "légère
le
manque.
Autrui
est
croyance"
manifeste
donc nécessaire parce qu fil est
autre, parce que son regard, son désir, sa peur et son savoir sont
différents. Le travail du dominant est d 1 être cet autrui, toujours
3158.
3159.
3160.
3161.
3162.
3163.
Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 18.
8
L Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1, 8), vers 56.
ibid., vers 58.
A Monseigneur le Dauphin, p. 3.
Voir la Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p. 540.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 257.
habile, qui prévoit et sait contraindre à voir et à prévoir. Sf il
réussit, il légitime, aux yeux de La Fontaine, i5 établissement de la
relation de pouvoir.
Quand le savant déjà domine, sa tâche est facilitée. Il peut
employer force ou respect pour réduire la "légère croyance" de son
dominé. L'Hirondelle serait plus efficace si, comme l'Alouette 3164,
elle était mère dominante, mais elle est sans pouvoir sur les
Oisillons. Son échec s'explique ainsi. Certain maître, en revanche,
montre aisément à son valet les bienfaits de la diversité. En le
forçant à manger indéfiniment du "pâté d'anguille", il l'écoeure, et
le convainc. Méthode efficace, mais dangereuse. Ce mari ne vise-t-il
pas son seul plaisir ? Et le valet est-il convaincu ? N'a-t-il pas
à dire "quelque chose encor là dessus3165"? Cette méthode, efficace en
termes de pouvoir, 1'est-elle en termes d'éducation ? La Fontaine en
doute. Le conte lui permet cependant de souligner, malgré les
douteuses intentions du mari, l'aisance avec laquelle un dominant,
peut, s'il le veut, corriger certaines erreurs de ses dominés : Junon
anéantit ainsi l'orgueil du Paon3166, ou Jupiter, les illusions des
Grenouilles3167. Malherbe3168 instruit Racan qui le reconnaît comme
maître. Rien d'assuré pourtant. Le "censeur de sa jeunesse 3169" ne
convainc pas Malc de croire qu'on ne peut jouir de 15 or "sans être
criminel3170". Le jeune saint s'en va. Amour a beau prévenir Psyché,
tenter de lui expliquer au moins mal les raisons de son invisibilité,
il ne l'empêche pas de s'abandonner à ses funestes imaginations. Même
en position de pouvoir, mieux vaut
heurter
de
front
la
donc
jouer
serré,
sans
"légère croyance". Plutôt que d'imposer
sa "devise", le mari (et l'auteur) de Pâté d'Anguille la fait découvrir
au valet (et au lecteur) par expérience. De même, certain père, loin
d'infliger une directive immédiatement vraie, lance à ses fils un
8
8
Voir L Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1,8) et L Alouette et ses petits avec le maître d'un champ, (IV',22).
3165. Pâté d1anguille, Nouveaux contes , vers 105.
3166.
Le Paon se plaignant à Junon, (11,17).
3164.
3167.
Les Grenouilles qui demandent un Roi, (111,4)..
3168. Le Meunier, son Fils et l'Ane, (111,1).
3169.
Poème de la Captivité de Saint Malc? O.D., p. 49.
3170.
Ibid., p. 49.
mensonge qui les séduit, et les conduit au vrai par un détour : il
n'y pas de trésor dans le champ, mais "le travail est un trésor 3171".
Un autre père, devant sa fille qui croit la mort préférable pour elle,
ne sermonne pas. Il attend. Il laisse l'erreur se dissiper à mesure
que l'oubli, le désir de vivre et le refus de mourir se développent.
Profitant des "ailes du Temps3172", il use au. mieux, sans en abuser,
de sa position de pouvoir. Seule, cependant, elle ne suffirait pas.
Outre le pouvoir, il faut beaucoup de discernement au maître pour
réduire la "légère croyance".
La tâche est plus rude encore quand on n'a pas, originellement,
de pouvoir. L'Ermite échoue dans les conseils qu'il donne au Berger,
son voisin3173". L'Hirondelle ne convainc pas les Oisillons. Souvent,
chez La Fontaine, un discours amical, prévenant, et même extrêmement
bien fait, ne suffit pas pour réduire la /'légère croyance".. Même
les "figures violentes3174" sont, sans effet sur "l'animal aux têtes
frivoles3175"» Le jeu l'attire davantage. Il faut donc entraîner,
5171.
3172.
3173.
Le Laboureur et ses Enfants, (V,9), vers 18.
La Jeune Veuve, (VI,21), vers 3.
Le Berger et le Roi, (X,9), vers 23-51.
3174.
Le Pouvoir des fables, (V I I I , 4), vers 40.
3175
Ibid., vers 44.
L'Homme et son image, (1,11), vers 4.
3176.
3177.
-
79
-
Geste capital pour marquer l'égalité. Le Bassa et le Marchand, (VIII,18), vers 25.
arracher, détourner, Imposer autrui pour le défaire de la "légère
croyance". Qui ne domine pas et veut la réduire doit, le plus souvent,
constituer une relation de pouvoir. L'Orateur Démade n'agit sur le
peuple qu'en s1 emparant de lui. Par la beauté du "livre des Maximes",
La Rochefoucauld éloigne - peut-être provisoirement - l'Homme de son
"erreur profonde3176". Le Bassa, qui renonce ostensiblement à tout
pouvoir, en se mettant à "table3177" chez le Marchand, le contraint,
par une fable, à s'éloigner de
exemplaires.
sa
"légère
croyance".
Réussites
On y voit
que 11établissement de la relation de pouvoir ne demande pas une
violence
cruelle.
Commencer
par
frapper
jusqu'à
détruire
f
contredirait, au demeurant, la logique d Oronte. Dans La Courtisane
amoureuse, si Camille fait durement souffrir Constance, il veut ainsi
la délivrer de 1f "orgueil3178" qui 11 empêche d'aimer vraiment. Il
construit son pouvoir par des pièges, mais cesse de tourmenter la belle
avant qu'elle ne se poignarde. A temps ! Pas "un peu tard" ! La
découverte qu'elle fait valait bien, apparemment, ce "noviciat
d'épreuves un peu dures3179", et qui sont successives déceptions. La
Courtisane croyait l'emporter aisément « Attirée, comme Psyché, par
le plaisir, elle entre dans la chambre de Camille. Surprise ! On lui
résiste. Déception. Souffrance. C'est provisoire cependant. La
souffrance laisse vite place à la "joie". "Quant au surplus, ce sont
de tels mystères3180"... Malgré ses ambiguïtés, Camille est donc proche
de la logique d5Oronte. Il réduit la "légère croyance" en usant du
désir de plaisir qui la constitue, mais ce désir, il ne le satisfait
pas
aussitôt.
11
attire,
prend,
déçoit,
et
montre
la
vérité
libératrice. Le fabuliste agit de même. A partir du second recueil 3181
surtout, il -ne s'agit pas comme chez Lucrèce, de faire simplement
passer une potion amère, en l'adoucissant. Lucrèce ignore ce temps
de la déception, où l'on ne sait plus, où l'on perd ses repères, comme
le Dépositaire3182 qui ne sait où poser son esprit quand il apprend
qu'un Chat-Huant a pris son fils... "Stratégie de désorientât ion 11
dirait Jùrgen Grimm. La Fontaine désoriente pour mieux orienter. Ou
plutôt, il désoriente pour apprendre à inventer de l'orientation, qui
ne
serait
pas
"retour
à
la
maison 3183",
dans
un monde
qui toujours désoriente, avec citrouille et gland, guerre succédant
à paix3184, chute à faîte3185, bise d * hiver à été3186, divers à divers...
Ainsi Fables et Contes initient un "ingénieux3187" mouvement d1
3178. La Courtisane amoureuse. Contes et nouvel les, III, vers 41.
3179. Ibid., vers 285. C'est cependant limite» Nous avons montré que La Fontaine suggère, à la fin du conte, les ambiguïtés de
J
cette entreprise. N y-a-1-il pas chez Camîlle quelque pur plaisir de pouvo î r ?
3180. Ibid., vers 250 et vers 274.
3181. Dans le premier, La Fontaine est beaucoup plus proche de Lucrèce : "Le conte fai t passer le précepte
avec lui ". (Le Pâtre et le Lion - Le Lion et le Chasseur, (V,1-2), vers 4.) Dans le second, et plus
encore dans le douzième livre, La Fontaine conçoit la fable comme piège, système complexe de prise
et de libération, comme en témoigne admi rablement le prologue de Le V i eux Chat et la Jeune Souris
3182. Le Dépositaire infidèle, (IX,1 ).
3183. Voir Le Gland et la Citrouille, (IX,4), vers 33.
-
788
-
arrachement à la "légère, croyance", comme la conversation des quatre
amis ou comme le concours des Fées, organisé par Oronte, qui, de
merveille en merveille, de contradiction en contradiction, permet à
la pensée de s5 enrichir, de discerner toujours mieux, d'éloigner le
faux, et de se préparer aux flux divers et divertissant de l f univers
« Loin d!être magistraux, Fables et Contes favorisent 1'éveil critique
par leur nombre, par leur ordre "qui cache ce qu3 il est et ressemble
au hasard3188, et surtout par le jeu.
Si le jeu peut manifester un exercice cruel du pouvoir Fourmi,
il peut être aussi, pour tous les joueurs, plaisir, instruction et
liberté3189. Il plaît parce qu'il divertit par la diversité de ses
combinaisons. Il Instruit, parce qu'il initie à la diversité du monde,
qui résulte peut-être, d'une série de "coups" de la Fortune3190. Il
libère parce qu'il réduit le poids du réel et que la diversité de ses
combinaisons fait agir, réagir, choisir, prendre des initiatives :
si l'on ne peut jouer sans règles, on ne joue pas non plus sans liberté.
Qui est Chat ? Qui est Souris ? Réponse libre, mais dans un cadre qui
permet au choix d'exister. Réponses libres, tant le cadre peut se
retourner et tant il est possible de jouer et de rejouer la partie,
de lire et de relire. Pour la Fontaine, le bon dominant, évidemment,
laisse jouer ses dominés ou joue avec eux, comme le Chat - dominant
potentiel - avec le Moineau, tant qu'il n' a
ces
oiseaux ont
"un
goût
dominant, certain Vieillard
exquis
pas
découvert
et délicat
que
3191
". Mauvais
3192
, pour graves raisons de calendrier,
refuse à sa femme "un jeu divertissant entre tous3193", mais certain
Rémois ne craint même pas de conter ses aventures à sa Rémoise3194 :
ensemble, et malgré les ambiguïtés que suscite la relation de pouvoir,
3184.
Voir L'Avant age de la s ci e nce , (VIII,19).
Voir Le Be rge r e t le R oi , (X,9), vers 75. Voir aussi la chute de fouquet.
3186. La C i gal e et la Fo urmi , (1,1).
3187. A Mo ns e i gne ur le D aup hi n, p . 3.
3188. Le S o nge de Vaux, O.D., p . 84.
8
8
3
3189.
Dans l H y mne à la V o l upt é , Po l i p hil e n i nd i q ue - 1-i l p as qu i l ai me l e j e u ?
3185.
3190.
V o i r Le s d e ux Co q s , (VII, 12), ve rs 29.
ils se divertissent... Autre mauvais dominant, le Lion, toujours
grave, jamais ne joue, mais Charles II, transformant la science en
un jeu rit avec ses dominés. Oronte, dans Le Songe de Vaux, organise
un concours qui est un jeu, 1' observe, y participe. Comme le public,
il en ignore le cours et le résultat. Pas de plaisir, mais pas non
plus de progrès sans oette ignorance acceptée. Ainsi, à ce spectacle,
chacun se plaît et s'instruit. Par le divertissement (émotion,
indignation, surprise, toutes les merveilles), mais dans l'ordre
induit par la présence régulatrice d'Oronte, chacun s'éloigne de la
"légère croyance".
Le jeu réussit cela par la quantité de positions qu'il
fait prendre* Qui est Chat ? Qui est Souris ? On ne sait plus. Les
rôles tournent « Le point de fuite, pour la Souris comme pour la vérité,
est toujours ailleurs, mais attire, anime, et s'enrichit du ballet
des regards croisés. Mais quel est ce point de vérité # ce "vrai" du
texte dont la force est extrême, et qui "attire à soi tous les
esprits3195" ? On ne sait. Ce qui est sûr, seulement, c'est que le duc
de Bourgogne, s'il entre dans le jeu, et rit,. en s'y divertissant,
3191. Le Chat et les Deux Moineaux, (XII,2), vers 29.
81II. 3192.
Le Calendrier des vieillards, Contes et nouvelles,
3193.
Comment l'esprit vient aux filles, Nouveaux contes .
3194.
"Dès que le si re avai t donzelle en ma i n,
11 en riait avecque son épouse". Les Rémois, Contes et nouvel les, III, vers 21-22.
3195. Le Remède, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 5.
le cherchera et le construira, perdra ainsi de la vanité, apprendra
à considérer, par l'esprit, le vieux La Fontaine comme un égal et à
s'en méfier, mais sans se fâcher pourtant... Le lecteur, quant à lui,
peut se faire Chat, Souris, La Fontaine et duc de Bourgogne, jouer
seul une partie à quatre, ou plutôt à cinq puisqu'il en est, ou même
à plus encore puisque voici la Fortune,
une Belle, un Roi...
Combinaisons, applications et leçons infinies. Plaisir de se perdre,
de se retrouver, de changer3196, d5 obéir à la règle et d1 inventer, de
s 1 instruire, de se divertir, de s 1 initier au divers dans le monde, en
soi, et indéfiniment, ou plutôt sans autre fin que celle qu 1 on
choisit3197.
Chaque fable et chaque conte est un jeu possible. Ensemble, ils
composent un grand jeu de rôles, où l'on peut être conduit, par le
plaisir même, à prendre diverses positions, à tomber au puits, à se
faire "encager3198", à changer . d 5 écharpe3199, à aller de l'avant, à
débattre, à hésiter, à comparer, à lire et relire les variations des
textes doubles, les renvois subtils, les fausses références, les
apparentes contradictions... Apparemment, 11 Etat, la morale sociale,
la vie même du lecteur ne risquent rien d'essentiel. C'est du j eu.
"Qui ne voit que ceci est un j eu, et par conséquent ne peut porter
coup ? Il ne faut pas avoir peur que les mariages en soient à l'avenir
moins fréquents3200" . . . Certes, mais ce jeu, justement plein de coups,
plaît, libère qui y joue, 1'instruit au monde, parce qu' il aide à
"troquer3201 " sans tronquer3202, et, surtout, sans se tronquer. Il
implique le lecteur tout entier sans lui demander d ? abandonner son
savoir, ses désirs, ses craintes, ses envies d'être roi, voyageur,
amoureux, Loup, divers personnages, sans perdre, en somme, avant de
se soumettre au pouvoir des fables, quelque élément de la diversité
qu ' il porte en lui : Démade prend le peuple - cette totalité diverse,
cet "animal aux têtes frivoles3203 - avec son envie même de jouer. La
Fontaine fait mieux encore. Cette envie, il ne la blâme pas. Il 1 '
utilise, 1
1
enrichit, en fait un élément centrai de son éducation au
monde. Il invite à trouver sa vérité sans se dépouiller de ses richesses
et, singulièrement,
de
son
envie
de
métamorphoses.
Pourquoi
faire taire,
pour
3196.
3197.
3198.
3199.
3200.
3201.
3202.
3203.
a priori,
s
Peau
d âne
?
l'enfant en soi ?
Les
Fables
invitent
à
trouver
"Dieu nous créa changeants". Les Troqueurs, Nouveaux contes , vers 11.
Voi r les deux épi logues des Fables, et le demier mot de la dernière fable du l ivre XI ï.
Le Corbeau voulant imiter l8Aigle, (11,16), vers 21.
La Chauve-Souri s et les Deux Belettes, (11,5), vers 31.
Préface de la Première partie des Contes et nouvel les en vers, p. 557.
Voi r Les Troqueurs, Nouveaux contes .
Voir Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 31.
Le Pouvoi r des fables, (VI11,4), vers 44.
-
sa vérité,
791
comme Peau d3 âne,
succession,
parfois
Qui jetterait
au
feu
-
par la préservation de soi et
secrète,
le
3204.
Le Singe et le Léopard, (IX,3), vers 26-27.
3205.
3206.
3207.
3208.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 147-148.
3209.
Joconde, Contes et nouvelles,!.
jeu
Le Loup et le Renard, (XII,9).
Le Loup devenu Berger, (111,3).
Le Berger et le Roi, (X,9).
Le Corbeau voulant imiter l'Aigle, (II,16), vers 26-27.
3211. Le Mari, la Femme et le Voleur, (IX,15), .vers 37.
3212.
Le Statuaire et la Statue de Jupiter, (IX,6), vers 30.
3213. Ibid., vers 31.
3210.
Pourquoi blâmer un goût
des
de
ses
la
métamorphoses.
robes
possibles
perdrait beaucoup.
Qui, cependant,
nécessaire,
contraint
Qui renoncerait à les mettre se tronquerait.
ne
revêtirait
la peau
1 ivresse
nécessaires
plaire,
d âne,
se
à
de
la vie,
l f esprit"
sont
contes
Psyché,
qu'on
veut
Berger3207,
,
comme
le
encager
"âme
, et
Corbeau,
3210
délivrent
en
Berger se faisant Roi3208,
coureur de nymphes
.
règne
espagnole
3211
".
l'audace de croire,
pas
du
tout,
Ils
,
sans
se
l'existence
du
tel
ou tel.
Les
les
dégagements
Fables
rêvés.
sait faire vivre les
vraisemblable
comme
il
11
arrive
coexistent,
à
joue,
!
l'un
par
labyrinthiques
Beaucoup.
se
Les
sans
faire
contes
et
jamais
rêver,
un
Point trop.
moment,
le
songe,
La Fontaine
créer du naturel,
jamais détruire
Pygmalion3213.
sans quitter
des exploits amoureux de
chimères321211,
11 autre,
risquer
de
et les Contes suscitent
collaborent,
anonyme
jamais
moins
Renard,
le mensonge,
d'images
la foi. On ne joue pas sans
sans admettre, au
du
Mari,
au moins un moment,
la fantaisie,
Loup,
Corbeau,
sérieux, réducteur,
suscitent,
tout le
Loup se déguisant en
croire au jeu. On ne lit pas les Fables sans
Garo et Gros-Jean,
revêtir,
autant
3206
par soi-même
"je"
ainsi
Roi devenant
dont autrui
Surtout
du
le
Pour instruire et
Loup,
Renard devenant Loup
3209
également
"sur l f habit3204,
non seulement
Psyché démultipliée
3205
discernement
fait
jeu des robes possibles. 11 rend Agneau,
Belle,
souvent
Le
1 'un par l f autre.
et
et
c'est
trouverait
la métamorphose
le jeu des fables et des
"dans
quand
supporter 11 insupportable.
à
1
et
pas,
1
Ici, vérité
la
et
rendre
lucidité,
mensonge
construisent
de
l'un
à
l'autre,
les
circulations de l'esprit. Voir Esope. Voir Homère.
Le doux charme de maint songe Par
leur bel art inventé, Sous les
habits du mensonge, Nous offre la
vérité3214.
Il ne faut pas rejeter ces habits qui ont leur vérité, comme ceux de
Peau d'âne. Ne voir qu'eux, ou se vêtir d'absurde3215, serait se perdre,
mais les abandonner serait se tronquer. L1 ego se rêve en de multiples
robes. Il est élu "Roi", "les diadèmes vont, sur sa tête pleuvant 3216"...
Folle peut-être, mais ce rêve est réel. Il est de
- 1 . 'homme.
Il est
nécessaire. Autant le voir, le reconnaître, le vivre par le jeu.
Prétendre détruire la croyance, voire la "légère croyance", serait
folie : on n'anéantit pas l f ignorance, qui est effet de la diversité,
et surtout pas la crainte et le désir, qui font vivre. On peut cependant
la réduire, en divertissant l'esprit, en le familiarisant avec elle,
en la laissant s'exercer en des terrains peu dangereux, en jouant dans
l'espace
de
domination
d'un
maître
qui
organise,
protège
et
discrètement guide. Ainsi, sans doute, on ne sait pas tout, mais on
apprend à discerner la diversité conjointe du monde et de l'esprit,
à gérer, par là, son ignorance, à croire parfois, et à créer du savoir.
On ne devient pas un être sans désir et sans crainte, mais, pour les
avoir vus oeuvrer chez d'autres et, par des miroirs imaginaires, chez
soi, on apprend, en riant, comme le Lièvre3217, à les utiliser pour
vivre. On s'imprègne ainsi, peu, à peu, indéfiniment, de ce mixte
jamais achevé de savoir, d'ignorance reconnue, de règles et de volonté
de jouir, que La Fontaine appelle sagesse.
C'est tâche majeure, pour le dominant qui prétend favoriser les
plaisirs d 1 autrui, que de l'instruire, autant qu'il peut,
sagesse,
3214.
par laquelle on vit,
au mieux,
à la
en n'ayant plus, ou presque
Le Dépositaire infidèle, (IX,1), vers 32-35.
s
11
C'est l'idée du menteur qui n est pas "vrai dans Le Dépositaire infidèle.
3216. La Laitière et le Pot au lait, (VI1,9), vers 41.
3217. Le Lièvre et les Grenouilles, (11,14).
3215.
plus, besoin de dominant : si les Souris tronquées, dans 1!obscurité,
ont toujours besoin du Hibou, le sage octogénaire, au huitième texte
du livre XI et au quatre- vingt-huitième du second recueil, plante sans
se soumettre aux critiques d f autrui, aux ordres d f u n roi, ou même "au
nom des Dieux3218". Il plante pour son plaisir, et pour celui d f autrui.
Installé dans 11 immense jeu du monde, dans la succession indéfinie
des "coups imprévus3219", il sait qu ' ainsi il ne perd rien et gagne
toujours. Il est parfaitement instruit. Peut-être a-t-il lu toutes les
Fables. Peut-être-a-t - il été êduquë par quelque maître ? On ne sait.
On le suppose. Ce maître de sagesse, dans le texte, a disparu, comme
l'octogénaire, lui-même, va disparaître, en toute conscience, sans
dilater son ego, mais en jouissant "de se donner des soins pour le
plaisir d? autrui3220". "L'onde pure3221 " suit son cours. Afin de réduire
la légère croyance, l'octogénaire, sur le "marbre" et sous le "je 3222,
"grave" ses leçons et s'efface.
Le
dominant
selon
la
logique
d'Oronte
accepte
toujours
l'effacement. Une volonté contraire troublerait le jeu. Oronte, à la
fin du second fragment de Le Songe de Vaux, n'est presque rien. "Un
léger mouvement de tête3223". Un signe. Et ce signe semble toujours plus
léger. Dans "les yeux de Sylvie3224", il se dissipe. Au contraire, le
signe, "le rien", le "peu de chose3225" que le Loup aperçoit sur le cou
du Chien, enveloppe bientôt le Chien, les "os de poulets", les "os de
pigeons3226", et gâte tout. Il devient, à la fable suivante, le "fier
Lion, seigneur du voisinage3227", qui prend tout. Le bon dominant est,
quant à lui,
s'environne
un
signe
qui
s 1 efface,
un
soleil
qui
de mille couleurs avant de se dissiper, ou, plutôt, de
devenir la lune que, "les voyageurs et le cocher qui les conduisait
3218.
Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, (XI,8), vers 5.
3219.
Ibid., vers 32.
3220.
Ibid., vers 23.
3221.
3222.
Epilogue du-second recuei1, vers 1.
Et pleures du Vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.
Le Vieillard et les trois Jeunes Hommes, (XI,8), vers 35-36."
3223.
Le Songe de Vaux, O.D., p. 96.
3224.
3225.
Ibid., p. 99,
Le Loup et le Chien, (1,5), vers 33.
3226.
Ibid., vers 38.
3227.
La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion, (1,6), vers 2.
voulurent bien pour leur guide3228", dans la "profonde nuit3229", vers
de nouveaux plaisirs3230.
Un
tel
dominant
est
un
enchantement.
Qui
suivrait,
sans
ambiguïté, la logique que nous avons définie dans cette partie serait
un miracle pur. Oronte, même, ne dure pas, et Fouquet est partiellement
autre qu1Oronte. Louis XIV n* est pas ce qu1 il apparaît Immédiatement
dans Psyché qui fait entendre, à qui sait lire, de multiples
dissonances. Certains pères se trompent. Dieu, même, est incertain,
voire suspect. Tout diseur de fable n 9 est pas bënëvolent pour qui 11
écoute. La volonté de s 1 effacer soi-même sans nulle trace de vanité
paraît la chose du moins la moins partagée :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, Tout petit
prince a des ambassadeurs ; Tout marquis veut avoir des pages 3231
.
Dans le monde, la place des dominants selon la logique d f Oronte
paraît devoir être mince. Cs est ce que montre 11 oeuvre de La Fontaine
où grouillent les "Loups ravissants3232, les Xanthus, les maris
autoritaires, les femmes qui rêvent d 5 avoir des esclaves... Peu de
maîtres veulent, et savent, favoriser les plaisirs de leurs dominés.
Cependant, en tous lieux de 11oeuvre, sous des apparences diverses,
le lecteur rencontre le personnage du bon dominant. Avant df en étudier
les ambiguïtés, il nous paraît nécessaire d 1examiner comment La
Fontaine, littérairement, le construit.
3228. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 259.
3229. Adonis, dernier mot du derniers vers, O.D., p. 19. Pour just i f ier ce rapprochement, il ne faut pas
oublier qu'Adonis fut pub1ié en 1669 avec Les Amours de Psyché et de Cupidon.
3230. Pour n'avoir aucun doute sur
le sens du voyage des quatre amis,
i 1
suffit de rel i re la
première phrase du roman.
3231 . La Grenoui1 le qui se veut fai re aussi grosse que le Boeuf, (1,3), vers 12-14, 3232.
Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 25.
-
86
-
Chapitre 2 Représentation de la logique
d s Oronte
La Fontaine ne propose jamais,
sous forme d'un discours
"par raison", le principe et les caractères de la logique d !Oronte,
mais il la représente souvent par des personnages
et leurs "actes divers". Avec ces "images", le lecteur peut penser,
tirer
11
raisonnements et conséquences3233", élaborer un modèle.
Les personnages et leurs actes ne sont pas simples. En raisonnant
comme Garo, ou, peut-être comme Descartes, on pourrait croire que La
Fontaine aurait dû poser des principes et déduire, mais ce qu'il aurait
gagné en simplicité, il l'aurait perdu en vérité 3234. Définir, a priori,
une logique de pouvoir favorable aux dominés aurait été oublier qu'elle
n'existe que par des dominants divers qui agissent diversement. Aussi,
La Fontaine multiplie les personnages dont aucun n'épuise tous les
développements possibles de ce que nous appelons logique d'Oronte
quand chacun y ajoute, ou la rend ambiguë, en la colorant de quelque
muance. Dès lors, le nombre, voire le chaos, des personnages et de leurs
actes impressionne.
Toute tentative
3233.
Préface des Fables, p. 8.
3234.
Voir ici toute la problématique du Discours à Mme de La Sablière.
-
87
-
pour les relier peut paraître vouée à 1 5 échec et même dénuée de
fondement. Pourquoi rapprocher le père de La Jeune Veuve et Charles
II ? Ne sont-ils pas distincts ? Ne doit-on pas se contenter de noter
leurs différences et leur coexistence dans le monde et dans 1 1 oeuvre
? Ne peut-on pas d'ailleurs arguer de la légèreté avouée - avec
constance - par La Fontaine ? Pareilles raisons abondent pour jouir
tranquillement de la bigarrure de l f oeuvre, comme certain Roi amateur
de peau de Léopard, ou comme certain Pigeon avide de goûter au.
spectacle des apparences variées du monde... Mais c'est là renoncer
à penser, et donc se mettre à contresens de l'oeuvre qui y invite
justement3235 . Or, penser, pour La Fontaine, c'est à la fois prendre
conscience, par sa considération, de la diversité du sensible, et
tenter de construire, en y ajoutant par l'acte de l'esprit, son
intelligibilité. La multitude des personnages et de leurs actes
devient alors une leçon et une chance. Elle montre que le modèle
d'intelligibilité - qui est ici la logique d f Oronte - n'est pas
antérieur aux actes sensibles mais qu'il se construit par eux. Elle
permet ensuite d'établir des relations, de comparer, de faire
apparaître des différences, de repérer des phénomènes récurrents,
c'est-à-dire de penser indéfiniment, comme dans le
repli
en
ravissants
repli,
2
11
.
mais
loin
des
vrais
monde,
de
"loups
C'est ce que nous avons tente de faire,
dans le
chapitre précédent.
3235. "Il faut laisser/ Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser". Discours à M. le duc de la Rochefoucauld, (X,14), vers 55-56.
"Il faut laisser quelque chose à faire à l'intelligence et à l'habileté du lecteur". Préface de la Deuxième partie des Contes
8
et nouvelles en vers, p. 604. "Que t en semble, lecteur ? Cette difficulté vaut bien qu'on la propose". Les Deux Amis, (VIII,
11), vers 24-25.
Des
critiques
"logique d 1 Oronte",
guère, qu'elle
qui
est
pourraient
soutenir
que
notre
même présente dans 1'oeuvre,
une
construction
ne contredit pas les textes,
de
n'y signifie
notre
esprit,
mais ne s'y trouve pas encouragée
et n'aide nullement à les interpréter.
Il
leur serait même commode
de faire observer que la plupart des personnages de La Fontaine
proviennent de la tradition littéraire,
cette
"logique"
que
son
oeuvre
cet
hétérogène
dans
ses
textes
véhicule
3236. Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 25.
-
sans
simplement,
bric-à-brac.
-
qu'il a pu
Nous
88
-
799
-
s'assimiler
la penser,
et
parmi d'autres,
pourrions cependant
nous défendre en soulignant la cohérence complexe de cette logique dans
toute l'oeuvre,
précédent.
ce que nous avons fait dans
Nous
ambiguïtés,
et
pourrions
démontrer
enjeux de l'oeuvre,
tenterons
partie.
aussi
leur
le
mettre l'accent
faire
dans
Mais,
avant
cela,
sur
ses
Importance pour comprendre les
et singulièrement de Psyché,
de
chapitre
le
ce
que
nous
dernier chapitre de cette
nous pourrions aussi montrer que La
Fontaine met en place un dispositif de représentation qui attire
l'attention sur cette logique,
à la logique de la Fourmi, et
de
ce
dispositif
la donne à voir dans son opposition
conduit
à
la
penser.
La
réalité
peut convaincre de la réalité opératoire, dans
son oeuvre et pour son oeuvre,
de cette logique.
A ce point de notre analyse, n 1 oublions pas que La Fontaine est
écrivain, et écrivain conscient de ce qu1 il fait. Loin d1 exhiber une
multitude de personnages et leurs actes, ou de se plaire, comme un
diseur de mythe, à l 1 illusion qu' il les exhibe, il propose d 1 abord
des textes qui construisent leurs images avec des mots et des ensembles
de mots* Le dispositif de représentation de la logique d !Oronte, s1 il
existe, est donc un fait textuel, voulu comme tel. Il ne faut pas le
chercher dans la, multitude des personnages et de leurs actes ou dans
les résultats du travail de pensée du lecteur, mais dans ce qui, du'
texte,
incite
à
effectuer
ce
travail.
Or
ce
travail
passe
nécessairement, de repli en repli, par la comparaison puisque c 1 est
en comparant des éléments divers que 11 on peut, selon La Fontaine,
le plus sûrement édifier un savoir efficace et s'instruire 3237. Aussi
le
dispositif
de
représentation
de
la
logique
d 1 Oronte
doit
nécessairement être un système de signaux qui invitent à comparer entre
eux certains termes parmi le très grand nombre des termes disponibles.
Chez
La
Fontaine,
sans
que
cela
soit
exclusif
ou
limitatif, les comparaisons peuvent s'effectuer du texte au réfèrent,
de texte à texte, et entre niveaux d'un texte. Concernant la logique
d 1 Oronte, dans le premier cas, le texte
dominant,
amène
comparer cette
le
lecteur
construit
l'image
d'un
à
image avec un ou plusieurs
êtres
réels,
et,
3237. Pour ls importance de la comparaison, pour édifier un "art de penser" non réducteur, voir, par
exemple La Besace, mais surtout la Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, 1684, O.D., .p. 682...
simultanément, à 11 interpréter lui-même en fonction de la relation
de son auteur à cet être (ou à ces êtres) réel. Dans le second cas,
le lecteur est nettement incité, par leur disposition ou par d f autres
moyens, à .comparer deux textes qui construisent chacun 1 1 image d'
un dominant et de ses actes. Dans le troisième cas, il est conduit à
s1 interroger sur le rapport entre 11 image de la domination que
construit le texte et la domination que le texte exerce sur lui. Le
premier cas se rencontre singulièrement dans l'ensemble des louanges
à des dominants que recèle 11 oeuvre lafontainienne ; le second cas
se rencontre dans la série de ses diptyques, qui peuvent devenir
polyptyques ; le troisième cas, dans l'ensemble de ses textes qui, par
effet d'abyme, Invitent à méditer sur leur propre pouvoir. Ces trois
éléments, si nous parvenons à les analyser, attesteront, pour nous,
l'existence d'un dispositif de représentation de la logique d 1 Oronte
dans l 1 oeuvre. Ils manifesteront que La Fontaine ne laisse pas son
lecteur incapable de comprendre comme le sont les quatre amis devant
"un tissu de la Chine, plein de figures qui contiennent toute la
religion de ce pays-là3238" . S'il y a des "stratégies de désorientât
ion" dans l'oeuvre, il y a aussi des stratégies d 1 orientation. La
Fontaine fait en sorte que l'oeuvre soit à elle-même son propre
"brachmane3239" . Aussi, le chapitre que nous entreprenons, outre la
réalité
signifiante
de
permettra-t - il
de
mettre
quelques
en
vue
lafontainien,
la
logique
aspects
du
d'Oronte,
fonctionnement
du
nous
texte
c'est-à-dire encore d5 un système de pouvoir «
3238. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 130.
3239. Ibid., p. 130.
2•1
Les louanges.
Plusieurs fois, La Fontaine, qui loue beaucoup, définit la
louange par des métaphores : elle est "breuvage", "Nectar3240",
"encens3241 " . Elle apparaît indéfinissable par ses moyens ou par sa
forme.
Elle enchante, mais la personne
-
90
-
louée ne sait pas comment, et celui qui loue, s'il le sait, se tait
sur "le secret de rendre exquis et doux3242". Le dire serait oublier
que la louange réussit en faisant oublier sa nature. Mieux vaut donc
la définir par son effet. Elle plaît à "celui qui l'écoute 3243". Elle
le met en "joie3244". Elle l'enivre. Elle "chatouille". Elle "gagne les
esprits3245". C'est, comme la poésie, un "charme", mais qui ne rend pas
"l'âme attentive3246". Loin d'éveiller l'esprit critique, elle calme
le doute, toutes les interrogations, l'angoisse même de n'être plus.
Par la grâce d 1 autrui qui le sert, elle fait de son destinataire un
Dieu, ou plutôt un Phénix toujours renaissant. Elle est ce miroir qu'on
ne voudrait accuser "d'être faux3247" parce qu'il réconcilie, par la
voix d'autrui, le désir de s'aimer et le réel. Point de divorce. Point
de
douleur.
réussit,
tend
Qui
reçoit
délicieusement
une
à
louange,
croire
qu'il
quand
est
ce
que
elle
son
3240. Discours à Mme de La Sablière, ( IX), vers 8 et 9.
3241. Voir Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1 ), vers 2. Daphnis et Alcimadure, (XII,24), vers 7...
3242. Daphnis et Alcimadure, (XII, 24), vers 8.
3243. Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 15.
3244. Ibid.. vers 10.
3245. Simonide préservé par les D i eux, (1, 14)5 vers 5.
3246. A Mme de Montespan, dédicace du second recueil, vers 7.
3247. Voi r L1Homme et son image, (1,11), vers 3.
-
802
-
amour-propre veut qufil soit.
Publiée
est souvent
dans
lue,
une
oeuvre
ou
relue,
plus
par
vaste,
une
qui
n'est
pas
Pareil lecteur nfen tire aucune joie d1 amour-propre.
loué.
Fontaine a beau vanter la gloire du Dauphin,
en a pas 11 ego dilaté. Dès lors,
peut
louange
être
lucide
et
qui lit ses Fables n1
point d'enivrement
discerner.
Lisant
La
la
!
Le lecteur
louange,
il
est aussi en position de lire les lectures qu'il peut imputer au
destinataire et à 1'auteur.
Renard,
lit
C'est ainsi que dans Le Corbeau et le
s'il lit les propos du Renard au Corbeau,
aussi,
obliquement,
les
distinctes
le lecteur
lectures qu'ils
en font. La sienne est donc lecture de leurs lectures croisées qu'il
obtient,
comme la soeur de la Grenouille qui rapproche les faits et
les discours, par comparaison avec le réfèrent
Corbeau par ce qu'il
réel
:
celle du
sait de
lui (Le Corbeau n'est pas Phénix), et
par ce qu'il le voit faire ;
celle du Renard par ce qu'il sait de
-
91
-
lui
(il a faim et il est rusé), par l'effet de sa louange et par
son commentaire. Ainsi,
Renard
pour
entraîne
mieux
leçon
elle
quand
peut
au
' amène
et
la
neutre,
partenaires,
l'ensemble
considérer
de
de
loue
?
louange.
un
personnage
Elle
des
est
Grande
destinataire,
rapports
Qui
le
réfèrent
non loué.
nature
leurs
par
le
la
son
lecteur
la
Qui
Corbeau
rendre attentif
le
examiner
?
du
louange enivre
contraire
fictif.
à
à l'examen
à
accord, même
louange
le lecteur
revenir
:
tiers,
la
1
deux
et
loué
leur
?
Pourquoi
Comment
et, surtout, de quoi ? La louange, lue, engendre chez le tiers lecteur
un processus d'interrogation.
Dans Le Corbeau et le Renard, les deux animaux ignorent qu! on
lit leurs propos, mais l f auteur d'un livre publié et celui qu'on y
loue savent que la louange sera lue. Leurs distinctes lectures
Intègrent
donc
l'Idée
qu'il
auront
des
lecteurs,
personnages
nécessaires pour eux comme sa "soeur" pour la Grenouille. Dès lors,
chaque lecteur, surtout s'il connaît La Grenouille qui se veut faire
aussi grosse que le Boeuf, lit en sachant qu'avec la nature de
l'auteur, celle du destinataire et celle de leur relation, 1 1
espérance de sa lecture est à prendre en compte pour Interprêter la
louange.
Les Animaux malades de la Peste, fable liminaire, permet quelque
décodage. Le "trop bon roi" loué par le Renard en présence de tous
les autres animaux - qui choisiront de l'Imiter - laisse tuer l'Ane.
Dès' lors, que signifient les louanges présentées, par La Fontaine
- subtil Renard anti-Renard - à des dominants réels, et qui, toutes,
vantent leur façon de dominer ? Discours sincères ? Pure tactique de
protection
?
N'est-ce
pas,
dans
le
cadre
même
de
l'oeuvre,
simultanément, clin d'oeil, appel à s'interroger sur ce que serait
un "trop bon roi" , ou même un "bon roi" ? A qui est lecteur 3248 et point
trop Ane, ou redoutable "puissance",
La Fontaine ne suggère-t - il pas
de comparer le dominant loué, ce qui en est dit, et le modèle de bon
3248. Dans le premier recueil, après les louanges au Dauphin, le fables 1 , 2 et 3 du livre I évoquent la louange, ou son manque
s
désastreux (La Cigale n échoue-t-elle pas pour n'avoir pas loué ?). Le livre I, plus largement, propose des formules
8
autre part, après la louange à Mme de
Montespan, Les Animaux malades de ta Peste, puis La Cour du Lion (qui le relaient) médi tent ostensiblement
sur la louange, et la dernière fable du livre VII est louange de Charles 11 (Bon roi) et dénonciation
obli que de Louis XIV. Tous ces textes, en pos i t i on liminai re, apprennent au lecteur à décoder
les louanges.
indispensables sur la louange (Fable 14), les seules dans le premier recueil. D
-
804
-
dominant qui sous-tend nécessairement ces êlogieux propos ?
Son
oeuvre
loue
de
multiples
dominants,
effectifs,
ou
potentiels. Citons Fouquet3249, puis le Roi3250, des membres de la
famille
Royale3251
,
divers
Grands
et
seigneurs3252,
plusieurs
Bouillon3253, Mme de La Sablière3254, Aminte3255 , Amour, et enfin Dieu.
Certaines de ces louanges sont des textes isolés, essentiellement
laudatifs. La Fontaine en publia plusieurs, rétroactivement, en 1671
dans les Fables nouvelles et en 1685 dans les Ouvrages de prose et
de poésie. Un autre ensemble, déterminant pour nous, est constitué
par les neuf dédicaces d5 oeuvres que La Fontaine écrivit ou enrichit.
Directement adressées à des dominants importants (au moins pour lui),
elles figurent dans les livres mêmes, avant ce que désigne le titre,
et sur des pages
indissociables
réservées3256.
Ces
dédicaces
sont
de
A Monseigneur Fouquet, O.D., p* 797-798., Le Songe de Vaux, et les fragments publiés en 1671 sans les Fables
3249.
3250.
■
3251.
3252.
3253.
3254.
3255.
3256.
nouvelles. La louange est ici maintenue alors que Fouquet n'a plus guère de chances de retrouver, par
rapport à La Fontaine, une effective position de dominant
Voi r, sans exclusive, La Ballade Sur la paix des Pyrénées et le mariage du Roi, les deux dédicaces
8
A Monseigneur le Dauphin, l'épilogue du second recueil, L Ecrevisse et sa Fille, la
dédicace A Monseigneur le duc de Bourgogne, Les Amours de Psyché et de Cupidon, ■ le Remerciement du
Sieur de La Fontaine à l'Académie française... Voi r aussi l'analyse (discutable selon nous) de
Jean-Jacques Gabas : "La Fontaine et la louange de Louis XIV88 in Seventeenth French Studies, n°6, 1984,
p.111-120.
La Reine dans la Relation de l'Entrée de la Reine, Le Dauphin au début du premier recueil# le duc de
Bourgogne, au début et dans quatre fables du Livre XI î,. On peut leur adjoindre Mme de Montespan au
début du second recueil, et le duc du Ma i ne au Livre XI.
Louis Armand, prince de Conti par la dédicace du Recueil de Poésies chrétiennes et diverses (1671),
Joseph Louis, duc de Guise, par la dédicace des Fables nouvel les (1671), Achille de Harlay par la dédicace
des Ouvrages de Prose et de Poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine (1685), les Vendôme et
les Conti, par les textes réunis dans les Oeuvres Diverses (mais publiés seulement peu après la mort
de La Fontaine) sous le titre "Les Vendôme et les Conti" et au Livre XII des Fables, Le Milan, le Roi
et le Chasseur (Pour François-Louis de Conti, qui reçoi t, simultanément, avec sa femme, un épi thaïame
(O.D., p. 696-698)), et Philémon et Baucis (Pour Louis-Joseph de Vendôme).
A Mme la duchesse de Boui l Ion, Les Amours de Psyché et de Cupidon, 1669. A son Altesse Monseigneur
le cardinal de BouilIon, dédicace du Poème de la Captivité de Saint Malc, 1673. Poème du Quinquina,
A Mme la duchesse de Bouillon, 1682...
Voi r les deux Discours à Mme de La Sabl ière et Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII,15).
Adonis, 1669„
Le premi er recueil des Fables, except i onne11ement, a deux dédi caces (l1une en prose, l8 autre en
vers) séparées, avant toute fable, par la Préface et La Vie d'Esope le Phrygien. Sans doute, ce
redoublement est-il l8 effet de l1 importance du destinâtai re. Peut-être signale-1-il
11 oeuvre qu1elles inaugurent. Impossible de les publier à part» La
louange, qu!on pourrait dire externe, qu1elles adressent au dominant
ne prend sens que par 11 oeuvre qui la suit., Elle y est parfois même
relayée par des louanges qu
1
on pourrait dire Internes, comme à la
fin du Poème de la Captivité de Saint Malc, et au livre XII dont
plusieurs fables louent le dédicataire. Ces louanges internes
appartiennent au troisième ensemble de louanges au dominant : la
louange y est élément d'un texte plus vaste, qui peut-être fable3257,
conte3258,
discours3259,
ou
Poème3260.
-
93
Chaque
-
fois..,
malgré
la
transition, la fusion reste incomplète : la louange s'adresse au
dominant ou, au moins, le désigne nommément, tandis que ce qu'elle
introduit, conclut ou encadre pourrait se lire sans y songer.
Ailleurs, La Fontaine a cependant accompli la fusion. Dans Le Songe
de Vaux et, plus encore, dans Psyché, jusqu'au détail des oiseaux et
des plantes, tout peut être lu comme louange du dominant.
Le parcours précédent suffit pour indiquer l'abondance et la
diversité - .de destinataires comme de position - des louanges aux
dominants chez La Fontaine. Ce qui nous frappe, cependant,
outre
la richesse de la technique encomiastique,
aussi la volonté lafontainienne de définir au mieux son projet et de montrer sa virtuosité. Peut-être, enfin, peut-on y voir
le projet de suggérer obliquement, avant La Cigale et la Fourmi, que le fabul iste sait louer avec un art de
3257.
3258.
3259.
3260.
5
c
Renard, et sans oubl ier j ama i s qu' "on ne peut trop louer (...) les D i eux, sa maîtresse, et
son Roi".
Voir Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12).
Aucun conte des Contes ne comporte de louange, mais on peut appeler conte Philémon et Baucis.
Voi r le Discours à Mme de La Sablière.
Voi r le Poème du Quinquina.
est 11 homogénéité des idées développées.
A
en
croire
ces
louanges,
ces
excellents
dominants seraient dégages des flatteries de 1' amour-propre. Mme de
La Sablière
Dieux, aux
apprécie
hommes
même
refuse
cet
Monarques,
aux
en esthète,
le
encens
contrairement
Belles3261 ".
"bel
s1 il
Fouquet,
art
de
"aux
célébrer
les
(lui) ressemblent avec le langage des dieux3262'1,
qui
se montre discret dans Le Songe de Vaux,
tout comme Louis XIV dans
les jardins de
même,
dédicace
sa
du
Versailles...
livre XII,
gloire,
!!
modëration3264|f
mauvaise
de
et
à
"veut
! La puissance,
soi3265,
3261.
3262.
3263.
3264.
3265.
3266.
3267.
3268.
3269„
comme
chez
roi
mettre
selon
des
la
bornes
à
sa puissance3263". Remarquable
et
désirée par les dominants3266,
vanité,
Le
la
en effet,
gloire
n'est
est légitimement
quand elle n'est pas
certain
Mulet3267
pas
qui
chez
eux
se célèbre
Discours à Mme de La Sablière. ( IX), vers 7» Le Procureur de Harlay fuit, quant à lui, "les
éloges avec tant de soin" _______ Dédicace des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de
Maucroix et de La Fontaine, O.D., p. 652.
A Monseigneur Fouquet, O.D., p. 798. Un peu plus loin, La Fontaine souligne "cette modestie qui nous
charme"...
A Monseigneur le duc de Bourgogne, p.450.
Ibid., p. 450. Modération d'autant plus remarquable que "la modération est une vertu de parti culier
et de philosophe, et non point de Majesté ni d'Altesse". A M. le prince de Conti, O.P., p. 692.
Voi r Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte, (IX,10), vers 35.
Le mot gloire est un des plus fréquents dans les louanges aux dominants. Monseigneur le Dauphin "soupire
pour la gloi re" comme le roi son père (Dédicace des Fables p. 4). "Il est glorieux" pour le cardinal
de BouilIon de "démêler les diverses routes" du Parnasse (Dédicace du Poème de la Captivité de Saint
Malc, O.D., p. 47), L'union de monsieur et de Mme de BouilIon rend leurs "avantages communs, et en
mu11 i pli e la gloi re" (Dédicace des Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 122). Di eu même
veut être loué. (Voi r la Paraphrase du Psaume XVII, O.P., p. 591...
Les Peux Mulets, (1,4).
Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1), vers 104.
Philémon et Baucis, (XII, 25), vers 169.
lui-même,
sans avoir agi
et au détriment d'autrui. La
peut
être
le
belles
même
espère obtenir pour
"los . des
Vendôme3269.
Le
"renoncer",
comme
désir
devenir "esclave"
oeuvres
de
les
de
ses
actions 3268"
ce
et
"los"
Compagnons
sol-même
et
que
La Fontaine
grâce au duc
fait
de
l'homme.
d'Ulysse,
se
gloire
perdre.
Y
c'est
Vouloir
l'approbation
d 1 autrui pour ses actes, n'est pas vanité, mais volonté d! être homme,
par les autres et, donc, pour les autres, puisque nul n'approuve
sincèrement ce qui lui nuit, et que le "los" ne vaut que par des
laudateurs sincères. Ainsi, face à l'envie vaniteuse, qui n f obtient,
comme la Mouche, que "fausse gloire 3270", le désir de gloire, loin
d'impliquer la négation du dominé, comme dans la logique de la Fourmi,
peut impliquer sa reconnaissance et la volonté de le favoriser. En
ce cas, la louange atteste la valeur du pouvoir du dominant, lui
apprend, et apprend à tous, qu'il a réussi, par une "douce violence3271
", à se faire "aimer".
Les
louanges
lafontainiennes
montrent
des
dominants
qui
plaisent au dominé, le réjouissant par leur présence, lui assurant
abondance de "merveilles3272", le protégeant. Ce dernier point,
essentiel, leur est constamment rappelé : La Fontaine espère ainsi
que le cardinal de Bouillon "ne refusera pas sa protection 3273" au poème
qu'il lui dédie... 11 annonce aussi qu3 il ne peut employer pour ses
fables de "protection plus glorieuse3274" que celle du . duc de
Bourgogne. Quant aux actions du duc de Bouillon, elles permettent au
poète de
"jouir d'une oisiveté que les seules
3270.
"Je vous enseignerai par là/ Ce-que c'est qu'une fausse ou véritable gloire". La Mouche et la Fourmi , (IV,3), vers 48-49.
3271.
On retrouve des termes comparables dans la dédicace d Adonis et dans la dédicace des Fables nouvel les : "Vous contraignez par
1
une douce violence de vous aimer". A Monseigneur Fouquet, O.D., p. 798. "Vous exercez sur les coeurs une violence à laquelle
il est presque impossible de résister"» A son Altesse Monseigneur le duc de Guise, O.D., p. 598.. Voir aussi dans Philémon
et Bauci s (XI1,25, vers 177-178) cette question : "Quel mérite enfin ne vous fait estimer ? / Sans parler de celui qui force
à vous aimer" ?
3272.
Le Songe de Vaux, O.P., p. 96.
3273.
Dédicace du Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 47.
3274.
A Monseigneur' le duc de Bourgogne, p. 449.
Muses interrompent3275". De cette sécurité3276 et de ces plaisirs, c
1
est la voix du dominé, dans les louanges, qui témoigne. Si la Fourmi
3275.
3276.
Dédicace de Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 122.
Louis XIV est ainsi loué pour avoir éloigné les ennemis et "réprimé la manie des duels si funestes à ce royaume, et dont la
8
fureur a souvent rendu la paix presque aussi sanglante que la guerre". Remerciement du Sieur de La Fontaine à l Académie française,
O.D., p. 643.
-
95
-
3277.
A Mme de Montespan, vers 35.
3278.
Dédicace des Ouvrages de Prose et de Poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine, O.D.f p.
650.
3279.
A Monseigneur le Dauphin, p. 3.
interrompt la Cigale, la louange se donne pour une prise de parole
volontaire. Le dominé parle. Il est un sujet: dont le dominant n 3 a
pas détruit la voix. Il la favorise et la valorise même par son écoute.
En les protégeant, Mme de Montespan peut rendre les vers de La Fontaine
'"digne des yeux de 11 univers3277". Harlay, parce qu'il a le "goût
parfait3278, donne du prix à tout ce qu'il accepte. Il sait, comme Mme
de La Sablière, comme le cardinal de Bouillon, comme Oronte, comme
-Mme de Montespan, et comme le jeune duc de Bourgogne "démêler les
diverses routes" du Parnasse. Il connaît cette diversité, partie et
image de la diversité que protègent et distinguent Dieu et Louis XIV,
si on en croit le spectacle que donnent les jardins de Versailles.
Harlay peut ainsi servir de guide pour ses dominés. Chacun se demande
ce qu'il pense des oeuvres, et il donne un avis motivé. 11 n'aveugle
pas, il éclaire. Il ne profite pas de la "légère croyance", il la
réduit. Dès la dédicace au Dauphin, La Fontaine ne doute pas que
celui-ci regarde "favorablement des Inventions si utiles" parce
qu'elles conduisent à des "vérités importantes 3279". "Alexandre ne
considérait-il
principales
Etat
2 11
pas
son
personnes
précepteur
de
comme
une
des
son
? Les louanges présentent ainsi des dominants capables de
grand discernement, et déterminés à
aider leurs dominés à s 1
instruire. Mme de La Sablière, comme Louis XIV à Versailles, et comme
Oronte, favorise des débats qui permettent à chacun de mieux
discerner. A lire leurs louanges, les dédicataires de La Fontaine,
en protégeant ses oeuvres, ne font rien d'autre. Voulant favoriser
les plaisirs de leurs dominés et démêlant les diverses routes du
Parnasse et du monde, ils aident à répandre des "vérités importantes".
■ Les
louanges
lafontainiennes
proposent
une
image
cohérente des dominants qu'elles encensent. Il serait aisé d'en
extraire le principe et les caractères de ce que nous avons appelé
logique d'Oronte qu'ils semblent appliquer touj ours.
Mme de Montespan, à lire la dédicace du second recueil, imite
même l'apologue :
0 vous qui 15 imitez3281 . . .
Remarquable, cette apostrophe établit une identité entre pouvoir
littéraire de 1'apologue, pouvoir amoureux de la femme et pouvoir
3280. Remerciement du Sieur de La Fontaine à 1'Académie française, O.D., p. 640.
3281. A Mme de Montespan, vers 11.
politique de la maîtresse du Roi. Plus remarquablement encore, elle
fait du pouvoir de l'apologue le réfèrent des deux autres, puisque
Mme cte Montespan 1'imite. Or, ce pouvoir charme, distingue et aide
à distinguer ceux qui s'y trouvent soumis. Il est exemple parfait
la logique d'Oronte.
Montespan,
pour
le
Ainsi,
second
la
de
louange A Mme de
recueil,
conduit-elle
le
lecteur
à
constituer, dans sa cohérence et dans ses diverses applications, la
logique d'un pouvoir qui plaît et mène, par le plaisir, vers des
merveilles.
Le lecteur est rendu singulièrement attentif parce que cette
dédicace vient après 11 Avertissement, et qu'elle est en vers. Si,
par sa fonction première, elle peut apparaître comme louange externe,
elle est interne pour qui découvre l'oeuvre dans son ordre. Surtout,
le lecteur, qui n'en est pas le destinataire affiché, la lit en
personnage neutre, en tiers, de manière oblique et lucide. Dès lors,
à propos de cette louange, il a "quelque chose à penser", et la logique
de pouvoir qu'elle affirme reconnaître en Mme de Montespan est un des
termes nécessaires pour son effort intellectuel. De même qu'il doit
se représenter, par ce qu'en dit le Renard3282, ce qu3 est un chanteur,
pour démêler le discours du flatteur, il doit se représenter ce qu'est
un bon dominant, selon la louange, pour repérer les intentions
complexes de La Fontaine, et en tirer leçon. En tenant, par son charme,
"l'âme captive" mais en la libérant par cet avertissement même, ce
texte, qui loue simultanément et définit réciproquement l'apologue
et Mme de Montespan, la "rend attentive". Mensonge et vérité, il
apparaît., pour qui veut lire, comme la première fable du second
recueil. Au lecteur de s'en aviser et d'en partir pour penser. Il ne
peut
le
lui,
le
faire
cependant
qu'en
explicitant,
modèle de pouvoir, commun à Mme de Montespan et à 1'apologue,
pour
que
3282. Sans oublier, bien sûr, La Cigale et la fourmi.
suppose,
pour
exister,
cette
louange.
Celle-ci travaille donc à la représentation de cette logique.
L'ensemble
de même,
des
louanges
lafontainiennes
incite,
le lecteur à penser* Cette incitation est rappelée,
-
97
-
et
renforcée, par quantité de textes, parfois proches, qui évoquent
comment et pourquoi louer quand le dominant suit la logique de la
Fourmi» Devant chaque louange, le lecteur est appelé à cette question
:
pourquoi La Fontaine loue-t-il
Quand, ostensiblement,
la
louange
?
il ne loue pas, alors que la place de
paraît
désignée
dans
l'oeuvre,
la
question
devient
:
pourquoi
ne
loue-t-il
pas
?
Pourquoi
n'y
a-t-il
pas de dédicaces dans les Contes
? Nul dominant ne veut-il
protéger
N'en
ces
tolérer
jeux
?
est-il
aucun
pour
la
liberté
de
parler
du
sexe
?
Le
jeu
d'amour
divertit,
pourtant,
et
donne
de
l'esprit...
Ainsi,
dans
les
Contes,
l'absence de toute dédicace,
causes,
produit
dont
le lecteur entrevoit
un
silence
les
assourdissant,
terriblement
révélateur
sexe,
:
quand
il
s'agit
des
joies
du
les
dominants
ne
rient
plus,
et
ils
rient,
même,
de moins
de
réclamer
en
moins.
En
s'abstenant
prudemment
leur
protection,
en ne les louant pas,
n'existe aucun dominant,
qui veuille pratiquer,
d'Oronte.
doit
Ne
La Fontaine suggère qu'il
en politique et dans les familles,
pour les
faut-il
pas
choses du sexe,
en
conclure
la logique
que
l'amour
se
vivre et se parler loin de tout regard dominant ? Ne faut-il
pas
aussi
interroger
la
réalité,
et
les
limites,
chez
les
812 dominants réels d1 une logique de pouvoir favorable aux
dominés ? Et cette Interrogation n ' implique-1-elle pas de se
représenter cette logique que les louanges, justement, supposent ?
On se trouve ainsi toujours ramené au même point : les louanges, ou
leur absence choisie, conduisent le lecteur à examiner ce qu'est une
relation de pouvoir où le dominant voudrait le bien des dominés.
C' est d'abord vrai quand les louanges, visiblement, sont utiles
à La Fontaine, que sa sincérité paraît donc suspecte, et qu'on peut
le croire essentiellement laudateur par tactique. S'il attribue alors
au dominant certaine logique de pouvoir, c'est qu'il juge que cette
attribution lui plaira. Souligner la modestie du maître, par exemple,
peut lui être délectable. La Rochefoucauld n'écrit-il pas que "le
refus des louanges est un désir d'être loué deux fois3283" ? Et l'image
d'un dominé qui - déclare aimer son dominant n1 assoupit-elle pas, chez
qui
cherche
d'abord
à
jouir,
les
doutes
déplaisants
que
lui
inspirerait la pratique réelle de son pouvoir ? Un tel dominant
souhaite apparaître bon, non pour l'être, mais pour que sa gestion
du pouvoir, par l'approbation d8un dominé qu'il nie, - lui soit encore
plus délicieuse. La- louange lafontainienne serait, en ces cas,
"songe", "agréable mensonge3284", et la logique d1Oronte serait un
terrain d'entente fictif entre dominant et dominé. Le dominé dirait
par elle ses désirs d'un parfait dominant.
pourrait
Cette
se
plaire
fiction
à
croire
permettrait
3283.
La Rochefoucauld, Réflexions morales, maxime 149»
3284.
Les Obsèques de la Lionne, (Vïïl,14), vers 52-53.
à
la
-
Le
dominant
qu'il abuse
relation
autrui.
de
813
-
pouvoir
de
fonctionner,
au
mieux
pour
le
dominant,
et
au
moins
mal
pour
le
dominé,
qui
obtiendrait,
par
elle,
certaine protection.
Cependant,
si le dominant destinataire
n' est pas adepte de la logique de La Fourmi,
peut aussi lui plaire,
qui
devrait
peut
que
cette louange
parce qu3 elle dit ce qui est,
encore
davantage
être.
ou ce
Elle
ne
11 encourager à poursuivre dans son choix et donc à protéger
qui le loue. Ainsi,
que la louange soit sincère,
ou qu'elle
soit tactique, elle est toujours utile, et jamais nuisible à
La
Fontaine.
De
cette
utilité,
le
lecteur
saurait
conclure que la logique dfOronte,
dans
les
faits,
n f existe
ne
pas,
mais,
discours
en
apprenant
à
se
défier
des
qui
l'attribuent à un dominant,
il progresse dans la conscience
de ce qu'elle peut être.
La
Fontaine
Inscrivant
ne
lui
aide
à
cette
ostensiblement
sont
pas
dans
prise
de
conscience
son oeuvre des
utiles.
C'est
le
louanges
cas,
en
qui
en
1671,
lorsqu'il
publie les Fables nouvelles,
en partie trompeur,
trois
et qu'il place,
extraits
sous ce titre,
significatifs
de
ce qui
aurait dû être Le Songe de Vaux. Dans notre première partie,
nous
avons
analysé
la
subtilité,
toute
lafontainienne,
de
cette
publication
qui
rassemble
fables,
poèmes
divers,
hommages à
chaque
a.
a famille royale,
élément
servant
à
à quelques dames et à Fouquet,
la
cohérence
et
à
la
sécurité
du
tout.
d'un
Les
trois
homme
louant,
fragments de Le Songe de Vaux sont
qui
plus
un
dominant.
ne
peut
toutes
ses
- 814 précautions,
rien
dans
il peut perdre.
en 1671,
la
choix
en
présentation
du
Le lecteur,
a donc 1' oeil attiré.
obtenir,
?
La
Fontaine,
et,
et
le
malgré
dans
le
en rencontrant ce texte,
Après huit fables nouvelles,
Le Songe de Vaux et son Avertissement,étonnent.
dire
En
La
Fontaine
moment,
n'est
l'éloge
Qu'est-ce à
simultanément,
propose
des
textes
anciens
rend
qui
intéresser
et
propose,
peu
lecteurs,
après
Psyché,
riche
représentation d*une logique de pouvoir qui,
peut-être
en
ses
un
hommage,
la
peuvent
disparu
des
palais
depuis 1661,
officiels....
Au
a
lecteur
d1
prendre
conscience,
penser,
de
comparer,
de
de
s1 instruire... Quelques années plus tard,
il le peut encore,
dans un registre différent mais qui n'est pas sans analogie,
quand il découvre à la fin du livre IX le Discours à Mue de
La
Sablière.
lisait
Là
aussi,
il
y
a
surprise.
On
des
fables,
et voici un discours
avant
de
qui
s'engager
loue un personnage réel,
dans
une
discussion
scientificophilosophique.
rien
De
plus,
cette
n5 a
louange
de
nécessaire*
C'est plutôt un hommage,
espoir d'en rien gagner,
rendu apparemment sans
et qui risque même de déplaire...
Point de flatterie ici. Mme de La Sablière est vraiment, aux
yeux de
est.
La
Fontaine,
Mieux même,
louange,
la bonne
par l'effet
venant
après
inaugure un remarquable
pouvoir,
les
de
qu'il
dit
la structure du
discours
contrepoint
de toute évidence,
du Discours entier,
dominante
qu'elle
livre,
du Milan et
du Berger,
une autre
logique de
:
apparaît. Une des significations
c'est qu'elle peut exister.
Il nous semble donc que les louanges au dominant,
leur
effet
de
sa
protection
l f oeuvre,
de
travaillent
outre
pour
le
lecteur
à
la
815
représentation
de
la
d!Oronte.
logique
ne saurait les lire vraiment sans la construire.
l'attention
sur
elle
leur disposition,
loué, mais
par
connaît
lafontainiens
sur
se réfléchir les
lecteur, par
suscite,
nous,
la
leur
les
à
qui
n'est
par
pas
et pratique 1'ensemble des écrits
Ces
autres
interrogations
le
Elles attirent
Insistance,
présentation
louange.
dans
à préciser
-entre
leur
le réfèrent
uns
les
par
On
modèle.
textes
et
que
C'est
peuvent
conduire
cette
le
même
le
réflexion
cas,
selon
la louange à Mme de La Sablière, à la fin du livre
Da abord il serait difficile de trop les rapprocher sans faire paraître menteur le dernier vers de la louange
A Mme de Montespan... Ensuite, le Discours à Mme de La Sablière ne prend tout son sens qu'après toute
la réflexion sur le bon et le mauvais pouvoir (livre Vîl), sur l1 art de vivre (livre VIII), et sur la
diversité et l'art de convaincre (au livre IX). Mme de La Sablière est simultanément celle qui rend ses
dominés "tout entiers aux beaux-arts"(VI 1,17), qui leur permet de 11 jouir"(VI11,27), et qui connaît
et favorise la diversité (IX,1,2,3,11,12). Quant au Discours, en associant aux raisons la technique
des fables, mai s pour montrer, sans mensonge, le réel et sa diversi té i rréductîble à une théori
e trop s i mple, îl dépasse, et dans une certaine mesure, conteste l'apologue qui se contenterai t
de teni r 9811 âme captive", voi re d'offrir la vérî té "sous les habî ts du mensonge" (IX,1) pour
réduî re au minimum et presque anéant i r le pouvoî r, comme le fai t, quant à elle, et à sa place,
Mme de La Sabli ère
3286. A Mme de Montespan, vers 10.
3285.
IX, et celle à Mme de Montespan,
textes, certes éloignés,
ont en commun d'être
louer deux femmes,
deux
mais dont 1 ' ëloignement est nécessaire3285,
les
L'une
plaisent,
distinguent,
ne
Ces
fortement valorisés par leur position et de
recueil.
Iris cependant
au début du recueil.
seules à 1 ' être dans
et
l'autre,
et
se
aident
plaît
pas y voir
par
pas
leur
au
à
tout
la
d'inconvénient.
le second
pouvoir,
discernement.
louange
De
quand
Olympe
ne semble
plus,
la
liaison
de celle-ci avec le Roi et sa proximité du politique
s'opposent à la relative modestie de la dêdlcataire du Discours.
Enfin, si Mme de Montespan est louée comme l'apologue qui
son gré
les
coeurs
et
esprits3286",
les
Mme
de
"mène à
La
Sablière
est louée pour l'encouragement qu'elle donne, chez elle, aux "propos",
aux "entretiens", où l'on se plaît, où l'on s'instruit, où l'on peut
faire "du miel de toute chose". Alors que le pouvoir de la première
est fortement souligné et qu'on reste partiellement incertain quant
à ses intentions, le pouvoir de la seconde semble se dissoudre à
l'extrême dans des "entretiens", tout entiers voués au plaisir et au
progrès de ceux qu'elle protège. Ainsi, bien que ces deux grandes dames
soient également louées, l'analyse simultanée des deux textes, en
manifestant, par exemple, qu'Olympe se voit faussement garantir qu'on
ne veut "bâtir des temples11 que pour elle, enrichit la lecture de chacun
d'eux et conduit à construire ce que nous appelons logique d'Oronte,
qui leur est seulement "commune en certain degré3287" : Mme de Montespan
en est une figure suspecte et en partie insuffisante tandis que Mme
de La Sablière, loin du politique, comme Charles II est loin de la
France, en est la figure authentique et parfaite 3288. Elle seule est
"peu semblable aux reste des mortelles", et même "aux Dieux, aux
Monarques, aux Belles3289".
L'analyse que nous venons d'esquisser, nous introduit dans le
monde des diptyques qui, selon nous, participent, plus encore que les
louanges, au dispositif de représentation de la logique d5 Oronte.
2*2
3287.
Les diptyques «
1
Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 225. Ce vers, à propos de l âme, est excellent exemple de l'art de penser par comparaison,
construction d'un modèle, et analyse des différences par rapport au modèle.
3288.
8
On ne s étonne alors pas, au livre XIî, alors que Mme de Montespan a disparu de Versailles et du livre, de voir en son temple,
"l'Olympe en corps/ Plaçant Iris sous un dais de lumière"... (XII,15, vers 14-15)
3289. Discours à Mme de La Sablière, vers 3-7.
-
817
-
Patrick Dandrey a clairement mis en évidence et étudié dans sa
thèse, puis dans des articles3290, l'importance des fables doubles. Il
a ainsi pu en dégager une "poéuique implicite". Les diptyques, pourtant
ne se cantonnent pas aux Fables et, dans les Fables, ils ne se limitent
pas aux fables doubles. Les Animaux malades de la Peste et Un animal
dans la lune forment diptyque de même que la Préface de la Première
partie des Contes et nouvelles en vers avec la Ballade sur les "livres
d'amour15 qui termine ce livre. Nous appellerons, quant à nous, diptyque
un ensemble de deux textes que la structure même de l'oeuvre et divers
Indices internes lient manifestement l'un à l'autre de telle sorte que
leur lecture conjointe, et par superposition, est profitable à la
lecture de l'un et de l'autre et donne, sur l'oeuvre même, "quelque
chose à penser". Un diptyque - ou, pour employer un mot lafontainien
un "repli" - peut résulter du jumelage de deux récits, ce qui est le
cas dans les fables doubles3291 ou dans les contes doubles3292, même
lorsque les deux récits ne sont pas placés sous un titre commun3293 .
Il peut aussi résulter d'une simple juxtaposition entre deux textes
comme
au
livre X entre
les
fables
sept
et
huit 3294, puis neuf
et dix3295 , ou parmi les Contes, entre Le Faucon et La Courtisane
amoureuse3296. Un diptyque peut encore être constitué par deux textes
que rapproche, à distance, la structure d'une oeuvre 3297, une identité
de titre, ou quelque renvoi explicite. Au-delà du diptyque, mais
3290.
3291.
3292.
3293.
3294.
Voir "Commentaire composé. La fable double : "Le Héron-la Fille". L'Information littéraire, septembre-octobre 1982, (n°4),
p. 43-57.
Par exemple Le Héron - La Fille, (VI!,4).
Par exemple Le Roi Candaule et le Maître en droit, Nouveaux contes.
Par exemple La Laitière et le Pot au lait, Le Curé et le Mort, (VI 1,9 et 10). On sait que l'uni té de titre est un des
critères de Dandrey pour identifier une fable double.
La Perdrix et les Coqs, Le Chien à qui on a coupé les oreilles. Dans la première, la Perdrix se plaint
de l'homme avec raison. Dans la seconde, le Ch î en a tort de se plaindre de l3 homme.
révélant en fait sa profonde nature, apparaît la mise en abyme : dans
Psyché, le roman de la jeune mortelle est encadré par l'évocation des
jardins de Versailles, si bien que le Roi se réfléchit dans l'Amour
qui se réfléchit dans le Roi... Au lecteur de construire alors une
pensée.
Les diptyques sont nombreux chez La Fontaine et, dans les Fables,
ils deviennent souvent polyptyques, si bien que Patrick Dandrey a
raison de chercher dans les fables doubles une "poétique implicite 11.
Cependant, il faudrait encore montrer qu'elles proposent, par leur
visibilité même, un art de penser qui est simultanément un art de lire,
ne valant pas que pour elles. Loin d'être seulement des totalités
remarquables isolées de leur environnement, elles s'intègrent en effet
dans des totalités plus vastes, où elles ont fonction d'élément comme
les autres fables, mais aussi d'exemple caractéristique. En apprenant,
sur un cas évident, à lire par diptyque, elles préparent à lier pour
lire ce qui n'est pas fable double.
Elles apprennent un "art
de penser11 gui, loin de commencer par "tronquer3298" pour construire
3295.
Le Berger et
le Roi,
Les Poissons et
le Berger qui
joue de
la flûte.
Après
!
l'échec d une
tentative de pouvoir, voici, pour prendre, la réussite de la "puissance". Le Berger et le Roi est aussi lié à Le Chien à qui
on a coupé les oreilles. Si le Loup ne sait par où prendre le Chien, le Berger ne se fait pas prendre et surprend (vers 64),
8
38
parce qu il ne s'est pas enrichi, et qu'il reprend (vers 3) ses "chers gages . Les "Pestes de cour" ne savent par où le
prendre.
3296.
8
8
3
Quand Frédéric n obtient Clitie qu'après s être ruiné et avoir donné, jusqu'à son faucon, Camille n'accepte d aimer l'orgueilleuse
Constance qu'après l'avoir presque réduite au suicide.
3297.
Par exemple, la première et la dernière fable du premier recueil ou la première et la dernière fable du livre VII.
ensuite
une
cohérente
abstraction,
procède
par
un
vacillant
va-et-vient entre deux textes divers, remplis chacun de multiples
figures, et formant ensemble un repli. Ce délicieux va-et-vient
produit, peu à peu, le modèle qui vaut pour les deux textes en ce qu'il
aide, si on a de l'esprit, à Inférer de riches leçons. En lisant les
textes A et B, le lecteur peut entreprendre d'édifier un modèle X qui
vaut pour A et pour B# et tel que A et B présentent des variations
significatives et liées entre elles de X . Sans A et B, le lecteur ne
pourrait construire X, et, surtout, ne serait pas amené à le
construire. Mais A aide manifestement à lire B de même que B aide à
lire A si l'on passe par X. X est à la fols le résultat de la lecture
réciproque de A et B, et le moyen de lire A par B et B par A. Cette
dualité se conçoit bien si l'on n'oublie pas que le modèle est une
production qui résulte du travail du lecteur sur les textes A et B 3299.
Plus 11 lit, plus il construit le modèle. Plus il construit le modèle,
plus il lit. C'est, potentiellement, sans fin. On peut toujours
poursuivre le mouvement. Il faut cependant décider d'une fin, parce
que le lecteur, contrairement aux lectures, est être fini, et qu'il
doit vivre... En employant ce qu'il a su penser grâce aux diptyques,
3298. Voir Les Souris et le Chat-Huant, (XI, 9), vers 42 et et 31.
3299. Le modèle que le lecteur peut tirer de Le Héron - La Fille n'est pas ai l leurs que dans son espri
- et 104
- Ce n'est pas une forme défini tive, stable,
t travai l lant par va-et-vient sur Le Héron
sur La Fille.
absolument arrêtée, mais un mouvement ascensionnel de la pensée qui s'essaie, produit du sens, aide
à vivre, c'est-à-dire à jouir.
-
820
-
et en pratiquant surtout, cet "art de penser" qui ne
et n'enferme pas,
pour tenir,
"tronque"
pas
le multiple dans 1'ombre, il peut
se tourner vers d'autres textes, et vers le monde.
De nombreux diptyques apprennent à réfléchir spécifiquement sur
les relations de pouvoir3300. Si certains - dont les louanges à Olympe
et à Iris - font construire une logique de pouvoir comme modèle dont
chaque texte propose une variation, les plus nombreux font construire
la relation de pouvoir elle-même comme modèle dont chaque texte
propose une variation opposée. En ce cas, le diptyque entier amène
à se représenter, - par rapport au modèle, deux logiques de pouvoir.
C'est le cas avec Les Animaux malades de la Peste et Un animal dans
la lune ou avec La Cigale et la Fourmi et La J eune Veuve. En repliant
l'une sur l'autre les deux fables du livre VII 3301 , on voit apparaître
deux fois un roi, des sujets et un problème que les sujets sont
manifestement incapables de régler : il y a deux fois relation de
pouvoir Instituée et occasion pour qu'elle fonctionne. Face au
problème, Le Lion choisit de préserver, avant tout, son pouvoir.
Pour cela,
il utilise
les
croyances,
la peur,
la
rhétorique, les institutions, constitue un "on" confus et suscite,
contre un seul, la violence. Charles II, au contraire., descend parmi
5
3300. On pourrait même soutenir que tous instruisent sur elles puiqu iIs utilisent et, subtilement, brisent le pouvoir des fables. Comme
a
cet aspect relève des mises en abyme, contribuant à la représentation de ce que nous appelons logique d 0ronte, nous le réservons
aux pages prochaines.
3301» Ces deux fables - seules du second recueil à comporter "animal" dans leur titre - sont incontestablement
et
les positions,
La Fontaine avertît encore
liées.
Outre
le titre
les
lecteurs en plaçant le verbe rendre (mais dans deux sens différents) aux deux derniers vers (qui riment presque) ;
"Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir". "Nous rendre comme
vous tout entiers aux beaux-arts", îl suggère ainsi trois choses :
1) Une définition de la relation de pouvoir : des dominés sont "rendus" ou non par des
dominants.
2) Une première variante : le dominant rend le dominé autre qu'il est» (L'Âne gris est rendu noir ou blanc). Le dominé,
objet, se voi t attribuer une quai î té (et chaque fois une seule) sans qu'il puisse înterveni r.
3) Dans le second cas, le dominant rend le dominé à ce qu'il veut être et qu 8 il ne peut plus être. Le dominé, objet,
est rendu à une situation, à un état, à une act îvi té, à un pluriel qu'îl ne saurai t retrouver sans lui.
Le dominant selon la Fourmi rend uni latéralement autrui autre et autrement autre. Le dominant selon Oronte rend autrui, parfois
malgré lui, en le forçant un peu, à la diversité qu'il veut retrouver*
son peuple, regarde, comme n'importe qui, dans la lunette, contribue,
par la vérité, à détruire la superstition, et rend pour chacun la
jouissance possible. Comment penser 1'unité de ce diptyque autrement
qu5 en termes de relation de pouvoir3302 ? Mais dès lors, ne doit-on
pas construire deux logiques dont 1!une est celle que nous appelons
logique d'Oronte ? Ce diptyque, magnifiquement placé au début du
second recueil, contribue donc à sa représentation.
ha Cigale et la Fourmi et ha Jeune Veuve ont, ensemble, un effet
comparable. La structure en repli peut apparaître ici moins nette tant
la distance et les différences sont grandes, mais, au début du
précédent chapitre, nous avons déjà montré la liaison de ces deux
textes. La relation de pouvoir est, dans un cas, avidement construite
pour la seule joie du dominant. Elle est, dans l'autre, utilisée pour
le dominé, tandis que le dominant limite son rôle, ■ sait
51
ne parler
de rien3303 ", tend à s'effacer, à se faire simple intermédiaire pour
assurer dans le trouble du monde la possibilité d'un mouvement
heureux. La lecture par repli donne ici "quelque chose à penser" quant
au sens du premier recueil
constat
d'une
pouvoir,
3302.
:
double fermeture,
elle
suggère
qu'il
part
du
celle du temps et du dësîr de
et qu'il
La thème de l'illusion, fort important, surtout dans Un animal dans la lune, est second : le thème premier est son emploi
ou sa suppression par les dominants. Le rapport au ciel, divin dans un cas, physique dans l'autre, est aussi fort important,
mais il sMncrît aussi dans le cadre de la relation de pouvoi r, soi t que le Ciel apparaisse comme un
cruel dominant de rang supérieur, soi t qu'il devienne un élément dans le discours du L i on, soi t
que Charles îI braque son télescope vers le ciel et anéantisse a i ns i la supersti tîon.
3303. La Jeune Veuve, (VI,21), vers 46.
cherche les voies d'une ouverture, au moins limitée, en montrant que
"le temps qui détruit tout3304", ramène parfois les plaisirs, et que
certains dominants peuvent aider à ce retour.
ha Cigale et la Fourmi et ha Jeune Veuve,
quand on les
lit en va-et-vient, ouvrent ensemble délicieusement l'esprit. Cette
lecture, si profitable, suppose de constituer
relation
de
pouvoir,
avec
un
modèle
de
deux
variantes opposées, irréductibles dans leurs logiques. Ce diptyque
participe donc, en position stratégique, à la représentation de ce
que nous appelons logique de la Fourmi et logique d'Oronte.
Il en va de même pour plusieurs diptyques des Fables comme ha
Besace que précède ha Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec
le Lion. Curieux diptyque en vérité ! "A le voir d'un certain côté 3305",
pourtant, Jupiter y est aux créatures ce que le Lion est aux trois
animaux. L'un et l'autre dominent, quoique différemment et avec des
légitimités opposées. Le "Fabricateur souverain3306", qui commence par
ordonner, propose aussitôt à chacun de demander, pour lui-même, des
améliorations de son état. Loin de terroriser pour prendre, il rassure
pour "mettre remède3307". Loin de fonder ses droits sur la force, il
3304. A Mme de Montespan, (Vil), vers 15.
3305.
Voir Les Membres et l'Estomac, (III, 2), vers 3.
3306. La Besace, (1,7), vers 3&.
3307.
Ibid., vers 5.
les fonde
sur
perfectionner.
sa
volonté
de
créer
et
de
Ce
diptyque propose donc deux dominants qui agissent selon deux logiques
de pouvoir opposées. Surtout, il produit, dans le premier livre,
un
renversement de perspective.
A 15 origine, La Cigale et la Fourmi pose une relation de pouvoir
et montre l'humiliation de la chanteuse. Le Corbeau et le Renard
raconte alors comment un flatteur sort d'une situation qui pourrait
lui être pénible en usant, à son profit, de 11 amour-propre de "celui
qui l'écoute" et pourrait l'humilier s'il agissait en Cigale. Le
Renard a compris que 11 amour-propre est une cause essentielle de la
volonté "Fourmi11 de dominer. La Grenouille qui se veut faire aussi
grosse que le Boeuf et Les Deux Mulets le confirment. Par amour-propre,
de simples particuliers se croient déjà dominants et■exhibent des
signes de puissance : le Corbeau chante, la Grenouille grossit, le
Mulet fait "sonner sa sonnette3308"..* La Fontaine n'en conclut
pourtant pas que la logique ■ de La Fourmi peut tout entière se penser
comme un effet de 11 amour-propre« Elle trouve, pour lui, une autre
cause, fort importante et non exclusive, dans le besoin économique,
comme 13 atteste le transport de la Gabelle3309. Si le dominant se veut
idéal Phénix, il peut aussi, simultanément ou pas, vouloir des
bénéfices pratiques. Ces deux projets parfois s'ajoutent, mais pas
toujours, et il importe au dominé de distinguer. C'est ainsi que le
Maître emploie le Chien pour chasser les "gens portants bâton" et les
"mendiants3310".
Point d ' amour-propre exacerbé chez lui
I
De même, le Lion utilise ses prétendus associés pour acquérir aisément
de la viande « 11 ne leur demande pas quelque miroir flatteur
!
3308. Les Deux Mulets, (1,4), vers 6.
3309. Voir Les Deux Mulets, (1,4), vers 2.
3310.
Le Loup et le Chien (I, 5), vers 23-24.
-
824
Faisons le point : ces six premières fables posent la relation
de pouvoir, montrent ses deux causes, suggèrent qu'il est parfois
possible, en flattant, de vaincre le dominant (réel ou potentiel)
quand il agit par amour-propre, mais qu5 on doit éviter tout contact
avec lui quand il agit par intérêt économique. Quand on est pris, on
ne peut plus rien. On a beau flatter "ceux du logis" ou à son "maître
complaire3311", on garde le "collier" * De plus, on ne discute pas avec
un Lion affamé.
N'est-t-il pas une autre logique de pouvoir cependant ? Tout
dominant agit-il comme ceux qui se manifestent entre Fourmi et Lion
? Renversement de perspective I Voilà La Besace avec Jupiter qui veut
"mettre remède". Ce Dieu, clairement, n'est pas Fourmi, Corbeau,
Grenouille, Mulet, Maître du Chien ou Lion. L 1 amour-propre des dominés
fait pourtant échouer sa tentative : chacun est "besacier". Nul ne
veut reconnaître ses défauts et profiter, pour s 5 améliorer, de la
bonne volonté divine. Ainsi, alors que le Lion réussit grâce à la
naïveté de ses prétendus associés, la vanité générale annihile les
projets de Jupiter. S.i 11 amour-propre et le besoin économique sont
cause essentielle du vouloir dominer selon la Fourmi, 11 aveuglement
des
dominés,
souvent
dû à leur amour-propre, favorise 11 exercice
de cette volonté. 11 faut, outre 11hiver, des créatures besacières pour
que jubile la Fourmi I L1échec de Jupiter, tout en suggérant la
possibilité d3 une autre logique de pouvoir., éclaire ainsi, d5 un jour
3311. Le Loup et le Chien, (1,5), vers 25.
plus riche,
le succès du noir insecte.
Après ha Besace, le livre poursuit son cours par replis. On y
lit que 11 Hirondelle, malgré sa bonne volonté et son savoir, échoue
comme Jupiter, mais avec des conséquences tragiques : "Maint Oisillon
se vit esclave retenu3312". Cette catastrophe ne démontre pourtant pas
que les faibles sont condamnés à l'esclavage. Ils peuvent se mettre
"en campagne" avant que le mal, comme la bise, soit venu 3313, être
prudents, fuir le contact avec les puissants potentiels. Témoin le
Rat des champs qui sort de ville dès qu'il comprend que le "bruit 3314"
toujours y menace. Se défiant comme le Loup d'une abondance qui peut
faire qu'on soit - par un Loup - emporté, ce personnage entre deux
Loups sait dire "adieu3315". Aussitôt après, le "bruit" sort de derrière
la porte, entre en scène, interrompt l'Agneau qui se désaltérait. Pour
lui, c'est déjà trop tard. Inutile d'en appeler à 11 amour-propre de
la "bête cruelle", en lui disant "Sire", ou d'exposer des arguments.
Si sa vanité pousse le Loup à désirer - en plus - avoir "raison" contre
8
L Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1,8), vers 56.
3313. Ibid., voi r le vers 58. Pour 1 ' uni té du l ivre voi r aussi
3314. Le Rat de vi1 le et le Rat des champs, (1,9), vers 14.
3312.
le second vers de La Cigale et
la Fourmi.
l'Agneau, il domine d'abord par besoin économique : il est "à jeun".
Puisqu'il ne peut briller par son esprit et
rire,
comme la
Fourmi, il choisit le "fond des forêts", l 1ombre. 11 emporte,
il
mange. Tant pis pour la "forme".
Avec Le Loup et l1Agneau, le lecteur aborde un diptyque fort
important pour la représentation de la logique d'Oronte. L1 Homme et
son image, qui suit cette célèbre fable, est, en effet, comme elle,
affaire d1 onde et de pouvoir. Seulement, alors que 15Agneau voit
arriver au bord du "courant d'une onde pure" le Loup qui s'empare de
lui, puis le mange, l'Homme rencontre en des "lieux écartés" un "canal
formé par une source pure3316", qui lui plaît, qui l'attire, qui le force
à se voir lui-même. Ce canal, "c'est celui, que chacun sait, le livre
des Maximes3317". Il travaille à défaire de son "erreur extrême" cet
homme "amoureux de lui-même". Est-ce une réussite ? La Fontaine ne
l'assure pas tant est grande la force de 1'amour-propre, mais l'Homme,
au moins, ne "quitte qu'avec peine3318" le splendide miroir... Ainsi,
ces deux fables, en diptyque, présentent deux relations de pouvoir
aux logiques inverses. Le lecteur doit, pour les lire, se représenter
une nouvelle fois celle qui vise à défaire le dominé d'imperfections
qui lui nuiraient après le plaisir immédiat. Ce diptyque fait alors
diptyque avec le précédent (fables 6 et 7) : le Loup applique jusqu'au
bout le léonin "droit du plus fort3319; loin de se mettre en société
avec l'Agneau, et de prendre son
troubler
la
sienne,
prétend
eau,
il
l'accuse
de
lui
démontrer ses torts, et le mange. Quant au "livre des Maximes", il
paraît mieux réussir que Jupiter, ou même que 1'Hirondelle « Le lecteur
3316.
3317.
3318.
3319.
La Homme et son image, (1,11), vers 15 et 14.
Ibid., vers 27-28.
Ibid., vers 2(h
La Génisse, la Chèvre, et la Brebis..., (1,6), vers 15.
aperçoit alors que lorsqu'on veut le bien d1 autrui, on doit parfois
instituer une relation de pouvoir et ne pas hésiter, pour cela, à
plaire, à charmer par des moyens apparemment éloignés de 1!objectif.
C3 est là ce qui fonde le droit des Fables, et qui permet leur réussite,
apparemment meilleure que celle du livre des Maximes : si 1'Homme
quitte celui-ci, même avec peine, le premier livre des Fables poursuit
son cours jusqu'à Le Chêne et le Roseau. La bise de la première fable
y devient "coups épouvantable", le plus terrible des enfants que le
Nord eut porté jusque-là dans ses flancs". Face à la souple humilité
du Roseau, la tempête et 11 amour-propre, qui générait, comme celle
de la Fourmi, la volonté de pouvoir du Chêne, entraînent sa chute.
Le Roseau, cependant, ne rit pas. Il ne danse pas sur "13 empire des
morts".
Ce petit parcours suggère certains enj eux du premier livre et
l'utilité d'une lecture par replis. Comment la pratiquer pourtant sans
repérer des diptyques, sans construire, par eux, un modèle de relation
de pouvoir, et sans élaborer deux logiques irréductibles ? Les fables
6-7 et 10 -11, qui forment ensemble diptyque de second rang,
participent ainsi, dans ce vaste et capital polyptyque, à la
représentation de ce que nous appelons logique d 1Oronte.
Il
serait
aisé,
mais
lassant,
de
multiplier
les
exemples analogues dans les Fables,
et de montrer qu'il y a,
dans
unité
toute
cette
oeuvre,
de
procédé
et
proj et
- 828 conscient. Citons simplement, pour renforcer la conviction,
trois cas, pris dans le premier recueil, dans le second, puis dans
le livre XII.
- Premier recueil, livre III : Le Meunier, son Fils et 11 Ane
et Les Membres et l'Estomac. Mënénius n1est-il pas un Loup soudain
"devenu Berger" ? Comprendre son utilisation du pouvoir amène, en tout
cas, le lecteur à se représenter, par contraste,
ce qu fen fait
Malherbe3320 .
- Second recueil, livre XI : Le Lion, Pour Monseigneur le duc
du Maine. Sur ce diptyque, l'attention est attirée par sa position,
par lfInversion (la dédicace paraît après le premier texte) , et par
la double naissance : "il naquit un Lion3321 ", "Jupiter eut un fils3322".
Le Lion domine par la crainte, et à son profit exclusif dans cette
allégorie de Louis XIV conquérant. Le duc du Maine, son fils,
s'annonce, au contraire, comme dominant qui veut "aimer", avoir de
l'esprit, "plaire3323" comme sa mère, louée au début du recueil. Ces
deux fables, qui opposent simultanément deux logiques de pouvoir, le
monde animal et le monde des dieux, le réel et l'idéal, parlent l'une
et l'autre du monde humain actuel : la première -animale- dit ce qui
est, la seconde -divine- dit ce que La Fontaine aimerait qui soit.
3320.
Voir nos analyses dans le précédent chapitre.
3321. Le Lion, (XI,1), vers 5.
3322.
Pour monseigneur le duc du Maine, (XI,2), vers 1.
Or, le maître réel est plus proche de l'animal Lion que du divin fils
de Jupiter. Le lecteur, s'il lit en diptyque, comprend que
première
fable,
prise
seule,
pourrait
la
peut-être passer
pour "tribut3324" au Roi, mais que la seconde, par un redoublement
d1éloge, transforme paradoxalement cet éloge en dénonciation : il est
douteux que Louis XIV vienne "à bout" de rien, A "13 esprit joint au
désir de plaire3325", il préfère la "guerre3326" et des alliances de
"Corsaires3327"».. Une telle lecture, qu'on ne saurait négliger sans
s'aveugler au livre XI, impose au lecteur de construire ce que nous
appelons logique d1Oronte.
- Livre XII : Les Compagnons d'Ulysse et Le Chat et les Deux
Moineaux. Les deux fables sont dédiées au duc de Bourgogne et l'on
retrouve dans chacune le terme "compagnon"* Quand Ulysse tente, en
les écoutant, mais sans céder à leurs passions animales, de rendre
ses compagnons à 1'humanité, le Chat, malgré son amitié pour le
Moineau, s'abandonne à sa gourmandise. Le premier est image du bon
prince face à des sujets "esclaves d'eux-mêmes11. Le second, qui
travaille d'abord à défendre son ami, oublie vite ce rôle. Sa position
de pouvoir lui fait oublier toute éthique. Il passe d'une logique de
pouvoir, soudainement, à une autre. Au duc de Bourgogne, et à tout
lecteur,
d'en
tirer
"quelques
traits"
de
morale.
Sont
alors
nécessaires le diptyque et la construction, par ses deux textes, de
ce que nous appelons logique dfOronte.
Ces
trois
livres, attestent,
diptyques,
selon nous,
en
tête
de
une volonté poétique
trois
et un
3324. Voir la note de Jean-Pierre Collinet, p. 1262.
3325.
A Monseigneur le duc du Maine, (XI,2), vers 47 et 48.
3326. Le Lion, (1,2), vers 23.
3327. Voir Tribut envoyé par les animaux à Alexandre, (IV,12), vers 73.
"art
de penser" lafontainiens que nous analyserons globalement à la
fin de notre recherche. Ils manifestent tout au moins une volonté
d'amener la représentation de ce que nous appelons logique d f Oronte.
Pour l'auteur . comme pour le lecteur, la longueur ordinaire des
contes et leur nécessaire complexité narrative les rendent difficiles
à lier entre eux3328. Aussi, les replier les uns sur les autres est
souvent plus délicat et moins productif que pour des fables. Même si
leur unité de "sujet" et de "caractère" est souvent grande, la
possibilité de poursuivre une lecture d'un texte à l'autre paraît
immédiatement
aléatoire,
et
l'unité
n'est
pas
toujours
au
rendez-vous. La Préface du premier livre des Contes annonce ainsi un
recueil hétérogène : "Pour le grossir (ce recueil), j ' ai tiré de
mes papiers je ne sais quelle Imitation des arrêts d'amours, avec un
fragment où 11 on me raconte le tour que Vulcan fit à Mars et à Vénus,
et celui que Mars et Vénus lui avaient fait. Il est vrai que ces deux
pièces n' ont ni le sujet, ni le caractère du tout semblables au reste
du livre ; mais à mon sens elles n'en sont pas entièrement éloignées.
Quoi que c'en soit, elles passeront : je ne sais même si la variété
n'était point plus à rechercher en cette rencontre qu'un as sorti s
sèment si exact3329".
Ces
lignes
va-et-vient intellectuel
proposent
:
un
Il y a discordance,
étonnant
et,
pourtant,
5328. Sauf à choisir comme Boccace ou Marguerite de Navarre, de les disposer par "journées", ce qui revient à les relier par une structure
!
extérieure à ce qu
i ls sont. Pas plus que pour les fables, La fontaine n'a fait un tel choix.
3329. Préface de la Première partie des Contes et nouvelles en vers, p. 556.
de l'unité, et, pourtant, c'est la variété qui vaut, et, pourtant,
elle est principe unifiant, et, pourtant, ce pourrait n 5 être qu1
amusement, "choses auxquelles on ne prendra pas garde 3330".». La pensée
passe, avance par voltiges successives entre propositions diverses.
Impossible de ramener son mouvement à quelque formule simple I Absurde
surtout de vouloir émietter son cours ! La pensée, comme le livre,
se donnent manifestement pour variés, ce qui ne signifie pas qu'une
seule de leurs parties soit "entièrement éloignée" des autres.
La Fontaine met l'accent sur deux textes qui, bien qu'ils soient
des fragments, ne semblent pas, par le sujet et par le caractère, plus
discordants que d'autres dans le recueil : le Conte d'un paysan qui
avait offensé son seigneur a peu de rapport avec certain Conte- tiré
d'Athénée ou avec Richard Minutolo. Quant à la Ballade qui clôt le
livre, ce n' est pas un conte, même si "elle en contient un en quelque
façon3331 ". Il est cependant fort clair que cette Ballade tient au
livre par son propos et que Jean-Pierre Collinet comme Georges Couton
ont eu raison de la publier parmi les Contes. Elle dit et répète, en
effet, que son auteur "se plaît aux livres d'amour" malgré tous les
ibid., p. 556.
3331. Les Amours de Mars et de Vénus, Contes et nouvel les,I, p. 598.
3332. Ballade, Contes et nouvelles, I, vers 29.
3330.
3333.
ibid., vers 45.
censeurs, soupçonnés de " pape 1 ar d i e3332 " et bien que certaine
histoire soit "du pape maudite3333". Face aux dominants ou face
qui
prétend
l'être,
le
droit
au
plaisir
à
est
vigoureusement affirmé. Cette Ballade reprend donc, en plus offensif,
le mouvement de la Préface. Celle-ci défend, mais celle-là attaque.
Celle-ci montre que les censeurs n'ont pas de valables raisons contre
ce livre "licencieux3334". Celle-là dénonce leur hypocrisie et, sans
même arguer d'une instruction possible, défend, comme plaisir, le
plaisir de lire des livres d'amour. Ainsi la Préface et la Ballade
se complètent-elles, comme l'envers et l'endroit, la prose et les
vers, le sérieux et le ludique, le défensif et l'offensif. Elles
constituent ensemble un remarquable diptyque si bien qu'il n'est pas
surprenant que, dans sa Préface, La Fontaine ne cite pas la Ballade
parmi les textes qui pourraient nuire à un "assortissement exact" du
livre. Elle contribue,
"caractère",
en effet, par son "sujet" et par son
à son dispositif d'encadrement.
Avant cette Ballade, et encadré par elle, Les Amours de Mars et
de Vénus sont le dernier conte d'un recueil qui commence par Joconde.
Cet ouvrage, qui est "demeuré imparfait pour de secrètes raisons 3335"
- mais transparentes au lecteur un peu informé - évoque une tapisserie.
On y voit Mars qui séduit Vénus, Vulcan qui s'en désole, puis qui se
plaint à Jupiter qui s'en moque. On assiste enfin à la capture des
deux amants dans un "rets d'acier3336" du mari :
3334. Préface des Contes et nouvelles, I, p. 556.
3335.
Les Amours de Mars et de Vénus, Contes et nouvelles, I, p. 598.
3336.
3337.
Ibid., vers 102.
Ibid.. vers 114.
Vulcan fait lors éclater sa rancune3337
Le texte ne va guère au-delà. La Fontaine déclare regretter qu'il
manque le plus important, "les réflexions que firent les dieux, même
les déesses, sur .une si plaisante aventure3338"* Curieux regret I Rien
n'empêchait l'auteur d'ajouter quelques strophes, ou de taire
l'existence possible - et capitale - de ces "réflexions55 ! N'a-t-il
pas voulu nous Inviter, obliquement, en soulignant 1'incomplétude du
texte, à faire "réflexion" ? N'est-ce pas manière de nous laisser,
ouvertement et discrètement, "quelque chose à penser" ?
Dieux et déesses, sans doute, se seraient partagés, mais tous
auraient interrogé la valeur et la légitimité de l'action de Vulcan.
A-t-il, quoique marié, le droit de capturer ainsi sa femme et son amant
? En s'angoissant pour son cocuage - cette "fantaisie3339" - n'est-il
pas fou ? Insupportable pour qui le supporte, et ridicule pour Jupiter,
n'est-ce pas un tyran qui gouverne "hors de son ordre 3340" ? Le lecteur
peut alors se souvenir que le même thème, précisément, est abordé dans
Joconde, et nulle part ailleurs dans le livre.
Joconde, quand il est appelé auprès du roi, laisse sa femme en
pleurs. Revenant par hasard sur ses pas, il la trouve,
3338.
3339.
cependant,
Ibid., p. 598.
Les Amours de Mars et de Vulcan, Contes et nouvelles, I, vers 96.
3340. Pascal, Pensées, fragment 91 de l'édition Sellier.
-
834
-
endormie avec un valet...
Soit par prudence, ou par pitié. Le
Romain ne tua personne „
D'éveiller ces amants, il ne le fallait pas
Car son honneur l'obligeait en ce cas,
De leur donner- le trépas.
Vis, méchante, dit-il tout bas ;
A ton remords, je t1 abandonne3341 .
:
Mari -donc dominant- et tenant dans l'instant sa femme et le
valet,
Joconde
raisonne.
Loin
de
se
laisser
aveugler
par
11
amour-propre, il refuse une logique de pouvoir qui nierait autrui et
le condamnerait lui-même - au bout du compte - à des ennuis.
Contrairement à Vulcan, il combat une tendance, redoutable ou
ridicule, à dominer cruellement. Il se vainc ainsi. Ensuite, il est
malheureux et dépérit un moment, mais il retrouve ses "charmes", en
3341. Joconde, Contes et nouvelles, I, vers 104-110.
3342. Joconde aimait avecque trop de zèle Un
prince 1ibéral qui le favorisait,
1
5
Pour ne pas 1 averti r du tort qu on lui faisait. Ibid., vers 204-206.
3343. Le Lion, le S i nge et les Deux Anes, (XI,5), vers 74. Voi r dans Joconde les vers 201-202.
3344. Joconde, Contes et nouvel les, I, vers 238.
découvrant que le roi est cocu. Pour ne pas le laisser sottement
ignorant3342, il décide de l'Informer. Comme les Rois peuvent pourtant
être "terrible sire3343", Joconde rappelle toute l'histoire humaine,
son propre cas, et beaucoup d'arguments avant d'avancer, puis de
montrer que la Reine couche avec un nain. Par bonheur, le Roi de
Lombardie, contrairement à Vulcan, sait entendre les bons avis. Face
à "1 ' énormité du fait3344", il ne châtie pas Joconde, ne détruit pas
le plaisir de sa femme et choisit de jouir :
Il fut comme accablé de ce cruel outrage : Mais
bientôt il le prit en homme de courage,
En galant homme, et pour le faire court
En véritable homme de cour. Nos femmes,
ce-dit™ il, nous en ont donné d' une ;
Nous voici lâchement trahis :
Vengeons-nous en : et courons le pays ;
Cherchons partout notre fortune3345.
Voilà
encore,
dans
ce
conte,
nouvelle
victoire
particulièrement méritoire pour un roi - sur la fantaisie de dominer.
Rien,
cependant,
renoncer
à
ses
n'est encore assuré
privilèges,
:
faire
Astolphe a beau
de
Joconde
son
compagnon, voire se mêler au public comme Charles II d 1 Angleterre,
il veut brusquement, dans l'occasion, retrouver ses droits. Une fille
paraît-elle être à dépuceler ? Astolphe prétend lui donner "la
première leçon du plaisir amoureux"
:
Je sais que cet honneur est pure fantaisie ; Toutefois,
étant roi, l'on me le doit céder3346.
C'est là propos de Lion3347. Astolphe cependant n'a pas affaire
à une Génisse, à une Chèvre, à une Brebis ou à un être qui craindrait
de parler à la cour où II ne faut ordinairement "ni trop voir, ni trop
dire3348". Joconde sait et veut se défendre. Il rappelle qu'il ne s'agit
pas de "cérémonie3349" mais d'un "autre cas3350" et propose selon "la
justice3351
"
de
miraculeusement,
tirer
le
au
roi
sort
qui
prendra
accepte.
la
Nouvelle
fille.
victoire
Quasi
sur
la tentation ! Le débat, cependant, n 1 avait pas lien d1 être car le
5345.
Ibid., vers 238-247.
3346.
Ibid., vers 344-345.
3347.
Voir La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion, (1,6).
3348.
3349.
Joconde, vers 201.
Ibid.. vers 347.
3350.
Ibid., vers 349.
3351.
Ibid., vers 350.
pucelage, depuis longtemps, battait la campagne ! L'amant de la fille
réussit même à en disposer entre les deux naïfs, mais quand la chose
se découvre, le roi Lombard et Joconde, cette fois réunis en même
position, ne se vengent pas. Loin de lui faire pire chère
Ils en rirent tous deux : l'anneau lui fut donné, Et maint
bel êcu couronné3352.
Avec
cette
commune
victoire
sur
leur
envie
de
vengeance,
les
deux
compagnons
.finissent
leurs
aventures.
Après
avoir
"beaucoup
vu",
et,
sans
nul
doute,
"beaucoup
retenu3353",
ils retrouvent leurs épouses
:
Il fut dansé, sauté, b a l l e , Et du
nain nullement parlé, Ni du valet
comme je pense3354.
Difficile de rencontrer conclusion plus opposée aux derniers
mots de Les Amours de Mars et de Vénus. Point ici de personnage
"attrapé" ou de "rancune3355". On voit au contraire plaisir partagé,
reconnaissance réciproque, égalité dans le jeu, réduction au minimum
des relations de pouvoir. C'est que Joconde et le roi- de Lombardie,
systématiquement, quoique avec difficulté, ont agi autrement que
Vulcan. Plusieurs fois tentés, comme lui, de se venger, ils ont
toujours pardonné, choisi leur plaisir. Ils finissent ainsi, sans
conflit entre eux, par se réconcilier avec leurs femmes. Quoi de plus
moral que les détours qu'ils ont parcourus ? En se divertissant
ailleurs avec d!autres femmes, n1ont-ils pas mieux fait que de tendre
3352.
ibid., vers 476-478.
L'Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1,8), vers 2-3.
3354. Joconde, Contes et nouvelles, I. vers 519-521.
3353.
3355.
Les Amours de Mars et de Vénus, Contes et nouvelles, I, vers 119 et 114.
à la leur un "rets d9 acier" ? A nous de réfléchir, comme l'auraient
sans doute fait les "dieux" et "même les déesses"..» Or, pour ce faire,
n'est-il pas utile de comparer, de réfléchir, de replier l'un sur
l'autre ces deux contes qui semblent bien former diptyque ?
Ce qui renforce notre conviction, c'est que Richard Minutolo et
Le Cocu battu et content semblent respectivement former diptyque avec
3356.
Richard Minutolo, Contes et nouvelles. I, vers 221.
3357.
Ibid., vers 208.
3358.
Ibid., vers 169.
l'Imitation d'un livre intitulé "Les Arrêts d'amours" et avec le Conte
d'un paysan qui avait offensé son seigneur. Le premier diptyque évoque
le droit d'amour : Richard "jouit de ses amours3356" en s5 emparant par
ruse d'une dame qui le refusait mais qui "séchant ses yeux, rassérénant
son âme3357" finit par lui donner raison. On en conclut que "tout est
permis en matière d'amour3358". L1 Imitation, cependant, rapporte un
jugement qui donna raison à une dame se refusant à tous mais prenant
des cadeaux. Ce jugement fit murmurer : une cruelle, et par elle, le
prince, auraient-ils toujours raison ? N'y aurait-il pas alliance
entre interdits d'amour et raison du plus fort ? Faut-il croire que
Minutolo aurait dû ne rien faire, se soumettre, ne jamais pratiquer
la ruse qui donna pourtant du plaisir aux deux partenaires ? L'épouse
de Le Cocu battu et content n'en croit rien. En étroit accord avec
son amant, elle
pendant
trompe
son mari,
le
fait
battre,
Ce
conte
paysan qui avait
est
en symétrie
inverse avec le Conte du
offensé son seigneur,
où force coups
donnés, mais par le dominant au dominé.
3
du
livre
indiquent
sont
Le paysan est battu,
mais pas content. Seul le seigneur rit. Ainsi,
et
jouit
ce
temps...
2
et
ce
dont
les contes I,
rêvent
les
dominés3359,
tandis que les contes 10,
11 et 12 montrent la dure réalité
:
impunément,
le
seigneur
bat
le
tribunal
approuve
la
cruelle
dans
!,
et
1 ' intérêt
un
"rets".
du prince3360",
D1 un
coté
Vulcan met
les
les amants
transgressions
sont
récompensées3361 ,
de
1? autre
la
reprise
en
main,
les
punitions,
le
"rets df acier11...
Il faut la Ballade pour que
la gaieté revienne, malgré Alizon et le pape
1
Un tableau3362, rend plus manifeste cet "assortiment11 :
Déf'Versant
Versant
Offensive
-ense
positif
négatif
P
|
J |
RM 1
CBC
j
6 petits contes
|
CPOS
|
IAM
| AM¥ |
B
3359= Un dominant généreux, un dominant qui accepte le désir des dominés, un dominant battu et content»
3
a
3360.
Imitation d un livre intitulé "Les Arrêts d amour", vers 44.
3361.
On peut douter, par exemple, que la femme de Joconde soit torturée par le remords... Voir Joconde, vers 110.
8
3362» Lire : P, Préface, J, Joconde, RM, Richard Minutolo, CBC, Le Cocu battu et content, CPOS, Conte d un paysan qui
avait offensé son seigneur, IAM, Imitation dfun 1 ivre intitulé les "Arrêts d*amours", AMV, Les Amours
de Mars et de Vénus, B, Ballade.
Les six petits contes, fort divers entre eux, mais tous libres
de ton, sont encadrés, souplement, par des textes qui se répondent,
constituant, du point de vue des dominés, un versant positif et un
versant négatif, le versant de ce qui est désiré, et le versant du réel.
On ne reste pas "attrapé3363 "
doublement
pour
autant.
La
Fontaine,
et intensément, subversif, affirme face au réel et face
3363. Les Amours de Mars et de Vénus, vers 118.
-
839
aux censeurs le plaisir des "livres d'amour"» Si l'on doit subir le
seigneur, des arrêts discutables en faveur des cruelles et du prince,
et si l'on doit, parfois, quand on aime, se faire prendre au "rets"
de Vulcan, les livres d'amour contestent que ce réel soit le seul
possible, et donnent moyen, en celui-ci, d'éviter parfois d'être pris
: "même dans les plus vieux, je tiens qu'on peut apprendre 3364"» Rêvons
au Roi de Lombardie.et apprenons dans ces contes que les dominants
selon la Fourmi utilisent et produisent le réel pour en tirer profit
de pouvoir* Avec les livres d'amour, par le plaisir, on peut tenter,
comme le dit Lévi-Strauss - en tout autre contexte - de se " déprendre3365
".
Nous sommes loin de soutenir que La Fontaine prévoyait la construction
d'un livre de Contes quand il rédigeait la Ballade ou Joconde . La Ballade
fut, sans doute, un divertissement pour Fouquet. Quant à Joconde, ce fut,
probablement, un défi qu'il se lança à lui-même, et un coup d'éclat pour
se faire un nom. De multiples raisons présidèrent ainsi à l'écriture des
textes, fort différents entre eux, qui composent ce "peu considérable 3366"
recueil. Sûrement, La Fontaine ne songea à les rassembler qu'après les avoir
écrits. Parmi son stock, il fit un choix et, "une chose en attirant une
autre3367", il entreprit, pour parler encore comme Lévi-Strauss,
un travail
de bricolage.
Les "pièces3368" ne s! agencent pas parfaitement. Les rapports ne
3364.
Ballade, vers 57.
3365.
3366.
Voir Tristes Tropiques, Pion, collection Presses-Pocket, 1992, p. 497.
Préface des Contes et nouvel les, I, p. 556.
3367.
Voir Inscription tirée de Boissard, O.D., p. 769.
-
118
-
sont pas toujours francs. Cela ne gêne pas le bricoleur, Pour lui, la
variété
manifeste
"entièrement
impossible.
des
"pièces"
éloignées3369"
Surtout,
des
et
n'implique
que
liaisons
leur
pas
qu'elles
soient
"assortissement"
imprévues
multiplient
soit
leurs
possibilités. Si Joconde n'était qu'une merveilleuse adaptation de
1'Arioste, sa mise en diptyque avec Les Amours de Mars et de Vénus y
fait ressortir une problématique de pouvoir. L'inverse est également
vrai : Les Amours de Mars et de Vénus n'était qu'un fragment inachevé
d'une description des tapisseries de Vaux, mais sa liaison avec Joconde
donne sens à cet inachèvement et remplace les réflexions.des "dieux,
même des déesses3370". Un texte aide à lire autrement l'autre : l'image
d ' Oronte qui se glisse dans le livre avec les souvenirs du Songe de
Vaux trouble Joconde et, par là, tout le recueil...
Attirant l'attention sur Les Amours de Mars et de Vénus et sur
les "secrètes raisons3371 " qui l'empêchèrent de l'achever, La Fontaine,
malin, sait que tout lecteur va les chercher : ces "secrètes raisons"
ne sont-elles pas le "rets" jeté par Colbert et Louis XIV ? Alors,
pourquoi ne pas reconnaître dans le roi de Lombardie, la figure d'un
souverain qui saurait renoncer aux "douceurs de la vengeance 3372",
pardonner,
3368.
et
faire
la
joie
autour de
lui
?
Préface de la Première partie des Contes et nouvelles en vers, p. 556.
Ibid., p. 556.
3370. Les Amours de Mars et de Vénus, Contes et nouvel les, I, p. 558,
3369.
3371.
Ibid., p. 558.
3372. Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 4.
-
841
-
Astolphe ne serait-il pas, comme Charles II au livre VII, un anti Louis
XIV ? Par effet-retour des derniers textes du recueil, le premier vers
du livre - "jadis régnait en Lombardie3373" - ne se colore-t-il pas des
nostalgies de Vaux ? Rien n1impose ces lectures, mais rien ne les
interdit, et divers éléments, fort repérables, les encouragent.. . On
ne doit cependant pas réduire 11 ouvrage à la volonté de défendre
Fouquet. Ce n'en est qu'un aspect, et cet aspect s'intègre dans la
volonté, beaucoup plus large, de représenter, par delà Fouquet,
la
logique d'Oronte.
Le lecteur, en effet, n'a pas grand mal à suivre les parcours
auxquels l'Invite le recueil. Tous les éléments nécessaires lui sont
donnés. Nul besoin de chercher des sources rares pour s'instruire et
se plaire. En commentant 11 "assortiment11 de l'ensemble, La Fontaine
suggère même la méthode de lecture» Mais, lire ainsi suppose de
construire, de texte à texte, des modèles. Comment ne pas voir alors
que l'ouvrage, et singulièrement le diptyque constitué par Joconde et
Les Amours de Mars et de Vénus, conduisent à penser la logique dfOronte
?
Plus que les Contes, qui montrent surtout des gens subissant
leurs maîtres ou leur échappant, Psyché, à la suite de Le Songe de Vaux,
est un remarquable élément de son dispositif de représentation. Au.
chapitre précédent, fréquemment, nous n'avons pu qu'avoir recours à
la "double image"
d'Amour
et
de
Louis
XIV
puisque
Fontaine n1illustre jamais mieux le thème du dominant qui
La
favorise ses dominés en protégeant, en reconnaissant, en créant, en
5373. Joconde, vers 1.
aimant la diversité : Louis XIV accorde aux quatre amis sécurité,
liberté, jouissance de plaisirs variés, tandis qu'Amour multiplie pour
sa femme les robes, les jardins, les spectacles, les statues.
Manifestement, le récit de la lecture de Poliphile et le récit des
amours de Psyché se répondent. On est donc conduit, comme pour les deux
parties du roman, à les replier l'un sur l'autre 3374 afin d'y repérer
des paquets de relations.
Par delà les similitudes, il apparaît un triple décalage : entre
privé et public, entre divin et humain, entre logique de pouvoir
manifestement ambiguë et logique de pouvoir qui semble ne pas l'être.
Le premier décalage confirme l'unité de la problématique des relations
de pouvoir chez La Fontaine : un mari dominant à l'égard de sa femme
dominée n'est pas fondamentalement autre qu'un Roi à l'égard de ses
sujets. Le second décalage est aussi commun chez La Fontaine, mais
l'idéal est, d'ordinaire, chez les dieux, tandis que l'imperfection
et la douleur sont chez hommes. Dans Psyché, l'inversion surprend :
les dieux s'affrontent
tandis
que
et
changent
dans
le
temps
les
1
B
B
3374. H y a donc une double symétrie fondamentale à quatre éléments (A ,B ,B ,B") dans le roman. On
pense
alors
au
groupe
des
quatre
amis,
image
d'une
féconde
diversité,
et,
lui
aussi,
doublement symétrique :
A!
Poliphile
Fleuri
B«
Gélaste
Rieur
A"
Acante
les "lyriques"
touchant
B"
Ariste
Sérieux
les disputeurs
-
120
-
Quatre éléments, avec double symétrie, ce n'est ni trop, ni trop peu. ïl est encore possible de penser te système comme un tout,
!
mais on dispose aussi d'un nombre considérable d'assortiments. Le lecteur a ainsi affaire à une image de 1 univers divers.
hommes,
sous la protection du roi,
Le lecteur n? est - il pas appelé à
soleil.
?
vivent les cycles heureux du
inverser cette inversion
Le monde mythologique ne désignerait-il
tandis
que
le
réel
apparent
du
pas
le réfèrent
réel
roman serait mythologique ? Le
roi qu1évoque Psyché serait incarnation du mythe royal quand Cupidon,
avec sa nature tyrannique,
décalage
:
serait image du roi réel...
si les jardins de Versailles suggèrent un dominant
parfaitement maître de lui et
dominés,
toute
les
cette
cache,
jardins
beauté,
malgré
maintenir
sa
soucieux
de Cupidon
Psyché
ses
de
sont
bonheur
Si
?
"tyran"
"incendiaire3375".
Il
ses
Parmi
Cupidon
raisons, n'est-ce
pouvoir
de
ambigus.
se désole.
bonnes
position
du
pas
se
pour
Au demeurant,
qu'il surprend Psyché en train de l'observer, il
vocation de
Troisième
révèle
dès
sa
d'"empoisonneur", d 1
cruel,
est donc double.
11
est
amour et
11 est
tyran. Dans ses cruautés il se souvient qu'il est amour. Dans son
amour,
en se dérobant,
tyran.
Cependant,
en
et même sans le savoir,
fin d'aventure,
à
il demeure
l'égard de Psyché,
il abandonne sa tyrannie. Mais qu'en est-il alors du roi ? Echappe-t-il
à toute ambiguïté ? La cache-t-il sous le mythe
Amours
question
de
Psyché,
;
un corps
par
cent
?
Le
récit
des
chemins, conduit à cette
obscur est-il derrière le soleil ?
On se tromperait en ramenant le livre à des questionnements
politiques de circonstance. Ceux-ci n'y manquent pas,
3375. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 138.
-
plus profondément,
844
mais Psyché,
-
interroge les
ambiguïtés de la logique que suit Amour. Dès qu 5 un pouvoir paraît,
n' y a-t-il pas corps obscur, zone d1 ombres d' où jaillissent monstres,
"filles de la Nuit15", dragons16 ? Amour et pouvoir ne sont-ils pas,
quoique liés, antinomiques ? L'amour ne serait-il pas masque pour le
dominant, même pour lui-même, et le pouvoir ne serait-il pas, de
l f intérieur, ce qui peut tuer 11 amour ? Dès lors, ne faut-il pas, pour
15Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 231.
16Ibid., p. 233.
-
121
-
aimer, abandonner toute domination, comme 15 admet Amour quand il rend
Psyché déesse, qufil supprime ainsi, dans le couple, toute différence
de rang, substituant à la relation de pouvoir une
81
conversation de
baisers3378" ? On le voit : Louis XIV est loin d 5 être seul en cause.
Le texte interroge plus loin que lui, mais il le fait en passant par
lui, et en associant deux récits que le lecteur, s ' il veut lire,
doit faire dialoguer, en construisant une logique de pouvoir qu 1 il
nous semble légitime d'appeler "d3 Oronte" en ce roman qui se souvient
du Songe.
L'association de deux récits contribue, de manière décisive, à
sa représentation. Cependant, bien qu'elle suscite une lecture en
va-et-vient, cette association n'est pas vraiment un diptyque : les
deux récits ne forment qu'un texte et i'un se trouve en abyme dans
1'autre. Dès lors, la tâche du lecteur est renouvelée. Alors que dans
les Fables et dans les Contes, 1 ' association est, pour lui, à
constituer, elle est ici donnée. Surtout, si dans ces recueils,
les
deux récits sont sur le même plan de réalité, dans Psyché, le récit
externe désigne comme fictif le récit interne tandis que celui-ci fait
paraître réel celui-là. De plus le récit externe rend vraisemblable,
3378. Ibid., p. 252.
comme fiction, le récit interne, tandis que celui-ci, par effet
retour, interroge, comme réalité, celui-là. Il y a une remontée d1
interrogation de 11 interne vers 11 externe3379. Les questions que
suscitent
la
domination
d'Amour
et
son
dépassement
par
la
"conversation de baisers3380" se reportent nécessairement sur la
domination du roi, mais aussi sur la relation que Poliphile entretient
avec ses amis auxquels il lit, dans une conversâtIon-promenade, les
"aventures de Psyché3381 " .
Alors que, dans le récit interne, la "conversation" succède à
la domination, elles sont simultanées et hiérarchisées dans le récit
externe. Parmi les jardins du Roi, Poliphile crée pour ses amis des
jardins fictifs, plus beaux, mais aussi plus sûrs que ceux où ils
déambulent. Il ne lit qu'à leur demande, sans rien leur imposer contre
leur gré, et sans les conduire par des plaisirs vers quelque ennui.
Lorsqu'il craint de les "toucher de trop de pitié3382" au récit qu'il
va faire, il demande leur accord pour "continuer 11 « 11 les met dans
une transparente et ouverte "prison volontaire 3383". Peut-on même
3379. Les questions posées sur les jardins d'Amour, rendus vraisemblables par ceux de Versailles, rejaillissent sur eux : quand Psyché,
J
angoissée, finit par croire que la "magnificence" qui l'entoure est un "songe" et qu " i l n'y a rien de réel" là dedans, le
lecteur est appelé à se demander, par effet retour, si Versailles n'est pas un songe mensonger.Ibid., p. 169.
3380. Ibid., p. 252.
3381.
Ibid., p. 127.
3382.
Ibid., p.174.
3383.
Le Songe de Vaux, O.D., p. 97.
parler de domination ? Si Poliphile mène,
un moment,
"à son gré,
les coeurs et les esprits3384", il n3 agit que sur leur demande, pour
leur plaisir, et sans prétendre en tirer gloire. Loin d'être un
Trissotin qui s'impose, il s'efface. 11 laisse Acante dire des vers,
Gêlaste et Ariste discourir,, chacun se plaire aux beautés des
jardins, et il se tait quand il "cesse de lire3385". S'il y a pouvoir,
il est minimum. Poliphile ne vise pas aux vanités, mais au plaisir
et à la réflexion de ceux qui, librement, se soumettent à sa parole.
Qu'en est-il alors de qui place en abyme les deux récits du livre ?
Est-il , comme le roi ou comme Amour, un dominant ambigu ? N'est-il
pas plutôt, comme Poliphile, un dominant minimum qui suscite sans
cesse "d'autres merveilles3386", qui sont instruction et plaisir ?
En suivant la mise en abyme, le lecteur s'aperçoit que, par delà
les exemples ambigus d'Amour (mariage) et de Louis XIV (politique),
la logique d1 Oronte trouve une expression beaucoup plus sûre dans
certaines "narrations" qui visent, pour lui plaire, à "tenir l'esprit
en suspens3387". Aux tréfonds du texte on rencontre une indication de
cela : quand le Vieillard (excellent dominant) interdit les romans
d'amour à la cadette de ses petites filles, Poliphile souligne
fermement qu'une mère (ou un père) doit laisser ses filles les lire 3388.
Il * se justifie ainsi comme auteur, et justifie l'entreprise de La
Fontaine : même si les pères ou les
auteur
de
fictions
est
mères
sont
bons,
un
maître
particulièrement excellent, quand il s1efface derrière elles - mais
3384. A Mme de Montespan, vers 10.
3385. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 258.
3386. Le Songe de Vaux, O.D., p. 96.
3387. Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 125.
3388. Ibid., p. 206.
sans se cacher - et qu? il sait les écrire et les présenter pour
susciter la réflexion et donner "occasion de plaisir 3389". Il n' est
pas meilleur emploi du pouvoir que de montrer, par le plaisir et sans
danger, les dangers et les ambiguïtés du pouvoir.
Psyché apparaît alors comme une mise en abyme à quatre étages
:
1)
La
Fontaine
présente
un
roman
où
le
lecteur
découvre...
2) que Louis XIV reçoit, protège et charme dans ses merveilleux
jardins quatre amis qui conversent entre eux.
-
123
-
3) Un de ces amis - Poliphile - présente aux autres un roman
où ils découvrent...
4) Qu1Amour domine, de manière ambiguë, Psyché dans ses jardins,
puis qu'il lfexpulse et la châtie cruellement, puis qu'il l'aime à
nouveau, mais en supprimant, entre eux, tout interdit et en créant
une "conversation de baisers".
Cette quatre étages s'organisent en un redoublement de mise en
abyme. D'abord, le troisième se réfléchit dans le premier qui le
contient, comme le quatrième se réfléchit dans le second 3390. Ensuite,
le ieuxième et le troisième, ensemble, se réfléchisent dans le second
qui construit lui-même, par itération et avec la Préface, le premier.
Le pouvoir de l'écrivain se réfléchit ainsi dans le pouvoir du Roi
et
du
Mari
(et
inversement),
3389. Le Songe de Vaux, O.D., p. 96.
3390. Toutes ces réflexions sont à double sens.
ses
848
-
qui
manifestent
tentations possibles, mais contre lesquelles, en les évoquant,
il
se définit.
Pour être intéressante, la lecture du système suppose un modèle
de
logique
de
pouvoir
valable
d'étage
en
étage,
et
avec
des
applications fort diverses. Or, dès qu'on aborde Psyché, on ne peut
que voir ce système et vouloir l'interroger. Aussi apporte-t-il à la
représentation de la logique d'Oronte une contribution spectaculaire,
d'autant plus déterminante que Psyché est un texte capital et que la
mise en abyme, avec cette fonction, et comme approfondissement des
diptyques, est fréquente dans les Fables.
2 3
Mises on abyme*
P aoord, rapidement,
le mécanisme.
Dans certaines fables, le récit présente une ou plusieurs
relations de pouvoir (B). D'autre part,
ces fables
- ou les fables liées à elles par la structure de l'ouvrage
- suggèrent que le récit - et, par derrière, l'auteur -entretient aussi
avec son lecteur une relation de pouvoir (A)
de
"cage3392",
de
"viviers3393",
125
3391
de
.
B
est
histoire
prison3394", de
ff
las339b|î, de "pièges divers3396"... A est cette relation
par quoi lfâme est "captive3397".
B est un élément de A. Cet élément est nécessaire puisque A n5
existe pas sans lui : c1 est B qui fait A, mais s1 il n!y avait pas
volonté d'établir A, B resterait aux oubliettes. D'autre part, B est
en abyme dans A puisque A et B sont tous deux, quoique diversement,
des relations de pouvoir, et que B, pour être présenté, présuppose
A. Des itinéraires de lecture alors se dessinent : le lecteur placé
devant B, peut remonter à A, mais prenant conscience de A, il peut
revenir à B, puis remonter à A... En ce cas, c'est à partir de la
relation de pouvoir que lui raconte la fable qu'il prend conscience
de la relation dont il est partenaire. Mais l'inverse aussi peut être
vrai : c'est alors à partir de sa conscience de A que le lecteur
découvre B, l'analyse, en tire profit, remonte à A. . . Dans tous les
cas, en rapportant B sur A et A sur B, il peut juger exactement de
l'un et de l'autre, s'en défier, s'instruire, se plaire, et sentir
profondément - toujours plus profondément - que ce mouvement n'est
possible que parce qu'il est dans A.
Dans
la dédicace du second recueil,
la relation A est posée
3391.
Un bon moyen pour le suggérer est de mettre dans le récit un second récit qui présente encore une relation de pouvoir(B').
Pareille mise en abyme suggère en effet nettement ce qu'est la relation de l'auteur au lecteur.
3392.
3393.
3394.
3395.
3396.
3397.
Le Corbeau voulant imiter l'Aigle, (11,16), vers 21.
Les Poissons et le Cormoran, (X,3), vers 30.
L'Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1,8), vers 19.
Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 39.
Le Fleuve Scamandre, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 15.
A Mme de Montespan, vers 8.
comme objet d'imitation pour tout dominant.
Parlant de
I'apologue et s'adressant â Mme de Montespan, La Fontaine s
1
écrie
:
0 vous qui 11 imitez3398. . »
Apostrophe étonnante ! Le fabuliste loue et définit le pouvoir
d1 Olympe en le rapportant â ce qu1 il lui demande de protéger ! Avec
son charme et son esprit, et alors qu'elle est présentée comme
dominante exemplaire, elle ne reçoit pas plus haut compliment que son
imitation de ce qui "mène à son gré les coeurs et les esprits", rend
"l'âme attentive", ou, plutôt "la tient captive3399". La perfection de
B serait d'imiter A.
-
126
-
Cette idée extraordinaire - et audacieuse - introduit le recueil
et concerne toute fable. Elle présente deux aspects. D'abord la
relation (A) entre l'apologue3400 et les lecteurs apparaît comme la plus
parfaite application d'une logique de pouvoir qui vise au bien des
dominés. Ensuite, une relation (B) qui mêle politique, séduction
féminine, et protection littéraire est rapportée pour être jugée -et
ici louée- à la relation entre l'apologue et ce qu'il "attache3401 ".
Ce texte propose donc une hiérarchie de valeur et un "art de penser"
: A vaut généralement mieux que B - en ce cas exceptionnel, B vaut
A -, et l'on a intérêt à remonter de B à A, pour les comparer, situer
B, et toujours mieux comprendre A. Le lecteur est invité à replier
les relations
de pouvoir qu'il
rencontrera dans
les
fables
sur
celles qu'elles entretiennent avec lui. Telle procédure implique
3398. A Mme de Montespan, vers 11.
3399. ibid., vers 10, 7,8.
3400. L'auteur étant s i gni f i cat i vement effacé.
3401.
Ibid., vers 9*
alors la représentation de ce que nous appelons logique d1Oronte, et
qui est parfaitement, mis en oeuvre par 1? abyme.
Prenons un cas. Nous avons pu montrer que Le Meunier, son fils
et l 5 Ane et Les Membres et l'Estomac formaient diptyque.
emploie
le
pouvoir
de
1'apologue
Malherbe
en
faveur de Racan qui l'interroge, tandis que Ménénius l'emploie
ramener
le
peuple
dans
son
pour
"devoir 3402",
c'est-à-dire, l'obéissance. Placées par les deux textes au même niveau
de réalité, deux logiques de pouvoir s'opposent. Cependant, en ce
début du livre III, chacune renvoie, verticalement, à celle que La
Fontaine met en oeuvre dans les Fables et, singulièrement, dans
celles-ci. Grâce à ces successives mises en abyme, au début du livre
III, Il travaille à définir, par celui de Malherbe d'abord et, ensuite,
contre celui de Ménénius, son usage du "pouvoir des fables".
Ce n'est pas tout cependant : le diptyque entier, comme tel, est
également mise en abyme. Si on le considère, les relations de pouvoir
(B) des deux fables3403 renvoient alors ensemble à la relation A
concernant le diptyque entier. Si 1'usage lafontainien apparaît touj
ours contraire à celui de Ménénius, il apparaît désormais meilleur
que celui de Malherbe. C'est là que tout change. L'élève dépasse le
"maître3404".
Malherbe
n'emploie
qu ' une
fable,
sens
3402. Les Membres et l'Estomac, (IIIf2), vers 44.
3403. Et aussi les relations B' puisque chacune de ces deux fables contient une fable.
3404. Le Meunier, son Fils et l'Ane, (111,1), vers
- 10.
127 -
-
852
-
dont
le
s1 interprète aisément, quand La Fontaine propose, par de multiples
fables, et singulièrement par ce diptyque, des itinéraires variés de
lectures et une pensée complexe, En offrant au lecteur plus de liberté,
,11 lui donne plus de plaisir et une plus diverse instruction... Ainsi,
La Fontaine applique avec plus de complexité que son maître une même
logique de pouvoir. On peut donc souscrire à 11 opinion des critiques
qui croient que Le Meunier, son Fils et lfAne est une de ses plus
anciennes fables. Sa présence, au début du livre III, témoigne en effet
d'un point de départ, et montre, après deux livres, et dans une
architecture remarquable, que La Fontaine, désormais, fait mieux.
Dans cet ouvrage, il le prouve en associant à Le Meunier, son Fils
et l'Ane une très ancienne fable qui fait merveilleusement contrepoint
: Les Membres et 1'Estomac contredit en partie la leçon malherbienne
(il ne suffit pas de faire systématiquement ce qu'on veut en oubliant
la totalité), mais montre aussi et précise, par l'exemple inverse de
Ménénius, la valeur de l'usage Malherbien (et lafontainien) du pouvoir
des fables... Ainsi, une pensée diversifiée et divertissante est
initiée. Quand on est lecteur, comment ne pas être alors "suspendu
dans l'attente d 1 autres merveilles3405" ? Comment, surtout, ne pas voir
que ce système d'abyme contribue, en la mettant en oeuvre, à
représenter cette logique de pouvoir que nous appelons logique
d f Oronte ?
Le Pouvoir des fables, après avoir encouragé M , de Barillon à
maintenir la paix avec 11 Angleterre, raconte comment 11Orateur Démade,
renonçant à 11"art tyrannique" et aux "figures violentes3406", emploie
3405. Le Songe de Vaux, O.D., p. 96.
"un trait de fable3407" pour faire des Athéniens un public attentif à
11urgence de combattre Philippe. Démade capte ses auditeurs quand
1'Hirondelle, ignorant comment créer une relation de pouvoir, n' avait
pu empêcher qu'ils ne soient "esclaves retenus 3408". La leçon est double
: La fable peut réussir quand le discours "par raison 3409" et 1 ' "art
tyrannique" échouent» "Plus fait douceur que violence 3410". Plus fait,
parfois, un trait de fable qu'une suite d'arguments.
La critique, qui a beaucoup étudié ce texte, fait de Démade un
double, non problématique, de La Fontaine. Cependant, quand Démade
appelle à la guerre, La Fontaine appelle à la paix. Quand Démade
emploie "un trait de fable", La Fontaine propose une succession de
fables. Quand Démade interrompt sa fable pour ramener au discours "par
raison", La Fontaine mène ses fables à leur terme et laisse "au lecteur
quelque chose à penser3411". Surtout, quand Démade dénie toute valeur
propre à la fable3412, n'en fait qu'un moyen, et s'affirme tout autre
que le peuple en manifestant son insensibilité à ce pouvoir, La
Fontaine conclut en écrivant que "nous sommes tous d'Athènes 3413",
qu'il se plaît lui-même à Peau d'âne, qu'il y prend un "plaisir
extrême3414". Se mêlant à la foule, comme Charles II qui regarde avec
3406.
3407.
3408.
3409.
3410.
3411.
3412.
3413.
Le Pouvoir des fables, (VII1,4), vers 36 et 40.
Ibid., vers 64.
L'Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1.8), vers 56.
Le Dépositaire infidèle, (IX,1), vers 90.
Phébus et Borée, (VI,3), vers 40.
Discours à M. le duc de La Rochefoucauld, (X,14), vers 56.
Les fables sont pour lui "contes d1enfants". Le Pouvoi r des fables, vers 57.
Ibid-# vers 65.
tous dans la lunette, il annonce à son lecteur qu'il n'est pas d'une
nature autre que lui. Il pose une égalité quand Démade affirme une
différence et une essentielle hiérarchie. Il admet surtout qu'il y
a de l'autre en lui, de l'enfant, comme en chacun. Il rend ainsi
possible une lecture conversation3415, utile, mais aussi délicieuse,
pour le lecteur. S'il n'en fait pas son "frère", il en fait au moins
son
11
semblable3416" et surtout son égal, le partenaire d'une relation
dont le pouvoir tend à s'évaporer.
On
ne
repérerait
pas
la
zone
obscure
du
pouvoir
de
Démade,
sur
si
La
Fontaine
n'incitait
à
rapporter
A
B, c'est-à-dire le comportement de l'orateur grec sur le sien.
Par la mise en abyme,
le lecteur est invité à remonter d'une relation
de pouvoir racontée à celle où il est pris et que la mise en abyme
travaille à constituer.
A,
à
Il peut,
revenir sans cesse de Démade à La Fontaine,
Démade,
deux
penser
dominants
et
une
en
différentes entre elles.
en abyme,
logique
Ibid., vers 68.
3415.
Voir notre dernier chapi tre„
Baudelaire, Les fleurs du Mal, Au lecteur.
de pouvoir
distinguer
de
La
commune
Fontaine
aux
deux applications
Fable exemplaire pour son système de mise
Le Pouvoir des fables,
3414.
3416.
à son gré, juger A par B ou B par
contre Philippe
et
contre qui
veut
imposer la guerre,
"je"
lafontainien,
par Démade, contre Démade,
et par le
participe ainsi
à la définition et à la représentation de ce que nous appelons logique
d5Oronte.
Le Dépositaire infidèle peut nous fournir un dernier exemple de
ce mode de représentation. La fable raconte d? abord qu ' un homme le Dépositaire infidèle - croit possible, en mentant, d'imposer
silence à son voisin auquel il a pris un "quintal de fer 3417". Ce voisin
ne se laisse pas duper. Secrètement, Il "détourne3418" le fils de son
voleur et lui conte une histoire si absurde qu'il sent aussitôt
l'inanité de son mensonge et rend le fer pour récupérer son fils.,.
Deux éphémères relations de pouvoir se succèdent donc, la première
échouant, la seconde aboutissant. Leurs dominants diffèrent moins par
leur logique de pouvoir que par leur habileté. Tous deux visent leur
intérêt, mais quand le premier, menteur malhabile, croit dominer alors
qu'il se décèle, le second ment en homme habile, et oblige son voleur
à céder»
Le Dépositaire infidèle propose un second récit avec "même
dispute3419",
mais
entre
"deux
voyageurs"
et
pour
affaire de chou. Le premier voyageur veut imposer son discours faux
à l'autre, et en tirer gloire. Le second anéantit ces prétentions par
un mensonge outré et amusant.
A quoi servent ces récits ? L'introduction du texte, largement
consacrée à définir et à justifier l'entreprise de La Fontaine,
3417. Le Dépositaire infidèle, CiX/)
3418. Ibid., vers 54.
3419.
Ibid., vers 78.
3420.
Ibid., vers 32.
indique que
lui permet,
'ers 73 =
"Le doux charme de maint songe 3420"
après Homère et Esope,
d'"offrir
la vérité 3421 " .
Ensemble, et 11 un par 15 autre, les deux récits aident donc à formuler
plusieurs propositions vraies. L'une d'elles est la morale
:
Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur De
vouloir par raison combattre son erreur ; Enchérir est plus
court, sans s'échauffer la bile3422.
Vraie, cette proposition est tirée, horizontalement 'des récits,
selon le programme explicite de l'Introduction du texte. Celle-ci
suggère aussi, par son existence même, de replier les comportements
"habile" de "l'homme au fer" et "plaisant" de "l'homme au chou 3423"
sur-celui de La Fontaine, l'homme aux fables. Par effet d s abyme,
verticalement, les deux récits permettent au lecteur de mieux
connaître l'usage lafontainien du pouvoir des fables. C'est un de leurs
rôles que d'offrir, sur ce point essentiel, "la vérité". Ils font ainsi
apparaître que La Fontaine n'est pas malhabile, qu'il n'est pas
déplaisant, qu'il ne ment pas pour s'approprier des biens ou récupérer
une possession, qu'il ne ment pas non plus pour imposer vaniteusement
son discours. A la différence des quatre personnages des deux récits,
l'auteur des Fables instaure habilement et plaisamment une relation
de pouvoir pour offrir, sans vanité, "la vérité". Il ment donc pour
que ses lecteurs, pris par le "charme", en bout de détour 3424,
distinguent exactement la diversité du monde (par exemple,
commencer,
la diversité
des menteurs) .
et pour
Il les aide ainsi,
contre eux-mêmes parfois, contre leur résistance absurde, à ne pas être
3421.
Ibid., vers 35.
Ibid., vers 89-91.
Ibid., vers 88.
i
3424.. "I l détourne l enfant". Ibid., vers 53.
3422.
3423
.
-
857
pris aux "menteurs et traîtres appas" des "las 3425".
Par effet d1abyme, au début du livre IX, le lecteur est donc
conduit à se représenter une logique de pouvoir favorable au dominé.
Ce fait est capital dans un livre qui, cherchant à fonder et à Illustrer
11 art de convaincre autrui pour son plaisir ultime, s 1 achève par le
Discours à Mme de ha Sablière où La Fontaine, loin de parler en menteur,
même "vrai3426", présente, par un détour de détour, des récits
semblables à des récits de fable et offre ainsi directement la vérité.
Sans enchérir contre 11 erreur de Descartes et l'erreur éventuelle que
ferait Iris, La Fontaine construit un discours "par raison" tout entier
nourri
d'expérience,
simultanément
opposé
au
discours
dêductif
cartésien et au mentir vrai des fables précédentes. La morale de la
première, cependant, permet de comprendre comment ce dépassement des
fables est,
en cette occasion, possible.
D'abord, les idées de Descartes ne sont pas a'un "absurde outré".
Ensuite, Mme de La Sablière est prête à entendre le vrai sans détour.
Enfin, la question des animaux-machines est une question froide, qui
n'engage pas la survie immédiate, la vanité, la peur, l'ennui, le désir
amoureux ou quelque autre feu3427. En cette occasion, tenir un discours
"par raison5',
dans une vaste conversation entre partenaires qui
s'estiment et cherchent ensemble la vérité, apparaît possible.
3425. Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 39-40.
3426. Le Dépositaire infidèle, (IX,1), vers 31.
3427.
Voir les divers textes du feu dans ce livre. Le Cierge, Le Mari, la Femme et le Voleur, Le Singe et le Chat.
Evitable, l'emploi du pouvoir du "charme de maint songe" ne serait donc
pas légitime. Cela n'empêche pas qu'il le soit, en revanche, quand
n'existe pas moyen plus rapide et plus sûr pour faire surgir "la vérité"
. Face à "l'absurde", mieux vaut enchérir. Face au comportement fou
du Pigeon voyageur, son compagnon aurait dû lui conter une fable - Les
Deux Pigeons - plutôt que de discourir "par raison"
!
Recourir au "pouvoir des fables" est, de ce point de vue, un
nécessaire détour pour instruire et plaire, quand quelque chose, en
autrui, s'oppose à cette instruction et au plaisir. Rien de plus
fréquent ! C'est évident quand les individus sont des enfants, que leur
esprit
n'est
pas
encore
formé,
qu'il
faut
les
mener
par
les
"amusements11 et les "jeux", qui sont de leur "âge", vers des
"réflexions sérieuses3428... Mais l'homme, même adulte, est enfant3429,
aveugle, amoureux de lui-même3430, ignorant, mettant de faux milieux
entre la chose et lui3431 ", et comme inapte aux "vrais plaisirs"...
Mme de La Sablière est une admirable exception. Face à l'humanité
commune, La Fontaine sait, et rappelle sans cesse, les limites des
admonestions, des leçons, des conseils, des cris même, il a "beau
crier3432", rien ne change. Il a beau, comme beaucoup, répéter "Rien
de trop",
nul
n'observe
ce
"point 3433".
Démade,
3428.
3429.
3430.
3431.
3432.
A Monseigneur le Dauphin, p. 3.
3433.
Rien de trop, (IX,11), vers 28.
Voir Le Pouvoir des fables, (VIII,4), vers 70.
8
Voir L Homme et son image,
(1,11),
vers 24.
Démocri'te et les Abdéri tains, (VI 11,26), vers 3.
Le Cerf malade. (XII,6), vers 21, La forêt et le Bûcheron, (XII,16), vers 24.
Alors,
comme
mais aussi autrement que Démade# il se sert du "pouvoir des fables".
Que faire d5 autre, quand on prétend, simultanément instruire et
plaire, et que 11 on veut, pour cela, faire découvrir la diversité du
monde ? N s est-il pas légitime d
1
user du "charme de maint songe3434"
? N f est-ce pas, loin des menteurs même "habiles", même "plaisants",
mais qui défendent leurs seuls intérêts, construire légitimement un
pouvoir minimum, d8 où 11 ego se retire pour laisser place à la fable
seule ?
Dans Le Dépositaire infidèle, au début du livre IX, la vérité
horizontale formulée par la morale et la vérité verticale, obtenue
par effet d5 abyme, sont, dans la perspective de tout le livre,
indissociables. La vérité du texte entier, c'est la fondation et la
formulation -de la logique de pouvoir qu1 applique La Fontaine dans
ses Fables. Le Dépositaire infidèle le présente ainsi comme le
dépositaire fidèle du "pouvoir des fables", à lui transmis par Esope
et par Homère3435 . Ce texte conduit donc le lecteur, par effet d 1 abyme,
à se représenter ce que nous appelons logique d 1 Oronte et à préciser,
dans un emploi, qui est peut-être le seul totalement admissible, ses
conditions de légitimité.
Cette fable exemplaire manifeste, avec le petit groupe que nous
avons étudié, comment des textes peuvent travailler, verticalement,
en se définissant eux-mêmes, à la représentation
logique
de
pouvoir.
de
cette
Beaucoup d'autres fables pourraient
3434. Le Dépositaire infidèle, (IX, 1), vers 32.
3435. Le Dépositaire infidèle, (IX,1 ), vers 30.
-
860
être citées et analysées puisque les Fables , comme totalité,
renvoient au pouvoir qu'exerce le fabuliste et qu'il l'utilise, en
partie, pour faire distinguer sa logique de celle des Ménénius, des
Dieux, des cruelles, des Fourmis, de ces dominants qui veulent
écraser, faire danser, rire, et nier, par ce rire, le vertige du
silence ultime.
Ces mises en abyme renforcent l'effet des louanges et des
diptyques avec lesquels elles entretiennent des liens étroits.
Ensemble, et continûment dans l'oeuvre, ces divers procédés textuels
travaillent à la représentation d 8 une logique de pouvoir dont Le Songe
de Vaux, tel qu'il fut publié en 1671 dans les Fables nouvelles,
construit l'image nostalgique3436.
Que l'oeuvre lafontainienne, continûment, et par divers moyens
textuels, amène à produire une pensée de cette logique de pouvoir
permet
de
conclure
à
la
réalité
voulue
d'un
dispositif
de
représentation. Ce que nous avons repéré, ce ne sont pas "effets du
hasard3437" ou phénomènes qu'on ne saurait interpréter : s'il est
impossible, quoique intensément désirable3438, de lire dans le sein de
"celui qui fait tout3439" et si l'on peut douter qu' il ait "imprimé
sur le front des étoiles/ Ce que la nuit des temps enferme dans ses
voiles3440", la "vaste comédie à cent actes divers3441 n'est pas
1!univers. Cette oeuvre humaine est donnée à lire par un auteur qui
3436. Simultanément, ces procédés travaillent à la représentation d {une logique de pouvoir inverse, constituant un couple d sopposés
qui se.définissent l'un par l'autre. Cette logique a aussi son dispositif, et les deux dispositifs, très souvent, s'associent
pour former l'oeuvre. Cependant, dans les quelques cas que nous avons choisi, ce que nous appelons logique de la Fourmi, sert
s
avant tout de repoussoir, ou de moyen négatif de définition. L'accent est mis sur la logique d Oronte.
3437. L 8 Horoscope, (VIII,16), vers 92.
3438. Le Songe d'un habitant du Mogol. (XI,4), vers 26-30.
3439. L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (II,13), vers 19.
cherche, en s1 avouant Gros-Jean, enfant, homme de désirs ou de
faiblesses, à réduire la dangereuse sacralisation qu 1 entraîne souvent
l'exercice d'un pouvoir « Partout, il la combat par la familiarité,
la volonté d'égalité, l'effort pour se mêler aux autres, regarder avec
eux dans la lunette, écouter- les contes, jouer, converser3442,
s'avouer rebelle à ses propres leçons...
Ses ouvrages ne sont ni chaos ni hermétique secret. Toujours
divers - ce qui ne signifie pas incohérents ou même discontinus - ils
peuvent être profitablement lus par replis de texte à texte, ou de
niveau à niveau. Pareille lecture, même limitée à quelques pages, a
prouvé son agréable efficacité et montré comment les "ouvrages 3443"
"ouvrent 11 esprit3444" délicieusement. Ce chapitre nous a ainsi permis
de repérer clairement 1'existence, dans l'oeuvre et par l'oeuvre, d'un
dispositif divers de représentation de la logique d'Oronte dont nous
pouvons "inférer autre chose que la nécessité de luire et d'éclairer 3445
".
Cette nécessité, en effet, peut être interprétée. D'abord, à
travers elle, on peut reconnaître la réalité de cette logique dans
la problématique des relations de pouvoir qui traverse l'oeuvre et
3440.
ibid., vers 21-22.
3441.
3442.
Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 28.
Les Deux Amis, (VIII,11), vers 24.
3443.
Le Juge arbitre, 1 Hospitalier et le Solitaire, (Kl 1,29), vers 66.
3444.
Voir Le fleuve Scamandre, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 14.
3445.
L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (11,13), vers 33-34.
1
la constitue, largement, comme totalité
on
peut
reconnaître
diverse.
Ensuite,
son
importance comme élément du mouvement dialectique, non désespéré mais
réaliste, qui la lie, en de multiples replis, tout au long de 11 oeuvre,
à ce que nous appelons logique de la Fourmi. Enfin, et peut-être
surtout, on peut reconnaître, à travers la nécessité d 1 éclairer le
lecteur, le conseil d'interroger précisément cette logique, pour la
définir, dénoncer ses dangereuses imitations, fonder son domaine de
légitimité, en traquer les ambiguïtés peut-être inévitables, en se
demandant si un dominant, même aimable, n'est pas toujours "un démon
ou bien un magicien qui se fait tantôt dragon, tantôt loup, tantôt
empoisonneur et incendiaire, mais toujours monstre3446".
3446» Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 169»
-
863
-
-
136
-
Chapitre 3
Les ambiguïtés de la logique d1Oronte« 3*1
Les "projets" de La Fontaine.
Alors qu'il travaillait au premier recueil, outre "Damon3447",
trois "projets3448" ont pu amener La Fontaine à composer Psyché : louer
le roi, diversifier son oeuvre, interroger profondément les intentions
de qui prétend vouloir "le meilleur3449" pour son .dominé.
Entre 1665 et 1668, quelques années après la chute de Fouquet
et ses Initiatives pour le défendre, et au moment où il allait publier
des
fables
dont
plusieurs
pouvaient
passer
pour
d 1 obliques
commentaires de 1!affaire, rien ne dut lui paraître plus utile que
d 1 encenser un maître dont les "grands desseins3450" étonnaient 11 Europe
et semblaient partout réussir. Chacun le faisait. La carrière
littéraire en dépendait. La Fontaine eût été sot de ne pas tenter sa
chance. Sans doute admirait-il lui-même les premiers bâtiments et les
victoires. Louer un tel monarque ne devait pas lui sembler bassesse
morale, ni surtout, hypocrisie de "flatteur excessif 345111 dont la
sincérité paraîtrait invraisemblable. Au demeurant, Il pouvait louer
ce qui lui plaisait vraiment, en taisant presque les exploits guerriers
et en vantant les jardins de Versailles. C1 était là suggérer au Roi
de se consacrer au plaisir de ses sujets, en les rendant,
les
3447.
3448.
3449.
3450.
3451.
quatre
amis
"tout
entiers
Epilogue du premier recueil, vers 11.
Ibid., vers 7.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 154.
A Monseigneur le Dauphin, p. 4.
La Cour du Lion, (VI1,6), vers 21.
-
137
-
aux
beaux
comme
arts34^" « C'était aussi rappeler au lecteur attentif que le maître
de Vaux, dont les jardins sont cités dans Psyché, restait un modèle
de bon dominant et que le Roi n1 était jamais si excellent que lorsqu5
il 11 imitait * Louer Louis XIV pouvait donc sembler à La Fontaine
un projet bénéfique pour sa carrière, êthiquement acceptable s'il
n'encensait pas tout acte royal, et politiquement justifié s'il
suggérait respectueusement un programme.
Diversifier son oeuvre lui paraissait sans doute également un
projet
intéressant
et
nécessaire. Son
goût
personnel
pour
la
diversité, sa conviction que le monde est divers, le constat que la
diversité plaît, tout le poussait dans cette voie. Pas question, pour
lui, de s'enfermer dans les Fables ou dans les Contes. Comme Apollon,
La Fontaine veut "du nouveau3453". Il prétend "tenter tout3454". Il
s'essaye ainsi à "une fable contée en prose3455" ou, plutôt, il reprend
l'expérimentation, entreprise dans Le Songe de Vaux, du mélange de
quelques vers et de beaucoup de prose. Sans renier l'inspiration
erotique, il s'éloigne ensuite des Contes qui pourraient sembler aller
"contre la morale3456", et montre par là qu'il sait parier d'amour
autrement que par Athénée ou par Boccace. Il s'éloigne enfin des Fables
qui tentent par le plaisir d! "instruire les hommes3457", pour composer
une oeuvre où II manifeste que son "but principal est toujours de
plaire3458". Plus ici de leçon explicite. Plas de morale. Ou plutôt,
le plaisir, qui est la matière du livre, en est aussi la leçon comme
le donnent à voir, plus nettement encore que le roman de Psyché, la
conversation des quatre amis et 1 ' hymne de Poliphile. Ici, le plaisir
n ' est pas un piège qui mène par un détour, comme dans Le Pouvoir
des fables, vers quelque austère leçon. Le lecteur va du plaisir
plaisir.
Surtout,
il
le
goûte
en
au
acquérant
toujours la conscience de sa nature, de son rôle, et des moyens par
lesquels le livre le lui procure. On sait que La Fontaine, selon
3452.
3453.
3454.
3455.
3456.
3457.
3458.
Un animal dans la lune, (VI1,17), vers 72.
Clymène, Contes et nouvel les, III, vers 35.
Discours à Mme de La Sablière, O.D., p. 645.
Préface de Les Amours de de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 123.
Préface de la Première partie des Contes et nouvel les en vers, p. 557.
A Monseigneur le Dauphin, vers 6.
Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 123.
l'expression de Michel Jeanneret, " dans ce roman met à jour les
mécanismes de sa fabricationîf et qu5
représentation
13
il donne la chose littéraire en
3459
" . On doit donc avouer quf il agit tout autrement
qu'Amour qui exhibe de brillantes merveilles, multiplie les causes de
plaisir, mais s'enveloppe de ténèbres et suscite le trouble de Psyché,
puis son malheur, pour lui avoir refusé un plaisir pur dont la
conscience saurait la source .
Ces réflexions conduisent au troisième projet de La Fontaine
quand il compose Psyché : interroger l'exercice de la logique de
pouvoir qui vise au plaisir du domine.
Le première interrogation est de tactique : ceux qui disent
vouloir- le .bien de leurs dominés (et le font même en partie), ne
cherchent-Ils pas à dominer consciemment à leur profit ? En pratiquant
apparemment la logique d f Oronte, ne piègent-ils pas ? Ménénius et le
-
138
-
Sénat prétendent se soucier du peuple, mais ils sont surtout des "loups
devenus bergers5460", dont il faut peut-être s'accommoder, mais qu'on
ne doit pas croire. Si le maître donne parfois quelque bonne pâture,
l'Ane n'oublie pas qu'il est 1 ' "ennemi3461 ". Rien parfois de plus
dangereux qu'un prétendu "trop bon Roi3462". Dans "l'ample comédie" où
sont démasqués tant de personnages, La Fontaine appelle donc les
dominés - ou ceux qui peuvent l'être - à la lucidité et à la prudence.
Cette leçon ne lui suffit pourtant pas puisqu'elle ne concerne pas une
ambiguïté .réelle de la logique d 1 Oronte, mais son apparence. Il veut
aller plus loin, jusqu'à l'origine même de la volonté de pouvoir, ce
qui exige une oeuvre longue, analytique, et qui démasque plus
profondément que les fables du premier recueil.
Cette seconde interrogation mène à 15 obscur. Il s'agit de savoir
si un dominant qui
3459.
3460.
3461.
3462.
croit' dominer autrui pour son bien, aspire au bien
1
Préface de l édition de Les Amours de Psyché, Le livre de Poche classique, 1991, p. 33.
Voir Les Membres et l'Estomac puis Le Loup devenu Berger, (III, 2 et 3).
8
Le Vieillard et l Ane, (VI,8), vers 15.
Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 34.
-
867
-
de cet autrui ou, sans en être conscient, à la jouissance du pouvoir.
L1exercice de la logique d f Oronte ne s1 enracinerait-il pas souvent
dans une envie de dominer ? Le dominant ne favoriserait-il pas le
plaisir du dominé pour éprouver qu'il peut le favoriser ? Ne le
protégerait-il pas pour éprouver qu'il peut le protéger ? Songeons à
la répartie du Roseau au Chêne après que ce dernier 11 eut plaint de
son sort
:
Votre compassion, lui répondit l'Arbuste, Part
d'un bon naturel3463.
Subtile ironie. Le Chêne croit peut-être, parce qu'il le désire,
que sa "compassion part d'un bon naturel", mais, pour le Roseau, elle
part d'un désir de s'exhiber puissant et compatissant. Elle part d'un
amour-propre qui s'ignore et
va même si loin que le Chêne croit pouvoir,
auditeur,
"accuser
"bon naturel"
anti-Nature,
qui annonce Garo...
le
Roseau,
dont
il
qui
Il
son
qu'il
par
paradoxal
cette
lui
Il ménage,
pour
à
la
ne
se
en les
cas
leurre
à
où
un
se
désir
de
protéger. Significativement,
déjà
celle
sa
qu'il appliquera, peu après,
3463.
Le Chêne et le Roseau, (1,22), vers 18-19.
3464.
Ibid., vers 2.
3465.
Ibid., vers 26.
les illusions
lui Indique
comprendre,
dérobe
d'écraser
par
qu'il
Il choisit donc la
il
saurait
Il
manifeste, paradoxalement,
un désir
Cigale,
mais
il
pas.
mais, pour
dans
flattant,
autoproclamé,
le
ce Chêne
sincérité n'importe guère.
ne rien céder et ne pas provoquer.
la politesse,
se
clair que
contrairement
protecteur
également,
:
et sourire du Roseau devant
souffrir,
politesse ambiguë.
de
"
Peut-être l'arbre est-il sincère,
sait,
doit prévoir,
Nature
doit voir plus
pourrait
Faible,
la
en parlant pour son
3464
la
méthode
ainsi,
qui
volonté
est
contre le désir
négateur - cette fois manifeste
Enfants
que
la
refuse
3465
".
Il
plie,
et ne
"compassion part d'un
d'en
être
-
du
"plus
rompt pas.
bon
terrible
des
Il admet apparemment
naturel",
mais
il
l'objet.
Prudence. Le Roseau a repéré la Fourmi qui se cache dans le Chêne,
et
dont celui-ci ne sait peut-être rien.
L1 amour-propre ne se loverait-Il pas alors au coeur de la logique
d 1 Oronte ? Derrière la compassion et la volonté de protéger, n 1
apercevrait-on pas toujours celui qui est, selon La Rochefoucauld,
55
le plus grand de tous les flatteurs3466", et qui rend, comme le montre
L'Homme et son image, aveugle au monde et à sol ? Cela paraît
vraisemblable. Quand le plaisir est "l'aimant universel de tous les
animaux3467'1, peut-on expliquer plus aisément que des êtres s'imposent
la peine de dominer pour le plaisir d'autrui ? N'est-il pas probable
qu'ils en tirent plaisir d'amour-propre ? Mais si c'est le cas, il n'y
aurait pas de différence fondamentale entre logique de la Fourmi et
logique d!Oronte. L'une et l'autre viseraient au plaisir du dominant
par la négation du dominé. Dans un cas, ce serait conscient et
explicite. Dans l'autre, la négation prendrait, plus subtilement, et
aux yeux même du dominant, l'apparence d'une sauvegarde. Le dominant
serait berné par son propre désir de pouvoir enté sur 11 amour-propre,
ou plutôt, il aurait tout intérêt, pour jouir, à se laisser berner.
C'est ainsi que le Vieillard de Le Calendrier des vieillards croit
sincèrement faire le bien de sa femme quand il la nie. Ce qu'il se
représente comme volonté de favoriser les plaisirs de Bartholomëe est,
en fait, volonté non pensée de nier son droit au plaisir sexuel, en
même temps qu'angoisse devant son impuissance, sa vieillesse et la
mort. L 1 amour-propre, en pareille affaire, aveugle le dominant à sa
nature et à l'exercice de son pouvoir, qui renforce, à son tour,
indéfiniment 11 amour-propre qui 11 aveugle... Un tel dominant,
persuadé de sa bonté, est singulièrement dangereux pour qui, se voyant
à la fois nié et couvert de cadeaux, se trouve privé de la valeur de
sa parole et de raisons de se révolter
I
Si 11 amour-propre est à la racine de la logique d f Oronte, elle
peut conduire les domines au trouble, au malheur, et à des formes
subtilement redoutables d'oppression. Les domines devraient donc se
défier des dominants bien intentionnés et ces derniers devraient aussi
La Rochefoucauld, Réflexions morales, 2.
3467. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 257.
3466.
se défier d'eux-mêmes, puisqu'ils risquent d'agir contre leurs
intentions conscientes, en se prenant aux charmes d'un pouvoir qui
nie ceux qu'ils voudraient aider. Ambiguïté fondamentale de la logique
d'Oronte : le désir du pouvoir, enté sur 1 ' amour - propre, risque
de se montrer plus fort et plus aveuglant que la volonté, peut-être
secondaire, de "se donner des soins pour le plaisir d ' autrui3468".
Cet obscur désir risque de faire basculer dans 1'ombre les plus
lumineuses intentions. Il s'agit alors, pour La Fontaine, d'éclairer
cette obscurité, en lançant jusqu'au tréfonds des secrets du pouvoir
une dangereuse lumière. Point d'interdit ! Point de pitié ! On doit
descendre au fond pour une totale lucidité. On doit voir, dans le cadre
de la logique d'Oronte, comment 1'amour-propre anime, perturbe,
pervertit 1'exercice d'une domination et peut transformer soudain les
délices en tortures. On doit voir aussi s ' il s'inscrit nécessairement
à 1'origine de toute domination selon Oronte, s'il y demeure toujours
tapi, présent, terriblement menaçant. On doit voir encore s ' il peut
être combattu, contrôlé, voire anéanti, par le dominant lui-même, et
avec 1 ' aide des dominés. Cet audacieux proj et, avec les deux
précédents,
conduit La Fontaine à la composition de Psyché.
Contre 1'amour-propre, en effet, il n'existe apparemment pas
meilleur remède que l'amour d5 autrui. Pour La Fontaine, celui qui aime
est soucieux de ce qu'il aime et lui accorde un prix supérieur au sien.
Qui aime est prêt à mettre sa vie pour ce qu
1
il aime. Amour d1autrui
et amour-propre s5 opposent si fortement qu'il semble inconcevable que
1f ami ou l'amoureux puisse faire preuve d * amour-propre à 1 ' égard
de 1! être aimé.
On peut donc supposer qu
1
un dominant qui aime son
!
domine ne 1 accablera pas de son amour-propre. Or, qui sait mieux que
Cupidon ce que c
1
est que d3 aimer ? Et qui peut se trouver davantage
3468. Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, (XI,8), vers 23.
-
870
-
en position de pouvoir qu1 un Dieu, quand il est le mari d1 une jeune
mortelle ? Les amours de Psyché et de Cupidon sont donc, dès l'abord,
doublement remarquables pour interroger la logique d'Oronte. Puisque
Cupidon, qui aime, connaît l'amour et peut dominer Psyché à sa
"fantaisie3469, le pouvoir qu ' il exerce sur elle devrait tout entier
favoriser ses plaisirs. Vrai cas d'école I Si on observe qu'il -amène
des catastrophes, rien ne va plus : il faut reconnaître que, Cupidon,
même amoureux, demeure un tyran et un monstre, mais qu'il s'ignore
tel jusqu'à l'évidence du malheur. Histoire terrible : malgré l'amour
et malgré la connaissance de l'amour, le désir de dominer, dont la
racine est 11 amour-propre, aveuglerait ce Dieu. Le désir de pouvoir
serait capable d'avancer masqué jusque dans le plus tendre et le plus
expert des amoureux. Comment ne pas craindre alors que tous les
dominants selon Oronte ne soient pris et guidés par un désir de pouvoir
enté sur l'amour-propre ? Ne seraient-ils pas aveugles à ce qui les
motive ? Ne chercheraient-ils pas, sans s'en douter, à se masquer leur
désir pour en jouir sereinement ? Quand elle oblige Cupidon à examiner
pourquoi il met de la "contrainte3470" dans l'amour, la chandelle de
Psyché éclaire donc profondément les secrets du pouvoir.
Elle les éclaire d'autant mieux que Cupidon domine dans trois
ordres différents. Il est mari, monarque, et Dieu. Il domine dans
l'ordre privé, dans l'ordre public, et dans l'ordre métaphysique quand
même Jupiter, Vénus, et, surtout, le destin l'empêchent d'avoir
effectivement le "pouvoir souverain3471 " sans bornes qu'annonce
3469.
"Quelque chose manquait pourtant à la satisfaction de Psyché. Vous voyez bien que j'entends
parler de la fantaisie de son mari, c'est-à-dire de cette opiniâtreté à demeurer invisible". Les Amours de Psyché et de Cupidon,
O.D., p. 152.
3470.
Adonis, O.P., p. 8.
3471.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 138.
3472.
Le Lion,
le Singe et les Deux Anes, .(XI ,5), vers 1.
-
871
-
l'oracle. Montrer que 11 amour-propre le guide là même où il voudrait
spécialement "bien gouverner347^",
force il le guide partout
540
c ' est souligner avec quelle
1
. C est alors indiquer que dans 15 ordre
politique et dans l'ordre métaphysique, d'autres dominants qui
multiplieraient comme Cupidon les merveilles pour leurs dominés
pourraient bien être, comme lui, guidés par 11 amour-propre, qui est
le "père" et l'auteur "de tous les défauts que l'on remarque aux
animaux3474" et qui persiste sûrement, chez le Lion de la fable, malgré
sa volonté d s "apprendre la morale" pour "bien gouverner". La Fontaine
sait qu'il ne peut dire cela directement. Il tient les puissances
politiques terrestres, et les représentants des puissances célestes,
pour terribles. Quand même leurs intentions apparaissent excellentes,
il sait se montrer prudent, en parlant obliquement comme le Singe.
Ecrire que Louis XIV et, peut-être, Dieu construisent Versailles et
le monde pour d'obscures raisons d'amour-propre, c'est s'exposer
sottement. Il est plus sûr de donner "quelque chose à penser" au
lecteur,, en lui parlant de Cupidon, et en montrant comment ce dieu
qui est roi et qui est mari, malgré sa bonne volonté et son amour,
s'aveugle sur ses raisons d'empêcher Psyché de le voir.
Le lecteur, cependant, n'entreprendrait pas pareil mouvement de
pensée si La Fontaine se contentait d'imiter le récit d'Apulée. Il
le modifie donc en bouleversant tout le débat de pouvoir entre Psyché
et Cupidon et, surtout, il l'encadre, de manière complexe, avec la
conversation des quatre amis et l'évocation des jardins de Versailles,
qui renvoient eux-mêmes, par la symbolique solaire et le spectacle
de la nature, à la Création. Les ténèbres qui enveloppent le corps
de Cupidon désignent celles qui cachent le roi, l'éclatant soleil,
et le Deus absconditus. Guidée, mais sans être contrainte, la pensée
du lecteur peut passer librement, par des allées que n'éclaire pas
trop le "roi des astres3475",
du
même
politique
ci u
du
privé
au
politique,
au métaphysique, du métaphysique au privé, et
litcéraire, grâce au personnage de Poliphile qui représente,
3473. Vénus fait d'ailleurs appel à lui lorsqu'elle veut l'effrayer sur les conséquences que pourraient avoir pour lui le triomphe
terrestre de Psyché. Il risquerait de perdre du pouvoir. Il est donc impératif qu'il la rende au plus vite "malheureuse".
3474. Le
on, le Singe et les Deux Anes, (XI,5), vers 10-11.
3475. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D. p. 154 et p. 259.
en abyme,
La Fontaine et son pouvoir d5 auteur.
On aperçoit maintenant comment le "projet 11 d' interroger la
logique d5Oronte, qui a conduit notre fabuliste vers les amours de
Psyché et de Cupidon, lui fit réunir en un même texte les jardins de
Versailles, les dernières beautés du soir et la lecture-conversation
d8 un livre. Cette réunion dut lui paraître d'autant plus nécessaire
qu'elle répondait aussi, à ses deux autres "projets".
D'abord, en décrivant Versailles, il pouvait louer le Roi, tout
en employant des fragments de Le Songe de Vaux, ce qui assurait la
continuité éthique de sa pensée et suggérait un programme. Ensuite,
en encadrant son principal récit par Versailles et les quatre amis,
il diversifiait sa production,, retrouvait les expérimentations de
Le Songe de Vaux, refusait de s'enfermer dans un genre, et pouvait
espérer plaire par le sujet, par la structure, et par le ton. Il
écrivait une oeuvre longue, bigarrée, et qui ne se donnait plus à lire,
comme les Fables ou les Contes, par repli de texte à texte, mais, par
repli à l'intérieur d'un même texte, tout en abymes, échos, et
changements de niveau. Surtout, il pouvait proposer un ouvrage où,
encore plus qu'ailleurs, tout était subtil passage, ruisseau ou même
"goulette3476",
transition
souple,
ambiguïtés
à
peine
visibles,
cheminements discrets, où "les feuillages", cependant, "laissent
entrer assez de lumière3477" pour qu'on y lise aisément et puisse, au
bruit des fontaines, démêler les questions que propose un auteur qui
veille, sans aveugler et par le plaisir, à ce que ses lecteurs "le
veuillent bien pour leur guide3478" .
L'interdit qu'impose Cupidon à Psyché, dans la relation d'amour
et de pouvoir qui les unit, nous semble donc le foyer
rayonnent
jusqu'au
soleil
tous
les
fils
d'où
qui composent
l'oeuvre. C'est en partant de sa méditation sur la tyrannie paradoxale
3476.
Ibid., p. 188.
3477.
ibid., p, 188.
Ibid., p. 259,
3478.
de l'amoureux Cupidon qu!on aperçoit le mieux la profonde nécessité
de
la
description-promenade
des
jardins
de
Versailles,
de
la
considération finale du couchant, de la lecture-conversation et,
surtout, de l f étonnante mise en scène d'une certaine idée du pouvoir
de l'écrivain, Ces éléments sont impliqués par la volonté de mener
à terme 1'interrogation sur la troublante présence de 1 1 amour-propre
dans l'exercice, par Cupidon, de ce que nous appelons logique
d 1 Oronte. Il convient donc, pour saisir les intentions de La Fontaine,
d'analyser ce qui se joue dans son récit des amours de Psyché et de
Cupidon.
3,2
L§opiniâtreté de Cupidon«
Le "prodige" et vrai point de départ, c'est "l'opiniâtreté" de
Cupidon "à demeurer invisible3479" pour Psyché. Grand mystère !
-Poliphile présente ce qu'il dit avoir trouvé dans un manuscrit :
habile façon d'attirer l'attention, de rappeler qu'Apulée n'explique
rien, de refuser les interprétations allégoriques communes, et de
préparer ses audaces ! Comme souvent chez l'auteur des Fables, la
fidélité proclamée à un texte masque et suggère une invention.
Stefan Schoettke décrit les deux déplacements remarquables que
La Fontaine opère ici et tait dans sa Préface
concerne l'interdit.
Chez Apulée,
;
"Le premier
cet
épisode apparaît relativement tard dans l'histoire et il s'y trouve
fortement associé à l'intervention des deux soeurs. C'est à l'occasion
de leur première visite - les époux se rencontrent depuis longtemps
déjà toutes les nuits - , que le mystérieux mari interdit à Psyché de
3479. Ibid., p. 152.
chercher à le voir, si ses soeurs 1 ' y Incitent (V, 6 , 6). Cette
association de l'interdit
l'envie,
et
des
soeurs,
qui
personnifient
ouvre la voie à une lecture allégorique. Dans le texte de
La Fontaine, par contre, 1sinterdit est formulé dès la première nuit
de noces. De ce fait, il joue un rôle central dans la relation amoureuse
des deux époux, comme le montreront d f ailleurs les différents
dialogues auxquels ils donneront lieu par la suite. Le deuxième
exemple de déplacement regarde 15 enfant auquel Psyché donnera
naissance. Chez La Fontaine, les deux soeurs, pour effrayer Psyché
et la convaincre de tuer son époux, évoquent l'éventualité qu'elle
pourrait donner le jour à des monstres, mais il ne sera véritablement
question d'enfant qu'à la fin du récit. Dans le texte latin, en
revanche, le mari annonce à Psyché qu'elle est enceinte juste avant
la visite des soeurs (¥,11,6), et il fait dépendre la nature de
l'enfant, mortelle ou divine, de la force de Psyché à garder son
secret3480".
Nous ne saurions mieux dire, mais nous ne partageons qu'en parrie
la
lecture.
Pour
Stefan
Schoettke,
La
Fontaine
empêche
"l'interprétation allégorique" en réécrivant Psyché dans le sens
d'une "Interprétation erotique". Or, l'on ne peut ici, selon nous,
dissocier êrotisme et relation de pouvoir. Quand il réécrit Psyché,
La Fontaine nous paraît vouloir montrer comment, malgré son amour,
l'amour qu'on lui porte et sa connaissance de l'amour, un dominant
peut s'aveugler à son désir de pouvoir qui perturbe et manque détruire
la relation amoureuse. Les deux déplacements signalés par Stefan
Schoettke, selon nous, s'expliquent ainsi.
En choisissant de rendre l'interdit d'emblée manifeste et
douloureux pour Psyché, La Fontaine montre immédiatement que volonté
d'aimer et désir de pouvoir coexistent chez Cupidon, Chez lui, c'est
cet "incendiaire3481 " , plus que les deux soeurs, qui pousse Psyché
à allumer la chandelle et à le brûler...
Psyché ne peut en effet
goûter sans trouble les plaisirs dont l'environne son mari. Elle se
désole, se plaint et, même si ses peines ont "leurs plaisirs3482, elles
348 0 . S te fan S cho e t t ke , App e nd i ce d e l 'é d it io n d e t es Amo urs d e P s y ché e t de C up i do n , Le l i vre d e
p o che ,
1.991,
p . 2 6 5.
3481.,
Le s Amo urs d e P s y ché e t d e C upi do n , O .D . p ,
138 .
ne cessent de croître et de la ramener à 11 idée qu
1
il est peut-être
un monstre. Quand il refuse qu'elle révèle sa fortune et quand il lui
cache qui veut la voir, il augmente encore le trouble. Voilà pour la
belle "deux curiosités à la fois3483",
la seconde excitant la
première!
Chez Apulée, la seconde déclenche la première. Les soeurs, en
venant voir Psyché, lui font sentir que son mari est étrange de se
cacher. Comme la belle n'en souffrait pas, elle ne s'interrogeait pas,
mais les jalouses suscitent son trouble. Chez La Fontaine, au
contraire, c'est parce que Cupidon refuse d'être vu que Psyché curieuse - veut voir ses soeurs, s 1 étonne du nouvel interdit que lui
3482. Ibid., p. 156.
3483. Ibid., p. 159
3484. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 161.
impose son mari, le juge arbitraire, et y aperçoit un signe que son
premier refus était
11
fantaisie" ou volonté de cacher sa monstruosité
: "Les rois se plaisent à étaler leurs richesses, et à se montrer
quelquefois avec l'éclat et la gloire dont ils jouissent. Il n'est
pas jusqu'à Jupiter qui n'en fasse autant. Quant à el^e, cela lui était
interdit, bien qu ' elle en eût plus de besoin qu ' aucun autre : car,
après les paroles de 1'oracle, quelle croyance pouvait-on avoir de
1'état de sa fortune ? point d'autre, sinon qu'elle vivait enfermée
dans quelque repaire, où elle se nourrissait de la proie que lui
apportait son mari, devenue compagne des ours : pourvu qu'encore ce
même mari eût attendu jusque-là à la dévorer3484" . . . Et que croira-1
- elle, elle-même ? Si son mari maintient ce nouvel interdit, comment
ne pas juger que le premier traduit la volonté de cacher une
monstruosité ? Comment ne pas croire qu'elle vit chez une horrible
créature ? Par son existence, le premier interdit contraint donc
Cupidon à lever le second, s'il ne veut pas convaincre sa femme qu 5
il est un monstre. Bien sûr, il pourrait renoncer au premier et
conserver le second,
en apparaissant à Psyché avant de 1 ' empêcher
de voir ses soeurs... Il s f y refuse pourtant
:
le premier interdit
compte trop»
Chez Apulée, Cupidon avait un argument pour se tenir caché :
"Nous allons bientôt augmenter notre famille, et ce ventre qui est
encore celui d'une enfant porte aujourd'hui pour nous un autre enfant
qui, si tu sais garder le silence sur notre secret, sera un dieu, et
si tu le révèles, sera mortel3485 " . Rien à dire à cela. Psyché, qui
se réjouit fort de la nouvelle, ne songe pas à contester une nécessité,
dont elle ne souffre pas et qui paraît s'imposer à Cupidon même. Mais
La Fontaine, comme le souligne Stefan Schoettke, a ôté au dieu
l'avantage de cette acceptable justification alors même qu'il créait
une Psyché insatisfaite qui interroge âprement son mari. Trois fois,
elle le presse. "Que voulez -vous que j'aime3486?" demande-1-elle une
première fois, qui d'ailleurs se répète. "Apprenez-moi du moins les
raisons qui vous rendent si opiniâtre3487" insiste-1-elle d'après ce
qui apparaît dans un "manuscrit". Et ceci encore : "Que vous êtes
étrange avec votre curiosité ! lui dit son épouse. Est-ce vous
désobliger que de souhaiter de vous voir, puisque vous dites vous-même
que vous êtes si agréable ? Hé bien ! quand j'aurai tâché de me
satisfaire, qu'en sera-t - il3488 ? A ces questions Cupidon répond par
la douceur3489, puis, alors même qu'il prétendait ne pouvoir les dire,
par des raisons3490,
et enfin par des menaces3491 . Progression
caractéristique. Après l'échec de la douceur, très commode, Cupidon
essaie d'argumenter, mais devant un nouvel échec, il passe à des
menaces, suggérant apparemment le faible poids des
raisons
n'ont
peutêtre,
pas
1
convaincu
Psyché,
et
qui,
qui
le
s
3485» Apulée, L âne d or ou les métamorphoses, traduction de Pierre Grimai, Gallimard, collection folio, 1975.
p. 123..
3486.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 150.
3487.
Ibid., p. 153.
3488.
Ibid., p. 158.
3489.
"Son mari lui serra la main, et lui dit avec beaucoup de douceur : "c
3490.
3491.
1
est une chose qui ne se peut, pour des
raisons que je ne saurai s même vous dire" Ibid., p. 151.
Je ne vous les dirai pas toutes, reprït l'époux ; mais, afin de vous contenter en quelque façon, examinez
la chose en vous-même; vous serez contrainte de m !avouer qu'il est à propos pour l'un et pour 11 autre
de demeurer en 1'état où nous nous trouvons". Ibid. , p. 153.
"11 paraît bien que vous ne me connaissez pas, reparti t 18 époux, de ms al léguer le scandale et la
honte : ce sont choses dont je ne me mets guère en pei ne. Quant à vos plaintes, qui vous écoutera ?
et que di rez-vous ? Je voudrai s bien que quelqu* un des dieux fût si témérai re que de vous accorder
sa protection" ! Ibid., p. 158.
convainquent lui-même si peu qu
!
il ns en parlera plus aux derniers
moments de 1!aventure. Plus subtilement que les douceurs et les
menaces, elles lui fournissent un artifice pour dissimuler, par une
apparente rationalisation, ce qui,
irrationnellement,
le motive.
Cupidon part d?un principe : "tenez vous pour certaine que du moment
que vous n'aurez plus rien à souhaiter, vous vous ennuierez3492". L1
idée peut paraître vraisemblable. La Fontaine n'écrit-il pas, en autre
lieu, que "le désir" est "enfant de la contrainte 3493 ? Attention
cependant : La Fontaine ne justifie pas ici tout ce qui contraint la
nature et exacerbe le désir que l'on prétendait détruire. Surtout,
il ne dit pas qu'il faut se contraindre pour aimer. L'amour, selon
lui, ne se vit vraiment, entre amants, que si de la contrainte on a
"banni les lois3494". L'amitié se vit de même point d'interdit posé
entre les "vrais amis3495", sans ennui, du Monomotapa I L'absence
d'interdit ne suscite pas toujours l'ennui. La preuve : un seul des
deux Pigeons en est atteint et le remède, pour ces amoureux, n'est
pas de créer entre eux relation de pouvoir et interdits, mais
d'inventer, ensemble et l'un pour l'autre, "un monde toujours beau,
toujours divers, toujours nouveau3496". En amour, il ne s'agit pas de
restreindre et de rendre obscur, mais d'ajouter et d'illuminer pour
qu'il y ait, effectivement, toujours quelque chose "à souhaiter".
Ainsi le principe qui fonde les "raisons" de Cupidon, s'il paraît
vraisemblable,
n'est point vrai.
Ce Dieu, au demeurant, ne se l'applique pas. A le croire,
puisqu'il n'a rien à souhaiter de Psyché, il devrait en effet s'ennuyer
et donc subir quelque interdit de la jeune mortelle. Il y aurait alors
égalité et réciprocité, mais il n'avoue pas qu'il puisse s'ennuyer.
Son cas est tout différent
seulement,
!
Le
principe
concerne
Psyché
cette femme, cette mortelle... Lui-même, se place au
dessus de cela. Mais est-ce vrai ? Ne cache-1- il pas sa crainte de
3492.
3493.
3494.
3495.
3496.
ibid., p. 233.
Mazet de Lamporechio, Contes et nouvelles, II, vers 24.
Adonis, O.P., p. 8.
Les Deux Amis, (VIII,11), vers 1.
Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 67-68.
s'ennuyer ? Ne pose-t - i l pas un interdit pour se distraire ? D
ailleurs, il 1!avoue presque : "les dieux s
5
5
ennuient bien; ils sont
contraints de se faire de temps en temps des sujets de désir et
d'inquiétude, tant il est vrai que l'entière satisfaction et le dégoût
se tiennent la main3497" . A l'entendre ici, c'est pour son plaisir seul
que Cupidon se dérobe au regard de Psyché. Mais que valent alors ses
raisons ? Agit-il autrement que pour son bon plaisir ? "Pour ce qui
me concerne, je prends un plaisir extrême à vous voir en peine 3498".
Précieuse révélation : l'amour semble pour lui jouissance de la
souffrance de l'autre. N'est-ce pas logique de la Fourmi qui- nie que
la Cigale puisse valoir et qui se plaît à la voir danser ?
Les "raisons" de Cupidon se fondent sur sa croyance en 11
infériorité de Psyché. Elle s1 ennuierait immanquablement sans son
interdit ! Elle serait inapte à créer, avec lui, un monde "toujours
3497. Ibid., p. 253.
3498. Ibid., p.253.
lui dît-elle". Adoni s, O.D., p. 7.
3499.
"Amour rend ses sujets tous égaux,
3500.
Le Loup et le Renard. (XI,6), vers 46.
beau"... Lui seul saurait inventer des merveilles diverses ! Entre
eux, comme il ne peut y avoir égalité, toute relation doit être
dissymétrique. Pour lui, le droit d 5 imposer des tourments et d'en
jouir ! Pour elle, la possibilité de le rêver ! Psyché doit être son
objet quand il reste pur sujet, jamais objet pour elle : il la voit,
elle ne le voit pas. Point de réciprocité ! Point d'égalité ! Si Amour,
à en croire Adonis, "rend ses sujets tous égaux3499", on lit dans Psyché
que, quand il aime, il refuse cette égalité. Il en a peur. Une peur
qu'il ne se formule pas. Il désire donc, mais sans le savoir,
maintenir, voire renforcer la différence et son pouvoir, mais il
désire aussi se le cacher parce qu'il ne veut pas se reconnaître tyran
de ce qu1 il aime. Il désire. Il a peur. Il "croit fort aisément 3500"
tout ce qu'il dit,
mais toutes ses raisons,
qui ne sont qu 1 une et
dont Psyché se paye sans les croire , ne visent qu 1 à maintenir en
sous-main une position de dominant qui satisfait son amour-propre.
La Fontaine, ici, n f explicite rien. Il donne à lire. Il tient
l'esprit
en
suspens.
En
soulevant,
par
son
peu
convaincant
"manuscrit", le problème des raisons de Cupiaon, il guide et laisse,
comme souvent, "quelque chose à faire à notre habileté3502". Il préserve
ainsi le charme de son récit qui ne tend jamais vers quelque leçon
formulée, comme dans les Fables, mais veut offrir le plaisir de
"l'incertitude
de
Psyché
seule3503"
et
renonce
aux
ultimes
éclaircissements qui abîmeraient tout.
La Fontaine nous laisse en fait dans une incertitude relative.
11 ne nous désoriente pas. De même que la lune guide sans éblouissèment
déplaisant, il éclaire suffisamment l'obscurité de Cupidon pour qu'un
lecteur soit à même d'y voir quelque chose. C'est le rôle des
déplacements par rapport à Apulée, du manuscrit, et de l'exposé maladroit, et constamment appuyé sur l'argument d'autorité - des
raisons de Cupidon. C'est aussi le rôle de la suite du roman qui amène
à revenir, avec de nouveau faits, sur la cause profonde de ce refus
d'être vu.
Cupidon, en effet, dès qu'il volt que Psyché l'a vu et a même
voulu le tuer, applique et dépasse ce qu'il avait annoncé. Il la chasse
de son palais. 11 la répudie. "Il voulait la faire souffrir; tant s'en
faut qu'il exigeât d'elle une mort si prompte 3504". "Je veux que tu
souffres, mais je ne veux pas que tu meures 3505". 11 la laisse aller
d'angoisse en angoisse, et il la regarde : "Cupidon goûtait dans les
airs ce cruel plaisir3506". Il va même jusqu'à l'apostropher avec une
atroce ironie : "Il te tardait que tu fusses détruite
contente
;
o u, si e l l e ne s'en p ay a, e l l e fi t s e mb l ant d e s
1
en
" P s y ché se p ay a de ces rai s o ns ,
350 2 .
Voir la P ré face de la D e uxi è me p art i e des C o nte s et no uve l l e s en vers, p. 60 5.
350 3.
P ré face d e Le s Amo urs d e P s y ché et d e C up id o n, O .D ., p . 12 5.
350 4.
I b i d .,
350 5.
I b i d ., p. 19 3.
350 6 .
I b i d ., p . 19 2 .
19 0 .
te voilà
tu sais comme je suis
350 1.
p.
:
p a y e r" . Les Amo urs de P s y ché et de C upi d o n, O .D . , p. 154 .
fait, tu m 1 as vu : mais de quoi cela peut-il te servir350 "? Pour finir
il la donne comme esclave à sa mère qui désire la détruire. Vénus ne
se fait pas prier. Dès qu!elle s1 empare de la belle, elle la fait
fouetter pour lui montrer qu1elle peut, à tout instant, souiller sa
beauté. Elle 1'accable ensuite d'épreuves qu'elle espère fatales, et
en fait, grâce à sa curiosité, une "belle More". Niant son esclave et
prétendant jouir de sa destruction, elle applique sans ambiguïté la
logique de la Fourmi. C'est ce qu'espérait Cupidon en la rendant
maîtresse de sa femme.
Après le "crime" de Psyché, ce qui perturbait l'amour surgit et
se déchaîne. On voit alors que, dans l'amoureux bon dominant, demeurait
tapi le tyran qui "ne peut rien souffrir de sûr autour de soi 3508". Loin
d'interroger sa responsabilité dans les actes de Psyché, Cupidon,
adhérant aux intentions de Vénus et comme aspiré par son désir de
dominer, châtie, écrase, fait souffrir. Il se veut tout entier cruauté.
Cela ne dure pas : sa violence suscite en lui un retournement.
Son désir masqué de pouvoir ne perturbe plus sa volonté proclamée
d'aimer, mais son désir d'aimer perturbe sa volonté de se venger. La
vue des douleurs qu'il inflige le bouleverse. Alors que Psyché est nue,
perdue, angoissée, prête à mourir aux plus abrupts rochers, il se sait,
se voit tyran et peut éprouver son erreur. Psyché, en effet,
s'abandonne à son pouvoir, voudrait devenir son esclave, accepte même
de devenir l'esclave de sa mère. Malgré 11étrangeté de sa "fantaisie",
et malgré ses duretés, elle ne se lasse pas de lui après 1 ' avoir vu.'
11 devient évident qu'elle l'aime3509, qu'elle ne s'est pas révoltée
contre lui, mais que ses ordres absurdes lui ont causé des craintes
telles qu'elle a cru n'importe quoi. Ses soeurs ont alors pu profiter
d'un état quf il a créé,
mais elle les lui sacrifie, prouvant ainsi
qu- elle l'aime plus qu'il ne 1raime alors qu'i1 croyait le contraire,
par amour-propre. Elle lui offre tout. Elle ne lui cèle rien. Elle subit
3507.
Ibid., p. 192.
3508.
Adonis, O.P., p. 10.
3509.
Ce n'était pas clair aux yeux de Cupidon. Psyché ne lui avait-elle pas dit : "je ne saurais donc vous aimer" ? (p.151). Et lui-même
s'interroge (p.161) : "Vous m'aimez trop ? Vous, Psyché, vous m'aimez trop ? et comment voulez-vous que je le croie ? Sachez
que les vrais amants ne se soucient que de leur amour".
-
881
-
patiemment les supplices que lui inflige Vénus. En toute conscience,
elle se présente à ses coups. Elle accepte, par amour, d1être dominée
puisqu1elle croit que c1 est là le désir de son mari. Elle se fait
humble, soumise, pauvre chercheuse de 13 herbe qui lui permettrait de
guérir, et toujours elle fait preuve d f attention pour lui. "Un songe,
un rien, tout lui fait peur quand il s 1 agit de ce qu ' elle aime3510".
Lorsqu ' elle envisage le suicide, elle craint de souiller les lieux
où il goûte des plaisirs. Quand il la fait transporter par le Zëphyre
auprès d'un fleuve, elle croit qu'il désire sa noyade et elle s'apprête
à obéir à ce raffinement de cruauté. Un peu plus tard, elle se jette
aux pieds des Nymphes qui veulent l'aider : "Cet abaissement excessif
leur causa beaucoup de confusion et de pitié. L'Amour même en fut touché
plus que de pas une chose qui fût arrivée à notre héroïne depuis sa
disgrâce3511". Humble et toute abandonnée, elle donne à Amour une leçon
-
148
-
d'amour. Lui qui croyait savoir ce que c'est que d'aimer découvre qu'il
mélange amour et tyrannie, et ignore combien les heureux amants, sans
souci d1 amour-propre, s'accordent réciproquement une valeur Infinie.
Son aveuglant désir de pouvoir, libre soudain de s1 exercer, est
désarmé par le spectacle de ses effets et de la soumission de Psyché.
Désormais, il la voit. Elle n'est plus pour lui un simple obj et aimable
qu'il domine. Elle est un sujet qui l'aime, qui souffre pour lui, qui
ne le condamne pas malgré son incertitude entre amour et désir de
pouvoir. Il sent qu'elle lui accorde, malgré ses défauts, une valeur
infinie, quand il 13 aimait pour son apparence, en rej étant sa
curiosité,
La
c'est-à-dire son désir même et sa voix.
position
paradoxale.
de
Cupidon
Il châtie.
se
Il blesse„
fait
alors
Il se réjouit des cruautés
3510. Voi r Les Deux Amis, (VIII, 11), vers 30-31.
3511.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 192.
qu'il inflige,
ou
fait
infliger,
reconnaît que
partir
mais
le
mal
temps,
intervient
épreuves
que
une
laquelle
situation.
que
Psyché
impose
partie
à
confia
où
pourtant
ont
qu'il
indirectement
souffre
du
rien n'est facile.
Vénus,
est
quelque
passer
les
le
Cupidon déjoue
Cupidon
ou plutôt,
l'aime,
mère
pouvoir
anxieuse
? Faire
ses
cruautés
qu'est 1'amour,
qu'il
de
de
son
à
il n'hésite plus.
parce que
ce
pouvoir
sa
femme... Etrange
Que veut
révélé
châtiment
et
exerce. Cependant,
Il est pris dans une logique, personnifiée
touj ours
au
peut
Dès lors,
détruire Psyché ? La sauver ? Il hésite,
lui
fait
après
à
sa
Grande perturbation.
Il veut la sauver parce qu'il
se
et,
Vénus.
trois,
"toucher3'12,
laisse
pour 1'aider
lui
il
se
bon principe3513",
"d'un
devient
il
perdre
désir
par
son pouvoir.
-
Il
maintenant démasqué -
de pouvoir ! Aussi, même s'il perçoit ses fautes, ne peut-il
immédiatement rien changer. Vénus tient sa proie. Elle veut la
détruire.
Elle s'indigne contre son fils.
nécessités du pouvoir
côtés
:
rien ne
"Vous êtes accablé d 5 affaires de tous
:
i'empire d'Amour va en décadence ;
se conclut
propositions
:
inutiles
et vous
que vous mille
empire3515" .
fois,
Pour
consumez
de mariage
créer un frère concurrent
arc.
:
et
finir,
3514
".
"Oui,
lui
elle
comme
3512..
3513.
3514.
3515.
s'il
Ibid., p. 188.
Ibid., p.192.
Ibid., p. 237.
Ibid., p. 237.
mais
il
ns osait
le
languit
le temps
le
!
fait
entre les
désarme
;
en des
le menace de lui
j ' en ferai un,
châtiment de Psyché aille à son terme.
elle,
tout
Elle
remettrai
Pas question d'accommodement
contre
Elle lui rappelle les
plus
joli
mains votre
en lui prenant son
Cythérée veut que le
Cupidon doit
d ' abord
affronter,
en
donc
lutter
en sous-main,
terrain
découvert,
à
sa
mère
son amour-propre,
qui
est aussi
il
doit
à
1
1
a
créé,
son originel
qui
désir
son fondamental amour - propre,
suscite en lui,
:
qui
1
1
à 1 égard d autrui,
se nier pour aimer,
de
en
appelle
pouvoir,
qui
le
crée
et
et
son désir de dominer. Dur combat
quand sa mère
-
c'est-à-dire
tout ce dont il vient3516 - veut le contraindre à être le Dieu puissant
quf elle juge qu!il doit être!
C5 est alors la course. Venus invente épreuve sur épreuve. Cupidon
intervient, aide Psyché, la tire d 1 affaire, mais Vénus ne s 1 apaise
pas, et expédie même la belle aux Enfers pour qu'elle lui cherche une
boîte de fard. Nouvelle aide de Cupidon. Psyché obtient la boîte, mais,
toujours curieuse, alors qu'elle remonte au jour, elle l'ouvre... La
Fontaine ici se sépare absolument d'Apulée.
Chez ce dernier, l'ouverture de la boîte plonge Psyché en un
"sommeil stygien" qui la fait ressembler à un "cadavre endormi 3517".
Bon prince charmant, Cupidon la réveille en la piquant d'une de ses
flèches, puis va plaider sa cause devant Jupiter. Rien n'évoque là une
conversion du regard du dieu, une acceptation de ce qu'est Psyché, un
renoncement à dominer ce qu'il aime.
La Fontaine raconte une toute autre histoire. Chez lui, quand
Psyché, par curiosité, ouvre la boîte, il en sort une "vapeur
fuligineuse, une fumée noire et pénétrante3518" qui en fait une "belle
More". "Elle n'avait ni le nez ni la bouche comme celles que nous voyons
; mais enfin c'était une More3519". Psyché est devenue autre. La Tour
qui garde l'entrée des Enfers ne le reconnaît pas et elle-même ne croit
pas se voir dans le ruisseau où elle se penche. Quand, enfin, elle est
convaincue de son état, elle juge avoir perdu toute sa beauté et devoir
fuir dans "un antre effroyable" pour "soupirer et répandre des larmes".
Elle se sent certaine que Cupidon ne pourra plus l'aimer."Si elle eût
pu s'envelopper de ténèbres, elle l'aurait fait 3520". Cette obscurité
n'empêche pourtant pas Cupidon de la remarquer. Alors qu'il la cherche
partout avec "le dessein de se jeter à ses pieds, de lui demander
qufil
pardon, de lui protester
jamais
en
de
ne
3
telles bizarreries " , il l
s
retomberait
f
aperçoit près
5
d une caverne, se penche vers elle, 1 écoute, et la reconnaît : "Quoi
! c'est vous dit-il, quoi ! ma chère Psyché, c'est vous !
!
le père de Cupidon, n
3516.
Le rapport à la mère est ici capital. Mars,
3517.
Apulée, L'âne d'or, Gallimard, collection Folio, 1975, p. 149.
51
Aussitôt
est pas évoqué dans cette affai re.
Ibid., p. 247.
3519. Ibid., p. 248.
3520. Ibid., p. 249.
3518.
il se jeta aux pieds de la belle.
11 1
J ai failli, continua-1-il en les
embrassant : mon caprice est cause qu'une personne innocente, qu'une
personne qui était née pour ne connaître que les plaisirs, a souffert
des peines que les coupables ne souffrent point 3522". Psyché a beau
craindre que sa nouvelle couleur ne l'empêche de l'aimer longtemps,
il lui promet le contraire : "Il lui jura par le Styx qu'il l'aimerait
éternellement, blanche ou noire, belle ou non belle ; car ce n'était
-
150
-
pas seulement son corps qui le rendait amoureux, c'était son esprit
et son âme par-dessus tout3523".
A la différence d'Apulée, La Fontaine construit une situation
ostensiblement inverse de celle de la première partie 3524 : alors que
Cupidon, dissimulé par des ténèbres, était découvert par Psyché, c'est
maintenant la jeune mortelle, transformée en More et cachée dans un
antre, qui est vue par Cupidon. L'obscurité qui voilait ce dernier
paraît s'être répandue sur le visage de Psyché, qu 3 elle altère. Le
Dieu a désormais sa propre faute sous les yeux : 1'obscurité qu'il a
imposée est visible dans la chair de ce qu' il aime. Ce funeste effet
de la dernière épreuve de la jeune mortelle devient pour lui une épreuve
d'amour. Comment aimer Psyché maintenant qu'elle est noire ? Cupidon
n'hésite pas. Il reconnaît la belle malgré son visage de More, et il
lui montre qu'il 1'aime. Il ne goûte plus son apparence seule, mais
aussi son âme, tout ce qu'elle est, sans la réduire, et il la reçoit
avec sa noirceur qui est un effet de sa curiosité. Il aime Psyché noire
ou blanche. Il 1'aime avec sa curiosité même.
3521
.
3522
.
3523
.
ib
P
i
Ib d.,
'
Ib d P
-f
249
251
252
3524. L'épouse de Cupidon explici te même, i roniquement, le rapprochement. "Psyché lui di t en riant : "Vous
m5 avez refusé, la sat isf action de vous voi r lorsque je vous l'ai demandée ; je vous pourrais rendre
la parei i le è bien mei 1 leur droit, et avec bien plus de raison que vous naen aviez". Ibid., p. 252.
Cette
scène,
lecteur
entièrement
de
interdit
revenir
de Cupidon.
"caprice3526",
prétendait,
mais
il
sur
Par
permet
"raisons 3525 "
les
effet
loin d1 être
apparaît
entière de
lafontainienne,
de
Il 15 aimait
rationnel
comme
méconnaissait son esprit,
comme
une
il
apparence
belle,
se défiait de ses désirs, et la
dépit même de ce qu' il
son pouvoir trouvait sa
le désir de souligner, à son profit, une différence,
une
égalité,
mieux affirmer
ce
Il
de
son
nier
propre
que dissimulaient
avoue ses
ses
partiellement
ego.
bonnes
"raisons" un prix supérieur à la "voix
la reconnaître comme égale. Aussi,
blancheur
ardemment
qu'ils
de la
rendre
supplémentaire n f amène,
les
déesses.
"portion
3528
Soucis
5
En
"raison"
de refuser
pour
Cupidon
sait
Intentions
de
dominant.
Il n' accorde plus à ses
" de Psyché.
Il peut donc
après lui avoir fait rendre la
ensemble,
immortelle
parce
!
Psyché
3527
souhaitaient
résiste
moindre
Désormais,
Il s 1 accuse.
fautes.
le
1 altérité
Pur effet d1 amour-propre
dans
son
!
jugeait à partir d'un principe.
croyait,
11
de
contraste,
mieux comme un refus masqué de
Psyché.
au
qu' il
pour
" d offrandes
comme
lui.
craint
Jupiter
qu'une
chaque
et
du
de gestion d'un dominant
s1 occupe
il
divinité
dieu,
trouble
!
lui
une
chez
Cupidon n'en
3525. Ibid., p. 153.
3526. Ibid., p. 251.
3527. Ibid., p. 250. Il nous paraît important qu'il la reconnaisse par sa voix, qui est à la fois du corps
et de 1'esprit.
3528. Ibid./ p. 256.
3529. Ibid., p. 256.
3530. Ibid., p. 257.
"Votre félicité dépend-elle du culte des hommes3529"
a cure.
demande-t-il.
Quant à la nouvelle divinité,
dans 1'Olympe, une plaisante diversité.
ne sera pas
un
Ces
et
donc
de
1'égale
reconnaître
abolir,
entre
elle lui paraît amener,
"Vous verrez que sa beauté
ornement
paroles portent
convaincre
à
petit
pour
:
est
se
laisse
Psyché.
La voilà
parvenu,
1'entière altérité
eux,
à
de
sa
en peu
femme
toute différence de statut.
possible une relation égale,
j ouissive,
d'inventer,
cour 3530" .
votre
Jupiter
accorde 1'immortalité
Cupidon, qui
?
à
de
et
temps,
à
faire
Il a ainsi rendu
qui
deux,
permet
"quand
d ' une égaie ardeur l'un pour 15 autre on soupire3531 " , "un monde touj
ours beau ,
Dès
touj ours nouveau 3532 " .
touj ours divers,
qu1apparaît
cette
relation,
La
Fontaine
parle
de
"conversation" : "cette conversation de larmes devint à la fois
conversation de baisers3533". Pour, lui, la conversation est cette
relation dont les partenaires se tournent également 1 3 un vers l'autre
pour créer ensemble, par le mouvement de leurs propos croisés, ce
"miel" qu'aucun d'entre eux n'aurait composé seul. En ce "parterre3534
parfait où chacun est distinct mais d'où s'évapore la mortifère
distinction de dominants à dominés, le pouvoir, qui introduit des
dissymétries et risque toujours de se nourrir d 1 amour-propre, est
presque anéanti. Les hiérarchies, ailleurs valables, sont mises entre,
parenthèses, ce qui n'Implique pas un chaos stérile puisque des règles
peuvent être voulues par tous les partenaires à seule fin de favoriser
leur plaisir qui vient "à la fols" de l'échange, de la "bagatelle3535
" , de la volonté de penser, de créer un savoir, d'ajouter la diversité
à la diversité, voire d'un subtil mélange de "larmes" et de "baisers".
La conversation de Psyché et de Cupidon renvoie, dans le roman,
à celle des quatre amis. La Fontaine, pour le suggérer, a interrompu
le récit de Poliphile pour introduire un paragraphe où le lecteur
apprend qu'Acante "fit un soupir3536" et que Gêlaste donna un avis qui
prolonge la conversation de la fin de la première partie. C'est
seulement après cette incise que le texte appelle "conversation" la
relation qui s'établit entre les amants. Le lecteur sait alors que ce
qui concerne les amis peut s'appliquer - mutatis mutandis - aux
nouvelles amours de Psyché et de Cupidon. Or, la conversation dans les
jardins de Versailles est une commune recherche de plaisir, où chacun
respecte le goût des autres,
écoute leurs paroles et leurs voix
singulières, et ne prétend jamais les dominer à son profit : Poliphile,
qui lit son roman et risque d? user du "pouvoir des fables3537", prend
3531.
Adonis, O.D., p. 8.
Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 67-68.
3533. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 252.
3534. Discours à Mme de La Sablière,(IX) vers 21.
3535. Ibid., vers 16 et 18.
3536. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 251.
3532.
-
soin d 1
887
attendre quf on lui demande de lire, s1 interrompt quand il
-
152
-
craint d 1 imposer une chose qui déplairait, a le souci, malgré son
Indépendance d 1 esprit3538, des avis d 1 autrui, et n f oublie jamais d 1
aller chercher les "besoins" de ses amis "au fond de leur coeur 3539.
Quant à Ariste et à Gélaste, si 1 'un et l'autre défendent leurs avis
et s'y tiennent, ils ne réduisent pas la pensée de leur contradicteur,
mais l'affrontent, avec des exigences, et sans espérer forcer sa
conscience par quelque argument d'autorité. A quatre, ces personnages,
qui se distinguent et s'enrichissent, créent ainsi un moment heureux,
fécond, nourri.de multiples nuances * Le roman de Poliphile y est pour
chacun une "occasion de plaisir3540",, parce qu'il suscite un monde,
des
pensées
et
des
émotions
nouvelles,
et
participe,
sans
l'Interrompre ou le troubler, d'un mouvement commun, et pourtant
divers, qui les attire vers la Volupté, "doux gage de l'amour3541 " de
Psyché et de Cupidon.
La conversation de ces derniers s 1 annonce infinie, puisqu'ils
sont immortels, et plus riche et plus délicieuse que celle des amis,
puisqu'elle suppose l'union des corps, des voix, des larmes, des
regards, tout ce qu'évoquent les vers d'Adonis
:
Jours devenus moments, moments filés de soie, Agréables soupirs,
pleurs enfants de la joie, Voeux, serments et regards,
transports, ravissements, Mélange dont se fait le bonheur des
amants3542. . .
Poliphile peut bien s'exclamer : "Amants heureux, il n'y a que vous
3537.
3538.
le Pouvoir des fables, (VIII, 4). Poliphile est tout autre que Démade qui piège.
Ibid., voir p. 127.
3539.
Voir Les Deux Amis, (VIII,11), vers 27.
3540.
3541.
Voir Le Songe de Vaux, O.P., p. 96.
3542.
3543.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 257.
Adonis, O.D., p. 8.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 251.
qui connaissiez le plaisir3543"
I
Pour connaître indéfiniment ce plaisir, les amants doivent
comprendre, comme Cupidon, qu'ils sont menacés par le moindre désir
de pouvoir, enté sur 15 amour-propre. Bien des aspects de la rëêcriture
du récit d'Apulée prennent sens de ce point de vue* Les derniers
épisodes, tels que La Fontaine les propose, ont ici fonction cardinale,
puisqu'en permettant une relecture du "caprice 3544" de Cupidon et en
montrant la nature du dépassement qu'il opère enfin, ils suggèrent
qu'une relation d'amour ne peut être heureuse que si les amants se sont
défaits, entre eux, de tout désir de pouvoir. Pour La Fontaine, on ne
sait aimer qu'en renonçant à désirer dominer ce que l'on aime, puisque
le désir de pouvoir aveugle, et détruit, quand il se mêle à 1'amour,
l'échange fécond des plaisirs»
Les Amours de Psyché et de Cupidon vont ici plus loin qu'Adonis,
qui lui est joint en 1669, et montre que les exigences d'une position
de dominant, même extérieure à la relation amoureuse, menacent parfois
celle-ci : entre aimer et dominer le monde, il faut choisir. Adonis
meurt parce que Vénus le quitte:
Du bruit de ses amours Paphos est alarmée.
On dit qu'au fond d'un bois la déesse charmée,
Inutile aux mortels, et sans soin de leurs voeux,
Renonce au culte vain de ces temps fameux.
Pour dissiper ce bruit, la reine de Cythère
Veut quitter pour un temps ce séjour solitaire 3545 .
Fatale erreur ! La mort frappe Adonis pendant que la déesse
consolide son empire, mais tout son pouvoir 3546 est inutile quand les
"noires divinités3547" ont emporté "le fils de Cyniras3548" . Il ne lui
reste qu ' à pleurer et à laisser le monde s'envelopper d'une "profonde
nuit3549". A vouloir garder un empire,
aime
3550
on perd parfois ce que l'on
.
3544. Ibid., p. 251.
3545
- Adonis, O.P.,
p. 9.
3546.
Vante-toi maintenant du pouvoir de tes charmes...
Bien loin que mon pouvoir l'empêchât de fini r,
8
Je demande un moment et ne puis l obteni r. Ibid., p. 18.
3547.
Ibid., p. 18.
Ibid., p. 6.
3549. Ibid., p. 19.
3550. C!est aussi chez Racine la leçon de Bérénice.
3548.
Dans Adonis, il y a funeste interférence entre consciente
volonté de domination politique et relation d f amour. Dans Psyché, le
désir de pouvoir, inconscient chez qui domine et qui aime, surgit entre
les amoureux. Le trouble produit n !est pas immédiat, mais il est
pernicieux. Cupidon ne laisse pas mourir Psyché pour gérer son empire,
mais il suscite en elle des peurs qui la rendent crédule et la mènent
au fouet de Vénus. Du poème au roman, profondément liés par la
référence à Fouquet et la double méditation sur 15 amour et le pouvoir,
la pensée s'est approfondie. D'une contradiction externe, La Fontaine
est passé à une contradiction interne. Après l'évocation lyrique de
l'amour,
11
propose
l'analyse
de ses conditions.
Alors
qu'il
critiquait ouvertement la tyrannie et les pertes que le pouvoir fait
subir aux maîtres mêmes, il explore les fondements et les effets
pervers d'un désir inconscient chez qui voudrait favoriser son dominé.
Tandis qu'il invitait les amants à s'écarter des contraintes, il
montre qu'entre eux monstrueusement le désir de pouvoir est un piège.
On n'en finit pourtant jamais avec le pouvoir. Dès que Cupidon
a reconnu sa "belle More", il la veut blanche. "Psyché se laissa
conduire, bien qu'elle eût beaucoup de répugnance à se montrer, et
peu d'espérance de réussir. La soumission aux volontés de son époux
lui fermait les yeux : elle se serait résolue pour lui complaire, à
des choses plus difficiles3551 " . Nouvelle relation de pouvoir et
danger potentiel pour Psyché : on sait les risques de tout aveuglement
dans l'oeuvre de La Fontaine... En ces lignes, notre auteur suggère
pourtant moins les dangers toujours renouvelés du pouvoir entre
époux3552 , qu'il n'indique ce qu'en serait un usage possible entre
amants. Cet usage serait limité à un objectif. Il ne s 1 agirait pas
de rendre la personne autre, noire ou blanche, comme le fait la
Cour3553,
mais de la rendre à ce qu'elle est ou à ce qu'elle désire
profondément redevenir, comme Charles II qui rend les anglais "tout
3551.
Les Amours de Psyché et de Cupidon. O.D. p. 254,
3552.
3553.
On sait que dans La Courtisane amoureuse, en revanche, le "drôle" se prépare à profiter de la si tuation.
Les Animaux malades de la Peste, (Vî1,1), vers 64.
-
890
-
entiers aux beaux-arts3554. Cupidon veut ainsi prier Jupiter de
"rendre" à Psyché son "vrai teint3555, ce que Psyché désire bien qu'elle
ait "beaucoup de répugnance à se montrer, et peu d'espérance de
réussir3556". Mais Cupidon lui garantit qu'elle sera son épouse quoique
il advienne. Sa volonté n'est donc point fantaisie, mais projet limité
qui vise à leur plaisir commun» Psyché se laisse donc faire. Elle ferme
les yeux en confiance et, finalement, avec raison. Une bonne
domination serait donc, pour La Fontaine, une domination limitée dans
le temps comme dans ses projets, fondée sur une reconnaissance de
l'autre, et telle que le dominant rendrait le dominé à ce qu'il espère
en lui "épargnant la pudeur de lui découvrir 3557" ce qui l'inquiète.
Rapidement, pareille domination s'effacerait pour devenir plaisirs
partagés et Volupté3558 . A son origine, il n'y aurait jamais obscure
envie de maintenir, par amour-propre, un état privilégié. Elle serait
tout entière amour de l'autre et service.
A la fin de son roman, La Fontaine suggère l'utopie d'une
relation de pouvoir délivrée des ambiguïtés que crée continûment
1'amour-propre. En témoigne la conversion de Vénus : chez Apulée,
cette déesse garde sa haine pour Psyché, mais, chez La Fontaine, elle
reconnaît ses qualités, en fait son égale, son amie, et passe même
une nuit avec elle3559. Le changement de la mère, qui représentait le
désir cruel de dominer, souligne et confirme le conscient renoncement
du fils à toute entreprise de pouvoir sur sa femme. La conversion,
qui permet la conversation, est complète. La soumission de Psyché aux
volontés de son mari apparaît,
désormais,
sans danger.
Mauvais lecteur cependant qui croirait abolies les ambiguïtés
3554.
3555.
Un animal dans la lune, (VII, 17), vers 72.
Les Amours de Psyché et de Cupidon^
O.D.,
p.
253.
En
ce
paragraphe,
on
repère
quatre occurrences du
verbe rendre.
3556.
3557.
Ibid., p. 254.
Voir Les Deux Amis, (VIII, 11), vers 28-29.
3558.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, 0.0., p. 257.
3559.
Ibid., p. 255-256.
de la logique d s Oronte I II s5 agit ici d'une utopie qui concilie
méfiance pour la domination, même bienveillante, et conscience de sa
fréquente nécessité. La Fontaine sait que le pouvoir de Cupidon risque
de troubler le bonheur des amants, mais il sait aussi qu 5 il sera
troublé, si Cupidon ne rend pas son "vrai teint" à Psyché en lui
imposant d'accepter qu1 il sollicite Jupiter. Entre danger et
nécessité, Il montre comment Cupidon crée, au moins pour un temps,
un parfait équilibre. Cependant, cette image d'une réconciliation
entre amour et pouvoir n'ôte rien à la lucidité du roman : la fin
n'annule pas ce qui précède3560. La leçon demeure et se confirme à la
dernière page : si "le roi des astres3561 " , un moment, permet de jouir
de "cent couleurs3562", il peut toujours aveugler pu disparaître à sa
fantaisie, et la lune, qui aide sans éclat à progresser dans la nuit,
est, peut-être, un meilleur guide3563. La conversion de Cupidon - dieu
amoureux et qui vient d'expérimenter les méfaits de son obscur désir
n'implique pas qu'il en soit définitivement défait et, surtout, que
d'autres dominants favorables à leurs dominés ne soient, comme il le
fut, menés par i'amour-propre. Cupidon a beau détruire apparemment
les ambiguïtés de la logique d'Oronte, le lecteur doit lire, relire
et, toujours, se demander comment, parmi l'éclatante beauté des
jardins d'Amour qui aime et sait ce que c'est que d'aimer, de "malignes
influences3564" ont pu faire déambuler devant Psyché une inquiétante
obscurité.
La logique d 1 Oronte est suspecte. Si Amour fut aveuglé par son
désir de pouvoir, les autres dominants sont-ils plus lucides
Pourquoi
seraient-ils
"tyran3565"
moins
?
qui
3560. C'est un principe essentiel de composition chez La Fontaine, dans les fables, dans les Contes ou dans Psyché. Tout un système de
3
rappel, chez lui, le manifeste. L oublier, c'est risquer de chercher dans son oeuvre une dialectique de dépassement qui n'existe
1
3561.
3562.
3563.
3564.
3565.
pas, ou prétendre, comme une certaine critique traditionnelle, qu il se contredit toujours.
Ib d., p. 259.
Ibi d., p. 259.
Ibi d., p.259.
Ibi d., p. 259.
Epi logue du premier
"déchire", "trouble15, "détruit3566", et "ne peut rien souffrir de sûr
autour de soi3567" ? Le roman de La Fontaine est ainsi double leçon
de méfiance, cette "mère de sûreté3568". Premièrement, il montre qu'un
dominant, qui pense pratiquer la logique d' Oronte, doit se méfier
d3 un amour-propre qui i1 aveugle aux troubles qu9 il crée comme aux
pertes qu'il encourt : qu'Oronte surveille la Fourmi qu'il porte en
lui ! Deuxièmement, par delà les pièges conscients d'une apparente
bienveillance, un dominé doit se méfier des bonnes intentions de qui
peut être inconscient de ses désirs. En "se payant 3569" apparemment
des "raisons" du dominant, il doit toujours s'occuper de son possible
désir de pouvoir : c'est lui le réel. Psyché le sent quand elle se
trouve "seule sur le rocher, demi-morte, pâle, tremblante3570". Son
mari, au dessus d'elle, lui tient de cruels propos. Sous les apparences
d 1 Oronte, auxquelles lui-même croyait,
la Fourmi obscurément
dirigeait.
Ce constat n'aurait qu'un Intérêt limité si l'aventure de
Psyché, telle qu'elle apparaît dans Les Amours de Psyché et de Cupidon,
n'avait des résonances dans le roman entier. Les interrogations
qu'elle suscite y gagnent infiniment en généralité et en subtilité.
A partir d'une relation privée, par la forme de l'oeuvre, elles
conduisent
à
des
réflexions
politiques,
métaphysiques,
et
littéraires, qui impliquent, avec une cohérence complexe, le statut
d'auteur, le rapport à Dieu,
et la politique de Louis XIV.
A propos du roi, le roman construit ostensiblement un double
parallèle avec Amour et avec le Soleil. La Fontaine tire ces flatteuses
assimilations du répertoire ordinaire des louanges au jeune monarque.
Ici, il n' a nul dessein d'innover. Cependant, le parallèle avec Amour
est particulièrement appuyé par la mise en abyme. Impossible de ne
pas
3566.
3567.
3568.
3569.
3570.
voir
que,
dans
la
première .partie,
les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 138.
Adonis, O.P., p. 10.
Le Chat et un vieux Rat, (III, 18), vers 53.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 154.
Ibid., O.D. p. 188..
les
jardins
de
Versailles renvoient à ceux ci1 Amour qui renvoient à ceux de
Versailles « . . Habile flatteur, notre auteur évite d1écrire que les
jardins royaux pourraient être inférieurs à ceux du dieu. Quand II
s 1 agit de les définir par référence au monde terrestre, il assemble
"Vaux, Liancourt et leurs Naïades", et y joint
cascades
3571
1
" . Il n est pas "un fat
?!
Ruel avecques ses
3572
" : ces lieux ne sont pas royaux
et Louis XIV fut dépité par le faste3573 de deux d f entre eux... En
suggérant qu'on devrait les assembler pour avoir une insuffisante
image du palais d'Amour, et en évitant de dire qu'il faudrait plusieurs
Versailles, notre flatteur suggère que les jardins royaux sont aussi
beaux que ceux du dieu, et que Louis XIV le vaut bien. C'est habile.
Doublement habile : le lecteur cherche alors Psyché. Qui est la
Psyché du maître de Versailles ? Quelle "créature3574" fit-il chuter
quand elle protestait de sa fidélité ? Rien n'interdit de penser à
Fouquet. Rien n'y oblige non plus. Au lecteur de penser ! A lui de
considérer le rappel de Vaux, les reprises du Songe, l'évocation
initiale de l'Orangerie... Il y a matière. Au demeurant, le propos
politique nous paraît ici plus vaste. Louis XIV, en 1669, n'est plus
seulement celui qui fait chuter Oronte. Il commence aussi à être le
roi de la guerre.
Si j'étais plus savant en l'art de bien écrire, Je
peindrais ce monarque étendant son empire ; Il lancerait
la foudre ; on verrait à ses pieds Des peuples abattus,
d'autres humiliés. Je laisse ces sujets aux maîtres du
Parnasse ; Et pendant que Louis, peint en dieu de la
Thrace, Fera bruire en leurs vers tout le sacré vallon,
Je le célébrerai sous le nom d'Apollon3575 .
Habile manoeuvre
!
Louis XIV est dominant double
avide d'étendre
son
Ecrire
:
cela,
c'est
là foudroyant,
empire,
ici
que
destructeur,
songeur,
pacifique... Hors les jardins de Versailles,
dire
amoureux,
c'est personnage
3571. ibid., p. 149.
3572.
Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (XI,5), vers 73.
3573. Voi r les notes de l'édition de la Pléiade, p. 830.
3574. Ode au Roi, O.P., p. 530.
3575. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 131-132.
dangereux.
Cupidon
11 est
également
palais. L'oracle le définit ainsi
dès
qu'on
quitte
:
Monstre cruel qui déchire les coeurs, Qui trouble maint
Etat, détruit mainte famille... Le Styx n'a pu borner son
pouvoir souverain. C'est un empoisonneur, c'est un
incendiaire,
Un tyran qui de fers charge jeunes et vieux3576...
"Cet oracle est très clair pour nous
; mais il pouvait
ses
ne l'être pas pour Psyché : elle vivait dans un siècle si innocent,
que les gens d'alors pouvaient ne pas connaître l'amour sous toutes
les formes qu5 on lui donne3577".
Clarté ?
La Fontaine s'amuse. L'oracle possède au moins deux clefs, l'une
antique et romanesque, l'autre moderne et politique. Dans tout le
roman, Louis XIV et Cupidon, qui sont à penser ensemble, sont également
dominants
doubles,
ici
indubitablement
tyrans
et
là
princes
bienveillants. Une question aussitôt : Comment est-ce possible ?
Comment peuvent-ils pratiquer, ici et là, deux logiques de pouvoir
contraires ? Trois hypothèses se présentent.
La première, c'est qu'ils sont absolument doubles et qu'il n'est
aucun
lien
entre
leurs
deux
comportements.
Cependant,
outre
l'invraisemblance, la malheureuse aventure de Psyché manifeste assez
que le tyran peut surgir parmi les douceurs...
La
seconde
hypothèse,
c'est
le
double
jeu.
Favorisant
apparemment certains de leurs dominés, Cupidon et Louis XIV viseraient
consciemment, comme touj ours, à les nier. Versailles continuerait
la guerre par d 1 autres moyens. Cupidon avec Psyché resterait un
incendiaire...
Cette
hypothèse,
vraisemblable. Le "trop bon roi
contrairement
à
l'autre,
est
3578
" peut être roi plein d'artifice.
La Fontaine connaît les masques.
Il sait que Versailles sert la
3576. Ibid., p. 138.
3577. Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 125,
3578. Les Animaux malades de la Peste, (VII,1), vers 34.
politique
royale.
Il
n'ignore
pas
qu5 un
dominant
peut
sembler
à
favoriser
ses
domines
pour
les
nier
son
profit.
pas
Le
Vieil
de
la
Montagne
ne
comble-t-il
ses
hommes de délices pour les expédier à la mort
et
mieux
les
Contes proposent
ainsi maints
parfaitement hypocrites. Dans Psyché,
? Les Fables
exemples
de dominants
le charme du temple de
Vénus et les sourires n'empêchent pas la déesse de fouetter
la jeune mortelle,
mais,
pour La Fontaine,
XIV et Vénus eût été dangereux,
virilité
royale,
et
rapprocher Louis
sottement offensant pour la
Inexact
puisque
19 hypothèse
du
double
jeu suppose que le dominant voie d'un même oeil ceux qu'il
tyrannise
et
ceux
qu'il
favorise
apparemment.
Or,
Cupidon
aime Psyché mais reste indifférent voire hostile aux autres
coeurs qu'il déchire.
Louis XIV humilie les étrangers, mais
pourquoi considérerait-il ses sujets comme des ennemis ? Le
parallèle avec Cupidon laisse penser plutôt qu'il pense les
aimer
leur
et
construire
ses
palais
pour
leur
gloire
et
plaisir. Aussi,
sans être exclue,
l'hypothèse du double jeu
n'est pas suffisante.
Le
roman
suggère
malheureuse
une
histoire
troisième
de
hypothèse.
Psyché,
A
telle
lire
que
la
la
rapporte
Poliphile,
d'abord
il
est
que
Cupidon
souhaite
le
bonheur de sa femme.
se
clair
croit
pas
En l'installant dans ses palais,
tyran masqué,
mais
les
il ne
merveilles
qu'il
lui
offre dissimulent à ses yeux même la nature de son désir. . .
Dès
lors,
le
parallèle
entre
le
Roi
et
Cupidon
conduit
à
lire
Versailles
comme
un
espace
ambigu,
où
Louis
dominés,
mais
désir
de
XIV
voudrait
effectivement
favoriser
ses
où
s'exprimerait,
malgré
lui,
un
pouvoir
potentiellement
redoutable.
Le
roi,
sans
mener
ici
double
jeu,
pourrait
bien
être,
de
pouvoir.
comme
Cupidon,
profondément
tenu
par
son
désir
Dès
lors,
l'histoire
de
Psyché
sonne
comme
un
avertissement,
et
d'autant
plus
pressant
qu'elle paraît désigner,
le
souvenir
s'inquiéter.
de
comme plusieurs points de l'oeuvre,
Fouquet.
On
est
amené
à
N'y
aurait-il pas au principe même de cette impressionnante mise
en
oeuvre
de
la
logique
d'Oronte
quelque
dangereuse
- 896 obscurité ? Le Roi, si comparable à Cupidon, ne serait- i l pas
manipulé lui-même par quelque désir de pouvoir capable de transformer
soudain ces merveilles en d.1 âpres rochers ? On aperçoit que le roman
de La Fontaine n' est pas exactement une attaque contre le Roi, mais
qu'il témoigne, par delà les louanges, d1 une inquiétude* Sinistrement
éclairée par les actes de Cupidon, la bienveillance discrète de Louis
XIV à 11 égard des quatre amis évoque un idéal dont l'accomplissement
semble ambigu. Poliphile, Acante, Gélaste et Ariste se tiennent
d'ailleurs à l'écart de toute activité de cour, ne cherchent pas à
voir le roi, même de loin, si bien qu'il reste toujours invisible,
sans nom, obscur et pourtant lumineux créateur d'un monde merveilleux.
Ils semblent sentir que s'il les protège en leur ouvrant un bel endroit
où "on ne les viendrait point interrompre", son regard peut être
dangereux et les anéantir s'ils contredisent son amour-propre. Ils
se font discrets. Ils conversent et lisent dans la grotte de Théthys
ou sous les ombrages. Ce n'est pas eux qui iraient se mettre en pleine
vue ou tenter un crime comme le fait Psyché. On dirait qu'ils ne
cherchent pas à savoir le mystère caché sous la magnificence du lieu
ambigu dont ils jouissent. Ou peut-être le savent-ils. Mais ils n'en
parlent pas. Mieux vaut louer le roi, jouir des ombrages, lire ou
entendre un beau roman, et partir sans trop s ' attarder 3579. . .
Après qu'Acante a goûté les beautés du couchant, les amis
s'éloignent dans la nuit et veulent bien la lune "pour leur guide".
"Etrange pirouette, au moment de prendre congé du roi des astres 3580
!11 s'exclame justement Michel Jeanneret. La lune, pâle, féminine,
pacifique, est tout l'inverse de l'astre louisquatorzien. On dirait
que La Fontaine, alors que les quatre amis quittent Versailles, a voulu
souligner qu'ils prennent simultanément leurs distances avec le roi
et avec le soleil, ce dominant qui rend possible les merveilles
L1oeuvre de La Fontaine interroge l3ambiguïté de la politique culturelle des dominants : le Roi veut-il vraiment
susciter un mouvement divers, créateur, heureux, ou cherche-t-il à acquéri r du prestige, qui tte à
8
oublier, quand c est nécessai re, tout ce décorum ? Sur cette question, voi r, en particulier, Le Milan
et le Rossignol.
3580. Michel Jeanneret, Préface de l'édition de Les Amours de Psyché et de Cupidon, Le livre de Poche classique,
1991, p. 11.
3579.
terrestres, mais éblouit, assèche, contraint à fuir sous les ombrages,
et ne peut être délicieusement admiré qu? au soir, quand il disparaît
dans un "nuage bigarré3581 ". Cette prise de distance n'est pas révolte,
condamnation, ou refus. Les quatre amis ont sincèrement loué le roi
dans les jardins de Versailles et il ne s'agit pas pour eux,
absurdement, de bannir le soleil. Seulement, le "roi des astres" ne
peut pas ne pas éblouir quand il illumine. Il ne peut pas ne pas Imposer
son incendiaire présence. Eblouissant, il "étale aux regardants sa
pompe et sa richesse3582". Comment se sentir en sûreté près de celui
que Francis Ponge nommait "le seul cas d'orgueil justifié3583" ? Malgré
l'admiration qu'il suscite et les plaisirs qu'il peut procurer, mieux
vaut peut-être prendre pour guide la lune, potentiellement beaucoup
moins' "terrible sire3584".
Ces interrogations sur le soleil, méthodiquement amenées par le
parallèle avec Louis XIV, suggèrent que le roman questionne aussi le
transcendant. Amour n'est-il pas dieu ? Les jardins de Versailles avec
la Ménagerie, l'Orangerie, la multitude et la diversité de leurs
lieux, ne sont-ils pas, pour La Fontaine, comme pour Louis XIV, une
image de la création ? Dès lors, les questions qui remontent de
l'obscurité de Cupidon jusqu'au Roi et au Soleil nous paraissent
poursuivre leur course jusqu'à Dieu, ce dominant suprême, créateur
des maux comme des merveilles, et ténébreux dans ses intentions.
Question majeure : pourquoi ces ténèbres ?
Confirmant l'intérêt de La Fontaine, la Paraphrase du Psaume
XVII propose une réponse :
Et ce nuage épais qui couvre ta grandeur
Veut rendre supportable à nos faibles prunelles
De ton trône enflammé l'éclatante splendeur3585 .
358 1.
Le s Amo urs d e P sy ché e t d e C up id o n ,
358 2 .
I b i d ., p . 18 5.
O.P.,
p . 2 59 .
Ponge, Le Solei1 t o up i e à fouetter, in Pièces, Poésie,
Ponge cite Phébus et Borée.
3584. Le Lion, le Singe et les Peux Anes, (XI,5), vers 74.
3585. Paraphrase du Psaume XVII, O.P., p. 592.
358 3.
Fran ci s
Gal l i ma rd ,
1988, p. 139. Notons que dans ce texte
Voilà la doctrine, telle qu' un dominé la formule quand il loue.
1
C est rassurant. Dieu protégerait les hommes en leur cachant sa nature
et ses desseins. On peut ajouter que s'il permettait de lire au livre
du Destin "l'espoir avec la jouissance3586'1 disparaîtraient. Il nous
rendrait "dans les biens de plaisir incapables3587" . Cupidon argumente
de même avec Psyché : "Le meilleur pour vous est l'incertitude 3588".
Les aventures complètes de la jeune mortelle montrent pourtant que
c'est aussi - surtout ? - le meilleur pour lui, qui "prend plaisir à
la voir en peine3589". Mais que montrent-t - elles alors de Dieu ?
La Fontaine paraît n'être ni un athée qui se déguise ni un
chrétien. A le lire, le "Fabricateur souverain3590" existe et domine
toutes les créatures. Il a ainsi suscité une diversité féconde,
jouissive, qui permet des vies heureuses. Mais on ne saurait oublier
ces troublantes ténèbres et la Discorde, qui "a touj ours régné "dans
11 univers359111.
Capitale, la huitième fable du livre XII présente un "Maître"
qui a compris l'intérêt, pour gérer son pouvoir, de maintenir la guerre
entre les animaux du logis. N'en va-t - il pas de même pour Dieu ? Ne
tirerait-il pas profit de la "guerre éternelle3592" ? La Fontaine
n'explore pas la question que son texte aventure. Il s'en tient à un
"Dieu fit bien ce qu'il fit" et à l'aveu de ses limites : "je n'en sais
pas plus3593". Cela n'empêche pas la question d'être ravageuse pour
l'idée d'un Dieu qui serait amour. Point de référence êvangélique ici
! Dieu paraît singulièrement dépourvu de ce "bon coeur" essentiel au
livre XII. Si rien n'Indique que La Fontaine ait personnellement retenu
l'hypothèse d'un Dieu machiavélique, cette fable indique qu'il y songe
et qu'il ne cesse jamais d'interroger les raisons
nature",
du Ciel
qui veut
du
"maître de
"punir les crimes de la terre
la
3594
, de
Jupiter qui laisse finalement les Grenouilles sous le bec de la Grue 3595
... Dieu, pour lui, est question. Comment ne le serait-il pas puisqu'il
5586.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 129.
5587.
5588.
3589.
5590.
5591.
5592.
5595.
L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (ï î,13), vers 26.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D. p. 154.
Ibid., p. 155.
La Besace, (1,7), vers 51.
La Querelle des Chiens et des Chats et celle des Chats et des Souris, (XI1,8), vers 1.
Ibid., vers 9.
Ibid., vers 42.
domine, qu'il le domine, qu'il est un "Dieu jaloux 3596", qu'il se
dissimule, qu'il laisse dans l'ignorance, et que son Eglise prétend
qu'il condamne à l'éternité des peines3597.
Psyché nous paraît construire, avec prudence, et par le jeu de
ses miroirs croisés, cette position interrogatlve de La Fontaine à
l'égard de Dieu. Position bien peu chrétienne : sans accuser Dieu
d'intentions malveillantes pour ses créatures, le roman semble
suggérer qu'il pourrait être tenu par un amour-propre alimentant, dans
son obscurité, un désir de pouvoir. Dieu, comme Cupidon, serait aveugle
aux raisons qui le font multiplier les merveilles et dominer. Ne voyons
pas là pas une doctrine, mais une interrogation .une inquiétude, et
le murmure d'une hypothèse qui ne s'entend qu'à longue écoute du roman.
La Fontaine n'est pas théologien, métaphysicien, et il est prudent.
Si son oeuvre interroge parfois plus loin que la philosophie, elle est
d'abord interrogation, et, par et pour le plaisir, volonté de "laisser
quelque chose à penser". Surtout, notre auteur, qui n'est pas Bossuet,
ne prétend pas connaître l'histoire entière de la création et des
rapports de Dieu aux créatures. Il sait seulement le cours complet des
Amours de Psyché et de Cupidon, qui ne sont que fiction, peu de chose,
mensonge, mais qui peut-être montrent la vérité.... S'il ignore
3594.
Les Animaux malades de la Peste, (¥11,1), vers 3.
3595.
Voi r Les Grenouilles qui demandent un Roi, (111,4).
- 161
Paraphrase du Psaume XVII, O.D., p. 594.
"11 y a un article sur lequel je ne me suis pas rendu, c'est celui de 18éternité des peines ; je ne comprends pas, d i t-il,
comment cette éternité peut s* accorder avec la bonté de Dieu". Léon Petit qui cite longuement le Père Pou jet ne commente
malheureusement pas ce point. Voir Léon Petit, La Fontaine à la rencontre de Dieu, A.G. Nizet, 1970, p. 157.
3596.
3597.
comment réagirait Dieu face à qui voudrait éclairer sa nature, il sait
comment Cupidon, indigné du regard de Psyché, brusquement, se fit
tyran. Alors question : face à un désir extrême de le connaître, qui
lui serait crime, Dieu ne
peut-on
craindre
se
révélerait-il
pas
tyran
?
Ne
qu'il
manifeste alors la nature ultime, et qu'il méconnaîtrait lui-même,
de
son pouvoir ?
Sans permettre de conclure, le comportement de Cupidon éclaire
sinistrement les possibles mobiles de Dieu. Il inquiète. Il fait douter
de la bonté ultime d'un dominant qui multiplie pourtant les inventions
admirables. Le roman, chemin aux cent détours vers une difficile
lucidité, suscite l'interrogation. Il ne conseille pourtant pas
l'effraction. Rien de plus éloigné de La Fontaine que Dom Juan
prétendant débusquer Dieu. Pour lui, pareille entreprise serait
imprudente folie et crime puisque nous faisons peut-être erreur sur
les intentions divines. Psyché n'aurait pas dû allumer sa chandelle
et vouloir tuer son mari. Cela est net. Mais qu1 aurait-elle dû faire
? Son mari lui demandait la confiance, mais pouvait-elle 11accorder
? Et faut-il absolument la condamner pour 11 avoir refusée ? Sur ce
point capital, le texte oscille. Psyché ne rencontrait-elle pas des
signes inquiétants sur son époux ? N"1 était-elle pas naturel1ement
curieuse ? Dès lors, pouvait-elle résister longtemps au désir,
compréhensible, de voir un mari qu'elle aime ? Les ténèbres et le
contact qu ' il lui imposait n'excitaient-ils pas touj ours ce désir
? A son extrême pointe pouvait-il ne pas devenir désir de tuer ? En
somme, à lire le roman de La Fontaine, le crime de Psyché est largement
effet du "caprice" de Cupidon. Dès lors, au terme de 1'histoire, il
n'est pas anormal que ce dieu, éclairé par la soumission de Psyché,
lui pardonne tout et lui demande de le pardonner3598. Sans se reconnaître
tyran, il ne saurait plonger la j eune mortelle dans une éternité de
peines. Mais Dieu alors ? Comment admettre qu'il ne pardonne pas quand
la curiosité de le voir, la volonté de comprendre, et jusqu'aux pensées
criminelles qu1on peut avoir contre lui s'enracinent dans les ténèbres
dont il se voile ? Alors, que croire et que
son
jugement,
avouer
qu'on
faire,
sinon
réserver
n'en sait pas plus, se montrer
1
prudent, et, dans 1 impossibilité d'avoir confiance, maintenir une
méfiance3599 ?
La Fontaine nous paraît très loin de la foi, bien quf il en
sans
doute,
nostalgie
et
désir.
Ceux
qui
ait,
l'ont
3598. Voir Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 251.
-
901
converti sur le tard ont pu utiliser,
d'un
Dieu
qui,
Cependant, pour lui,
3599.
sans
outre la peur,
ambiguïté,
cette envie
serait
amour.
en se voilant d'un nuage épais, Dieu se veut
A la dernière page, un seul des amis - Acante - s'abandonne aux splendeurs du soleil couchant. Les trois autres, qui lui
donnent "le loisir de considérer les dernières beautés du jour" s'en tiennent à une prudente réserve. Pareille
séparation indique la diversité des goûts et un respect pour elle entre les amis. Elle paraît indiquer davantage
1
encore que Gélaste, Ariste et Poliphile se refusent à l extase devant "le roi des astres". Cette attitude
nous semble signi ficative d1une méfiance à 1a égard de ce dominant splendide (comme Le roi, comme
Cupidon, comme Dieu...), en même temps que d'une tolérance respectueuse pour qui s 1 abandonne à un
162 spectacle magnifique et indéfiniment ambigu.
3600. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 154.
3601. Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII,15), vers 49.
3602. A Monseigneur Fouquet, O.D., p. 798.
dominant et,
même favorable,
raisons.
Parce
environne d'obscurité,
maintient l'ambiguïté sur ses
1
qu il
qu1 il
domine,
s
1
et qu'il y a de l'ombre dans l'origine et les
effets de son pouvoir, il ne saurait obtenir toute confiance et être
vraiment aimé.
l'expliciter
aussi
:
Cupidon,
"il
s'en
faut
que
les
violemment
pouvoir
dans une formule étonnante, semble
et
bien
qu'on
aime'
hommes3600".
l'ambiguïté
La
les dieux
relation
apparemment
de
inévitable
qu'elle suppose détruisent les chances d'un véritable amour. Chez La
Fontaine,
les amis ou les "heureux amants" sont des égaux ou des gens
qui se considèrent tels.
Aussi,
"un roi qui ne sait point aimer
qu'un
dominant
seulement,
vous
aimer
".
contraignez
",
est fréquent de rencontrer
c'est un cas
aimé,
vous
vous
même
par
est
trait
Fouquet.
de
même favorable,
que
cet
amour
Pour
La
extraordinaire
comme Fouquet
attirez leur
une
soit
:
admiration,
flatterie,
le plus
Fontaine,
l'amour
en
induisant
maïs
remarquable
la domination,
quand elle est ambiguë.-et elle paraît
détruit
"Non
douce violence de vous
Difficile de mesurer ici la part de
l'important
l'être-
s'il
est
Monseigneur,
les
3602
qui
3601
toujours
une méfiance
:
on
peut toujours croire que le dominant se cache quelque monstruosité
prête à surgir. Comment alors l'aimer ?
Et comment avoir foi en Dieu ? Ne doit-on pas s1 en méfier toujours
?
Il y a, malgré le "galant" et la "plaisanterie3603", une mélancolie
de Psyché. Après le "caprice3604" de Cupidon et 11 impossibilité de
certifier ses causes, les dominants selon Oronte deviennent suspects
d'être tenus par un désir qui peut être funeste à eux comme à leurs
dominés. La logique d!Oronte se révèle ambiguë. Quand elle semblait
supposer l'amour d'autrui, il apparaît, à lire le livre, qu'elle peut
procéder d'un amour-propre flattant le maître sur ses "raisons". Dès
lors, à côté des dominants cruels ou faussement bienveillants, on
aperçoit ceux qui se veulent bons, mais ignorent dangereusement le
monstrueux désir qui les anime. Ainsi, les ténèbres autour de Cupidon,
mais aussi diversement - autour du roi, du soleil ou de Dieu,
peuplent-elles
d'obscurité
leurs
plus
brillantes
réalisations.
Cupidon parvient bien à surmonter cet amour-, propre, mais ce
dénouement, pour lequel Psyché a dû passer les portes de la mort, est
une fiction mythologique, et l'affaire même est privée. Rien n'indique
que le Roi, et, moins encore le soleil ou Dieu, veuillent établir un
jour avec leurs dominés des relations sans ambiguïté. Quand même ils
multiplieraient
les
merveilles,
comme
Oronte,
leurs
dominés,
instruits littérairement par la pratique de Cupidon, qui peut renvoyer
historiquement à la chute de Fouquet ou mëtaphysiquement à la punition
des "crimes de la terre3605 " , ne sauraient qu ' être inquiets, prudents,
méfiants, décidés à maintenir quelque écart, en s'abritant dans une
grotte, sous les ombrages, ou en s'éclipsant dans la nuit, loin du "char
le plus éclatant" et des "habits les plus magnifiques 3606" .
La Fontaine ne mène jamais plus loin et avec plus d'ampleur
diversifiée que dans Psyché sa réflexion sur les "raisons" ultimes de
la logique d'Oronte.
On dirait qu'il a
3603. Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 124.
3604.
Ibid., p. 251.
3605.. Les Animaux malades de la Peste, (VI 1,1), vers 3. 3606. Ibid.,
p. 259.
suggère là l f essentiel de sa pensée et que l'échec relatif de ce roman
comme l 1 urgence d'échapper aux pièges, aux "las3607", aux "antres3608"
ou aux injustices des "jugements de Cour3609" 1 ' a ramené aux Fables
et
aux
Contes,
c'est-à-dire
à
des
textes
qui
opposent
plus
explicitement des pratiques de pouvoir et proposent - essentiellement
aux dominés - des conduites. La Fontaine, pourtant, ne perd jamais
de vue les thèmes qu'il aborde une fois. Par des moyens divers, il
revient toujours, de pli en pli, aux mêmes questions. C'est ainsi que
l'ambiguïté
d'une
volonté
de
"bien
gouverner 3610"
resurgit
admirablement dans Le Lion, le Singe et les Deux Anes. Face au Lion
qui veut apprendre la morale, "le Singe Maître ês arts chez la gent
animale3611" est fort net :
Grand Roi, pour régner sagement,
Il faut que tout Prince préfère
Le zèle de l'Etat à certain mouvement
Qu'on appelle communément
Amour-propre ; car c'est le père,
C'est l'auteur de tous les défauts
Que 11 on remarque aux animaux.
Vouloir que de tout point ce sentiment vous quitte,
Ce n'est pas chose si petite
Qu'on en vienne à bout en un jour :
C'est beaucoup de pouvoir modérer cet amour.
Par là, votre personne auguste
N'admettra jamais rien en soi
De ridicule ni d'injuste3612.
Voici la thèse, mais comment répondre au Lion qui en veut "un
exemple ou deux" ?
"Pas un fat3613", et tenant son auditeur pour un "terrible
sire3614", le Singe, par une fable, évoque le ridicule, mais pas
l'Injuste. Au Lion de se reconnaître dans les deux Anes
3607.
3608.
3609.
3610.
3611.
3612.
3613.
1
Les Deux Pigeons/ (IX,2), vers 39.
Les Obsèques de la Lionne, (VI11,14), vers 13.
Les Animaux malades de la Peste (VI1,1), vers 64.
Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (XI,5), vers 1.
Ibid., vers 2 et 4.
Ibid., vers 6-12.
Ibid. # vers 73. Cela exclut que l e Singe ai t des vani tés comme
(1,4).
3614. Ibid., vers 74.
-
9C4
le premier des deux Mulets
-
Premier raisonnement du Singe : si sa Majesté ne se reconnaît
pas, elle ne me tuera pas. Si elle se reconnaît, c'est qu1 elle peut
penser obliquement et se voir en Ane ou en simple "puissance 3615". C'est
donc qu'elle a renoncé, au moins partiellement, à son amour-propre.
En somme, si elle se reconnaît Ane, elle ne l'est pas, et peut rire.
Si elle ne se reconnaît pas, elle est Ane, mais comme elle l'est, son
amour-propre n'est pas blessé. A tous coups, je suis sauf
Second
raisonnement
:
si
sa
Majesté
a
vaincu
I
tout
son
amour-propre, elle • tolérera une fable qui désigne obliquement ses
réelles injustices, et je vivrai. Cependant, je ne gagnerai rien, moi
qui ne me soucie pas de sonner "sonnette3616" auprès des puissants* En
revanche, si sa Majesté, malgré sa volonté de bien gouverner, a
conservé un peu de son amour-propre, elle souffrira de se voir injuste,
s 1 indignera, refusera ma critique... Mort pour moi quasi garantie
! Or, mon expérience et les "arts 3617" m'indiquent qu' il est très
improbable qu'elle ait perdu tout son amour-propre. Autant remettre
la leçon, en indiquant, subtilement, sa possibilité : si sa Majesté
sait entendre ce silence et en admettre le sens,
je pourrai
éventuellement lui parler de l'injuste en lui contant, par exemple,
Le Paysan du Danube... Si elle ne sait entendre ce silence et me
rappelle, je pourrai toujours alléguer un "grand rhume361811. . .
A partir d'un savoir et d'une ignorance, le Singe construit une
tactique toujours sûre3619 (il vivra) . Il calcule que la volonté
léonine de bien gouverner a pu ne pas éliminer 11 amour-propre qui passe
sous elle, et qu'elle peut même être un effet d ' amour - propre, un
subtil
luxe
de
"terrible
sire"
I
Prudence
obligatoirement liée à la situation de discours
3615.
Ibid., vers 61.
3616.
Voir Les deux Mulets, (1,4), vers 6.
3617.
Le Lion, le Singe et les Deux Anes. (Kl,5), vers 4.
3618.
La Cour du Lion, (VI1,6), vers 31.
3619.
Voir aussi la méthode du charlatan. Le Charlatan, (VI,19).
3620.
Pierre Malandain, La fable et l intertexte, Temps actuels, 1981, p. 52.
donc
3620
",
1
"Prudence
écrit Pierre
8
-
905
-
Malandain.
Cette prudence n'est pas renoncement. Le Singe ne se tait pas.
11 ne parle pas "de loin3621 ". 11 ne prétexte pas un "grand rhume".
Il ne cherche même pas à flatter le Lion. Il profite au mieux, en
minimisant les risques, de 11 espace ouvert par sa volonté de "bien
gouverner". Ainsi, la très probable persistance de son amour-propre
chez le Lion ne le paralyse pas. S111 y a de 11 ombre sous la bonne
volonté, le Singe sait prendre du plaisir, en donner peut-être au Lion,
et l'instruire s'il veut l'être. Ainsi, pour le dominé, l'ambiguïté
des intentions du dominant, une fols repérée, n'implique pas un pur
dilemme entre fuite ou mort. S'il serait sot, pour la détruire, de
jeter sur son origine une lumière directe et violente 3622, il n'est pas
impossible, pour la limiter et goûter du plaisir, de tirer parti de
la bonne volonté affichée et de son apparente mise en oeuvre. Le Singe
propose ainsi une réduction de 11 amour-propre : même modérée, elle
entraînerait, selon lui, un gain considérable.
Avec cohérence, comme pour sa tactique, ce "maître ès arts"
utilise une implicite théorie des jeux qu'illustre la fable suivante
: un peu d'observation supplémentaire, et on ne tombe pas au puits.
3621.
Voir le dernier vers de L8Homme et la Couleuvre, (X,1)f vers 90.
3622.
Méthode de Psyché...
3623.
Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 11.
3624.
ibid., vers 12.
3625. Le Lion, le Singe et les Deux Anes. (XI,5), vers vers 18-19.
Sans y descendre, on ne peut sans doute obtenir une absolue certitude
sur
11 1
1
orbiculaire image3623", mais une prudence minimum évite de
tomber dans la gueule de l'ombre. Si "l'ample fromage 3624" reste
toujours un peu ambigu, il est possible, en prenant la lune pour guide,
d'éviter d'être pris. Un minimum d1 amour-propre en moins, et l'on
n'admet "rien en soi de ridicule ni d'injuste 3625". Un minimum de
prudence en plus, et l'on n'est pas paralysé par les obscurs désirs
d'un dominant qui veut "bien gouverner". Avoir du plaisir, en donner,
et instruire restent choses possibles malgré les Inquiétudes. Bien
gouverner est aussi possible à très difficile condition de voir,
souvent par des miroirs indirects, qu1 on a tous, et qu1on a donc
soi-même, un "petit grain d1 ambition362611, et de travailler, par 11
épreuve et le rire, à le réduire.
A lire cette fable, on sent mieux pourquoi la mélancolie de
Psyché, réelle malgré le bonheur final des amants, n 1 ouvre pas sur
un désespoir. On peut en effet passer une journée à Versailles et jouir
des "dernières beautés du jour362711. On peut aussi rencontrer, mais
sans doute pas en politique, d 1 assez rassurants dominants. Malgré les
risques, il paraît possible de vivre avec l'ambiguïté de la logique
d 1 Oronte.
3 «3
Vivre avec 1§ambiguïté de la logique d s Oronte*
Loin de proposer l'utopie d'un monde sans relations de pouvoir,
Psyché, comme l'oeuvre entière, souligne 1 ' existence de dominants
selon la Fourmi et la nécessité de dominations diverses pour
instruire, protéger, arbitrer et permettre l'échange fécond des
plaisirs. Cupidon a ainsi recours à Jupiter pour qu'il 1 ' aide. "Le
roi des Dieux3628" se soucie pourtant moins de favoriser ses dominés
que de maintenir la paix avec les autres dieux et de préserver leurs
parts df hommage, maïs Cupidon le convainc. Préférant la .négociation
à l'affrontement, il . l u i montre qu'il ne perdrait rien et gagnerait
à l'immortalité de Psyché. Jupiter l'accorde, garantissant ainsi,
entre les amants, une complète égalité et la fin de la tyrannie. Leçon
: un dominant peut être nécessaire pour détruire les conditions
d'apparition d'une relation de pouvoir qui se déploie pourtant très
en dessous de lui. Un Jupiter lointain et intelligemment soucieux des
grands équilibres est excellent recours contre des désirs de pouvoir
qui sont "comme hydres renaissants sans cesse dans les coeurs 3629" .
Quant aux dominants qui veulent favoriser leurs dominés, on
peut, à lire Psyché, lucidement s'accommoder de leurs ambiguïtés et
Le Berger et le Roi, (X,9), vers 77.
3627. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D„, p. 259.
3628. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D,, p. 256»
3629.
Pour Monseigneur le duc du Maine, (XI,2), vers 41„
3626.
profiter de leurs bienfaits. Les quatre amis viennent à Versailles,
maïs savent préserver les distances. Ils ne se pressent pas parmi la
foule des "flatteurs3630". Ils déambulent et conversent sous les
ombrages à l'écart du soleil. Ils évitent d'être constamment vus et
de regarder ce qu'ils ne devraient pas voir. Ils maintiennent leur
maître dans son obscur éclat sans se soucier d'expliciter ses ultimes
raisons. Ils s'en tiennent aux discours les mieux reçus 3631 et ne se
risquent pas à choquer 11 amour-propre de qui les protège, les reçoit,
et pourrait les détruire. Ils sont ainsi polis, laudateurs, mais sans
excès. S'il 11 un d3 eux s
1
abandonne aux "dernières beautés du
soir3632", les trois autres restent sur la réserve, comme pour signifier
une indépendance dont nul ne saurait s'offusquer, tant elle est
discrète. Ils ne dédaignent pourtant pas les plaisirs que leur offrent
le prince ou le soleil. Ils s'émerveillent, même si elle n'est pas
innocente, de la "beauté des jardins et du jour 3633". Ils aiment la
Ménagerie,
l'Orangerie,
les
ombrages,
les
vues,
toutes
les
merveilles, et leur plaisir ne peut qu'encourager le maître à les
multiplier.
En politique et dans les relations avec Dieu, l'ambiguïté de la
logique d f Oronte, quand elle semble pratiquée, paraît inévitable. Qui
irait regarder dans le coeur du roi ? Et pourquoi Irait-il y voir
lui-même ? La Fontaine n'évoque jamais, comme les prédicateurs de son
siècle, le regard de Dieu sur les princes. Les Lions, chez lui, ne
se soucient pas du Ciel, sauf par politique 3634, et Jupiter envoie sans
scrupule la Grue3635 . L'Idée du regard divin repousse d'ailleurs
seulement la question : qui regarderait dans le coeur de Dieu
peut
savoir
l'astrologie
3636
ce
qui
anime
le
soleil
?
La
Fontaine
? Qui
refuse
et se moque de lui-même quand il prétend pénétrer les
3630.
Voir ceux de Les Animaux malades de la Peste et ceux de Les Obsèques de la L i onne.
3631.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., voir les pages 129-130.
3632.
ibid., p. 259.
3633. Voir le sonnet Pour Mlle de Poussay, vers 3, O.D., p. 583.
3634. Les Animaux malades de la Peste, (VII, 1), vers 15-20.
3635. Les Grenouilles qui demandent un Roi. (III,4), vers 26.
-
908
-
desseins des puissants3637. Impossible de fouiller leurs plus profondes
motivations. -L5 essentiel est de comprendre qu1 elles peuvent
différer de l'apparence, soit qu'ils trompent, soit qu'lis s'abusent
comme Cupidon. Cela étant su, on peut raisonnablement tenter de vivre
avec l'ambiguïté de leurs intentions quand ils prétendent "vouloir
bien gouverner". Leur espace de domination est si vaste et si complexe
qu'il est possible de s'y faire discret et de jouir, à savante
distance, de leurs bienfaits. L'ambiguïté ultime du dominant est
compensée par 11éloignement de ses dominés qui peuvent échapper, parce
qu'ils ont du champ, aux "mortelles angoisses 3638". A eux de n'être pas
fascinés par l'obscurité d'où jaillissent les oeuvres des dominants
!
11 n'en va de même quand 1'amplitude de la relation est petite,
que dominant et dominé sont proches, voire intimes. L'ambiguïté,
alors, est insupportable. L'ombre s'impose et empoisonne. Comment les
courtisans, à la cour, même si le roi est bon, ignoreraient-ils les
"mortelles angoisses" ? Comment Psyché, qui volt toujours l'obscurité
-
167
-
de son mari qu'elle aime, ne serait-elle pas tellement troublée que
les merveilles ne s'anéantissent ? "Il n'y a rien de réel, sinon que
je couche aux côtés d'un monstre ou d'un magicien ; l'un ne vaut pas
mieux que l'autre3639". L'ambiguïté de la logique d5Oronte, à ce degré
de proximité, est mortelle. Insupportable est l'idée qu'un monstre
si proche puisse donner tant de plaisirs 1 Où se cacher ? Où fuir ?
Les bienfaits n'apportent jamais que la question de l'origine. La
crise menace.
Il faut savoir, voir,
tuer ce qui torture.
Crise et résolution : vu, blessé, furieux et rendu ouvertement
tyran, Cupidon, parce qu'il aime, ne peut que repérer
3636.
Voir ici, spécialement, L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits. (II,13).
3637.
Voir la lette A S.A.S. Mme la princesse de Bavière, O.D., p. 573.
3638.
Ce n'est pas ce qu'on croit, que d'entrer chez les Dieux,
sa
faute,
Cet honneur a souvent de mortelles angoisses. L'Aigle et la Pie,, (XII#11), vers 25-26.
3639. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 169.
se
l'avouer,
se
voir
monstre,
éprouver
comme insupportables les ambiguïtés de son pouvoir sur Psyché, et,
finalement, changer. 11 veut désormais vivre un amour d1 où le pouvoir
ne serait pas toujours absent, maïs où il serait consensuel, limité
dans ses objets comme dans sa durée et où il n!y aurait aucune ambiguïté
quant
à
ses
origines,
11
amour-propre,
dans
cette
relation
d'individus, étant vaincu par l'amour.
Dans
Psyché,
La
Fontaine
suggère
que,
s'il
est
presque
impossible et non nécessaire d'éliminer les ambiguïtés de la logique
d'Oronte
quand
l'espace
de
domination
est
immense,
c'est
indispensable et possible, au prix parfois de convulsions, quand
dominants et dominés sont proches, que les partenaires sont très peu
nombreux, que la relation est d'ordre essentiellement privé.
Considérons alors "le vieillard et les deux bergères 3640". Cet
épisode, inventé par notre auteur, a peu d'utilité événementielle :
rien n'y évolue vraiment pour la jeune mortelle. Le lecteur y apprend
cependant qu'une fille fut sauvée par son père de la poursuite des
amants dont elle craignait qu'ils ne devinsent tyrans, comme son
époux, qui mourut en lui laissant deux filles. Impossible de s1 en
défaire au palais ou dans une campagne connue I Grand désagrément pour
elle3641 I Le Vieillard ne lui trouva de salut que sous des "rochers 3642"
reculés, où 11 s'établit avec elle et ses petites filles. Quand Psyché
l'y découvrit, il y offrait le spectacle d'un dominant qui guide,
protège et instruit.
La
venue
de
Psyché
sert
de
révélateur 3643 .
L'épouse déchue de Cupidon écoute les deux petites filles et observe
3640. Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p» 124.
8
8
3641. "Je proposai à ma fille de se marier. Elle me pria d'attendre que l on l y eût condamnée sous pe i ne du dernier
suppl ice : encore préférai t-el le la mort à l8 hymen. El le avouait bien que l3 importuni té des amants
a quelque chose de fâcheux ; mais la tyrannie des méchants ma r i s allait au-delà de tout les maux
quson était capable de se figurer". Ibid., p. 202.
3642. Ibid., p. 202.
3643. Cette venue vaut pour le roman comme pour le premier recueil des Fables puisque "le vieillard et les
deux bergères" (p. 124) est en symétrie inverse par rapport à La Jeune Veuve où le père incarnai t
un dominant modèle sans que puissent être levées les éventuel les ambiguïtés sur ses raisons : cherchai
t - i l le seul bien de sa fille ou, plus profondément, par une ruse du dés i r de pouvoi r, à se mainteni
r père ? La fable n' en disait rien et n8 amena i t pas, d1 el le-méme, pareil questionnement, mais
le comportement du "tyran" Cupidon jette un soupçon sur tous ceux qui veulent "le meilleur" pour leurs
dominés. La pure bonne volonté du vieillard, dans Psyché, semble cependant éliminer l8 idée d'une
ambiguïté des raisons du père de la j eune Veuve.
-
910
-
qu1 elles s1 interrogent sur 11 amour dont elles ne savent guère. La
cadette n'est même pas autorisée à lire des romans, mais a dû "attraper
les livres dont la bibliothèque de sa soeur était composée 3644" :
isolement et interdit n'empêchent pas le désir et poussent à la
transgression. La retraite de la famille entière - légitime pour
protéger la fille des amants qui l'Importunaient et de l'éventuelle
tyrannie d'un mari - risque de devenir prison pour ces petites filles.
Les garder hors du monde serait une erreur qui, maintenue, révélerait
que le Vieillard veut d'abord rester le maître. Psyché l'interroge
donc : "Vous ne pouvez pas toujours vivre, et êtes en un âge qui vous
doit faire songer à vos filles : que deviendront-elles si vous
mourez3645". Question directe ! Si le Vieillard l'élude, c'est qu'il
refuse l'Idée de sa mort prochaine, croît peut-être que son pouvoir
lui accorde l'immortalité, et se soucie moins de ses filles que de
sa position.
Ce père lève toute ambiguïté. Contrairement au Mourant du Livre
VIII qui veut "pourvoir encore un arrière-neveu3646", il reconnaît
qu'il mourra, admet les désirs de ses petites filles, et en tire les
conséquences : 11 conduit sa famille vers une "ville voisine3647", qui
lui paraît bonne. Contrairement à Cupidon, il ne fait souffrir
personne pour d'obscures raisons. Loin de vouloir plier le réel à ses
volontés, il s'y adapte. S 1 il a aidé sa fille à fuir les amants, il
n'élabore pas une morale qui dénigrerait l'amour et servirait son
pouvoir. Il prouve ainsi la clarté de ses raisons. Contrairement au
maître de Versailles et à Dieu, dont les ambiguïtés ne sont, et ne
peuvent être, jamais levées, et contrairement à Cupidon, dont
l'ambiguïté ne disparaît qu'après une crise extrême et la fin de la
relation de pouvoir, il ne guide jamais sa fille et ses petites filles
que pour favoriser leurs plaisirs, soit qu'il éloigne
des
amants,
soit
qu'il
permette
la
première
aux secondes de les
1
découvrir« Parfait dominant selon la logique d Oronte, il n1 agit pas
par amour-propre, mais reconnaît la diversité, soit des moments, soit
3644. Ibid., p. 210.
3645. Ibid., p. 211.
3646. La Mort et le Mourant, (VI11,1), vers. 27.
3647. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 211.
des natures, et s'y adapte pour être et rendre heureux.
Au centre du roman, ce vieillard est un contrepoint à Cupidon
et aux dominants qui lui sont associés par effet d f abyme. Il indique,
par sa présence, la possibilité d'une application non ambiguë - ou
plutôt extrêmement peu ambiguë - de la logique d f Oronte. Il contribue
ainsi à empêcher l'inquiétude latente de devenir angoisse. Il ne
suggère pas, cependant, que, pour La Fontaine, tous les pères sont
purs dans leurs "raisons" et qu'on peut se fier à leur bonne volonté.
"Le Vieillard et les deux bergères" sont personnages d'utopie. Leur
territoire est une Arcadie. Ce père est un modèle, plus remarquable
encore que celui de La Jeune Veuve, puisqu'il abandonne son rang social
pour sa fille, sa retraite et une tranquille domination pour ses
-
169
-
petites filles... Un des motifs de l'invention de ce modèle nous paraît
être de suggérer ce qui favorise un exercice extrêmement peu ambigu
d'un pouvoir bienveillant : proximité entre les dominants et les
dominés, refus manifesté par les dominants des joies d 1 amour-propre
et, singulièrement, des illusions d'immortalité, évidente volonté
d'entendre les désirs changeants des dominés.
En cette affaire, dominants et dominés ont leurs rôles à jouer
alors que la relation de pouvoir éloigne,' tarit la parole ou la
pervertit. La venue de Psyché, ainsi, brise un silence : quand le
Vieillard s'abandonnait peut-être au confort de sa position, elle
porte la parole des petites filles. Elle lui demande, en substance,
s'il va s'ankyloser dans sa position ou regarder le réel {sa mort,
l'âge de ses petites filles). Le Vieillard l'écoute. On dirait
cependant que, même pour ce père si peu ambigu, le pouvoir tendait
à se conserver comme pouvoir. L'ambiguïté n'est donc jamais éradiquée.
Elle se combat indéfiniment
Dominer
selon
Oronte
!
est
une
lutte
contre
désirs
et
peurs qui nourrissent sans cesse les tentations du pouvoir.
- 912 On a parfois besoin d'une Psyché pour vous réveiller ! D'autre part,
être dominé par qui veut vous favoriser exige l'éveil de l'esprit pour
détruire ses petites tricheries, ses peurs, et interdire au maître
la somnolence satisfaite ou les caprices. Le dominé a parfois besoin
d'une Psyché pour oser parler ! Une relation de pouvoir où l'on cherche
à réduire au minimum les ambiguïtés suppose des échanges multiples,
parfois des crises, des retours sur soi. Cette relation s'interroge
elle-même, ne dure pas, peut s'inverser, et ses partenaires peuvent
constamment s'échapper :
le pouvoir,
sans
disparaître,
semble
s'évaporer, la relation s'approchant de l'échange, voire de la
conversation...
Illustration merveilleuse de cela : la lecture de Poliphile à
ses amis. Quand il 1'écrit, La Fontaine sait que les auteurs imposent
volontiers leur production par amour-propre. Il connaît Les Femmes
savantes et Le Misanthrope. II a dénoncé les Anes qui exhibent des
reliques3648 et les critiques qui mordent les "beaux ouvrages 3649" pour
briller... Lui-même cherche la gloire, mais sans oublier qu'on use
parfois d'une position de pouvoir pour infliger des textes, en retirer
plus de pouvoir, et se cacher qu'on écrit moins pour instruire ou
divertir que pour dominer. Nul ne sait mieux que lui les complexes
rapports, qui ne sont pas seulement politiques, entre la littérature
et les pouvoirs. En outre, quand il évoque Poliphile, il n'ignore rien
de ce qu5 il appellera "le pouvoir des fables3650", qui fait passer,
par elles, de contestables préceptes. Or, le roman lu à Versailles
ne conduit qu'au plaisir et à l'éloge de la Volupté. 11 semble
illustrer cette phrase de la préface : "mon principal but est toujours
de plaire3651 " . Poliphile propose du plaisir, mais n'impose rien, il
se refuse à tout commentaire, ne discourt pas après sa lecture, et
mêle
savamment
le
pathétique
et
le
gai,
1
!
comme
s'ils agissait, par 1' indécision du ton, de suggérer 1 indécision
3648.
L'Ane portant des reliques, (V,14).
Le Serpent et la L i me, (V,16), vers 18.
3650. Il l{illustre déjà remarquablement dans les deux première fables du Livre
3651. Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, 0.0., p. 123.
3649.
îïï.
du sens, ou plutôt la possibilité, pour les auditeurs, de se mouvoir
en papillon qui "va de fleur en fleur et fait son miel de toute
choses"... Laissant par sa discrétion "quelque chose à penser",
Poliphile
favorise
l'invention
d'itinéraires
multiples
et
d'interprétations dont la profondeur importe moins que le plaisir
qu'elles procurent. Plusieurs fois, il s'interrompt, mais ce n'est
pas, comme Démade3652, pour arracher ses auditeurs à leur plaisir, les
ramener à un .sens pénible, les coincer. Il leur demande s'ils désirent
qu'il continue : "Quelle satisfaction en aurez-vous ? Vous verrez
souffrir une belle, et en pleurerez pour peu que j'y contribue 17".
Puisque les amis, diversement, s'accordent à juger que leur plaisir
ne va pas cesser, Ils l'invitent à continuer comme il a commencé. La
lecture se poursuit donc, après cette interruption, qui permet à
Poliphile de vérifier
qu'un éventuel
amour-propre
d'auteur
ne
1'aveugle pas, qu'il n'impose pas, contre leur gré, à ses amis, une
lecture qui les ferait souffrir, et qu'ensemble, par son roman, et
comme à leur habitude, ils "regardent" essentiellement "le plaisir18".
Ainsi peut-il, avec leur accord, leur lire cette histoire qui dit la
naissance de la Volupté et se veut simultanément cause de volupté,
comme si l'oeuvre était image de ce qu'elle dit et se trouvait
indéfiniment en abyme, racontant la naissance de la Volupté qu'elle
procure en racontant la naissance de la Volupté qu'elle procure en
racontant la naissance de la Volupté... Autrement dit : le roman de
Poliphile donne du plaisir en disant les conditions d'apparition du
plaisir qu'il donne en disant les conditions...
Ce
récit
n' est
Poliphile cherche
3652.
3655.
un piège3655,
pas
constamment
à
ou,
éviter
plutôt,
qu'il
devienne
Voir Le Pouvoir des fables. (VIII,4), vers 55-56.
Voir
Louis
pouvoir
que
que
Marin,
Le
récit
des
fables,
il
nous
ce
dernier
travaille
est
un
semble
à
défai
piège,
que
re
Les
Louis
éditions
Marin
subtilement
de
oublie
le
piège
Minuit,
que
pour
1978.
Démade
lui
Dans
8
n est
subst
son
pas
i
analyse
La
tuer
un
de
Le
Fontaine,
et
rapport
de
conversât ion.
un
piège.
Il
propose des voies de sorties, des interruptions, des suspensions, des
bifurcations, des écarts,,. Les esprits et les corps des auditeurs
peuvent, quand ils le désirent, s 1 éloigner, définitivement ou non,
de la lecture. Une promenade est possible entre les deux parties du
roman. On n1 est même pas contraint de s3 enfermer dans la grotte de
Théthys : "rien ne nous empêche de sortir d'ici, et de voir en nous
promenant les endroits les plus agréables de ce jardin 3656" observe
Acante. La lecture du roman ne saurait aboutir à "tronquer3657 ses
auditeurs, qui sont aussi des corps, des coeurs, des regards qui
peuvent déambuler. Elle ne saurait non plus les empêcher de goûter
le plaisir d'une "très longue et très opiniâtre dispute 3658". Ariste
17Ibid., O.D. p. 174.
18Ibid., p. 127»
-
171
-
et Gélaste ont tout loisir de s1 opposer sur les valeurs respectives
du "rire" et du "pleurer". Poliphile n f intervient pas pour défendre
son oeuvre ou sa position d'orateur privilégié. Il laisse à chacun
le temps de développer sa pensée. Il n 1 Interrompt personne pour lire
au plus vite. Lorsque Ariste finit par dire qu'ils sont venus à
Versailles pour l'écouter, il a "l'honnêteté" de signaler qu 1Acante
"meurt d'envie de leur faire remarquer les beautés du parc 3659". Pas
question, pour hâter son plaisir, de nuire à celui d'un ami I Aussi,
s'arrête™t - i l longtemps avec les autres au Fer à Cheval, "ne se
pouvant lasser d'admirer cette longue suite de beautés toutes
différentes qu'on découvre du haut des rampes 3660". Poliphile veille
à ne pas piéger ses amis dans un réseau qui se durcirait bientôt. Il
travaille à ouvrir, à aérer, à laisser "s5 écarter366111 pour que le
plaisir ne soit jamais troublé par la séance de lecture qui suppose,
entre eux et lui, une relation dissymétrique, qui tend, comme
naturellement, à creuser les distances et à figer les positions.
,
175.
PVo r Les Souris et le
i
ïb d #
176.
. Pïb d ,
185 et 184.
. p.
îb d ,
185.
. p.
Ib d ,
185.
. PIbi
la
3656.
3657.
3658.
3659.
3660.
3661.
Poliphile
n'instaure
de nécessaires précautions.
l'entendre.
Pas
comme certain
!
relation
qu'après
11 n'impose pas à ses amis de venir
question
Maître
cette
d'exploiter
3662
d'école
,
une
pour
situation,
placer
Pas question non plus d'occuper leur salon,
son
en Trissotin,
pour infliger son roman:
"Quand l'ouvrage fut achevé,
jour
pour
et
rendez-vous
pas, selon sa coutume,
la
ville,
qui
gens entrassent
et
que
".
cela
lire.
Acante
il demanda
ne
manqua
de proposer une promenade en quelque lieu hors
fût
3663
le
discours
éloigné,
Puisqu'Ariste
plaît,
on
pas tendu un traquenard.
s'y
Il
et
où
peu
de
suggère d'aller à Versailles,
rend.
Ainsi
Poliphile
a prévenu ses amis,
n'a
leur a laissé
l'initiative, a réduit au minimum l'ampleur de la provisoire relation
de pouvoir.
Cette souplesse ne signifie pas qu'il se soumette : sur
son oeuvre,
il ne concède rien à ses amis. Autrefois
qu'il
y
travaillait,
amis
;
non pas pour leur demander s1 il
comment
ils
trouvaient
donna un avis,
prit
que
quelque
ne
pas
ne
veut
"il
qu'il
pouvoir
à
à
s'empêcher
pas
les
: de
plut
tout
à
". Poliphile
mais
son
contraindre
cela,
3664
amis,
d'agir
continuerait,
propos qu'il continuât.
lui
ses
à
Il
laisse
ses
auditeurs
3662.
Voir L'Enfant et le Maître d'école, (1,19) et L'Ecolier,
3663.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 127.
3664.
3665.
Ibid., p. 127.
Ibid., p. 258.
3666.
Ibid., p. 259.
mais
L'un lui
pour
De même,
l'écouter,
faire
ne
offre
très limité,
plaisir.
trois
11
ou
admirer et interpréter à sa fantaisie. Après la lecture,
tait.
alors
communiqua son dessein à ses
l'autre un autre
ce
déjà,
de
le Pédant, et le Maître d'un jardin (IX,5)..
il
à
11 se
"courtes réflexions3665",
conversation,
la
auquel Acante
considération
roman
est
Nul
sans
ces
quatre
le
amis
préfère,
de
avant
beautés
ne
pouvoir
1
Acante.
minimum,
et qui n
f
le
s'est
partir
Avec
le
départ,
jour".
rappelle
3666
Le
pas.
"
dissipée,
qui
le cocher,
ensemble
en prenant la lune pour guide3667,
nuit,
du
"malignes influences
plaisir d
peuvent
de
moments privilégiés où il tenait autrui
La relation de
susciter
gâteraient
début
oublié. Poliphile
de
sous le charme.
un
des "dernières
comme
regret
amorce
dans
les
la
ce nouveau dominant,
éblouit pas...
Poliphile, qui aime le pluriel, institue une relation de pouvoir
dont il sait qu'elle peut être ambiguë et réduire le pluriel. A 11
inverse de Cupidon qui s1 enferme dans ses "raisons", il travaille,
par de multiples interventions, à réduire l'ambiguïté et à maintenir,
voire susciter, le divers. Il veut ne pas piéger. Il veut aussi, en
toute conscience, ne pas être piégé par son éventuel désir de pouvoir.
Il abolit les zones d'ombre, ou, plutôt, il les réduit autant qu'il
peut, puisqu'une nette modération de 1 ' amour-propre permet déjà de
"ne rien admettre en soi de ridicule ni d'injuste 3668". Pas plus que
ses amis, il ne saura jamais si quelque subtil désir de pouvoir ne
préside pas à sa séance de lecture, mais la conscience qu' il a de
cette possibilité (que son roman manifeste) et son effort systématique
pour abolir les "malignes Influences" évitent qu'un moment de pouvoir
ne perturbe une relation amicale, entre personnages qui se considèrent
égaux, s'apprécient, et souhaitent vivre ensemble des "occasions de
plaisir3669". Cette lecture, écrite par La Fontaine, est ainsi l'image
d'un moment heureusement vécu malgré les potentielles ambiguïtés de
la logique d f Oronte.
Tout cela se passe à Versailles, chez un dominant dont les
intentions sont singulièrement ambiguës et dont les jardins évoquent
la création entière. Le pouvoir provisoire et limité de Poliphile sur
ses amis s 1 inscrit lui-même dans les perspectives royales et divines.
De ce point de vue, cette journée dans le parc est l'image d'une vie
heureuse sous un dominant dont on peut craindre qu ' il ait
l'hypocrisie des chats, ou 11 amour-propre de Cupidon. Poliphile,
Gelaste, Ariste et Acante parviennent un moment à goûter les avantages
que leur maître procure,
(la beauté,
la
sécurité, la possibilité de ne pas être interrompu 3670) , sans le
3667.
Cela renvoie aux première lignes de la préface où La Fontaine évoque Apulée, ce "guide", par qui il lui était impossible de s'égarer,
mais qu'i l ne suivit pas aveuglément, parce que ce maître n'est pas un éblouissant tyran et que l'imitation lafontainienne
8,
n'est pas un esclavage"...
3668. Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (XI,5), vers 18-19.
3669. Voir Le Songe de Vaux, O.D., p. 96.
flatter bassement, sans s'exposer, sans prétendre jeter quelque
lumière décisive sur ses raisons. Ils savent se retirer de son
voisinage immédiat dès qu'ils se sont délectés du spectacle qui leur
fut offert. Ils rendent hommage, mais sans s 1 asservir. Ils agissent
en souplesse, en gardant leurs distances, en évitant toute dangereuse
fusion, parce qu'ils savent que si Cupidon a fini par reconnaître
-
173
-
Psyché après l'avoir abattue, il est douteux qu'un réel maître de la
terre revienne un jour sur ses erreurs. Peut-être leur trouverait il, s'il s'en avisait, "un goût exquis et délicat 3671 "... Comment
savoir ? On ne peut lui faire "quelque sorte de confiance 3672".
Cette prudence n'interdit pas le plaisir. Les quatre amis le
goûtent, toute la journée. Passant sous les ombrages pour éviter
l'excès du soleil, Ils ne souffrent pas de l'extrême proximité du
dominant. Ils trouvent des espaces discrets qui ne sont pas des
retraites ou des déserts. Ils savent, en s'écartant, éviter une
allégeance paralysante et le risque d'éveiller le monstre qui
sommeille peut-être derrière ces merveilles3673. Ils jouent savamment
avec le labyrinthe.
Acante, Ariste, Gélaste et Poliphile nous semblent Illustrer
ensemble - avec un rôle majeur-pour Poliphile - le dessein de La
Fontaine
qui
se
sait
inséré
dans
des
relations
de
pouvoir,
destructives ou ambiguës, et qui choisit d'occuper, par le pouvoir
des fables, une certaine position de dominant.
Les quatre amis de son unique roman évitent d'entrer dans la
gueule de quelque monstre. Ils se rappellent, par la littérature,
3670. "On ne les viendrait point interrompre", Les Amours de Psyché et de Cupidon, 0.0., p. 127.
3671. Voir Le Chat et les Deux Moineaux, (XIï, 2), vers 29.
3672. Première phrase de la Préface, adressée à la duchesse de BouilIon, de Les Amours de Psyché et de Cupidon,
O.D., p. 121. On peut fai re confiance à la duchesse. Peut-on fai re confiance à Cupidon, au roi, à
Dieu ?
3673. A i ns i prend sens la modi fi cation de l1épreuve du Dragon. Chez Apulée, Psyché obt ient l1 eau d'une
source grâce à l'Aigle qui passe dessus les dragons qui la gardent. Chez La Fontaine, Psyché endort
le dragon par une chanson. Alors qu'elle a évei11é le monstre dans la première partie, el le comprend
qu'il faut l'endormir, et que le rythme poétique (indépendamment du sens) peut lui servi r :" Psyché
chanta beaucoup d'autres choses qui n'avaient aucune suite 93...
que
les
potentiellement
918
dominants
-
bienveillants
dangereux.
Ils
s'en
tiennent
sont
donc
â
prudente
distance. Ils savent cependant que des dominants sont nécessaires,
parce qu'ils évitent souvent que 11 on soit interrompu, parce qu'ils
participent au mouvement créateur de merveilles et que, la nuit, on
a besoin de guide. Ils admettent qu'il faut parfois s 1 en approcher,
mais point trop. Ils jugent qu'on doit se défier du pouvoir, et
singulièrement, quand on devient un dominant, même infime, puisqu'on
peut s'aveugler et détruire, sans l'avoir voulu, son plaisir et celui
que l'on vivrait avec autrui. Poliphile choisit donc de combattre
constamment, par la lucidité et par des actes, ses moindres désirs
de nier autrui pour se déifier3674. Ce fut aussi, toute sa vie, et,
souvent par l'humour et par le jeu,
3674. Ce verbe se rencontre chez La Fontaine clans Le Mari,
-
le choix du lucide "bonhomme".
la femme et le Voleur, (IX, 15), vers 7.
919
-
-
175
-
QUATRIEME PARTIE s
LE DESSEIN DE LA FONTAINE
Introduction.
Insensiblement, dans le tour que j'ai pris, Mon
dessein se rencontre3675 ...
Le
"dessein",
synonyme
"projet".
Soit
ici,
n' est
pas
exact
de
qu'on
le
découvre
chez
autrui 3676,
soit
qu'on
l'invente3677, le "projet" est construit et ensuite mis en oeuvre 3678.
Informant le mouvement de l'extérieur, il le précède alors que le
"dessein se rencontre" dans le mouvement même 3679. Il est conscience
de l'accomplissement et du sens de ce qui a été accompli, s'accomplit,
et désormais, va s'accomplir. Cette conscience, pour ressaisir,
n'interrompt pas puisque la rencontre du "dessein" participe au
mouvement, suppose "le tour11 et contribue à une relance3680.
Le
"dessein"
n'est pas non plus
"l'entreprise"
malgré la
3675.
A Monseigneur le duc de Bourgogne, (Xï1,5), vers 18-19.
3676.
"J'ai suivi leur projet quant à l'événement38... Le Pâtre et le Lion - Le Lion et le Chasseur, (VI,1 et 2),
vers 24.
Voi r 1'Epilogue du premier recueil, vers 7.
On ne peut 1'assimi1er au "tour" comme le fait Patrick Dandrey. "La matière est une carrière, ou plutôt
un chantier de démo 1 i t i on et de récupération, le tour un projet, un cahier des charges, la conduite
un plan d'architecture, la forme un travai1 de maçonnerie". (C'est nous qui soulignons). Patrick Dandrey,
La fabrique des fables. Klincksieck, 1992, p. 90.
Patri ck Dandrey le défini t comme "Le mécanisme d'élaboration et d'appropriation du projet", Ibid.,
p. 94.
Dans la Préface des Fables on repère ce sens du mot "dessein". "Ce n8est pas qu'un des maîtres de notre
éloquence n'ait désapprouvé le dessein de les mettre en vers". (p. 5) "Je pense avoi r suffisamment
justifié mon dessein" (p. 7). Ce "dessein" s'est rencontré dans 1'écriture même des premières fables
comme le montre Jasînsky (La Fontaine et le premier recuei1 des "Fables", p. 62-194). On retrouve plus
nettement le mot en ce sens dans L'Avertissement d'Adonis. "Quand j'en conçus le dessein,
j'avais
plus d'imagination que je n'en ai aujourd'hui. Je m'étais
toute ma vie exercé en ce genre de poés i e que nous nommons héroïque" _____ Remarquabl ement, La
Fontaine emp1o î e le mot "desseî n" avant de fai re l'historique du mouvement qu'î1 a accompli avant
de le concevoi r. Le "dessein" est bi en ici pensé comme moment où la consci ence surgit dans un mouvement
qu'elle relance en l8accomplissant.
3677.
3678.
3679.
3680.
proximité de ces mots :
C1est un dessein très dangereux Que d 1
entreprendre de te plaire3681.
"L'entreprise" est l'acte ou la série des actes, envisagés comme
dynamique, mais indépendamment de la conscience qu'on peut en
acquérir. Le dessein "se rencontre" au cours de "l'entreprise" par
un va-et-vient, largement involontaire, entre elle et la conscience.
C'est en entreprenant de ' plaire au "Censeur 3682" que La Fontaine
découvre qu'il s'agit d'un "dessein très dangereux", mais, quand il
écrit qu'un des Pigeons "fut assez fou pour entreprendre un voyage
en lointain pays3683", il insiste sur le début du voyage, non sur la
conscience qui se rencontrerait chez le Pigeon.
Renonçant
à
parler
de
projet
ou
d'entreprise3684,
nous
utiliserons ce sens lafontalnien de "dessein", proche de "dessin" dans
-
176
-
la mesure où le dessin se rencontre dans son invention même. Certes,
notre auteur utilise aussi "dessein" comme synonyme de projet, mais
il le fait en des locutions fixées3685, qui nous paraissent peu
l'engager,
alors
que
l'emploi
que
nous
avons
repéré
est
caractéristique et significatif de sa manière de vivre, de penser et
d'écrire.
Nous voulons montrer qu'existe, concernant les relations de
pouvoir et supposant l'unité de conception que nous avons étudiée dans
1'oeuvre,
une
unité
de
"dessein"
chez
La
Fontaine.
Aussi
employons-nous "dessein" au singulier, bien que diversité soit la
devise du Papillon du Parnasse...
3681.
Contre ceux qui ont le goût difficile, (IIf1 ), vers 53-54.
Ibid., vers 51.
3683. Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 3-4.
3684. Nous rejetons aussi entreprise à cause des connotations modernes du mot, de lsîdée de "prise13 qui peut
s'y entendre et des valeurs négatives que La Fontaine lui accorde souvent. Voi r, par exemple, Les
Deux Aventuriers et le Talisman, (X,13), vers 21 : "Quel le ridicule entreprise !"
3685. Deux exemples. "L'ai - je fai t à dessein/ Qu'il assouvisse un jour ta faim"? , Le Loup, la Chèvre et
le Chevreau, Le Loup, la Mère et l'Enfant (IV,15,16), vers 57-58. "Tant qu'à dessein d'al 1er fai re
un bouquet, la pauvre épouse au jardin est menée". La Servante justi fiée, Contes et nouvel les, II,
vers 53-54. On est plus proche du sens que nous avons dégagé dans ce passage de La Relation d'un Voyage
de Paris en L i mous i n, (O.D., p. 555) : Il y a un endroi t qui n'est quasi qu'ébauché, soi t que
la mort, ne pouvant souffri r l'accomplissement d'un ouvrage qui devai t être immortel ai t arrêté
Michel-Ange en cet endroi t là, soi t que ce grand personnage l'ait fai t à dessein, et afin que la
postérité reconnût que personne n* est capable de toucher une figure après lui".
3682.
Pour nous, il n f y a pas, chez lui - au moins dès qu?Il publie
vraiment et en dépit des
tensions locales
- de
contradiction
fondamentale entre unité et diversité. Nous nous opposons sur ce point
à une tradition critique qui insiste, par exemple, sur de prétendues
incohérences
pour
affirmer
que
la
lafontalnienne manifeste son manque d
9
diversité
de
la
pensée
unité. Pierre Clarac relève
ainsi que La Fontaine propose des solutions "qui ne s'accordent pas 3686"
en affirmant qu5 hommes et bêtes ont une même "âme" "grossière3687" et
qu'il est par ailleurs "des naturels de Coqs et de Perdrix3688" . Ce
critique oublie cependant que la physique est, au moins depuis
Epicure, science des niveaux d'organisation et que 1'identité de
certains niveaux n' implique pas 1 ' identité de tous : ce qui peut
être unité au niveau de "19 âme" "grossière" peut être différence au
niveau des "naturels". Surtout, Pierre Clarac ne voit pas que La
Fontaine, qui n! oublie jamais son nom, rêve et raisonne en termes de
flux. Pour lui, la diversité est divergences et multiplication de
divergences par rapport à un mouvement total qui, par écarts, suscite
continûment
du
divers.
La
diversité,
ce
sont
les
différences
envisagées du point de vue de ce mouvement tandis que les différences,
qui lui sont perpendiculaires, sont entre les choses, prises une à
une, ou par catégories : si "tout en tout est divers 3689" et s'il y a
bien du "tout", "les âmes des Souris et les âmes des belles sont très
différentes entre elles3690 " 1 Ce mouvement vaut pour 1 ' univers, mais
3686.
3687.
3688.
3689.
3690.
Pierre Clarac, La Fontaine par lui-même. Seuil, 1961, p. 120=
Voi r Le Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 257.
La Perdrix et les Coqs, (X,7), vers 18.
Le Cierge, (IX, 12), vers 17.
La Souris métamorphosée en Fille, ( IX,7), vers 75-76. 1 1 y a dans Le Juge arbitre, l'Hospitalier et
le Soli tai re une remarquable illustrât ion de cela. Lors qu'il s 1 agi t du mouvement des trois Saints,
La Fontaine écrit : "Ils s'y pri rent tous trois par des routes diverses". Lorsqu'i l s'agi t du choix
entre les possibles et de leur comparaison,
i l écri t- : "Nos Concurrents/ Crurent pouvoi r choisi
177
r des sentiers di fférents". Le Juge arbî tre, l'Hospitalier et le Solitaire, (XII,29), vers 3 et 5.
il vaut aussi pour i'essentiel de 1'oeuvre lafontainienne et,
largement, pour 1'existence de son auteur. Partout, 1'unité du dessein
qui "insensiblement"
mais,
"se
rencontre"
au contraire, suppose et implique
n'exclut
pas,
la diversité des
applications «
Revenons aux relations de pouvoir : s 1 il existe, chez la
Fontaine, un dessein les concernant, il est, pour lui, essentiel. La
Fontaine juge en effet que les dominants, dont 1 5 existence résulte
de la diversité des créatures et des occasions, sont déterminants dans
ce mouvement producteur de diversité, soit qu'ils le bloquent en
interdisant toute diversité et en suscitant le trouble pour leur
dominés, soit au contraire qu'ils s'efforcent d'ajouter au mouvement,
d'améliorer ses conditions et de favoriser la vie la plus heureuse
possible entre les éléments différents, qui risquent entre eux de
s'anéantir.
Ce dessein ne précède pas l'oeuvre et les multiples actes de La
Fontaine : comme le dessein du poème au duc de Bourgogne qui se
rencontre .dans .le jeu joué avec ce dominant, Il se rencontre
insensiblement au cours des diverses entreprises que notre auteur a
menées parmi divers champs de relations de pouvoir 3691 . A un certain
moment, il sait ce qu'il est. Dès lors, le mouvement est relancé.,
enrichi, et rendu plus cohérent par une conscience acquise que les
dangers, les jeux, les détours rendent toujours plus subtile.
Les relations de pouvoir, pour La Fontaine, sont presque
omniprésentes. Elles touchent à la fois son existence commune
(éducation, mariage, argent, protections...), son insertion dans le
champ littéraire, ses rapports au lecteur et, par là, sa conception
de i ' acte littéraire. La force singulière de son dessein, c'est de
tout englober dans une cohérence complexe.
Sans touj ours refuser d'être dominé et, même, en voulant bien
des maîtres qui soient des guides et des protecteurs, La Fontaine veut
obtenir le maximum d'espace pour
j ouïr du monde
et
de
soi.
Il
3691. Chez cet auteur tellement habitué à raconter et à analyser des rencontres, on peut juger sol ides ses
raisons d8avoir choisi le verbe "rencontrer" et i l faut bien peser ce que la rencontre signifie pour
lui de hasard en même temps que d'infiniment préparé, par le dédale des routes diverses.
ne
souhaite pas
dominer
parce que les plaisirs du pouvoir, s'ils sont intenses, aveuglent et
troublent. Le pouvoir souvent embarrasse et blesse son détenteur :
Vénus perd Adonis pour s'être occupée de son empire... En revanche,
puisqu'on doit vivre avec les dominants, on peut goûter un plaisir
. intense à jouer avec eux ou, plutôt, à se jouer d'eux, par de subtils
écarts avec les règles qu'ils imposent. Jeu toujours dangereux I Le
plaisir, cependant, est dans la conscience et la maîtrise de ce danger.
3692.
La Vie d'Esope le Phrygien, p. 16.
178
-
Par son audace, La Fontaine s'affirme, refuse d'être nié sans rompre
pourtant avec des dominants qui, simultanément, limitent et rendent
possible
le
jeu.
Il
multiplie
les
transgressions
courtoises,
subtiles, qui ne font pas détruire le jeu ou le joueur. Il agit comme
Esope qui "tous les jours faisait de' nouvelles pièces à son maître,
et tous les jours se sauvait du châtiment par quelque trait de
subtilité", si bien qu'"il n'était pas possible au philosophe de le
confondre3692"... Peut-être n 5 est-Il pas de transgression plus osée
- et donc plus délicieuse - que d'instruire, c'est-à-dire ici
d'exposer, sous l'oeil de dominants obliquement désignés, ce que sont
les relations de pouvoir, ce qu'on pourrait rêver qu'elles soient,
leurs détours réels, les négations qu'elles impliquent, le trouble
qu'elles suscitent, les méthodes des maîtres, leurs succès, leurs
échecs, les techniques utiles pour s'en protéger... Qui Instruit ainsi
montre qu'il n'est pas dupe. Les dominants peuvent bien régner, mais
on connaît leurs "raisons", peut-être même mieux qu'eux, et on peut
les révéler i Pareilles leçons sont dangereuses pour qui les donne,
mais leur forme procure un plaisir qui les fait passer, les protégeant,
et protégeant leur auteur. Tout cela n'est que littérature ! "Qui ne
voit que ceci est jeu, et par .conséquent ne peut porter coup 3693"? C'est
si bien dit, c'est tellement divertissant : cela désarme. Le tour est
joué. Le dragon de Psyché s1 endort sous les rimes. Le Chat se
mener par la Souris.
qui est
souris.
On ne sait plus qui est chat,
La relation de pouvoir est mise en jeu.
subvertit
le
libère partiellement,
qui
et
réel,
ce
Chez
Le fictif
1'inverse,
mouvement
le suscite ou y participe.
donne
du
en
plaisir
Chez La Fontaine,
à
le plaisir
est l'aboutissement de la leçon et même l f ultime
protège la leçon,
leçon.
fait
lui,
le jeu désamorce et
instruit.
"Ceci n'est
qu'un j eu"/ mais ce jeu ouvre l'esprit... Encore faut-il que celui
qui
instruit
un pouvoir,
qui nie,
et
détient,
ne bloque pas
le
implicitement ou pas,
limitant
à
se
jeu,
là
et
en se
pour
faisant
celui qui l'écoute.
doit se méfier de son pouvoir,
l'alléger,
par
cela,
dominant
L'instructeur
être prêt à l'abandonner,
faire
souple,
inexistant,
à
se
à donner quelques signes qui Incitent à un mouvement
créateur de merveilles.
La Fontaine en est singulièrement conscient,
lui qui sait la perversité des désirs de pouvoir et établit une
lecture-conversation,
par
les
nouveau",
autres,
11 sape,
se mettant en jeu,
"Gros-jean",
ouvrant
par
et
3694
1 annuler,
en scènes
",
le
partenaires
5
sans
vides,
lesquelles
les
indéfiniment,
en retournant
des
penser
dont
un plaisir
contre lui
peut
avoir
faire preuve d' "habileté
179
"toujours
en se montrant
ses propres leçons,
discontinuités,
lecteur
les uns
sa position de pouvoir, en
- mais point trop - ,
des
-
créent
3695
en
des questions,
"quelque chose à
",
-
3694. Discours à M. le duc de La Rochefoucauld, O.D., vers 56.
3695. Préface de la Deuxième partie des
Contes et nouvel les en vers, p. 605.
multiplier les
initiatives,
les
autrement,
contempler,
rapprochements,
lire
et
relire
tracer ses itinéraires, goûter d'autres plaisirs,
à
sa
des jardins,
fantaisie,
puis
un .coucher
revenir,
de
retrouver
soleil
le
mouvement,
débattre, sans avoir jamais le sentiment d'être pris,
asservi par
quelque
ennuyeux déciamateur. . .
Comme
ou
coincé,
il
joue
f
avec
le pouvoir d autrui, La Fontaine joue et invite à jouer avec
le sien
doute,
mais
propre,
"le tour"
1'amenuisant
qu ' il
ainsi.
a rapidement pris dans
C'est,
sans
son existence,
des années furent nécessaires pour qu'"insensiblement le
dessein se rencontre".
-
180
-
Nous voudrions suggérer comment il a pu se rencontrer et se
préciser en ses diverses applications, comment La Fontaine 11 a mis
en oeuvre dans ses écrits, soit qu'il ait élaboré un espace pour les
créer et les publier, soit qu'il ait rendu possible, pour son plaisir
et l'éternelle joie de ses lecteurs, ce que nous appellerons une
lecture-conversation
o
181
-
182
-
Chapitre 1
Jk la rencontre du dessein
1.1
Jusqu§ à la rencontre de Fouquet s recherches et
Incertitudes «
Nous ne prétendons pas apporter d3 éléments nouveaux sur la vie
de La Fontaine « Après les multiples biographies .de la tradition
critique, Roger Duchêne présente, nous semble-t-II, 1! essentiel de
ce que 18 on sait, de ce qu3 on peut savoir, et il fournit, sur plus
d'un point, des hypothèses et des Interprétations intéressantes. Nous
voulons, quant à nous, tenter d'éclairer cette vie en utilisant nos
analyses de 11 oeuvre.
Celle-ci commence relativement tard. Quand paraît L1 Eunuque,
La Fontaine a déjà trente-trois ans. Il en a trente-six ou trente-sept
quand 11 écrit la lettre à 13Abbesse de Mouzon qui 11 introduit chez
Fouquet, et l'essentiel est publié bien après ses quarante ans. Il se
peut que Le Meunier, son Fils et l'Ane soit le plus ancien texte que
nous ayons. Cette fable pourrait remonter jusque vers 1647 quand il
avait moins de trente ans. Cependant, il est douteux qu'elle n'ait pas
été repensée et remaniée. A l'argument de Jean-Pierre Collinet3696, nous
ajouterons qu'elle prend sens par rapport à Les Membres et l'Estomac,
à Le Loup devenu Berger, et au livre III tout entier. Il paraît probable
qu'elle a été retravaillée pour s'intégrer dans cette série.
3696. Cette fable a une parenté avec Contre ceux qui ont le goût difficile, (11,1). Voir l'édition
de la Pléiade, p.1096.
-
183
-
Dépourvus des premiers écrits de La Fontaine, nous disposons sur
sa jeunesse - Taliemant -des Réaux étant excepté - de témoignages
souvent tardifs. Comme la plupart sont d
1
un temps où notre auteur
était ilustre, voire mort, son mythe et la faiblesse des mémoires les
rendent incertains* On reconstitue la chronologie de ses principaux
actes de jeunesse, mais on ignore pratiquement ses pensées, son art
de vivre, ses questions, son évolution, et il serait singulièrement
abusif, pour cette première période, de conclure de son oeuvre à sa
vie. Cependant, il ne nous paraît pas impossible de formuler quelques
hypothèses sur le tour qui a insensiblement amené La Fontaine à
rencontrer le dessein qu'il met en oeuvre par la suite.
Jusque vers 1657, on croit percevoir une hésitation, comme si
La Fontaine était simultanément ces deux Aventuriers 3697 dont l'un
refuse prudemment de franchir le fleuve, tandis que 1 'autre
aveuglément veut s'élancer. Que faire ? Vers quoi se lancer ? Phëdrie
dans L1 Eunuque veut rompre avec Thais, refuse de rompre, part,
revient, repart, hésite3698, voudrait chasser Thrason, lui laisse le
terrain, prétend offrir à la belle un vieil Eunuque, mais n'agit guère.
Son frère Chërëe, en revanche, paye d'audace avec Pamphile qu'il aime.
Pour l'atteindre, il se fait passer pour Eunuque, promet de fléchir
son père, garantit l'effet de ses actes... L'étonnant, c'est que les
deux comportements se révèlent payants. Phêdrie épouse Thaïs. Chérëe
épouse Pamphile. Tout finit bien, mais que conclure sinon au manque
d'obstacle réel3699, et à la bonté de Damis, le parfait père des deux
frères3700 ? Leçon : agir comme Chërée ou ne pas agir comme Phédrie,
cela se vaut. Malgré l'agitation, les discours, les va-et-vient, les
complexités de l'intrigue, dans L1 Eunuque de la Fontaine ne se
rencontre aucun dessein
: action et inaction y sont équivalentes et inutiles puisque le père
3697. Voir Les Deux Aventuriers et le Talisman, (X,13).
3698. Voi r la scène cinq du premi er acte.
3699. Le prétendu r i val
-Gnathon - est un soldat fanfaron qui
se dissout
à
la di fférence de rang entre Pamphile et Chérée, elle étai t illusoi re...
3700. J'ai du bien grâce aux dieux assez pour trois ménages; Il ne
m'est plus besoin de former d'autres voeux
Que de me voi r bientôt renaître en mes neveux. L8Eunuque, O.D., p. 329.
poliment.
Quant
veille.
Dans le monde, cependant, la situation est moins favorable. "Nous
vivons dans un siècle et dans un pays où l'autorité n'est point
respectée" constate i1 Avertissement. En 1654, quand La Fontaine
publie sa comédie, la Fronde est finie, pour l'essentiel, mais la
monarchie reste fragile. Un père bienveillant et riche comme Damis ne
se manifeste pas. Or, à lire L'Eunuque et son Avertissement, on croit
reconnaître chez l'auteur le souhait d'une bénëvolente autorité qui
permettrait d'être, sans tirer à conséquences, Chérëe ou Phédrie. En
même temps, on croit reconnaître chez lui le refus d'une autorité qui
contraindrait. Cela donne ces curieuses lignes : "Je n'oserais nommer
deux si grands personnages sans crainte de passer pour profane et pour
téméraire d'avoir osé travailler après eux et manier indiscrètement
ce qui a passé par leurs mains. A la vérité, c'est une faute -que j'ai
commencée ; mais quelques uns de mes amis me l'ont fait achever : sans
-
184
-
eux, elle aurait été secrète et le public n'en aurait rien su. Je ne
prétends pas non plus empêcher la censure de mon ouvrage, ni que ces
noms illustres de Têrence et de Mënandre lui tiennent lieu d'un assez
puissant bouclier contre toutes sortes d'atteintes ; nous vivons dans
un siècle et dans un pays où l'autorité n'est point respectée :
d'ailleurs l'état des belles-lettres est entièrement populaire,
chacun y a droit de suffrage, et le moindre particulier n'y reconnaît
pas de plus souverain juge que soi. Je n'ai donc fait cet Avertissement
que par une espèce de reconnaissance3701 ".
La
Fontaine
souhaite-t-il
qu'une
autorité
reconstituée
interviennne pour défendre son audace de débutant ? Paradoxe : il lui
faudrait une autorité pour empêcher qu'on le censure ! Dans "l'Etat
des belles -lettres" un "souverain juge" serait nécessaire pour
interdire
"toutes
sortes
d'atteintes"
contre
son
8
3701. Avertissement de l Eunuque, O.D., p. 263-264.
-
ouvrage,
pourtant
"téméraire"..«
931
-
peut-être
La
Fontaine
se
réjouit-il,
au
contraire,
d1 une
implicitement
faiblesse
de
l'autorité
qui
permet
la
liberté parmi les belles-lettres,
audace,
ce
autorisant ainsi sa propre
et mettant tout lecteur à même de juger, par soi,
qu'il
lit
?
C'est
douteux.
Ce
de
n'est
pas
impossible
pourtant
à
lire
son Avertissement.
On
comprend mal,
à
la
vérité ce qu'il souhaite.
Il
en
déplore
protégé,
Il respecte absolument l'autorité.
l'affaiblissement
mais
il
et
regrette
présente
une
de
n'être
pas
publication
qui
pourrait
passer pour "téméraire"... A le lire,
comprendre
que
si
on croit simultanément
.l'autorité
était
solide
on
n'oserait
jamais
le
censurer,
mais
qu'il
ne
se
serait
alors
jamais
permis
d'oser
publier
pareil
texte...
Son
audace
et
sa
censure
seraient
également
l'effet
d'un irrespect..*
souhaite-1-il plus ou moins d'autorité ?
son
texte,
paraît
respecterait
plus,
d'abord
Le mot même,
désigner
les
Alors
dans
anciens
qu'on
ne
mais
la
phrase
suivante
qu'il
désigne l'Etat. Ce glissement est révélateur. L 1 autorité des
montre
anciens
et
l'autorité
de
l'Etat . se
rejoignent
dans
son
esprit
hésitant
entre
l'extrême
soumission
et
l'écart.
dirait qu'il rêve surtout d'une autorité générale,
et
bënëvolente,
pièce
qui
-
semblable
au
On
lointaine
père
de
sa
ou,
peut-être,
aux
silencieux
anciens
-
tolérerait
et
protégerait
définir
ses
en
lui
évitant
de
sa
position,
temps,
de
choisir,
ou d'articuler
ses
choix...
En même
dépourvu de tout protecteur auquel offrir son texte,
il ne trouve pas
Son
audaces
dessein
cette autorité dans
ne
s'est
donc
le
siècle où II vit.
pas
rencontré
quand
il
publie
L1 Eunuque.
mais
Il
il
ne
sait vouloir écrire
sait
pas
encore
et
se
il
en prend le
définir
dans
tour,
le
champ
des
relations
de
nettement
même
pouvoir qu'il
divers
distingue
types
mal.
Il
de
dominants.
violents
ne
n'oppose
Il
se
pas
plaît
à
croire
que
les
sont
peut-être
qu'apparence,
comme
Thrason,
et
qu'il
est
vain
d'élaborer
Refusant les bassesses du parasite Gnathon,
la
le
tentation d'être audacieusement
respect
total
dont
il
son
paraît
une
tactique.
il oscille entre
"souverain juge"
avoir
et
besoin,
mais
qui
- 932 interdit lfaudace. Cela débouche sur une sorte d'impuissance.
Il est au demeurant remarquable que ce jeune inconnu, réputé pourtant
pour ses audaces amoureuses, ait d'abord publié L'Eunuque. Doit-on
supposer qu'il se soit perçu intérieurement comme tel 3702 ? Ou plutôt
perçoit-il qu'en ne choisissant pas entre différentes options, ou en
ne les hiérarchisant pas, celles-ci s1annulent ? 11 dut en tout cas
méditer l'insuccès de sa publication. Nul ne semble s'en être soucié.
Elle ne gênait ni n'interrogeait personne. On ne l'a pas censurée. On
ne l'a pas louée. Malgré la qualité de ses vers, c'est comme si elle
n'avait pas existé. Que disait-elle en effet, sinon que deux fils se
compliquèrent la vie pour épouser deux filles, qui voulaient d'eux et
que leur père leur accordait ? Ce n'était même pas beaucoup de bruit
pour rien* 11 n'y eut aucun bruit, et La Fontaine resta plusieurs années
sans publier.
Les incertitudes que l'on repère à lire L1 Eunuque de 1654
rappellent une ancienne double volte-face. En 1641, après quelques
années
passées dans
un
collège
parisien, La Fontaine
entre
à
l'Oratoire, où il ne reste guère, puisqu'il en sort en 1642 pour
regagner Château-Thierry, puis Paris où il participe à la plaisante
académie littéraire de la Table ronde. A en croire Roger Duchêne, il
passe d'un groupe où -à côté des impératifs du collège - l'on mène
"joyeuse vie" et "se pique de cultiver les Vénus bien en chair 3703" à
"une des plus sévères congrégations religieuses de l'époque 3704" avant
de rejoindre une "troupe" amicale3705" où il peut être "un personnage
ennemi de toute contrainte3706". Il se produit donc, en peu d'années,
3702.
Quelques années plus tard, dans un fragment de Le Songe de Vaux, i l s'interroge ainsi :
-Hélas 1 dis-je, pour moi je n'ai rien fait encor ;
1
Je ne suis qu écoutant parmi tant de merveilles :
Me sera-t-i l permis d'y joindre aussi mes veilles ? Le Songe de Vaux, O.D., p. 106.
3703. Roger Duchêne, La Fontaine, Fayard, 1990, p. 34 et 35.
3704. ibid., p. 37.
3705. Ibid., p. 56.
3706.. Ibid. f p. 55.
une double alternance : La Fontaine s'éloigne de la contrainte, y
aspire, puis s'en éloigne de nouveau. A l'Oratoire, il se soumet
explicitement à Dieu, aux pères,
à une règle.
Il réduit presque à
rien l'espace du jeu. Il va chercher la contrainte, choisissant de
respecter, sans écart, 15 autorité, comme s1 il se constituait par elle.
Mais, avant, après, et, sûrement, pendant3707, il cherche à mener le
plus possible libre vie. Il réduit le joug. Il tente de trouver des
espaces où s1 écarter, assez loin des maîtres du collège et, plus tard,
de 11 opinion qui doit, peu ou prou,
le surveiller à Château-Thierry.
Deux comportements inconciliables se succèdent : soumission et
désinvolture qui va jusqu!à oublier les règles de la Table Ronde !
Refuser
la
contrainte
et
la
rechercher
sont
visiblement
deux
aspirations du jeune La Fontaine, mais il ne les concilie pas, ou,
plutôt, ne les hiérarchise pas. Les essayant et s'esseyant, Il passe
de l'une à 13 autre. Il zigzague sans organiser nettement une
continuité entre ces choix discontinus. Peu importe I Dans les années
1640, le temps pour lui est ouvert. Il n1y a point d1urgence. Il a la
vie devant lui... Quand il écrit L1 Eunuque, c'est encore le ridicule
Gnathon qui déclare fuir la contrainte3708. Damis est un père absolument
bon. Ses fils peuvent suivre, sans le fâcher, des itinéraires
incertains. Il paraît possible d'aller, comme un ludion, et, sans
dessein,
de
la
soumission à
la désinvolture. Cela reste
sans
conséquences. On peut tranquillement souhaiter, et ne pas souhaiter
que l'autorité soit respectée.
Vers 1657, quand La Fontaine fait circuler la lettre à 1'Abbesse
de Mouzon, tout paraît avoir changé. C'est son premier texte vraiment
caractéristique. Les contemporains ne s'y sont pas trompés. Mme de
Sévigné a aussitôt reconnu une voix, une singulière manière de voir
le monde, de se voir, et de le dire. Fouquet fut enchanté.
En ces vers, La Fontaine se perçoit lucidement comme un dominé
potentiel. Il se sait possible "prise3709", soit du redoutable Montai,
soit de 15 Abbesse qui a des "prisons,f où 11 on
"longues
poses
3710
"
I
Le
futur
fait
parfois
fabuliste, qui veut éviter la
3707. Une fois le premier élan passé...
3708. L'Eunuque, O.P., (111,1), p. 296.
3709. A M.P.C.A.P.M., O.P., p. 491.
cage et n5 est pas "curieux de goûter le trépas3711", sait 13 inutilité,
devant Montai, de "parler à voix soumise" : il aurait beau jurer qu 5
il est "un homme de Champagne", que "Cupidon seul le fait marcher3712",
on lui ferait un mauvais sort î Montai n'est pas un Thrason. Cet être
"sans conscience3713" est un danger réel. Ses objectifs sont nets. Il
suit ce que nous avons appelé logique de la Fourmi. On se perd quand
on ignore sa nature et qu ' on méconnaît son propre état. Il faut donc
méditer les malheurs de Girardin, agir en conséquence et savoir, sans
illusion, que
nul
père
bienveillant
n'en préserve
: quand
on
s'approche, on est pris. Si l'on ne perd pas la vie, on perd du moins
la joie. Leçon : mieux vaut renoncer aux délices d'amour que passer
par "certain lieu3714"
!
La perception *de La Fontaine est claire, et son choix est net.
il sait ce qu'il est, ce qu'il risque, ce qu'il veut et comment agir.
11 sait qu'il ne peut rester dans l'hésitation, dans l'entre-deux. Sa
décision n'est pas "d'une âme espagnole, bien plus grande encore que
folle3715", mais elle est solide et il peut en rire sans la changer.
S'il perd un plaisir, il sauve, la possibilité d'en goûter d'autres,
par exemple celui de jouer avec 1'Abbesse de Mouzon.
Cette dame est un dominant potentiel.
Qu'il nous faut pâtir
Dans vos prisons, où l'on fait longues poses I
Noires ne sont, et pourtant sont mieux closes Qu'aucun
châtel. Quand léans on se voit, Pleurs et soupirs ce
sont boutons de roses :
On n'en sort pas ainsi que l'on voudrait3716.
Sort cruel,
mais en vers plus que dans
les
faits
1
Si
tout est déplaisir chez Montai qu'on ne quitte qu'avec "grosse
3711.
Le Trésor et les Deux Hommes, (IX,16), vers 8.
3712.
3713.
3714.
3715.
3716.
A M.P.C.A.P.M., O.P., p. 491.
Ibid., p. 491.
Ibid., p. 291.
Le Mari, la Femme et le Voleur, (IX,15), vers 37-38.
A M.P.C.A.P.M., O.P., p. 492.
on souffre moins en compagnie de i 1Abbesse
finance",
! Le
51
trépas37'7" que 11 on risque est rhétorique galante. La Fontaine,
pourtant, ne veut pas être pris. 11 évite Montai. Il évite aussi les
"prisons" de 11Abbesse. Mieux même, il utilise son refus de passer
par l!un pour ne pas être pris par l'autre I Seulement, la dame n'est
pas Montai. Si La Fontaine ne désire pas voir celui-ci, il aurait
volontiers en vue certains "appas"... Le problème est de n'être pas
pris, soit par Montai, soit par l'Abbesse. Avec sa lettre, La Fontaine,
dominé potentiel, évite d'être dominé. En ne partant pas et en parlant
de loin, il échappe à coup sûr à Montai et prépare avec 1'Abbesse une
relation qui ne serait pas de pouvoir - et donc dissymétrique - mais
de jeu. Au pouvoir potentiel de la 'dame, il oppose ses refus, ses
plaisantes excuses, ses divers détours d'esprit et sa désinvolte
soumission... 11 s'amuse avec ce pouvoir, qu'il peint redoutable, pour
s'y dérober, en rire, et inviter cette Vénus à jouer avec lui. Au
demeurant, leurs positions sont voisines. S'il est dominé potentiel,
elle fut contrainte par son "parentâge" à encager ses appas. "Dessous
la clef on les a mis3718". Par chance, elle se moque du couvent
:
Vénus se fit Bénédictine
Les Ris, ne bougeant d'avec vous,
Bénédictins se firent tous3719.
La
Fontaine
1'Abbesse
se
verrait
bien
riant
avec
du
"parentage", des interdits, des règles, et peut-être de Dieu...
Qu'elle ne prétende pas 11 emprisonner cependant I II choisit donc,
pour l'heure, de rire de loin, de l'inviter au plaisir partagé, et,
obliquement, d'entraîner dans son jeu ceux qui liront la lettre,
riront de sa crainte de Montai, de son jeu, de la "très sainte mère
3717.
ibid., p. 492;
3718.
ibid., p. 492.
3719.
Ibid., p. 493.
3720.
3721.
Ibid-, p. 291.
"N'en est-il point dont il puisse à ma vue / Se confier ? je ne le dirais pas". Ibid., p. 493.
-
936
-
en Dieu3720", et apprendront comment il dit qu'il ne dira pas le secret
des "appas3721 "
par
dévoilés....
Ils
l'aideront
peut-être,
le rire, à créer un espace plus vaste pour jouir, rire avec des
dominants qui ne visent pas à le détruire, élargir encore son espace...
Par cette lettre, La Fontaine se présente comme dominé potentiel
qui refuse d'être attrapé. Plus d'illusion I Plus d'hésitation ! Il
veut du plaisir et sait que rien n'en prive comme d'être pris. 11
distingue cependant entre les dominants. Il reste loin des dominants
cruels, obtus, et trop forts pour lui. Il se plaît, en revanche, à
jouer avec qui le dominerait volontiers, mais paraît subtil, peut
faire sa joie, et ne prétend pas l'anéantir. Pour jouer avec de tels
dominants, comme il convient de garder ses distances, qu'il faut user
des armes qu'on connaît, et qu3 il est possible, par le discours,
d'opposer piège aux pièges, La Fontaine n' a pas meilleur moyen et
meilleur terrain que l'écrit. L1Abbesse de Mouzon ne saurait mettre
dans sa prison l'auteur de la lettre. Celle-ci n'est pourtant pas sans
risques : 1'Abbesse pourrait se fâcher de pareille désinvolture. Elle
pourrait refuser d'enlever pour La Fontaine son habit "receleur
d'appas3722". Grave perte 1 Mais La Fontaine a pris bien soin de ne pas
crier famine. Il souligne qu'il a beau être loin de la belle, 11 vit,
"à ne point lui mentir". Il ne prie pas qu'on lui donne quelque
Indispensable bien. Alors, quel moyen aurait 1'Abbesse de l'asservir
? Ne vaut-il pas mieux, sans le mettre en "prison",
"cage" et faire voir "Beau jeu
sortir de la
3723
" ?
Il est remarquable que le premier texte vraiment lafontainien
de La Fontaine - un texte qu'il publie lui-même dans les Fables
nouvelles en 1671 - concerne à ce point les relations de pouvoir. Il
manifeste, à leur endroit, une attitude complexe et cohérente,
associe, comme éléments d'un divers paradigme, le politique, le
religieux, l'amoureux, le littéraire, et positionne son auteur comme
dominé potentiel, conscient
nature
de
de
l'être,
conscient
de
la
certains dominants, décidé à raisonner et à agir pour
n' être pas pris, pour ne pas vivre dans de "mortelles angoisses 3724",
3722.
Ibid., p. 493.
3723.
"Que les champs libres on leur laisse / Un peu, Je gage / Qu on verra, s'ils sortent de cage, / Beau jeu' . Ibid., 492.
s
3
mais se plaisant à folâtrer avec certains dominants, quand c ? est
possible, et jusqu'aux limites du possible, ce qui suppose astuce,
prudence, audace, connaissance précise des règles,, et, obliquement,
la complicité df autrui - le lecteur - par qui et pour qui le jeu prend
son sens, devient fécond, parce qufil plaît, parce qu'il instruit...
De manière frappante, La Fontaine manifeste sa conscience d'être
un dominé potentiel dès ses premières publications. Le personnage
principal de Joconde est Joconde, non le roi de Lombardie» On peut
croire que, si parmi tous les contes de la tradition italienne, La
Fontaine a d'abord choisi d'imiter celui-ci, c'est-pour s'être rêvé
comme Joconde, ce dominé3725 qui établit avec son roi, sans rien renier
de ce qu'il est, une relation ludique, heureuse, où le plaisir est
partagé. Voilà "beau jeu"
!
Lecture du premier livre des Fables et de quelques parties du
1.2
premier recueil : le dessein rencontre«
Les premiers lecteurs de La Cigale et la Fourmi, au moins dans
les cercles parisiens, pouvaient ■ rapprocher "l'emprunteuse" du
fabuliste, ce qui peut expliquer sa position dans le recueil. La
Fontaine n'était-il pas réputé pour être paresseux, "bon garçon", mais
poète peu soucieux du lendemain, rêveur, bonhomme ? Ne l'avait-on pas
vu, après la chute de Fouquet, dans le besoin, et cherchant quelque
protecteur3726 ? La Fontaine ne dit pourtant pas qu'il est la Cigale.
Il suggère, en jouant de l'identification possible, qu'il se sait
dominé potentiel, mais la Cigale ignore ce qu'il connaît du monde et
de lui-même. Avec cette fable, La Fontaine s'avertit,
et avertit
son lecteur qu'il est dominé potentiel et que la Fourmi existe. Elle
"n ' est pas prêteuse372*^' . D'elle, pas plus que de Montai, on ne
doit rien attendre. Or, elle n1 est pas dominant manifeste, couvert
a
3724.
L Aigle et la Pie, (Xîî, 11), vers 26.
3725.
Il est aussi dominant avec sa femme, mais cela ne dure pas. Nous reviendrons sur ce point.
3726.
I l entre en 1664 chez la duchesse douairière d'Orléans.
des signes du pouvoir. Elle est minuscule. Elle est n'importe qui.
Sans peut-être en avoir conscience, elle a un désir de dominer, enté
sur 11 amour - propre, si bien décrit par La Rochefoucauld. Méfiance
donc ! Prudence extrême I Face à n'importe qui, rien de pire que la
tactique de la Cigale. La Fontaine se le tient pour dit. En 1668, quand
11 publie les Fables,
son dessein est net.
Les premiers livres, en particulier, peuvent se lire comme son
exposé et sa mise en oeuvre. Quand on est un dominé potentiel, la
Cigale, avec son amour-propre, est un exemple à ne pas suivre. Mieux
vaut, comme le Renard, mettre son amour-propre entre parenthèses,
flatter qui pourrait vous nier et obtenir, par là, ce dont on a "besoin
I Grâce au "langage3728" qu'il maîtrise et à 11 amour-propre du Corbeau,
Le Renard invente une tactique inverse de celle de "l'emprunteuse 3729".
D'une fable à l'autre, tout pivote, les mots, les choses et le pouvoir.
Quand le Renard, apparemment, devrait être au Corbeau ce que la Cigale
est à la Fourmi, il devient ce que la Fourmi est à la Cigale. Il mange.
Il domine. Il rit. La leçon du début du livre est donc à partie double,
mais, avec les fables suivantes, elle devient à partie triple, puis
quadruple, puis quintuple... Quand on est Grenouille 11 est vain de
croire pouvoir devenir Boeuf. Mieux vaut brider son amour-propre et
admettre ce que l'on est. Le dominé potentiel se ruine et se perd à
vouloir se gonfler, et il se met en grand danger quand il veut, pour
dominer illusoirement autrui, servir quelque puissant. "Il n'est pas
toujours bon d'avoir un haut emploi3730". Mieux vaut donc, souvent,
comme le Loup, rester loin des maîtres potentiels, même au prix de
3727.
3728.
La Cigale et la Fourmi, (1,1), vers 15.
Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 4.
3729.
La Cigale et la Fourmi, (1,1), vers 18.
3730.
Les Deux Mulets, (11,4), vers 17.
souffrances, et,
Mouton,
surtout,
ne
pas
croire,
quand
on
est
Chèvre,
Génisse, qu'on pourra partager équitablement avec le Lion, personnage
bien plus terrible que le maître précédent : quand l'homme met au cou
un "collier3731 ", le Lion menace d? étrangler3732 I On en tire qu
1
il
ne faut pas s'associer au Lion quand on est dominé potentiel, et qu'on
doit rester comme le Loup, toujours loin du maître. Il faudrait donc
être Loup* Cette conclusion ne satisfait pourtant pas La Fontaine.
Pourquoi toujours rester maigre ? La "félicité3733" que procurent
certains maîtres n 1 est-elle pas enviable ? N'est™il pas possible de
trouver quelque relation qui permette, sans doute par le jeu, une large
liberté ? Au demeurant, tous les maîtres ne suivent pas la logique
de la Fourmi.
Dans
La
Besace,
les améliorer,
les plus
sont
mais,
Jupiter
par amour-propre,
fous/ Notre espèce excella
pas
avides
derniers sont
propose
de
nier
retenir pour n'avoir pas
écouté
qu'elle n'a pas su les retenir.
".
Tous
les
dominés,
souvent aveugles' :
animaux
ils refusent.
3734
leurs
aux
de
"Parmi
dominants ne
mais
ces
les petits Oiseaux se
l'Hirondelle.
Il
est
font
vrai
Elle n'a pas construit la relation
de pouvoir qui les aurait maintenus libres en les forçant à la
lucidité.
Paradoxe
;
il
faut
parfois
être
dominé
pour éviter de l'être ! La condamnation du pouvoir ne suffit donc pas.
Non
seulement,
il
peut
être
le
pouvoir peut-être
aussi
nécessaire
:
aurait
Peut-être aurait-elle
dû,
une
ou celle des Rats...
Le
Rustique
est
pour
dominé
(Jupiter), mais
avec
pouvoir, l'Hirondelle
fable, celle-ci,
sauvé
utile
les
petits
l'obtenir,
potentiel.
du
Sans
Oiseaux.
leur
les
raconter
leçons
de
l'Hirondelle, Il sait qu'un "bruit11 peut indiquer un dominant
terrible. Or, pour lui, l'éventualité d'être pris anéantit la
"félicité3735" que procure un "festin de roi3736". Il
"Fi
du
plaisir
/
Que
3731.
3732.
Le Loup et le Chien, (1,5), vers 34.
La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le L i on, (1,6), vers 18.
3733.
Le Loup et le Chien. (1,5), vers 30.
3734.
3735.
La Besace, (1,7), vers 26-27.
Le Loup et le Chien, (1,5), vers 30.
3736.
Le Rat de ville et le Rat des champs, (I, 9), vers 24.
-
940
la
fuit
crainte
donc.
peut
-
corrompre3737" . On croit réentendre la leçon que donnait le Loup, mais
c'est plus subtil et plus radical. On est, cette fois, dans la maison
du maître. Le Rat va jusqu'à manger les "Ortolans" sur le "tapis de
Turquie". Il ne veut pas être maigre. Il prend du plaisir. Il profite.
Il parasite3738. Mais, ici, il sait qu'on ne joue pas. Au premier bruit,
il part. Ce bruit n'est presque rien, moins encore que le "rien3739",
visible au cou du Chien, mais le Rustique craint pour sa vie quand
le Loup ne craignait que pour sa liberté. S'il est pris, il perd tout.
Il file donc aux champs. Il se tromperait cependant s 1 il croyait y
trouver une sécurité qui n'existe nulle part pour les dominés
potentiels. Pas d'illusion bucolique chez La Fontaine ! Si les
agriculteurs sont heureux, d'après Virgile, on trouve aux champs les
"reginglettes et réseaux3740",
mais aussi le Loup qui "cherche
aventure"... Scène atroce : l'Agneau se fait prendre. 11 n'a pas
craint. Il n'a pas fui. Il n'a pas su que son repas pouvait être
interrompu. 11 a même cru qu'il pouvait se justifier face au Loup "sans
conscience3741 " comme Montai, alors qu'avec ces gens, quand on est
pris, on est perdu. Il ne s'agit que de savoir le lieu et le moment.
Commencée au bord d'une "onde pure", "l'aventure" finit "au fond des
forêts3742" .
Tout
dominant
n'est
pourtant
pas
destructeur.
Certains
améliorent, sauvent, enseignent. Au Loup, qui prend "au bord d'une
onde pure", s9 oppose "le livre des Maximes" que figure "un canal formé
par une source pure3743". A l'Agneau et aux petits Oiseaux qui ne
peuvent,
peut-être,
d'amour-propre,
s'éduquer,
mais
Comment l'y aider ?
parfois
s'oppose
capable
de
l'Homme,
s'en
certes
fou
débarrasser3744.
Puisque lfHomme, comme les petits Oiseaux, vit
3737.
Ibid., vers 27-28.
3738.
Voir Michel Serres, Le Parasite, Grasset, 1985, p. 9-27.
3739.
3740.
3741.
3742.
3743.
3744.
Le Loup et le Chien, (1,4), vers 33.
L3 Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1, 8), vers 41.
A M.D.C.A.D.M., O.D., p. 491.
Le Loup et l'Agneau, (1,10), vers 5,4, et 27.
L'Homme et son Image, (I, 11), vers 14.
Louis Marin, dans son dernier livre, rappel le avec raison que cette fable "occupe le centre "arithmétique"
du premier livre des Fables, dix fables sur un versant, dix fables sur l 'autre". Nous ne croyons pas,
en revanche que "cet unique sommet se signi fie lui-même comme tel par une radi cale di f f érence
de ton, de mam" ère et de destination par rapport aux unes et aux autres". Si
la différence étai t
radicale,
le sommet séparé de la base tomberai t. Selon
-
941
-
"plus que content dans son erreur profonde3745", pour 11 en arracher,
un pouvoir doit s'exercer. Ce peut-être cruellement comme il arrive
au Mulet, mais "guérir3746", en ce cas, c'est tuer... La Rochefoucauld
a trouvé beaucoup mieux. C'est par le pouvoir de la beauté que l'Homme
qui fait tout "pour éviter cette eau3747" est contraint à se regarder.
S'il se voit dans le canal, s'il se connaît, on peut espérer qu'il
ne sera plus "besacier ", qu'il ne sera pas sot comme la Cigale, qu'il
n'ira pas grossir comme la Grenouille, se presser pour avoir de "hauts
emplois" comme le Mulet, et qu'il saura se faire souple, habile, fin
négociateur, auditeur des bons conseils... Il n'échappera peut-être
pas
aux
dominants,
puisque
toutes
les
fautes
ne
sont
pas
d'amour-propre, mais, en évitant les plus ridicules, il multipliera
ses chances de vivre et de jouir.
En louant La Rochefoucauld, La Fontaine définit ce qu'il essaie
de faire : tout en se sachant dominé potentiel, il veut user des
pouvoirs de la beauté pour aider autrui à éviter des pièges. A la
différence du duc, il multiplie les récits divers, et donc les voix,
les cas, les tons, les jeux, les applications possibles, les
itinéraires, les systèmes de renvois, les replis... Par cette
diversité, il ajoute à la beauté les grâces qui touchent plus que la
beauté comme en témoigne l'histoire de Myrtis et de Mégano3748. Surtout,
il inclut dans son livre, comme en abyme, "le livre des Maximes" qui
ne saurait inclure le sien... En louant l'illustre duc, il n'omet donc
pas de suggérer la nature et i'extrême valeur de ce qu'il fait.
En voici aussitôt un exemple : Le Dragon à plusieurs têtes et
le Dragon à plusieurs queues est une fable dans une fable.
Pour
nous, la fable 11, plus qu'un sonnet, est le texte sur lequel se replie le livre. L'intérêt du chapi tre de Louis
3745.
3746.
3747.
3748.
Marin est immense, mais il oubli e trop, malgré un notable effort, de penser cette fable avec celles
qui lf envi ronnent.
L8 Homme et son image, (1,11), vers 4.
Ibid., vers 5. Voi r aussi, Les Deux Mulets, (1,4), : "tu ne serai s pas si malade"...
Ibid., vers 18.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 224-225.
convaincre un Allemand de la supériorité de son
maître, un Chiaoux lui présente un récit. Il ne compte pas seulement
sur la beauté pour arracher celui qui 11 écoute à son erreur, mais sur
le
pouvoir
des
fables.
11 1
L
aventure
étrange3749Sf,
apparemment
extérieure au débat, y ramène brusquement. Le Chiaoux, d'un seul
mouvement, mais qui peut paraître chaotique à qui le juge mal,
progresse dans son raisonnement et renverse l'argument de l'Allemand.
Cohérence et diversité comparables à celle du Dragon qui n'a qu'une
tête et plusieurs queues
:
Le chef passe, et le corps, et chaque queue aussi ; Rien ne
les empêcha ; l'un fit chemin à l'autre3750
La puissance apparente du premier dragon est bien moindre que
celle du second qui n'avait pourtant qu'une tête.
Je soutiens qu'il en est ainsi De votre
Empereur est du nôtre3751 .
La fable dans la fable répond à cette question
plus
puissant
Empereurs
donne
?
des
deux
Réponse
:
Dragons
ce
comme
n'est
pas
une immédiate Impression de force,
cohérent, et
réponse,
sait
qui
intéressante,
ensuite
être
le
donc
pas
quatorze,
quel est
des
deux
celui
à ce point du livre,
multiple.
de
que
poursuive, dans
se
quinze
se
La Rochefoucauld.
et
qui
Cette
est
pour le dominé potentiel,
Fontaine
sillage
le
mais celui qui est
peut apparemment se généraliser,
comme pour le dominant que La
dans
:
les
propose
On
ne
d'être 3752
s ' étonne
fables
treize,
seize, l'interrogation sur la valeur
relative des puissances»
Les Voleurs et l'Ane, par son application explicite, prolonge
le débat entre le Chiaoux et 1'Allemand. La Fontaine amène aux
frontières de l'Empire et du pays des Turcs,
quelque
part
chez
3749.
Le Dragon à plusieurs têtes..., (1,12), vers 12.
3750.
Ibid., vers 25- 26. Cette dernière expression nous paraît caractériser le mouvement de la pensée lafontainienne, en tant
qu8elle se pense et pense le monde» On y va de l'unité vers la diversité, une diversité qui ne contredit pas le mouvement, ma
i s, au contraire, l8 aide.
3751
- Ibid., vers 27-28.,
3752. Comme le Chiaoux parlant à l'Ailemand. La Fontaine est doublement Chiaoux : Chiaoux épouvanté (dominé),
Chiaoux qui enseigne (dominant).
-
943
-
11
le
Transylvain,
le
Turc
et
le
Hongrois ". Sa leçon est Ironique. On avait pu croire résolue la
question de la puissance. Mais non I Même si le Turc est plus puissant
que L 1 Empereur, entre ces princes qui sont des "voleurs3754", un tiers
voleur survient, et peut-être, ensuite, "un quart voleur3755"... S '
il serait sot de fonder 11 éthique sur la puissance, il serait fou de
se croire, avec amour-propre, le plus puissant de tous. L1 efficace
de la puissance, sur terre, est largement affaire d'occasions, de
configurations, de rapports, de tactique. Le Chiaoux et l'Allemand,
s'ils prétendaient juger dans l'absolu et s'ils croyaient que leurs
princes sont
bons, seraient
renvoyés
dos
à dos.
Mais
ils
ne
prétendaient rien de tel I De leur conversation, ce sont certains
lecteurs qui pourraient tirer une maxime rapide, d'universelle
valeur... Attention donc I La Fontaine, comme souvent, corrige par
la fable suivante les possibles erreurs d f interprétation que rend
possibles la précédente. Il avance ainsi. Une fable fait "chemin à
l'autre3756".
Les plus puissants de tous, ce sont les Dieux. Ils préservent
Simonide, et le vengent d'un champion de lutte qui l'avait volé.
L'absolu existe donc, et s'inscrit sur un axe perpendiculaire à l'axe
des luttes Infinies entre puissances terrestres. En tenir compte ne
signifie pourtant pas. qu'on doive, sur terre, quand on est dominé
potentiel, compter pour rien ces puissances
:
On ne peut trop louer trois sortes de personnes
Dieux, sa maîtresse, et son RoiJO .
: Les
Si l'on ne peut trop louer les Dieux - ce que montre la fable
-
il
serait
sot
d'oublier
ces
dominants
terrestres, qui
ne sont pas absolument puissants, mais peuvent procurer ou détruire
3753.
8
Les Voleurs et 1 Ane, (1,13), vers 9. Jean-Pierre Col l ïnet, dans sa note, ne pouvait pas ne pas souligner que. les deux
fables sont "en diptyque", et les citations qu'il propose ne font que renforcer la conviction» Seulement, nous ne sommes
absolument pas d'accord avec ceci : "La leçon complète celle de la précédente : si l'union fai t la
force, la mésentente s'avère dommageable".
3754.
"Les Voleurs sont tel ou tel prince. Ibid., vers 8.
3755. Ibid., vers 13.
3756. Le Dragon à plusieurs têtes..., (I,12), vers 26.
3757. Simonide préservé par les D i eux, (1,14), vers 1-2.
la sécurité et le bonheur...
On ne saurait manquer de louer largement
Les Dieux et leurs pareils3758.
"Pareils" est subtil. Les "Grands", qui ne sont pas absolument
puissants, ne sont pas des "dieux", mais c'est l'art de qui les loue
que de leur faire croire qu'il pense qu'ils sont ce qu'ils désirent
être : le Corbeau était Phénix dans le "langage" du Renard. Les Grands,
cependant, sont les pareils des Dieux, dans l'occasion, pour le
dominé. Ce sont des dieux relatifs. Les louer n'est pas dangereux.
Ce n'est pas immoral. C'est même moral puisque, "les grands se font
-
194
-
honneur,
dès
théoriquement
lors
qu'ils
possible,
nous
pour
grâce 3759".
font
les
poètes.,
Il
serait
d'établir
donc
avec
les
dominants, dans l'ordre politique, une relation d 1 échange corrigeant
11assymétrie qu1 implique le pouvoir : l'Olympe préserverait le
Parnasse qui lui donnerait de l'honneur. Hélas, cet échange, réel au
temps jadis, n'est plus du siècle où nous sommes
!
Jadis L'Olympe et le Parnasse Etaient
frères et bons amis3760.
Les Grands actuels sont voleurs comme l'Athlète ou comme "tel
ou tel prince3761 " et il est fort douteux que les Dieux interviennent
pour venger et préserver les poètes. Si "les faveurs d'une belle"
."sont souvent le prix3762" de la louange, La Fontaine ne se risque pas
à dire qu'actuellement elle a pour "prix" les faveurs du roi 3763 et des
Dieux. Cela n'implique pas qu'on ne doive pas les louer. On ne le peut
"trop", et même en étoffant la "matière infertile et petite3764".
résultat
est
loin
d'être
garanti,
mais,
Le
en les louant
"largement-5 ", on ne saurait "manquer". Quand on est potentiellement
dominé dans i1 ordre métaphysique par les Dieux, dans 11 ordre politique
3758.
ibid., vers 62-63.
3759.
Ibid., vers 66.
Ibid., vers 67-68.
Les Voleurs et l'Ane, (1,13), vers 8.
Simonide préservé par les Dieux, (I,14), vers 6.
Il est remarquable qu'au début de la fable,
i l se taise sur
à la fois réaliste et prudent.
Ibid., vers 13.
3760.
3761.
3762.
3763.
3764.
l'effet de la louange du roi
: c 3est
par leurs pareils, dans 11 ordre privé par sa maîtresse, la louange,
quoique incertaine,
est une pratique nécessaire.
Cela ne signifie pas qu'on doive louer la Mort. "0 Mort que tu
me semblés belle3766"
s'écrie pourtant le Malheureux. La Mort,
aussitôt, "frappe à sa porte, elle entre, elle se montre 3767". Le
Malheureux, terrifié par sa vue, veut la faire partir, mais n'est-il
pas trop tard ? Voici une limite de la louange : il est dangereux de
louer qui ne vise qu'à détruire, car c'est attirer sur soi une
redoutable attention. Or, la Mort 'apparaît comme un dominant qui nie,
et même comme leur modèle, contrairement aux Dieux, à la maîtresse,
ou au Roi qui peuvent apporter des plaisirs et avec qui on peut parfois
s'accommoder.
Par
ailleurs,
dans
précédentes, par delà les deux Dragons
le
prolongement
des
fables
3768
, les deux empereurs, le tiers
voleur, le quart voleur, les Dieux, les maîtresses, les Grands, elle
semble le dominant- le plus puissant. Elle terrifie et prend avec la
plus extrême efficacité. On n'y échappe pas. La seule tactique
possible, pour le dominé potentiel, c§ est de ne pas l'attirer.
La Mort et le Bûcheron, fable jointe, ouvre une autre direction
de pensée. La Mort serait ce qui permet aux dominants de dominer 3769
: parce qu'il en a peur, le Bûcheron retrouve "sa femme, ses enfants,
les soldats, les impôts, le créancier et la corvée3770", tout ce qui
le tient, profite de lui,
l'écrase sous le faix.
Plutôt souffrir que mourir C'est la
devise des hommes3771 .
3765.
Ibid., vers 62.
3766.
La Mort et le Malheureux, (1,15), vers 3.
3767.
Ibid., vers 6-7.
3768.
A rapprocher : "Me voici saisi derechef / d'étonnement et d'épouvante" et "Que sa rencontre/ Me cause d'horreur et d'effroi".
(I, 12), vers 23-24 et (1,15), vers 8-9.
3769.
1
. Dès le début du livre, la Fourmi se place entre la mort et la mort, entre la mort qu implique le changement des saisons et
la mort qu'elle donne. Elle parasite la mort. Voir notre chapitre sur La Cigale et la Fourmi.
3770.
Ibid., vers 10-11.
3771.
ibid., vers 19-20.
Le Bûcheron appelle la mort, mais dès qus il la voit,
demande de 11 aider à
"recharger ce bois".
Or,
il lui
par peur,
tous les hommes, apparemment, feraient comme lui. Ils n féchapperont
donc jamais absolument aux divers dominants qui les nient.
Autant ne pas en ajouter, pourtant I L1 Homme entre deux âges et
ses deux Maîtresses contraste plaisamment avec ce qui le précède. Cet
homme, 'qui est riche et qui n' est pas malade, ne veut pas pas fuir
un monde dur, mais il appelle deux veuves, avec projet d'en épouser
une. Malheureusement, elles lui arrachent les poils I Elle voudraient
11 empêcher de vivre "à sa façon3772. Il les chasse donc. En cette
histoire, on reconnaît aisément, sur le mode plaisant, la structure
des deux fables précédentes : appel, épreuve au contact, rejet.- Tout
se passe comme si La Fontaine' avait voulu mettre la mort entre
parenthèses, ne pas se laisser fasciner, dégager sa vue, revenir à la
vie, à lfamour, et aussi aider à lire les textes précédents. Il nous
propose un homme assez sage pour ne pas s1 embarrasser d' une femme
qui pourrait lui être une redoutable dominante, et, en somme, le plus
puissant de tous les dominants quand on l !a chez soi... Le dominé
potentiel a intérêt à se montrer prudent, et donc à faire des
expériences, à en tirer leçon et à appliquer ces leçons. Avec un bon
discernement, on n'échappera certes pas à la mort, aux Dieux, ou aux
Grands, mais on évitera de transformer sa maîtresse en épouse et son
existence en "enfer des enfers3773". Ne pas multiplier, quand on le peut
-essentiellement dans la vie privée -, les dominants, est, pour La
Fontaine,
d'excellent conseil.
Quand on est dominé potentiel, il convient d'être prudent, ce
qui suppose don d'invention et discernement fondé sur un savoir. Ce
thème, capital chez La Fontaine, trouve une illustration singulière,
après la fable 17, dans les fables 18, 19, 2 0 et 21 du premier livre.
On y reconnaît successivement un trait
de prudence,
puis
un
double manque de prudence, et enfin un remarquable trait de prudence.
3772. L'Homme entre deux âges et ses deux Maîtresses, (1,17), vers 28.
3773. ta Coupe enchantée, Contes et nouvelles, III, vers 155.
-
947
-
Dans ce groupe, les fables 18 et 21 se complètent directement, tout
comme les fables 19 et et 20, les deux duos se complétant à leur tour.
La Cigogne trompe le Renard "trompeur3774" et prend celui qui voulait
prendre3775 . Une Abeille, "fort prudente3776, parvient à forcer les
Frelons, qui voulaient s 1 imposer, à reconnaître leur mauvaise foi. Le
doublet des fables 19 et 20 présente des personnages beaucoup moins
prudents : Le Maître d'école, préférant discourir avant de sauver 1 1
-
196
-
enfant de la noyade, se montre fort imprudent malgré son savoir. On
en tire que le savoir n'est pas la prudence, mais cela n'implique pas
qu'il faille être, comme le Coq ou 1'ignorant, incapable de discerner.
La prudence n1 est pas le savoir, mais il n
1
y pas de prudence sans
savoir. L'Abeille "fort prudente" connaît le monde, et sait inventer
une tactique efficace dans 1'occasion. Pareille prudence évite souvent
de se retrouver dominé. Si on la pratiquait en France, on éviterait
sans doute d'être, dans les procès, mangé, grugé, miné 3777. Mais cela,
apparemment, ne plaît pas à Dieu3778, puisque cette prudence est rare
chez les créatures. On peut donc croire que les hommes, dans leur
ensemble, ne se délivreront jamais, en France, et sans doute, sur
terre, des dominants qui profitent, d'eux.
Des individus, même infimes, peuvent pourtant s'adapter. Le
Roseau ne saurait s'opposer aux "coups épouvantables" du "plus
terrible des enfants / Que le Nord eût porté jusque-là dans ses
flancs3779", mais il plie, se fait humble, évite de donner prise, et
survit jusqu1 à la saison nouvelle. S3 accommodant des contraintes du
monde, il ne tombe pas sous la protection intéressée du Chêne qui
prétend employer 1'extrême puissance des vents et sa grandeur pour
créer,
à son profit,
une relation de pouvoir, par laquelle il
imposerait son discours de compassion et satisferait son amour-propre
3774.
le Renard et la Cigogne, (1,18), vers 27.
3775.
3776.
3777.
3778.
3779.
"Honteux comme un Renard qu'une pou1e aurait pris"... Ibid., vers 25.
Les Frelons et les Mouches à miel, (1,21), vers 17.
Ibid., vers 35-36.
Ibid., vers 31.
Le Chêne et le Roseau, (1,22), vers 22 et 26-27.
-
948
-
* Bien que 11ëgoisme soit inverse en compassion, on reconnaît la
tactique de la Fourmi qui transformait en pouvoir personnel l'effet
sur la Cigale de la puissance de la bise3780 . Mais le Roseau n5 est
pas la Cigale. Il ne demande rien. Il laisse l'autre avancer, prendre
des risques. Il sait surtout se montrer poil, presque laudateur. Il
évite de déplaire au Chêne, attend la suite, et quand survient "le plus
terrible des enfants", Il prouve que le plus puissant n'est pas celui
qu'on pense : le vent déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient a 11 empire des morts3781 .
Vers splendides, dont les résonances sont infinies dans
le premier livre : le pouvoir auquel prétendait- le Chêne pouvait
apparemment se fonder sur la mort, qu'il contactait, et procéder du
ciel, séjour des Dieux, qu'on ne saurait trop louer. Mais les
puissances terrestres, même liées à "l'empire des morts" et au "ciel",
sont relatives. On peut donc, par une tactique prudente, espérer
échapper aux douloureux effets de leur désir négateur. De' manière
comparable,
par
une
tactique
prudente,
on
peut
éviter
d'être
rapidement détruit par "les coups épouvantables", du ciel et de la mort
ensemble, et donc du "plus terrible des enfants"... La comparaison est
ici raison : c'est parce que le Roseau plie devant la puissance du vent
qu'il peut ne pas plier devant le Chêne. S'affirmer libre devant lui,
comme le fait la Cigale devant la Fourmi, serait sottise s'il n1était
capable de survivre au vent.
Le Chêne et le Roseau est i ' aboutissement de tous les textes
du premier livre. On n'en finirait pas d'explorer les raisons de sa
position ultime... Or, nous ne voulons donner ici
cavalière
de
3780.
Au deux bouts du livre,
flux détournés.
3781.
Ibid., vers 31-32.,
cet
ensemble,
pour
qu 1 une
vue
suggérer comment sf y
la logique de la Fourmi est affaire de vents détournés. C'est indice qu'elle est toujours affaire de
dessine le dessein de La Fontaine concernant les relations de pouvoir.
En 1668, quand est publié le premier livre, ce dessein s 1 est
rencontré. La Fontaine le met en oeuvre. A explorer 11 architecture
de son livre, on croit entendre cette leçon : "Je pourrais être Cigale,
mais je suis plutôt Roseau. Cigale, on devient le dominé effectif et
nié de la plus infime créature. Roseau, on doit s'adapter au monde,
mais on évite d'être dominé, même par qui paraît extrêmement puissant.
En vérité, je suis doublement Roseau. Roseau, sans vouloir nier
personne, j'enseigne, en Roseau, à être Roseau : mon texte se plie,
mais ne rompt pas. Cette leçon vaut bien un hommage sans doute".
Le premier recueil et sa leçon ne finissent pas au premier livre.
La prudence ne suffit pas à La Fontaine qui veut aussi de l'audace.
Première fable du second livre, Contre ceux qui ont le goût difficile,
par son titre, manifeste la volonté de riposter à qui s'érigerait en
dominant. Aux censeurs qui prétendent nier ses choix, le fabuliste
annonce qu'il écrit à sa guise. S'il demande l'avis d'autrui, il
refuse, comme Poliphile, de le prendre sys t émat iquement pour règle.
Dès lors, il court grand danger.
C'est un dessein très dangereux Que d '
entreprendre de te plaire3782 .
Comment se plaire et plaire à qui prétend qu'on suive ses avis
? La Fontaine passe outre.
Les délicats sont malheureux. Rien ne
saurait les satisfaire3783 .
Tant pis pour eux ! La Fontaine se fraye un chemin. Alors qu '
il semble se soumettre, il fait une fable "à sa façon". Comme les Grecs
entrant dans Troie par le Cheval, et comme
glisse
entre
des
saules
3784
"
Tircis
qui
"se
il transgresse des
3782. Contre ceux qui ont le goût difficile, (11,1), vers 53-54.
3783. ibid., vers 55-56.
3784. Ibid., vers 42.
interdits... Alors qu
1
il semble obéir, il conte deux transgressions
et affirme ses choix.
Ayant joué les censeurs, La Fontaine passe à la fable suivante
- Conseil tenu par les Rats - qui montre la nécessité de 11 audace pour
se délivrer d9 un Rodilardus. 0r# si "monsieur le Doyen3785" est prudent,
nul rat n9 "attache un grelot au cou de Rodilard3786". Chacun craint
la mort. On délibère. On n'agit pas. Le conseil est incapable
d'exécuter. Les Rats resteront donc, faute d'audace, dans l'angoisse
d'être pris.
L'audace et la prudence sont également nécessaires quand on est
dominé potentiel, mais La Fontaine ne .les trouve guère dans la
"multitude de gens3787". Ce sont, chez lui, qualités d'individus, qu'il
essaye de mettre en oeuvre, mais sans se prévaloir d'héroïsme : il est
apparemment
moins-dangereux
de
transgresser
les
Interdits
des
censeurs que de grimper "au cou de Rodilard" I La Fontaine ne prétend
pas jouer avec la mort, avec "le plus terrible des enfants", ou avec
le "diable3788", mais ces jeux avec le "maudit censeur" ne sont pas sans
rapport avec les méfaits du "Diable"...
Nous ne voulons pas lire davantage le second livre. Pareil projet
dépasserait, largement, nos intentions. Soulignons cependant qu'il s 8
achève par le Testament expliqué par Esope, qui renvoie à la Vie de
ce dominé qui se libéra de plusieurs de ses maîtres. De pli en pli,
la pensée de La Fontaine suit donc son cours, affirmant toujours
davantage son dessein. C'est ainsi que le livre III, commence par Le
Meunier, son Fils et l'Ane, qui, donne, plus radicalement encore que
la première fable du livre 11, une leçon d'indépendance d'esprit, en
même temps qu'i1 justifie et définit l'entreprise libératrice des
Fables : la fable, telle qu'en use Malherbe {et non Ménénius) aide à
éviter les multiples dominants potentiels.
Le premier recueil ne se réduit pas à la construction de la
3785.
Conseil tenu par les Rats, (11,2), vers 20.
3786.
Ibid., vers 16.
3787.
Testament expliqué par Esope, (II,20), vers 92.
3788.
Conseil tenu par les Rats, (11,2),. vers 8.
problématique des relations de pouvoir. Elle est cependant à son
principe, et détermine largement sa structure. Le Coq et la Perle,
par exemple, peut se lire, comme texte, sans y faire référence, mais
sa place dans le premier livre produit une part de son sens, puisque
l'opposition entre l'ignorance et le savoir, qui s'inscrit dans celle
de l'imprudence et de la prudence, est déterminante pour la tactique
des partenaires, réels ou potentiels, d'une relation de pouvoir : Le
Coq et la Perle a son autonomie, mais doit se penser entre ces pôles
inverses que sont La Cigale et la Fourmi et Le Chêne et le Roseau.
Si La Fontaine, dans le recueil entier, et par toutes sortes de plis,
s'éloigne parfois des problèmes de pouvoir, il ne rompt jamais avec
sa problématique.
Son dessein se lisait déjà dans l'appareil liminaire du recueil
t
la dédicace A Monseigneur le Dauphin, la Préface, La Vie d'Esope le
Phrygien, la seconde dédicace (en vers et dans le premier livre) A
Monseigneur
le
Dauphin.
Deux
hommages
au
dominant
encadrent
l'affirmation de la nature de l'oeuvre et l'évocation d'un esclave
qui se libère par son esprit. Ce système produit un double effet de
compensation. Par delà le Dauphin, La Fontaine se soumet au Roi, mais
il s'affirme aussi et paraît se définir par Esope qui se joue de son
maître. Comment le croire plein de "témérité3789" cependant, puisqu'on
rencontre, après la Vie, un nouvel hommage à l'illustre rejeton d'un
père aimé des Ci eux3790 " ? La Fontaine n'oublie pourtant pas de ménager
son espace de liberté
:
Et si de t'agréer je n'emporte le prix
J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris 3791 .
que 11avis de Monseigneur, s'il
Ces vers disent obliquement
3789.
Préface des fables, p. 6.
3790.
A Monseigneur le Dauphin, vers 7.
est mauvais,
importe peu à La Fontaine.
C'est déjà
la
pensée de Contre ceux qui ont le goût difficile. La Fontaine veut bien
admettre 15 avis des puissants et le cherche même, avec prudence, pour
obtenir quelque protection, mais il n'en prend que ce qui lui plaît 3792
. Dans l'hommage, il s'arrange pour indiquer à Monseigneur les limites
de son pouvoir en matière de critique littéraire. Ce "très humble, très
obéissant et très fidèle serviteur3793" s'annonce plein d'audace.
La
Préface
et soumission
contruit
une
dialectique
: pour être audacieux,
entre
audace
il faut être soumis,
mais
d'une soumission qui vaut dans une perspective d'audace. Certes, "un
des
maîtres
"dessein
3795
"
de
notre
de
éloquence3794"
La
a
Fontaine.
pu
Ce
condamner
le
dernier
reconnaît la pertinence de cet avis, mais il se fonde sur les Modernes,
sur les Anciens surtout, et même sur la tradition biblique - sur des
autorités
reconnues,
voire
sacrées
-
pour
légitimer
ce
qu'il
entreprend. Pas question, pour lui, de s'enfermer dans le respect, mais
pas question non plus d'être purement téméraire. Pas question de se
révolter contre un Maître qui ne vise pas à anéantir, mais pas question
non plus de renoncer à exécuter son dessein parce qu'il ne lui plaît
pas ! La ¥ie d'Esope vient enrichir, du côté de.l'audace et du jeu,
cette affirmation d'autonomie.
Esope,
qui
ne
parlait
pas,
ne
cessa
de
libérer
sa
parole. Il se délivra de l'Injustice d'Agathopus, recouvrit sa voix,
acquit de la valeur, put construire, à propos du langage,
complexe avec son maître Xanthus,
un jeu
et se fit
libérer. Il mourut, pour avoir ouvertement dit leur fait aux Delphiens,
ce dont les dieux le vengèrent, mais "un peu tard 3796".
avait été
"piqué"
par le
"mépris"
C'est qu'il
des
Delphiens qui "ne lui rendirent point d'honneur 3797. Ceux-ci eurent
tort,
comme l'atteste la punition des dieux,
3792. Voir Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 127.
3793. A Monseigneur le Dauphin, p. 5.
3794. Préface des Fables, p. 5.
3795. Ibid., p. 5.
3796. Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 18.
3797. La Vie d8Esope le Phrygien, p. 25.
3791.
Ibid., vers 15-16.
-
200
-
mais La
Fontaine suggère qu5 il vaut mieux ne pas se sentir "piqué" quand plus
puissant que soi ne vous honore pas. S1 il n? "agrée" pas à monseigneur,
tant pis I II aura toujours 11 honneur d'avoir "entrepris" de lui plaire.
Bien entendu, il ne lui dira pas ouvertement qu
1
il n'est "rien3798",
mais le lecteur, par divers détours, sera conduit à penser 3799... La
Fontaine choisit d'être plus labyrintique qu'Esope, pour aménager pas trop loin des puissants - son espace de liberté, et, se constituer
en dominant minimal, qui enseigne un art de vivre à qui veut bien goûter
le plaisir de le lire.
En 1668, quand 11 publie, Il a manifestement beaucoup réfléchi
aux relations de pouvoir, et il a rencontré son dessein « Cette
rencontre ne date pas des Fables ou même de Joconde en 1664. Antérieure
à ces publications, elle s'est complètement faite juste après la chute
de Fouquet en 1661, grâce à cette chute qui sert de catalyseur, mais
aussi par le double effet du travail littéraire et de l'expérience,
c'est-à-dire par le tour qu'ont pris simultanément, et l'une par 1 1
autre,
son existence et son écriture.
1.3
Se dégager des obligations venant de Chateau,-Thierry.
1 , 3 . 1
Le mariage *
• Après voir hésité entre soumission entière et totale fantaisie,
La Fontaine a cherché à dégager, dans le monde changeant, un espace
pour écrire et vivre "à sa façon3800", sans renoncer à ses désirs
profonds, mais sans rompre avec les gens qui peuvent le protéger, le
guider, ou lui apporter le plaisir complexe de jouer avec eux. En
témoigne, selon nous,
ce que l'on sait de son comportement de mari.
3798.
"On s'imagine de loin que c'est quelque chose de considérable ; de près on trouve que ce n'est rien". Ibid., p. 25.
3799.
Le châtiment des Delphiens vaut comme avertissement subtil pour le dédicatai re du l i vre, et comme critère oblique de jugement
pour le lecteur ordinaire. Comment "haïr" La Fontaine pour avoir conté la vie d* Esope, mais comment ne pas voir, quand on l
1
3800.
i t bi en la sui te de ces textes, que la Fontaine tente d'évi ter l e malheureux sort d Esope ?
L'Homme entre deux âges..., (1,17), vers 28.
-
Quand
il
épouse
Marie
5
954
-
Hëricart
complaisance à 1 égard de son père
3801
en
1647,
peut-être
par
, il fait un mariage socialement
correct. Nul ne dut y trouver à redire. Cette alliance et la naissance
d'un fils, pour les vingt ans de Marie,
en 1653,
comblent sûrement
les familles.
Les errances amoureuses de La Fontaine, qui n! a encore rien écrit
de remarquable, font cependant assez de bruit pour que Taliemant des
Réaux les consigne dans ses Historiettes. Des anecdotes rapportées par
ce contemporain et par les biographes ultérieurs, comme Louis Racine,
on tire que La Fontaine chercha ostensiblement à se dégager des
obligations du mariage. Pour raisons d'affaires, une séparation de
biens s1établit avant 1659, mais il ne rompit pas avec Marie, qui
n1était apparemment ni sotte ni laide. En 1663, lors du voyage vers
le Limousin, il lui adresse des lettres où il se propose de l'instruire
en la divertissant : "Considérez, je vous prie, l'utilité que ce vous
3801.
1
"Son père l a marié,
et
lui
1
l a fait par complaisance". Taliemant des Réaux,
3802.
p. 392.
Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p. 533.
3803.
Voir Roger Duchêne, La Fontaine, Fayard, 1990, p. 209-211„
-
955
-
Historiettes, Edition de la Pléiade, 1960,
serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée à l'histoire, soit
des lieux, soit des personnes3802"... Instruire et plaire, instruire
par le plaisir : La Fontaine semble expérimenter sur sa femme ce qu'il
mettra en oeuvre dans les Fables. Ses lettres témoignent, en tout cas,
de ses relations avec elle, bien qu'il l'y considère comme une lectrice
qui veut se distraire, voire comme une confidente, plutôt que comme
une épouse. 11 lui conte, lestement, sa quête des jolies dames... Il
évoque ses échecs amoureux... Cependant, ces lettres sont sans doute
une représentation du lien conjugal plus qu'un document fiable sur sa
réalité3803 . La Fontaine écrit pour un public, plus que pour sa femme,
et il se doit d'être fidèle à son image d'infidèle. Il propose dans
ces pages, qu'il ne publia pas, mais qu'il fit sûrement circuler, une
image de la relation qu'il aurait voulu avoir - et qu'il a, peut-être,
tenté d'avoir - avec sa femme : une relation
complice,
comme
celle
de
détendue,
joueuse,
ces époux Rémois, qui rient
ensemble des tours du mari, sans que madame ait besoin "de faire la
jalouse3804". En cette relation, l'on vit "à sa façon", et le pouvoir,
sans jamais disparaître, s1 évapore quelque peu par le rire. Les
utopies, cependant, ne sont pas le réel. La vie avec Mme de La Fontaine
ne fut pas aussi enjouée que les lettres le feraient croire.
Progressivement, les époux se sont séparés. On ignore précisément
quand "Mme de La Fontaine, ennuyée de vivre avec son mari", se retira
"à Château-Thierry3805 " . Louis Racine ne donne pas de date, mais cette
séparation, sans divorce, et sans qu1 il y ait eu refus de se rencontrer,
apparaît certaine. Marie, dont certains parents avaient rapproché La
Fontaine de Fouquet, ne paraît jouer aucun rôle dans sa vie comme dans
son oeuvre dès qu'il devient fabuliste : on dirait qu'il ne la voit
pas : après un voyage à Château-Thierry, théoriquement organisé pour
la retrouver, il aurait déclaré : "J'ai été pour la voir (...), mais
je ne l'ai pas trouvée : elle était au salut 3806".
Dès qu'il s'est lancé dans la carrière littéraire, La Fontaine
s'est progressivement dégagé de sa vie maritale qui le gênait sûrement
sans lui plaire. Le mariage étant un objet important de son oeuvre et
un champ essentiel pour sa problématique des relations de pouvoir, on
peut supposer que son expérience personnelle a nourri sa réflexion qui,
elle-même,
guida,
largement ses actes.
Pour lui, le mariage instaure tout un système de relations de
pouvoir : le mari domine légalement sa femme qui peut l'empêcher de
vivre "à sa façon"; de plus, le public (la parenté, les voisins, les
habitants de la ville...) s'estime le droit de juger les époux et
d'intervenir dans leur vie. Ces relations de pouvoir, troublant
l'amour,
le
détruisent.
Elles
transforment
Les Rémois, Contes et nouvelles, III, vers 24.
3805. Louis Racine, Hémoires, passage ci té dans Georges Mongrédien,
p. 219.
3806. Ibid., p 219.
le
3804.
La Fontaine...,
C.M.R.S,
1973,
"logis en prison3807". Plus de plaisir pur dès que chacun contrôle chacun
et que 11 on passe par
Prêtre, notaire, hymen, accord ;
Choses qui d'ordinaire ôtent toute la grâce
Au présent que l'on fait de soi3808 .
Le mariage transforme un échange intime en échange public. Point
d'épousailles sans voisins3809 ou sans familles qui regardent, jugent,
attendent, contrôlent ! Quand Rodéric épouse Madame Honesta,
il
épouse aussi
La parenté de madame Honesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grand'soeur avec le petit frère3810...
On ne se marie pas seul. Les époux doivent rendre des comptes.
La Fontaine en sut quelque chose à en croire certaines anecdotes,
singulièrement celle, dite "très véritable" par Louis Racine, de son
duel avec Poignan. Voilà bien affaire de relation de pouvoir, et bel
exemple de dégagement selon La Fontaine
!
"Quelqu'un s'avise de lui demander pourquoi il souffre que M.
Poignan aille chez lui tous les jours : "Eh pourquoi, dit La Fontaine,
n'y viendrait-il pas ? C'est mon meilleur ami. - Ce n'est pas,
répond-on, ce que dit le public : on prétend qu'il ne va chez vous que
pour Mme de La Fontaine. -Le public a tort, reprend-il; mais que faut-il
que je fasse à cela ? On lui fait entendre qu'il faut demander
satisfaction,
11ëpée à la main, à celui qui le déshonore".
La Fontaine va réveiller Poignan et l'entraîne en lieu où l'on
peut se battre.
"Mon ami, il faut nous battre". Poignan, surpris, lui demande
en quoi il l'a offensé, et lui représente que la partie n'est pas égale
: "Je suis un homme de guerre, lui dit-il, et toi tu n5 as jamais tiré
11 épée. -N'importe, dit La
Fontaine,
3807.
3808.
Belphégor, (12, 27), vers 287.
La Coupe enchantée, Contes et nouvelles, III,vers 110-112.
3809.
Voir La Servante justifiée. Contes et nouvelles, II.
3810.
Belphégor, (XII,27), vers 151-153.
je
me
Poignan,
batte
avec
après
avoir
le
public
veut
que
toi".
résisté
Inutilement,
tire
son
êpëe
par
complaisance3811" - . .
Le combat ne va guère plus loin. Les deux amis, oubliant le
public, se tombent dans les bras... Sans doute, cette anecdote
tient-elle au mythe. Elle paraît arrangée pour ressembler aux Contes,
et l'on s1 inquiète de l'insistance de Louis Racine sur son caractère
"très véritable". Ce qui ressort pourtant, c'est l'idée que le public
devient vite un dominant. Dans cette affaire, il "veut", et il impose
un "il faut". Impossible à Château-Thierry, et même partout, de ne pas
en tenir compte. La Fontaine insiste souvent sur la puissance de la
voix du peuple3812, sur le "on", sur "1 ' opinion" qui "fait toujurs
la mode3813. . . A le lire, chacun est dominé potentiel par rapport au
public. Or, celui-ci, avec témérité, veut toujours réduire autrui à
ce qu'il juge être le bon. Incapable d'admettre la diversité, il veut
"tout mettre en même catégorie". Quand II croit dominer, il nie, pour
assurer ses valeurs, les singularités. Il accuse Démocrite de folie,
et impose, au Meunier, sous ses multiples visages, des solutions
contradictoires, mais toutes absolues. On dirait qu'il trouve sa
cohésion et son plaisir dans l'imposition de règles à qui lui semble
s'en écarter. Or, le mariage lui donne prise. Qui se marie s'engage,
s'offre à la vue du public, risque de s'en faire dominer, alors même
que le mariage résulte fréquemment de puissantes pressions.
Terrible image de cela, dans le Poème de la.Captivité de Saint
Malc, le mariage que l'Arabe impose aux deux saints. Avec une logique
politico-économique, ce tyran attend de cette union la stabilité de
son
pouvoir
et
des
enfants.
La
scène
est
remarquable,
mais
l'indignation de La Fontaine dépasse l'Arabe. Il sait que d'autres
"cruels humains" font procurer "l'être afin que ce bienfait enchaîne
un innocent3814". Il sait que dans le monde le mariage sert d 1 abord
11 ordre et la procréation... S1 il s
1
indigne si fort dans son Poème,
Louis Racine, Mémoires, (1747) cité par Georges Mongrédien, La fontaine..., C.N.R.S., 1973, p. 218.
3812. Voi r Démocri te et les Abdéri tains, (VIî ï, 26).
3813. Les Devineresses, (VI1,14), vers 1-2.
3811.
c'est que l'Arabe est le réel, sous "les habits du mensonge3815".
Le public de Château-Thierry, apparemment moins tyrannique,
veut, tout de même, contraindre La Fontaine à tuer ou à mourir. Or,
celui-ci ne peut rien lui refuser. Il est cerné. C'est d'abord
"quelqu'un" qui lui parle, puis c'est la ville entière... II n'a pas
la chance de Joconde qui n'est vu par personne quand il voit sa femme
avec un valet3816. A Château-Thierry, il y a du "bruit3817" . Le processus
redoutable est enclenché. On regarde. On pousse La Fontaine à prendre
1'épée. Il obéit. Les bonnes raisons de Poignan n'y peuvent rien. Le
futur fabuliste "enchérit" sur "1 ' absurde" "outré3818" du public. On
voulait qu' il prenne une épée. Il 1 ' a prise ! N5 est-ce pas ridicule
? Il fait basculer dans le vide les ordres qu ' on lui a donnés. Il
se dégage ainsi. De même, quand ses amis, lui demandent de rencontrer
sa femme, il va à Château - Thierry, ne voit pas Marie, revient... Que
peut-on lui reprocher ? En se soumettant, il accompagne la force de
ceux - amis ou ennemis - qui ont du pouvoir sur lui. Il se plie, et
laisse cette force se perdre dans le vide... C ' est la tactique de
la Fourmi, qui regarde la Cigale avancer, parier, se risquer, et qui
la laisse basculer, sous son rire, dans la mort. . . C'est surtout la
tactique du Roseau qui laisse glisser par dessus lui "les coups
épouvantables" . Comme lui, puisque le public de Château-Thierry est
trop fort, La Fontaine ne contredit pas. En offrant le spectacle de
sa nullité, il donne encore à parier, mais en vain, comme un tourbillon
tournant sur rien.
Que doit faire un mari quand on aime sa femme ? Rien3819.
3814.
3815.
3816.
3817.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 14.
Le Déposi tai re infidèle, (IX,1), vers 34.
Voi r Joconde, Contes et nouvel les, I, vers 95-110.
"Le moins de brui t que l'on peut fai re/ En tel le affaire,/ Est
vers 101-103.
3818. Le Dépositaire infidèle, (IX,1), vers 89.
le plus sûr de
la moitié". Ibid.,
Ne faisant rien et passant pour rien, La Fontaine culbute le bruit
par dessus lui. On dirait presque qu ' il a lu Lao Tseu : "Travaillez
par lf inaction. A 11 inaction tout est possible3820".
Concernant les relations de pouvoir, 1'affaire Poignan illustre
le dessein de La Fontaine et participe à son accomplissement par une
renommée qu'il dut soutenir. Celle-ci est un bruit contre le bruit,
avertissant les dominants potentiels qu'il échappe à la prise, parce
qu'il est une souris qui cache un chat qui cache une souris et renverse
le grave en rire. Pas le rire tueur de la Fourmi, mais un rire détendu,
égal, joueur, un rire à partie double, ou triple, ou quadruple : le
mari, Poignan, le public et le public du public rient... La Fontaine
constitue ainsi l'espace où 11 peut tranquillement écrire que "cocuage
est un bien3821 "...
Même si l'on néglige le public, quand on est marié, pareil
discours est difficile à tenir. Si la femme le tient, il y a toute chance
que le mari la gronde et que le mariage éclate : chez les merveilleux
époux Rémois, madame tait ce qu'elle fait3822... Si le mari admettait
l'idée de son cocuage, il ne serait plus le maître', et le mariage
éclaterait. La double relation de pouvoir qui le constitue ne saurait
donc survivre à l'éloge du cocuage par les époux. Il le ferait éclater
ou devenir chaotique, sauf s'il se fondait sur d'autres principes, mais
La Fontaine, qui "a vu beaucoup d'hymens3823" et ne s'est laissé tenter
par aucun, n'y croit guère. Pour lui, le mariage est d'abord, entre
les époux, un double système de pouvoir qui détruit les joies de
l'amour.
Voyons d1 abord ce qui paraît le pire cas : un des époux (ou les
3819.
La Coupe enchantée, Contes et nouvelles, III, vers 163-164.
3820.
Texte cité par Henri Michaux, dans Un Barbare en Asie,
3821.
La Coupe enchantée, Contes et nouvel les, III, vers 65.
3822.
Voir Les Rémois, Contes et nouvelles, III, vers 27-28.
3823.
Le Mal Marié, (VI1,2), vers 7.
8
collection L Imaginaire,
Gallimard, 1986, p. 185.
deux) , veut nier 11 autre et utilise le pouvoir que lui donne le
mariage. Citons le riche Vieillard de Le Calendrier des vieillards qui
se paye, par amour-propre, une jeune femme, mais nie ses désirs
sexuels. Citons Calfucci prêt à placer un malotru dans le lit de sa
femme pour la gloire df"orner" sa patrie de Calfuccis I Citons la femme
du Mal Marié ou madame Honesta qui, 11une et 11 autre, transformeraient
leurs maris en esclaves. Citons surtout le mari de la fille du
Vieillard, dans Psyché, qui se révèle tyrannique dès qu' il est marie,
comme si sa position de pouvoir lui donnait enfin les moyens de révêler
sa nature... La Fontaine multiplie les exemples. Chaque fois 1 1
institution du mariage permet à un personnage négateur de satisfaire,
ou de tenter de satisfaire, ses désirs négateurs. Le mariage sert
d1outil à son entreprise de pouvoir.
Apparemment, c'est le pire des cas. La Fontaine, cependant,
montre qu' on peut parfois se défaire de ces méchants partenaires, en
riant, en fuyant, en expulsant... Les Contes multiplient les défaites
de tyrans domestiques... Raconter leurs malheurs soulage, mais le
procès du mariage ne finit pas là. Cette institution est beaucoup plus
perverse : en instaurant du pouvoir entre les époux, même quand ils
s5 aiment, elle tend à détruire leur amour. Voilà qui est beaucoup plus
grave, parce que beaucoup plus sournois, quasiment inévitable, et
concernant sûrement La Fontaine lui-même : le pouvoir se joue souvent
des bonnes intentions.
Psyché ici est oeuvre capitale : Cupidon, ce mari amoureux, y
est aveuglé par son désir de pouvoir. C5 est qu'il faut une extrême
lucidité et beaucoup d'énergie, quand on domine, pour chasser de soi
les tendances à nier ses dominés 3824 . Aux premières pages de sa
Relation, La Fontaine lui-même ne cantonne-t-il pas sa femme dans un
3824. Nous renvoyons ici aux analyses du chapïtre précédent.
- ' 961
-
rôle étroit ?
S 1 interroge-1-il sur les désirs qu'elle a, ou lui impose-1-il ses
propres règles ? On ignore comment madame prit ce texte... En tout cas,
lorsque monsieur écrit Psyché, il connaît les troubles que crée la
nécessaire présence du pouvoir dans le mariage.
Cette présence est nécessaire parce que le mariage vise à fixer
le temps et qu'on n'en sait meilleur moyen qu1instaurer du pouvoir.
Chacun, dans le mariage, est chargé de retenir l'autre pour que tout
reste immobile. Le mari contrôle la femme qui contrôle le mari... Tout
irait bien si les êtres ne variaient pas. Deux époux qui s'aimeraient
toujours
identiquement
n'éprouveraient
jamais
le
besoin
de
se
surveiller. Mais la Fontaine observe que "le changement de mets réjouit
l'homme3825" qui est "inconstant, divers3826". Le mariage contredit cette
diversité. Il bloque. Il fige. Il tronque. Dès lors, les époux qui
s'aimaient, retenus l'un à l'autre par un lien qui Interdit tout
mouvement, s'aigrissent, se blessent, créent ensemble "l'enfer des
enfers". Presque insensible tant que les époux s'aiment uniquement,
la relation de pouvoir s'exhibe dès que se manifeste un mouvement,
nouveau, comme un "désir de voir et une humeur inquiète 3827". Celui gui
en souffre a les moyens d'interdire cette manifestation. Le pouvoir
qu'il détient lui permet de s'apaiser en ramenant l'autre, au moins
apparemment, à l'image qu'il en désire, en le tronquant ainsi ou en
le forçant
aux tromperies, qui détruisent l'amour. Comment ne
serait-il pas tenté d'user de son pouvoir, puisqu'il peut agir, et
qu'il
souffre
?
Et
comment
son
partenaire.,
le
sachant,
ne
chercherait-il pas à se masquer ? Comment, sachant que celui-ci peut
se masquer, celui-là ne serait-il tenté de le démasquer3828 ? Chez La
Fontaine, le mariage, parce qu'il est relation de pouvoir, détruit
l'authenticité des rapports, comme le montrent Les Aveux
:
même
si
"le
noeud d'hymen"
époux "mentir { . . ) est digne de pardon
"veut
3829
de
indiscrets
lafoi", entre
1
". Pour i avoir ignoré, dans
ce conte, le "couple charmant" "toujours d'accord, de plus en plus s 1
3825.
Les Troqueurs, Nouveaux contes, vers 1.
3826.
La Clochette, Contes publiés..., vers 1.
3827.
Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 20.
3828.
Voir ici le conte de La Coupe enchantée.
-
962
aimant3830" finit dans la folie. Mais il ne sert à rien non plus de savoir
:
Je donne ici de beaux conseils sans doute : Les
ai-je pris pour moi-même ? hélas non3831 .
Le mariage est pervers. Il bannit et exige la vérité. Il prétend
à la transparence, mais sans cesser jamais d'être invisiblement
relation de pouvoir. On n'en sort pas. Si 11 on ment, on "trouble son
âme3832" et l'on n'aime plus complètement. Si l'on ne ment pas, on fait
éclater l'amour. La relation de pouvoir interdit l'échange libre de
la parole, et ce que la Fontaine appelle "conversation". Le mariage
contraint l'amour à la gestion prudente des désirs, et cette gestion
corrompt irrémédiablement l'amour.
Les Deux Pigeons proposent une image inverse. La Fontaine y
présente des "amants" sans pouvoir institué l'un sur l'autre. Le Pigeon
voyageur dit son désir. L'autre ne peut le contraindre à l'immobilité.
L'expérience du voyage et la crise sont ainsi vécues, avec tous leurs
risques, sans doute sottement pris, mais purgatifs. Comme ces amants
n'ont jamais transformé leur "logis en prison 3833", le retour est
possible, et permet d'inventer un monde "toujours beau, toujours
divers, toujours nouveau", où se réconcilient, loin de toute relation
de pouvoir,
le fixe et le mouvant.
Le mariage, pour nier le temps, suscite au contraire des troubles
toujours plus douloureux. De plus, en garantissant l'union par un
pouvoir institué, il tend à supprimer l'incertitude amoureuse qui fait
souvent le plaisir de l'amour. En assurant la possession, il substitue
aux délicieux mystères l'obscurité d'une entreprise de pouvoir.
tue ainsi le désir et crée l'ennui.
11
Pourquoi un mari aimerait-il
sa femme quand il se sait certain d! en jouir ? Aussi, pour La Fontaine,
est-il exceptionnel qu1un mari soit "amoureux de sa femme3834" - Il la
3829. Les Aveux indiscrets, Contes publiés..., vers 106-107 et 115.
3830.
3831.
Ibid., vers 14 et 15.
Ibid., vers 116-117,,
3832.
Ibid., vers 19.
3833. Voir Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 2, et Belphégor, (XII,27), vers 287.
faudrait inaccessible à ses ardeurs, énigmatique, n'accordant jamais
d'"oeillade",
de
sourire3835",
"doux
ni
rien
de
tel,
refusant
ostensiblement de jouer 1'amour, et manifestant le peu d'effet du
pouvoir marital sur son coeur. Paradoxe : pour qu'un mari aime
longtemps sa femme, elle doit lui démontrer qu'elle ne l'aime pas. Si
elle l'aime ou fait tout au moins mine, très vite, elle l'ennuie,
puisqu'il la tient. Il peut la mener "à sa fantaisie", la nier, la
rendre objet. Elle n'est plus, pour lui, le sujet unique dont dépend
sa vie. Sa domination détruit le pouvoir de ses charmes, car elle
supprime 1'inquiétude où le maintenaient certains désirs inaccomplis,
singulièrement celui d'être "déifié 3836". Maître de sa femme, ou se
croyant tel, le mari n ' en rêve plus. Il n'attend plus rien d'elle
puisqu'il peut tout en obtenir. De même, quand elle peut arracher les
poils3837 de son mari, une épouse ne soupire plus pour lui ! Elle ne
saurait longtemps dire
:
On soupire à son souvenir :
On ne sait pas pourquoi ; cependant on soupire ; On a
peur de le voir, encor qu' on le désire3838 .
Avec le mariage et sa double relation de pouvoir, disparaissent
ce je ne sais quoi, ces mouvements divers, ces incertitudes. Disparaît
surtout cette expansion infinie des interrogations. Elles n'ont plus
de place ni de rôle alors qu1elles sont essentielles au charme. Le
pouvoir marital détruit ainsi le pouvoir de 1'amour, qui blesse, comme
l'attestent les Elégies19, mais plaît, parce qu ' on le désire, qu1il
permet aux langages et aux corps de vagabonder,
et
ses
"flammes"
sont
que ses
"fers"
largement effet de discours, qu'ils sont
"en vers" et n'ont "rien que de doux3840 ... La relation maritale de
pouvoir, au contraire, s'impose réellement et détruit "les plaisirs
3834.
Le Mari,
3835.
Ibid., vers 4 et 6.
la Ferme et le Voleur, (IX,15), vers 2.
3836.
3837.
Ibid., vers 7.
8
Voi r L Homme entre deux âges..., (1,17).
3838.
Tircis et Amarante, (VIII,13), vers 51-53.
amis du silence et de 11 ombre384111 .
Cette critique systématique, que 11 on reconnaît presque partout
chez La Fontaine, ne l'empêche pas de rêver à une union stable, sans
effet papillon. On cite fréquemment les vers, composés sur le tard,
où il s'émeut de l'amour durable des époux portant des offrandes au
tilleul et au chêne que sont devenus Phiiémon et Baucis :
Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre, Ils s'aiment
jusqu'au bout, malgré l'effort des ans. Mi I si... Mais autre
part j'ai porté mes présents3842.
Dans une note et dans un article, Pierre Clarac a souligné comment
La Fontaine dit à Maucroix "l'émotion que lui a causée la cinquième
homélie d'Astérius" qui "traite de la tendresse conjugale et de la
fidélité que le mariage impose aux deux époux3843". Si le critique abuse
peut-être de deux mots3844, qui semblent même amortis par la phrase
suivante, il est vrai que La Fontaine, surtout sur le tard, rêve et
s'émeut devant la longue fidélité. Cela ne contredit pas sa critique
du mariage. Ce dont II rêve, c'est d'une fidélité mouvante, • que rien
ne contraindrait, et qui s'épancherait en diverses formes, A la fin
de Les Deux Pigeons, il souligne qu'elle ne serait pas fixe relation,
toujours
pareille
à
elle-même,
mais
renouvellement
constant,
homologue' au mouvement du monde. Pareil accord assurerait sans
trouble la présence du multiple dans l'unité mouvante de 11 amour
partagé.
Si les seux Pigeons ne sont pas mariés et si La Fontaine
voyage d e P ari s e n Li mo usi n, O .D . , p . 554.
8.
3842. Philémon e t Bauci s , (XII,25), ve rs 160-163.
3843.
P i e rre C l arac, ' "Six pages i né di te s de La Fontaine", R .H.L .F., 1951 et
ne
3840.
3841.
R e l at i o n d 8 un
3844.
La fontaine n'é cri t à Maucro i x que ce ci ; "Cette homélie est p l ei ne de passion et fort to uchant e . S'il y e n a b e auco up d ans Astérius comme
Ad o ni s , O .P ., p .
ce l l e -l à, un tel o rat e ur e n vaut bi e n un
autre".
19Voir surtout la troisième. O.D., p. 604-606.
O .D ., p . 734.
O e uvre s , d i ve rs e s , p . 1054.
leur
conseille
pas
de
le
devenir,
il
rêve
parfois à l'utopie d'un mariage heureux. Son âpreté à critiquer les
mariages réels pourrait même passer pour le signe d 1une déception et
d'un voeu. . . On se souvient que malgré sa fréquente dénoncation des
dominants réels, il n'en finit pas de songer au merveilleux Oronte.
De même qu'il a désiré, rêvé, et conçu une logique de pouvoir adorable,
11 a songé, comme le montre Psyché, à l'application de cette logique
dans le mariage. Mais II a "vu beaucoup d'Hymens. Aucuns d'eux ne le
tente3845", et il a beaucoup réfléchi. Pourquoi risquer de transformer
"son logis en prison" ? Pourquoi même s 1embarasser de la charge de
dominer ? Le pouvoir en effet, surtout quand on favorise ses dominés,
est d'abord une charge. Fouquet oublie de jouir de soi3846. Le père de
famille doit constamment veiller sur sa maisonnée.
Toi donc, qui que tu sois, ô père de famille (Et je
ne t'ai jamais envié cet honneur),
T!attendre aux yeux d1autrui quand tu dors, c'est erreur-Père de famille
et mari, ces rôles empêchent d'être, au gré de La Fontaine, "chose
légère".
Les
relations
de
pouvoir
inscrites
dans
le
mariage
alourdissent. Elles empêchent le jeu et tout ce qu'il aime... Mais
comment ne pas se marier quand on est fils d'un bourgeois de
Château-Thierry, que l'on n'est pas d'Eglise, et qu'un père, à en croire
Taliemant,
invite fortement à se fixer ?
Vers 1647-1653, La Fontaine, qui n'avait pas encore rencontré son
dessein, fit ce qu'on lui demandait. Peut-être même y mit-il du zèle,
mais il s'autorisa des libertés, et opta, surtout après la naissance
de son fils, pour un mariage minimum, oscillant entre une complicité
distante, qui permet un jeu comme 1 ' atteste la Relation, et la
séparation pratique, mais qui ne fut jamais totale. On dirait qu'il
chercha à détendre les liens de pouvoir, en appliquant toujours plus
cette conviction, trop peu commentée par la critique
:
Après mûr examen,
J'appelle un bon, voire un parfait hymen,
3845.
Voir Le Mal Marié, (VII,2), vers 768.
3846.
Voir A M. le Surintendant, O.D., p. 503.
3847.
Le Fermier, le Chien et le Renard, (XI,3), vers 60-62.
-
966
-
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises 3848.
Ces
eu
vers
"mûr examen".
ne
sont
pas
Souffrir
les
admettre, malgré le désagrément,
l'on
voudrait
qu'il
pour l'obliger à le devenir.
Elle
est
mais
plutôt,
réciproque
souffre
souffre
des sottises.
:
aussi
que
soit,
secondaires.
sottises
Il
y
de l'autre,
a
c'est
qu'il diffère, qu'il n'est pas ce que
et
qu'on
ne
fera
rien
L'expression de La Fontaine va plus loin.
chacun souffre les sottises de l'autre,
ses
propres
ses
actes
sottises,
soient
pour
ou,
l'autre
Chacun symétriquement reconnaît l'autre et se sait
imparfait.
"déifier
une
On
est
3849
" dans
loin
l'espoir
égalité ascendante
l'autre
on soupire
D'autre
part,
".
il
l'un
et amitié
que
la
"d'une
n'est
les
Il nous
Fontaine
égale
de
le mariage,
bon
que
relations
pas
de
paraît
qui
ardeur
leur
clair,
suscite
l'un pour
ne peut être
puisqu'il le trouble.
si
les
époux,
de
pouvoir
qui
pouvoir
pour
supppose
compréhension
à
lire
la
se
Relation,
mais que
peut-être parce que Marie la refusa...
détendre
il
et
a voulu tenter de vivre pareil mariage,
la tentative échoua,
avoir tenté
"déifié",
l'autre. Projet difficile qui
!
tend à
Le mariage, pour La Fontaine,
unissent, n'usent
nier
d'être
qui
qu'éloigné de l'amour,
réduisant infiniment
les
l'amour
quand
3850
bon, voire parfait,
de
s'en
la
relation de pouvoir
éloigna,
mais
sans
inscrite
rompre,
Après
dans
il
1
aménagea progressivement un espace d autonomie'où il put goûter, à sa
façon,
les multiples plaisirs qu'il aimait comme Poliphile.
L'expérience de son mariage, et l'observation des mariages
1
d autrui, furent déterminantes dans la rencontre, par La Fontaine, de
son dessein concernant les relations de pouvoir. Oscillant entre désir
de sécurité et désir de liberté, répugnant à briser des liens au risque
d'en être brisé,
et
avec
il
parvient
peu
à
peu,
en
souplesse,
une conscience de plus en claire de ses volontés et de ses
refus, à éviter les angoisses d5 être encagé et les soins d5 encager.
3848.
Belphégor, (XI!,28), vers 122-125.
3849.
Voir te Mari,
3850.
Adonis, O.D., p. 8.
la Femme et le Voleur, (IX,15), vers 7.
Il se dérobe. Il se fait insaisissable. Il s 1 appuie sur une réputation
déplorable pour suggérer qu'on ne gagnera rien à chercher à le prendre.
Il travaille ainsi continûment à produire son espace d'autonomie, soit
en jouant malicieusement, avec les relations de pouvoir, soit en les
considérant de loin, en établissant entre elles et lui quelque distance
salutaire.
1.3*2
Les affaires «
De cette volonté de dégagement, sa pratique de ses affaires, dans
les années 1650-1670 donne aussi quelque idée. Sans vouloir détailler
ses ventes de fermes ou ses emprunts, il nous semble que, par delà sa
volonté d'"avoir son compte", La Fontaine travailla à se décharger de
ces soins. La première de ses lettres que nous avons commence par un
"enfin" qui nous paraît lourd de sens : "J'ai enfin vendu ma ferme de
Damar". L'idée est reprise un peu plus loin par : "J'ai cru qu'il fallait
achever l'affaire à quelque prix que ce fut 3851 "... Fort expert dans
ses affaires, mais comme accablé par les soins qu'elles imposent, il
paraît soulagé de se débarrasser d'un bien et d'avancer dans le
débrouillage de ses problèmes. On songe au Savetier de la fable qui
ne dort plus dès qu'il a de l'argent, parce qu'il imagine qu'un chat
le lui prend. Conformément au calcul du Financier, il est pris par
l'effet de son désir qu'on ne lui prenne pas.. Lui qui vivait heureux,
dominé seulement par "monsieur le curé3852", multiplie dans sa tête les
3851.
A M. Jannart, O.P., p. 480.
3852.
Le Savetier et le Financier, (VIII,2), vers 48.
dominants potentiels et perd la joie. Il conserve cependant assez de
lucidité pour demander au Financier de reprendre ses "cent écus"...
Quand il vend la ferme de Damar, La Fontaine est encore loin de cette
fable;
il
se
défend
fermement
pour ne
pas
perdre
dans
ses affaires, il souffre cependant de ce combat qui ne laisse guère
place au jeu. Il ne veut pas y être enfermé. Il essaie de trouver quelque
moyen pour agrandir la cage,
ou sortir.
De 1652 à 1668 s'inscrit aussi l f épisode de sa charge de Maître
des Eaux et Forêts. "Il y trouva si peu de goût qu'il n'en fit la fonction
pendant plus de vingt années que par complaisance3853" indique Perrault
en 1696. Roger Duchêne commente3854 fort justement cette expression
qu'employait déjà Taliemant des Réaux à propos du mariage et du père
de La Fontaine. "Complaisance" ne signifie pas renoncement complet à
ses propres choix, mais reconnaissance des nécessités du réel et
volonté de faire plaisir en s1 accommodant. La Fontaine ne dit pas non,
mais il n'adhère pas non plus. Il maintient un écart entre lui-même
et le rôle qu'on lui demande de remplir, et qu'il remplit comme en
témoignent les actes signés de sa main, sa connaissance du bois de
marmenteau3855 , la protestation qu ' il adresse à M. Bafoy au nom de
ses collègues "officiers3856", la lettre autoritaire, mais . point
dênégatrice à son égard, qu'il reçoit de Colbert en 1666 3857. « . En
honorable maître des eaux et forêts, il s'occupa une quinzaine d'années
des coupes de bois autour de Château-Thierry.
L'enthousiasme manquait. En 1652, le futur fabuliste accepta la
charge de maître triennal parce qu'il n'avait pas d'autre choix : comme
le duc de Bouillon était devenu seigneur de Château-Thierry et que les
charges dépendaient désormais de lui, il s'agissait de conserver un
bien familial qu'on ne pouvait vendre sans risquer de beaucoup
perdre3858. La Fontaine en occupant le poste préparait l'éventualité de
jours meilleurs. En 1657, quand il hérita de la charge complète de son
père, Godefroy Maurice duc de Bouillon
charges
3853.
Ch.
autrefois
Perrault,
les
Hommes
Fontaine..., C.N.R.S.,
3854.
3855.
3856.
3857.
3858.
payées
illustres,
devait
racheter
les
au
1696,
1,83,
cité
par
G.
Mongrédïen,
La
1973, p. 199.
Fayard, 1990, p. 75.
Epi gramme contre Furetière,
O.D., p. 647.
A M. Bafoy, O.P., p. 573.
Cette lettre est reprodui te dans les Oeuvres Pi verses, p. XXXI11.
Voi r ici pour beaucoup plus de détaiIs Roger Puchêne, La Fontaine, Fayard, 1990, p. 76-77.
Roger Duchêne, La Fontaine,
roi. Le problème de La Fontaine était donc, tout en conservant sa
charge et les revenus afférant, de savoir quand il la quitterait et
combien le duc la lui paierait. Le prix fut fixé le 13 août 1661 (avant
d1 être réduit), mais La Fontaine dut attendre 1668, voire 1671, pour
toucher son argent. Il fut donc un maître des Eaux et Forêts
constamment occupé par son retrait, mais obligé de rester en fonction
tant que sa charge ne fut pas rachetée. Le 1er septembre 1666, quand
il s 1 adresse à M. Bafoy, l'intendant du duc de Bouillon, la situation
devient dramatique. La Fontaine et tous les officiers doivent remplir
leurs charges, mais on ne les leur paye pas, et on les empêche de faire
leurs "ventes". Ils travaillent donc, et ne touchent rien. Ils ne sont
pas Cigale, mais il leur paraît désormais impossible de "subsister"
: "Il y a tantôt deux ans que nous ne touchons rien de nos charges.
Je m'adresse à vous plutôt qu'à pas un autre, sachant très bien que
vous êtes pour la justice, et vous supplie, en mon particulier, et
au nom de tous les officiers de considérer qu'il n'y en a pas un de
nous qui puisse ainsi attendre la jouissance de son revenu sans une
extrême incommodité. Je ne crois pas que son Altesse veuille que des
gens qui ont eu assez de respect pour ne se pas vouloir servir de leurs
arrêts soient réduits à ne pouvoir subsister 3859". Politesse extrême,
mais fermeté du ton, et définition implicite de ce qui deviendra la
logique de la Fourmi. La Fontaine, en cette affaire, médita sans doute
intensément sur les relations de pouvoir. On devine qu'il ne regretta
pas cette charge quand,
Sans
être
enfin,
minimes,
on la lui paya.
les
revenus
qu'elle
apportait
n'enrichissaient guère. Un moment, les guerres de la Fronde leur
nuisirent beaucoup : "une bonne exploitation des eaux et forêts était
à' peu près impossible. D'elle pourtant dépendaient, dans une large
mesure, les revenus des maîtres3860". Au début comme à la fin de son
activité, La Fontaine ne gagna donc pas de quoi financer ses dépenses.
Il devait toujours subir, en revanche, de multiples contraintes, dont
3859.
3860.
A M. Bafoy, O.P., p. 573.
Roger Duchêne, la Fontaine, Fayard, 1990, p. 77.
-
970
celle de séjourner souvent à Château-Thierry3861, loin du centre de ses
plaisirs. Surtout, il se trouvait simultanément dominant et dominé,
devant à la fois contrôler, taxer, rendre des arrêts alors qu 1 il était
lui-même contrôlé comme 15 atteste la lettre, fort peu joueuse, de
Colbert. S'il accrut sa connaissance du monde et s1 il goûta même des
plaisirs dans cette charge, on conçoit qu'il ait désiré se dégager
des relations de pouvoir qu'elle impliquait.
S'en dégager fut difficile et lent, mais l'idée lui vint
tôt,
avant
dessein
1661
concernant
sûrement,
les
relations
au
de
moment
pouvoir
où
se
assez
son
rencontrait
"insensiblement". Pour l'essentiel, cela se passa, entre la mort de
son père, qui l'obligeait à être "père de famille", son entrée chez
Fouquet et les lendemains de sa chute, qu'il ne cessa jamais de
méditer. Pendant ces années 1657-1661, il commença vraiment sa
carrière littéraire et entreprit de se dégager du réseau des relations
de pouvoir qui le serraient de près, pour s'introduire, à son avantage,
dans des réseaux beaucoup plus larges.
1.4
Le Songe de faux»
Sa chance, ce fut Fouquet. En 165 7, Il fut présenté dans ses
demeures par Pellisson et par son oncle Jannart. Très vite, sa lettre
à 1 'Abbesse de Mouzon plut à Mme de Sévigné, fort appréciée du
Surintendant. Les éloges de cette grande dame lui firent une petite
3861. Nous ne vouions pas dire que La Fontaine connaît l'ennui de la vie de province ou qu'il est en rupture avec Château -Thierry. Il
conserve, au contraire, toujours de fort liens avec sa ville dont il n'hésite pas à défendre les habitants,.
renommée. Pour la première fois, on le reconnaissait pour son talent
et Fouquet pouvait le remarquer parmi les prétendants au titre de
poète. La Fontaine ne laissa pas passer l'occasion : dès 1658, il
offrit son Adonis au nouveau Mécène qui le fit calligraphier
en signe d'approbation, ce qui n'avançait guère dans la carrière de
la gloire, mais assurait une sécurité. La Fontaine avait désormais
un protecteur. Il ne voulue pourtant pas qu'on le réduisît à l'image
de protégé dépendant et de poète quémandeur : mieux vaut ne pas "crier
famine" ou passer pour esclave ! Il inversa donc, par un jeu, la
relation de pouvoir : il se présenta régulièrement comme l'homme qui
pensionnait Fouquet. Il lui fournirait, à dates fixes, selon l'humeur
ou l'occasion, des poèmes de toutes sortes "pour le soin qu'il prenait
de faire valoir ses vers3862". Beau moyen de se rappeler, sans déplaire,
à son protecteur, en jouant3863 avec lui, en persiflant, en montrant
la diversité de son talent ! Il finit ainsi par obtenir la commande
de Le Songe de Vaux, ce qui lui permettait d'entreprendre une oeuvre
vaste, dans l'air du temps, et de participer à la création d'un palais
qui s'annonçait comme le lieu de l'intelligence, du goût, et du règne
qui commençait.
Pour notre poète, Fouquet avait tous les mérites. D'abord, il
le recevait dans ses domaines, le protégeait, favorisait ses plaisirs,
lui permettait, comme jamais, d'accéder à ce qu'il aimait, les jolies
dames, les hommes d'esprit, la conversation, les "belles choses 3864",
un public choisi pour ses vers. Ensuite, loin de l'oublier parmi la
foule de ses flatteurs, il le distinguait pour son esprit et son
talent. Enfin, sans lui tendre quelque piège, il lui permettait
d'établir une relation joueuse, certes respectueuse, mais plaisante
pour l'un comme pour l'autre. Cette relation de pouvoir ouvrait à La
Fontaine d'infinies perspectives d'agréments ou même de gloire. Aucun
déplaisir dans cette "prison volontaire3865", "Ce dut être pour lui une
3862.
3863.
J e vous 1
8
avoue..., O.D . , p. 494. Nous renvoyons ici aux pages 141-144 du livre de Roger Duchêne.
Gi raud o ux ne voit pas le j e u ; "Au p ri nt e mp s de 1658, no t re p o èt e s e ve nd au s uri nt end ant Fo uq ue t . J e d i s bi e n ve nd p arce qu'il s 'agi t d ! une vrai e
vente. Un co nt rat est ré d i gé en bo nne e t d ue fo rme p ar P e ll i s so n, l • ho mme d'affai re s de fo uq e t , q ue l a Fo nt ai ne ap p e l le l e notaire du P arnas s e " ... Jean
Gi raud o ux , Le s ci nq t e nt at io ns de La Fo nt ai ne , Gras s e t , 1938, p. 130.
3864.
A M. d e Maucro i x , O. P . , p. 527.
époque d'enthousiasme et de griserie3866".
Le Surintendant le payait sûrement, mais ne le contrôlait guère.
Il allait et venait sans être astreint à un lieu ou à une tâche. Il
pouvait, sans danger, annoncer qu'il se consacrait à dormir pour
-
9-71
-
l'amour de son protecteur seulement3867"... Celui-ci, cependant, le
faisait parfois attendre sans le recevoir :
Il fallut prendre patience,
Attendre une heure, et puis partir3868.
Mais La Fontaine pouvait se plaindre et plaisanter.
J'eus le coeur-gros, sans vous mentir,
Un demi-jour, pas davantage3869.
Pendant
l'attente,
11
s'est
diverti
avec
les
"bavettes"
égyptiennnes qui lui rappelèrent "un assez galant personnage3870".
Est-ce
allusion
publiques
3871
aux
activités,
fort
éloignées
des
"affaires
", qu'avait parfois Fouquet quand il faisait attendre
? La Fontaine s'amuse. Il plaisante. Ni son attente, ni ses plaintes
ne sont graves. La relation de pouvoir est légère. Fouquet est comme
un ami. L'exacte distance est trouvée.
Comment la Fontaine n'aurait™ il pris cela pour un enchantement
? Des relations de pouvoir, il connaissait les nuisibles, comme celle
qu'imposait Montai, et les utiles, mais sévères, comme celle que lui
imposaient son père ou ses anciens maîtres. Il découvrait avec Fouquet
une relation, non seulement utile, mais délicieuse. Le dominant
s'effaçait quand c'était nécessaire, savait jouer, offrait une solide
protection et des perspectives infinies à ses dominés. Le "bonhomme"
ne
retrouvait pas
à
Saint Mandé
1'étroitesse
et la retenue que
les relations de pouvoir impliquaient à Château-Thierry. Fouquet n5
3865.
Le Songe de Vaux, O.D., p. 97.
3866.
Auguste Bailly, La Fontaine, Libraire Arthème Fayard, 1937, p. 85.
3867.
La Fontaine est celui "Qui pour tenir ce qu'il promet,/Va souvent au sacré Sommet, Et, n'épargnant aucune peine,
Y dort après tout d'une haleine/ Hui t ou dix heures règlement". A M. le Surintendant, O.D., p. 502.
3868. Ibid., p. 503.
3869. Ibid., p. 503.
3870. Ibid., p. 504..
1
387
Ibid., p. 504.
était ni trop loin, ni trop près. 11 n 1 écrasait pas. II n'oubliait
pas. Il ouvrait des possibilités plaisantes. La Fontaine put se
convaincre qu'il avait intérêt à rester "à portée" d'un si grand
personnage.
Le travail sur Le Songe de Vaux lui fut occasion pour méditer
précisément sur cette relation de pouvoir et la logique qui la
sous-tendait. Rien ne le montre comme l'épisode du Saumon et de
l'Esturgeon
qui
n'est
pas
seulement
préfiguration
des
fables
animalières, mais qui est aussi réflexion sur la servitude volontaire.
De même, le récit du concours des Fées n'est pas seulement éloge de
la poésie, il est aussi description du rôle d'Oronte dans le débat,
et méditation sur le pouvoir des différents arts, et par là même, sur
le pouvoir. Trop de critiques, à notre gré, ramènent La Fontaine à
la poétique alors qu'il est aussi un penseur, n'en déplaise à
Giraudoux3872 ! Le Songe de Vaux n'est pas qu'exercice de style.
A son propos, il est un bruit qui court les biographies, mais
qu'aucun document ne vient justifier, c'est l'ennui de son auteur
quand il composa : "Il peinait terriblement, avec un ennui sans limite,
et un éperdu désir de bien faire sur Le Songe de Vaux3873" écrit ainsi
Auguste Bailly. L'inachèvement amène sans doute pareilles phrases,
3872.
"La
plus
rapide
lecture de ses
oeuvres nous prouve que La
Fontaine ne pensait
pas".
Jean Giraudoux, Les cinq tentations
de La Fontaine, Grasset, 1938, p. 60.
3873.
Auguste Bailly, La Fontaine, Anthème Fayard, 1937, p. 102.
3874.
Voir Le Songe de Vaux, O.D., dernier mot du premier fragment,
Fables ou même son oeuvre. (XII,29), vers 66.
p. 83. C'est aussi
le mot par lequel La Fontaine désigne les
mais de la difficulté possible de l'écriture doit-on conclure à
l'ennui ? Ce texte n'est pas fade louange, mais pensée. La Fontaine
y élabore précisément, et pour l'ensemble de l'oeuvre, une logique
de pouvoir dont le principe et les caractères sont présentés avec leurs
liaisons et des applications diverses. Par cette profonde et songeuse
méditation, on dirait qu'il assure le sol avant de lancer les
"ouvrages3874".
cependant.
Point
Le
de
sens
discours
de
théorique
ces
pages
sur
n'est
le
pouvoir
donc
pas
immédia.t. Il s'obtient peu à peu en rapprochant les scènes, tout au
long d'un itinéraire sinueux dont les promenades d 8Acante suggèrent
la forme. Rien n'est imposé. Au lecteur volontaire d 1 accomplir une
rêveuse promenade,
et de penser !
Cette oeuvre, visiblement, aspire au discontinu. Si La Fontaine
n'a pas comblé les vides entre ses fragments, c'est peut-être que leur
unité tient moins à un lien narratif, en quelque sorte horizontal,
qu'au regard du lecteur, toujours mobile dans les angles qu'il
choisit. C'est en fait plus compliqué : de même que l'unité toujours
inachevée de Vaux tient simultanément à l'action créatrice d'Oronte
et au regard d'Acante, parfois posé sur les multiples merveilles
créées, mais parfois tangent ou divergent3875, celle du texte tient
simultanément à l'action créatrice de La Fontaine et au regard de son
lecteur-promeneur qui découvre ces pages à mesure qu'il songe.
Ensemble, ces deux points de 'fuite assurent la cohérence de l'oeuvre
comme spirale mouvante d'éléments discontinus.
Cette continuité discontinue ou cette discontinuité continue
sont difficiles à maîtriser. La Fontaine tente d'y parvenir quand il
compose son texte. Mais comment faire ? Comment lier et délier à la
fols ? Rien de plus nécessaire, pourtant, puisque la logique d f Oronte
veut reconnaître les écarts en les rendant possibles. Tout lier, créer
strictement du continu, ce serait, pour le dominant, figer, détruire
le mouvement, nier. Susciter le discontinu, ce serait générer le
chaos, le trouble, et finalement nier la valeur des écarts. Oronte
favorise une unité diverse, où le multiple et l'un sont rendus
possibles, comme lors du concours où s'entendent les différentes voix
des Fées pour le plaisir de chaque spectateur. Aussi, sauf à se
contredire intimement, un texte qui rend manifeste la création de
cette continuité discontinue dans le palais de Vaux doit la mimer.
Exigence littérairement difficile.
En 1671, quand il publie les Fables nouvelles, La Fontaine a
3875. Voir te fragment VII. "J'avais oublié Aminte pour Vaux,
ce moment". O.D., p„ 110.
8
8
il m arriva en échange d oublier Vaux pour Aminte, dans
trouve les moyens nécessaires. Après les premiers Contes et les
premières Fables, où il ose joindre continu et discontinu, il a mis
au point sa pensée et son art : les trois fragments publiés de Le Songe
de Vaux s'inscrivent alors sans problème dans ce livre divers, et leur
forme y trouve son sens de même que leur sens de 16 71 y trouve sa
forme. Mais cette pensée et cet art étaient en cours d f invention avant
-
9-71
-
1661, quand s'écrivait Le Songe de Vaux. Entre autres lieux, elles
s'élaboraient dans son écriture, dont on s'explique les lents progrès
: La Fontaine ne s'ennuyait sûrement pas, mais sa tâche était
difficile.
D'autant plus difficile que Le Songe de Vaux peut avoir une
expansion infinie. Ce texte est hanté par ce vertige « Pourquoi et
où s'arrêter, puisque rien ne vient contredire la domination créatrice
d'Oronte ? Pourquoi ne pas dire encore une autre de ses merveilles
? L'interruption risque d'apparaître comme une limite injustifiée et
douloureuse* Mais, d'autre part, il convient de borner 3876 un texte.
La
Fontaine
laisse
suspension, sans
donc
ses
personnages
choisir entre
et
ses
fragments
l'arrêt et l'attente
en
"d'autres
merveilles". 11 cherche à suggérer par la clôture même l'infinité du
mouvement, ce qu'il réussit dans le premier et le second fragment.
Mais comment finir Le Songe de Vaux ? Faudra™t-il trouver quelque
interruption conclusive qui
fermerait le texte
ou
infinitiser
toujours le mouvement par la cessation du discours ? La Fontaine paraît
suspendu dans l'attente d'une solution. Il hésite. Il temporise, il
ne saurait par où finir dans la mesure où finir parait sans légitimité.
Il n'achève donc pas Le Songe.
Cette oeuvre manque de négatif. Comme aspirée par cette absence,
elle peut redupliquer à l'infini ses structures ou s'interrompre. Pour
qu'elle tienne, il faudrait à Oronte un opposant. On aurait besoin
de quelque Loup ou d'un Cormoran qui prenne les poissons
en ces lieux enchantés,
!
Mais,
les méchants sont absents. La mort elle-même
devient l'occasion d'un concert* Dès lors, l'action d5 Oronte ne bute
5876. Voir l'épilogue du premier recueil des Fables.
sur rien» Le songe d 1 Acante n'est jamais contredit, et l'oeuvre
devient le songe infini d'un songe. Elle paraît en attente du négatif
qui permettrait son accomplissement.
En 1661, La Fontaine, qui écrit à Maucroix à propos des fêtes
de l'île enchantée, finit par la mort de deux chevaux3877* On a beaucoup
jasé sur le caractère prémonitoire de ces dernières lignes, mais il
reste à souligner leur nécessité littéraire. On la sent en revenant
au début : La Fontaine y annonçait qu'il ne dirait pas "tout ce qui
arrivera de remarquable" au Surintendant. Comment finir cependant ?
Il faudrait que le flux infini des merveilles bute sur un obstacle
et s'interrompe, au moins un instant, pour que la lettre ne soit
"entreprise trop grande3878" ! La mort des chevaux arrive à point. Elle
donne force au texte : la fête y paraît désormais surplomber le drame,
Vaux se mirant dans 1'onde noire de ses fossés. La Fontaine, comme
écrivain et comme penseur, avait besoin de cette catastrophe. Aussi
1'a-t-il isolée et placée en fin de lettre.
Dans Le Songe de Vaux, un tel épisode manque et ne peut que
manquer. Comment introduire 1? horrible mort dans des lieux enchantés
? Comment perturber 1'éloge d'Oronte et la méditation sur sa logique
de pouvoir par une catastrophe ? Surtout, comment définir la nature
de cette logique par son contraire3879 quand on évoque le monde parfait
qu'elle suscite ? Puisque Le Songe de Vaux ne peut comporter de
négatif, la logique d'Oronte et ses merveilles y flottent dans
1'irréalité indécise du Songe.
A ces textes déjà écrits, la chute de Fouquet, paradoxalement,
donna fonction, force et unité. En imposant un point d ' arrêt,
elle
1
en fit un témoignage se mirant dans le cours de l histoire» Ils
devenaient
ambigus,
parce
que
nostalgiques,
pathétiques,
et
3877. A M. de Maucroix, O.P., p. 527.
3878. Ibid., p. 523.
3879. Nous avons montré que dans les Fables, les Contes et Psyché la l og i que d'Oronte se défini t réguli
èrement comme le contrai re de la log i que de la Fourmi. Ce système de pensée par réflexion est typique
de La Fontaine.
implicitement critiques, voire protestataires. Leur lecteur pouvait
s1 interroger sur Louis XIV et Colbert. 11 avait "quelque chose à
penser", et La Fontaine faisait vraiment oeuvre. Aussi, dès qus il le
put, publia-t-il
trois fragments sélectionnés dans les Fables
nouvelles : la logique d'Oronte y prenait visiblement forme par
l'image de ceux qui anéantirent son exercice.
La chute de Fouquet est essentielle pour la rencontre, par La
Fontaine,
Colbert
de son dessein concernant les relations de pouvoir.
et
Louis
bouleversent.
d'autres
XIV,
Impossible de rester
merveilles
esprit
3880
*
pas
le monde
Impossible
entendu,
de Vaux,
le
"suspendu dans l'attente
garder " 11
de
présentement3881 ".
tranquille
il n'avait
en détruisant
comme
Le
qu1
bruit
Fouquet,
surgit,
trouble, s'Invente des raisons pour prendre, et, malgré leur inanité,
prend.
Devant
fabuliste peut
ce
se
spectacle
livrer
considérer l'opposition,
entre
et
deux logiques
celle
sont
de
qui survient.
nettes.
saisissant,
à
de
le
cruelles
désormais manifeste
pouvoir,
Pas
celle
d'ambiguïtés.
futur
réflexions 3882,
en politique,
qu'il
Les
célèbre,
choses
Elles sont rendues encore plus nettes par le procès.
Si La Fontaine a pu douter des raisons du roi, son inflexibilité,
malgré les appels à la clémence3883 et la démonstration de l'injustice
faite à Fouquet3884 lui indiquent qu'un désir de pouvoir l'anime
d'abord. Louis XIV veut dominer, prouver qu'il domine, non pour mettre
son pouvoir au service de ses sujets, et particulièrement des
méritants3885, mais pour son bien et son "impitoyable joie3886". "Double
profit3887" pour lui et pour ses créatures, mais
et
illusoire
sur
le
fond
profit
dramatique
puisqu'il résulte d1 un aveugle
amour-propre : le roi, au contraire des ennemis de Fouquet,
3880.
Le Songe de Vaux, O.P., p. 96.
3881.
3882.
3883.
3884.
A M. de Maucroix, O.D.f p. 528.
?l
n f a pas
René Jasinski, La Fontaine et le premier recueil des "Fables", Nizet, 1966, p. 63.
Dont ceux de La Fontaine.
Voi r les défenses de Fouquet auxquelles Jannart, l8oncle de La Fontaine, contribua. "I l ne se peut
rien voi r de plus convaincant, ni de mieux écri t", déclare le neveu. A M. Fouquet, O.D., p. 532.
3885. C 1 est le cas de Fouquet. Vo i r la sept i ème strophe de l'Ode au Roi, O.D., p. 531.
3886. L 8Araignée et l1Hi rondelle, (X,6), vers 17.
3887. Le Singe et le Chat, (IX,17), vers 12.
intérêt d f être injuste3888". Il était le roi. Ses sujets 11 aimaient
et La Fontaine lui-même était de ceux qui le louaient. Louis XIV
pouvait, sans cesser d'être le roi, appliquer, au dessus de Fouquet,
et comme lui, une excellente logique de pouvoir. Il aurait été toujours
plus aimé par des sujets toujours plus émerveillés. Mais, sans y avoir
-
9-71
-
aucun intérêt, il interrompt ce mouvement. Explication : sans être
un hypocrite comme Colbert qui prétend travailler au bien du pays mais
cherche son intérêt, Louis XIV est, comme Cupidon dans Psyché,
obscurément manoeuvré par son amour-propre3889, qui cristallise en
désiT de pouvoir. Rien de plus dangereux, sauf à trouver, par delà
1s épreuve, comme Cupidon, quelque dépassement de 1 9 amour-propre.
Beau rêve 1 Beau souhait I Mais La Fontaine, en politique, dans les
années 1661 et suivantes, constate d f abord les effets ravageurs d'une
logique de pouvoir entée sur 11 intérêt ou/ et sur 1
1
amour-propre.
Dès la lettre à l'Abbesse de Mouzon, le personnage de Montai
manifeste que La Fontaine ne 11 Ignorait pas3890. Grâce à Fouquet,
cependant, Il a pu croire échapper aux nuisances de cette logique :
le Surintendant lui offra.it un espace où goûter des plaisirs sans
gêne. Mieux encore, en lui permettant de concilier ses aspirations
à la règle et à la fantaisie, il accordait délicieusement dissipation
et cohérence de 11 ego. La "prison volontaire", sous "les yeux de
Sylvie3891 ", offrait un lieu tranquille qui déchargeait des "soins3892"
et assurait, par i5 ouverture et le mouvement, une jouissance libre.
Fantaisiste mais très respectueux dsun ordre préexistant, La Fontaine
pouvait y vivre ses tendances qui relèvent d 5 un même goût pour la
légèreté de 15 être. L f existence
gracieuse,
comme
à
Vaux
était
mouvante,
les
"jupes volantes5 " des Muses. On aurait pu croire ces "lieux enchantés,
3888. Formule capitale. A M. de Maucroix, O.D., p. 528.
3889. Qu'utilise Colbert comme Vénus cherche à ut iliser celui de Cupidon.
3890. Le mani f este aussi sa défiance, dans l! ordre privé, pour les pos i t i ons de dominants ou de
dominé.
3891. Le Songe de Vaux, O.D., p. 97 et 99.
3892. Mot très lafontainien. Cf, par exemple. Le Songe d'un habitant du Mogol, (Xi,4), vers 40.
si Vaux n ' était point au monde3894". La Fontaine était à la fois soumis
et libre. C'était la résolution paradisiaque des contraires. C5 était
un songe. Pourquoi n'aurait-il pas duré toujours ? Pourquoi le futur
fabuliste ne l f aurait-il pas souhaité ? Et pourquoi écrire autre chose
que des bagatelles ou méditer sur l'admirable pouvoir d!Oronte ? A en
croire beaucoup de critiques, si Louis XIV n'avait interrompu les
merveilles de Vaux, l'oeuvre de La Fontaine en eût été plus courte.
Opinion
vraisemblable.
L'oeuvre
aurait
manqué
de
points
d'application, d'espace, de véritable raison d'être. A ses lecteurs
comme à son auteur, quel plaisir, sinon du joliment dire, aurait-elle
donné ? Quelle instruction aurait-elle apportée ? Demeurant à Vaux,
pourquoi la Fontaine aurait-il usé des pouvoirs de l'illusion pour
montrer l'illusion dont usent les puissances ? Ne vivait-il pas en
des lieux où le réel et le songe étaient, délicieusement, même chose
?
La chute de Fouquet et le procès firent divorcer le réel et le
■songe. En éteignant les "yeux de Sylvie", ils brisèrent le charme
où La Fontaine s'enfermait. Ils lui prouvèrent qu'un protecteur, même
puissant, peut s'effondrer sous plus puissant que lui, et qu'un
dominant, cru bienveillant par ses premiers actes et son manque
d'intérêt à nuire, peut soudain devenir cruel.
Ces deux évidences bouleversèrent La Fontaine qui n1 en conclut
pourtant pas à la nécessité de quitter les puissants. S'il revint un
3893.
Le Songe de Vaux, O.D., p. 104.
moment à Château-Thierry où il se soigna, il avait trop goûté leur
proximité pour demeurer en Champagne ou même en Limousin. Aucun désir
de vivre dans les lacis locaux de relations de pouvoir ! De nouvelles
possibilités de plaisir lui étaient apparues, et elles supposaient
Paris et des protections. Impossible d f y renoncer.
1.5
La rencontre du dessein peu après 1661.
Fouquet avait convaincu La Fontaine qu5 un dominant peut dégager
de 1'étau des ordinaires relations de pouvoir. Quand il le veut, il
assure une sécurité. Il permet une aisance. Il offre des possibilités
de rencontres. Il procure de multiples objets qui instruisent et qui
plaisent. 11 favorise la diversité des goûts de ses dominés. Plus
encore que les jardins de Vaux, le parc de Versailles, dans Psyché,
illustre
ces
possibilités.
En
ces
lieux.,
"rien
ne
vient
interrompre3895" le mouvement des amis vers le plaisir. Point de "bruit"
sinon celui des fontaines... Paradoxe : on se défait parfois de la
contrainte au voisinage de certains maîtres !
Danger cependant : on risque toujours d'être pris. Oronte peut
chuter, le bon maître se faire cruel, la "prison volontaire" ne plus
15 être « Des tyrans reconnus peuvent s1 éveiller et tout prendre...
Si même 11 on ne meurt pas, on ne participe plus, à sa fantaisie, au
mouvement vers la volupté. Impossible, surtout, de donner du prix au
plaisirs, aux douleurs, à' la "bonne chère20", aux odeurs21 bonnes ou
mauvaises, aux paroles, aux actes... On souffre et 11 on risque de
devenir "ressort3898".
II s22 agit donc d être prudent, mais sans la peur qui gâche tout
plaisir "pur3899" et fait tout croire. La Fontaine veille à goûter les
biens disponibles, à affirmer ses goûts, et, surtout, "malgré Jupiter
même23, à ne pas trahir ses choix. Quitter les rangs des "amis24 " de
Fouquet, ce serait s5 avouer pris, devenir "ressort", perdre _e
plaisir de vivre. Aussi La Fontaine multiplie-t-il les signes de
fidélité à
1
son ancien protecteur.
Pas question de se taire ou d
être sot flatteur pour une pension : ce serait sacrifier la liberté,
et donc la joie, à la "bonne chère". La Fontaine ne veut pourtant pas
3895. Le Rat de ville et le Rat des champs, (1,9), vers 25, Voir aussi Les Amours de Psyché et de
Cupidon, O.D., p. 127.
3898. Voir Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 23.
sacrifier cette dernière. Il essaie d'éviter le sort du Loup, libre
mais très maigre, et seul dans les bois. Il veut n1être ni trop près,
ni trop loin des dominants. S 1 II ne souhaite pas être "en société
avec le Lion", il ne rêve pas des bois3902. Il préférerait vivre comme
Joconde qui va à la cour, où il sait pouvoir parler s'il est adroit 3903,
mais où il reste autonome. Il cherche la bonne distance et le bon lieu
qui permettrait d'approcher, sans être pris, les dominants politiques
qui tiennent les pensions, la censure, beaucoup de "belles choses",
20Le Cheval s3 étant voulu venger du Cerf, (IV,13), vers 24.
21Voir La Cour du Lion, (VII,6).
22Voi r Le Lièvre et les Grenouilles, (11,14), vers 8.
23Le Renard anglais, (XïI,23), vers 6.
24Ses amis disparurent"... Le Songe de Vaux, O.D., p. 84.
-
9-71
-
les livres, les lieux d'échanges, et dont la protection permet
d'échapper, par le haut, à certaines contraintes3904 .
L1 Elégie des Nymphes de Vaux avec l'Ode au Roi, puis le voyage
en Limousin sont deux essais pour trouver la bonne distance. La
première fols La Fontaine est trop près, la seconde trop loin. Par
11 Elégie et par 1'Ode, il s'adresse (ou tente de s'adresser) au roi,
mais c'est inefficace, manifestement dangereux, et critiqué par
Fouquet, qui accusa son poète de le faire passer pour lâche 3905 . Malgré
ses justifications littéraires, La Fontaine ne se mêla plus dès lors
de défendre ostensiblement son ancien protecteur. Le combat rapproché
n'était pas son affaire. Il risquait de s'y faire prendre, voire de
nuire.
On ignorera toujours exactement pourquoi il partit en Limousin.
Peut-être y eut-Il enchevêtrement de causes. Le désir d'accompagner
son oncle, un ordre de Colbert plus ou moins explicite, la croyance
qu'un tel commandement pourrait venir, la volonté d'être hors de
portée, l'envie de partir et de parler de loin... Tout cela dut jouer.
La brièveté du séjour suggère que La Fontaine eut une part d'initiative
en ce voyage qu1 il s'appropria grâce à la Relation : on ne peut assurer
3902.
3903.
Nous avons montré ci-dessus le caractère complémentaire des fables 4 et 5 du premier livre.
Joconde, Contes et nouvelles, I, vers 200-230.
3904.
Joconde n aurai t-il pas dû, un jour, sévir contre sa femme et son amant, s'il n avait été invi té par le Roi ?
1
8
L'invitation d'Astolphe, qui lui fai t découvri r qu•il est cocu, le dégage des "soins" infinis de
"l'enfer des enfers".
3905. Voir A M. Fouquet, O.P., p. 532.
qu'il
partit
pour
l'écrire3906,
mais
il
en
fit
l'occasion
d'expérimenter une possible position de vie et d'écriture. Tentative
doublement Insatisfaisante à ses yeux : le retour fut rapide et le
texte ne fut pas publié. C'est que Limoges était trop loin, n'était
pas son fait, et qu'insister sur cet exil, en le publiant, pouvait
passer pour provocation. Cet écrit était un détour trop direct.
Exposer, par exemple, les plaintes sur la prison de Fouquet 3907 était
se mettre en grand danger d'être expédié. Comme ce voyage l'avait
simultanément mené trop loin et trop près, La Fontaine dut en conclure
qu'un écart dans l'espace géographique, ou sa relation, ne lui
donnaient pas la distance souhaitée avec les dominants. Limoges
n'était pas son "affaire3908".
Il aurait pu ne pas agir, se réfugier dans le sommeil ou sa figure
d'éternel distrait, et faire, selon la formule de son "épitaphe", deux
parts à sa vie, " 1 ' une à dormir et l'autre à ne rien faire3909".
Inoffensif, il aurait évité d'être pris, et aurait pu goûter, "loin
du
monde
et
du
bruit3910",
certains
plaisirs,
manifestement ce choix. Il voulait "du nouveau
mais
il
refusa
3911
" et la retraite n 1
était pas son affaire. Sans renoncer à passer pour un rêveur distrait,
il ne quitta donc pas le "vain bruit3912'1 qui environne le séjour des
dominants politiques.
Ecrire et publier lai fournirent la distance et l'espace dont
il avait besoin. On peut admettre qu'après 1661, la littérature, telle
qu'il la pratiqua, lui apparut comme un choix nécessaire dans "le tour"
5906» Nous n'avons lu cette hypothèse nulle part (Mais R. Duchêne s'en approche à la fin de son chapitre)- Elle ne nous paraît pas improbable
avec un auteur qui invente si bien de fausses références» D'autre part les récits de voyages étaient à la mode, et il faut bien
1
avoir voyagé pour en écrire un. N'était-ce pas se mettre dans l'air du temps et donner à penser sur le pouvoir, que d évoquer
un voyage à la suite de Jannart ? N'était-ce pas instruire sur les relations de pouvoir et plaire en jouant avec elles ?
3907.
Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p. 547-548.
3908.
3909.
Ibid., p. 568.
Epitaphe d'un Paresseux , O.P.,
p. 496.
3910.
Le Songe d'un habitant du Mogol, (X,4), vers 24.
3911.
Voi r Clymène, Contes et nouvel les, I I I , vers 35.
3912.
Piscours à Mme de La Sablière, O.P., p. 646.
qu'il avait pris et
face à des dominants qui le suspectaient et dont il désirait rester
voisin. C ? est par la conception des Contes , des Fables et de Psyché
que se rencontra, complètement son dessein concernant les relations
de pouvoir.
Ces textes le rendirent à la fois proche et lointain, visible
et insaisissable. Ils étaient, pour lui, audace et protection. Ils
lui garantissaient la possibilité de circuler dans un monde choisi
et de satisfaire certains de ses désirs, singulièrement celui d f être
reconnu par des gens qu'il estimait. Mieux que 1'exil, la critique
ouverte ou l'état de ressort, la littérature l'autorisait à goûter,
près des "puissances3913", les plaisirs de jouer, de rester fidèle, de
rencontrer les gens d'esprit, les livres, les belles choses, d'être
en un lieu où il pouvait "aisément contempler3914", et surtout créer
un monde où il aimait errer, rêver, tracer des itinéraires, et devenir,
par exemple, au-delà du roi, l'ordonnateur véritable d'une certaine
idée de Versailles.
Quatre aspects de l'oeuvre, singulièrement affirmés dans les
Préfaces,
gagnent
dans
cette
perspective
une
part
cohérente
d'explication : la pratique presque systématique de l'imitation,
l'usage quasi permanent de la fiction, la volonté de s'annoncer
uniquement soucieux de technique littéraire, le choix de s'appuyer
toujours, et avec insistance,
sur le goût du public.
La Fontaine se déplace, et, ainsi, se dégage. En imitant 3915
Boccace, 1 ' Arioste, Esope, Phèdre, Pilpay, et beaucoup d'autres,
Il peut toujours dire : ce n'est pas moi, ce sont eux ! "On ne me saurait
condamner que l'on ne condamne aussi
i!Arioste devant moi,
et
les
3913. Les Animaux malades de la Peste, (VII, 1), vers 45. De ce souci d'être près du maître témoigne la lettre
A Mme de Thiange (O.D., p. 616) : "Chacun attend sa gloire et sa fortune / Du suffrage de Saint Germain.
Le maître y peut beaucoup" ________________________________
3914. L'Homme qui court après la Fortune et l'Homme qui l'attend dans son lit, (VII,11), vers 2-3.
3915. "Toute son oeuvre ou peu s ' en faut relève non de l8 î nvent î on mais de l ' î mi tat ion. 11 écrit
moîns qu1il ne récrît. Et il récrît moins qu'il ne recrée". Jean-Pierre Collinet, "La Fontaine et l'art
de la réécrî ture" in La Fontaine en amont et en aval, Pi se, Edi trîce Lîbrerîa Golîardîca, 1988,
p. 217. Avec toutes ses quaiités, ce chapître est typique d1 une position c r î t î que qui vise à
expliquer les modes de la réécrîture sans tenter d'en caractériser, pour La Fontaine, certaines des
fonctions.
-
9-71
-
Anciens devant
11 Arioste3916" . Que reprocher â La Fontaine quand il imite ? Qui
voudrait le censurer devrait s'attaquer à toute une tradition et à
ceux qui la reconnaissent. Comment prouver que La Cigale et la Fourmi
peut concerner l 1 affaire Fouquet quand pareille fable, fort ancienne,
. est "sue de tout le monde3917" ? Faudrait-il censurer "tout le monde"
?
La
Fontaine
habite
la
tradition3918
et
se
rend,
par
elle,
insaisissable tout en restant proche des "riches palais 3919" où
tradition, passé, fondements sont volontiers célébrés. Il ne parle
pas de Limoges, comme Hugo parlera de Guernesey, mais d'Esope, de
Boccace, de 1'Arioste, et de bien d'autres, en croisant souvent les
références... C'est à 'la fois plus loin et plus près. Subtil écart
« Le respect qu'on a pour les anciens lui tisse une couverture
diversement
mensonge
plissëe
qui
redouble
et
complique
"les
habits
du
3920
".
Dans l f "ample comédie", Il "fait parler le Loup et répondre
l'Agneau3921 ". En d'autres textes, 11 fait parler l'Amour et répondre
Psyché, le paysan et son seigneur, et tellement de personnages...
Chaque fois, ce n'est pas lui qui parle : c'est le Loup, c'est l'Agneau,
c'est Joconde... "Irait-on là le prendre3922?" De plus, ces récits,
parce qu'ils sont récits, ont diverses applications possibles. Que
désigne la Cigale ? Que désigne La Fourmi ? Quel sens donner à leur
relation ? Au lecteur d'interpréter, de goûter, par l'invention des
divergences,,
un
plaisir.,
qui
enrichit
celui
d'entendre
des
1
histoires. L auteur, cependant, en évitant l'explicite, réduit les
risques menaçant qui exposerait sans fable et sans fard certains de
ses thèmes. Surtout, ses personnages étant fictifs, comme lestés de
l'histoire réelle,
ils sont choses légères quand les puissances ont
des affaires bien plus graves à démêler que "les débats du Lapin et
de la Belette3923". La mort de la Cigale ou les malheurs de certain Cocu
ne changent rien aux problèmes terrestres* Tout ceci est jeux qui
3916. Préface de la. Première partie des Contes et nouvelles en vers, p. 556.
3917. Préface des Fables, p. 7.
3918.
Une chose qui caractérise La Fontaine par rapport à Molière (inventeur du Tartuffe ou du Misanthrope...), ou même à Boileau
ou à Racine, c'est le recours quasiment constant, dans ses oeuvres publi ées, à l ' imitation. L'atmosphère
lî ttérai re de l'époque classique, même si el le la favorisait, ne l'obiîgeait pas à pareille constance,
singulîèrement dans le roman. 1 1 est donc nécessai re de formuler des hypothèses quant à ses raisons.
3919. Le Berger et le Roi, (X,10), vers 72.
3920. Le Dépositai re infidèle, (IX,1), vers 34.
3921. Contre ceux qui ont le goût di ffici le, ( 1 1 ,1), vers 10.
3922. Belphégor (XII, 27).
amusent et ont, à côté des lois du monde, leurs règles propres. La
Fontaine trouve ainsi moyen d'échapper aux coups en s1 installant,
par la fiction, en un terrain de jeu. Souvenons-nous d'une préface
des Contes : "qui ne voit que ceci est jeu, et par conséquent ne peut
porter coup3924" ? Beau dégagement
I
Souplement, La Fontaine désigne le réel par le fictif et suggère
un sens en empruntant aux écrits d'autrui : double détour et entrelacs
possibles. Soucieux de sûreté, il habite une tradition de fictions,
se rend d'elle vers le réel, et crée volontiers, fort logiquement pour ne pas être esclave du procédé et le mener à terme - des fictions
de tradition, soit qu'il modifie les textes qu'il imite, soit qu'il
invente ou croise des sources, truquant et troquant pour échapper à
qui le traque et plaire à qui veut s1 instruire'et rire. Même quand
il y paraît, La Fontaine, s'évapore toujours de ses textes. Il sait
toujours qu'il peut être "suspect au Prince". Aussi, quiconque
prétendrait ouvrir son "coffre" n'y trouverait que des- "lambeaux"
d'un autre temps, de "doux trésors" qui ne provoquent personne,
n'attirent pas "l'envie et le mensonge", et peuvent être repris avant
de quitter les "riches palais" "comme 'l'on sortirait d'un songe 3925".
Quand il ne loue pas des puissances, La Fontaine veille à passer
pour
seulement
soucieux
de
poétique.
Des
enjeux
politiques,
économiques, sociaux, familiaux, métaphysiques ^s Fables, leurs
préfaces ne disent rien. L'unique point vraiment débattu, dans la
première, c'est "le dessein de les mettre en vers3926". Dans la seconde,
La Fontaine insiste sur la nouveauté des "enrichissements" et des
sources. Quant à "l'utilité"
rien
3923.
3924.
3925.
3926.
ici
et
et à
la
"matière",
il
n'en dit
se garde, dans la première, de donner quelque exemple
Le Pouvoir des fables, (VIII,4), vers 7-8.
Préface des Contes et nouvelles, I, p. 557.
Le Berger et le Roi, <X,10), vers 55-73.
Préface des Fables, p. 5.
des "raisonnements et conséquences que 11 on peut tirer de ces
fables3927", préférant expliquer qu 1 elles donnent des connaissances
sur les animaux. Deux siècles plus tard, 11 entomologiste Fabre s1 en
Irrita : comment s 1 instruire des animaux en un livre où la Cigale mange
des vermisseaux ? Grand scandale ! Fabre, qui ne plaisantait pas, ne
pouvait voir que les enjeux principaux des Fables3928 n' étaient pas
zoologiques et que La Fontaine était Renard quand il vantait les
connaissances qu'on en retirerait. Or, cet aveuglement préfigure
celui des critiques modernes qui jugent que La Fontaine, peut-être
comme eux, se soucie essentiellement de poétique. Les arguments
fusent. L'auteur des Contes ne souligne-t-il pas que c1est seulement
la manière de conter3929" qui importe ? La préface de Psyché ne
traite™elle pas exclusivement de 15 art de l f écrivain, sans dire mot
des enjeux politiques
possibles
?
Ce
texte
ne
serait-il
pas
essentiellement une méditation sur la littérature 3930? Loin de chercher
chez La Fontaine un penseur et un homme qui met en oeuvre sa pensée,
mieux vaut s 1 intéresser à "la fabrique des fables3931 " .
Nul doute qu 1 analyser cette fabrique soit essentiel, mais La
Fontaine n 3 est- pas chantre de l'art pour l'art. S'il fut un artiste
très conscient, il eut des raisons tactiques pour mettre en avant cette
conscience. Les négliger serait analyser l'esthétique du Renard en
oubliant qu'il veut le "fromage" et que le Corbeau préfère entendre
parler "ramage" et "plumage3932"! De même, le chant "à tout venant" de
la Cigale et l'affirmation de son droit à chanter ne s'étudient
valablement qu'en situation. La Fontaine avertit son lecteur dès les
premières fables : le chant et le discours sur le chant sont inscrits
3927.
Ibid., p. 8.
C1 est moins vrai pour le second recueil comme le montre Patrick Dandrey dans ses travaux.
3929. Préface de la Première partie des Contes et nouvelles en vers. N'oublions pas cependant : "Et conter pour
conter me semble peu d'affaire". Le Pâtre et le Lion - Le Lion et le Chasseur, (VI,I), vers 6.
3930. C'est une des idées de Michel Jeanneret dans sa préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, Le livre
de poche classique, 1991.
3931. Voi r le livre de Patrick Dandrey.
3932. On a souvent commenté la rime fromage/langage, mais guère la rime fromage/ ramage/ plumage. Le Renard
utîlîse l1 esthétique comme terrain pour obtenî r dans l'économique et, par lui, dans le poli t i que,
deux avantages décîsi fs : manger le fromage et ri re. Le discours sur le beau est moyen d'attraper
un bien.
3928.
dans le monde. Mieux vaut ne pas les penser sans penser fromage, hiver,
Fourmi, relations de pouvoir. . . La Cigale a eu tort de parler chant,
mais le Renard a eu raison. Il serait aberrant d'analyser leurs propos
hors de leur inscription parmi des relations de pouvoir. La Fontaine
nous conduit donc vers une pragmatique des discours. Déjà, en
associant, comme la tradition 1 'y autorise, la Vie d'Esope à sa
Préface, il avait indiqué 1'importance qu'il accorde à la position
du locuteur et de "celui qui l'écoute3933". Cela vaut pour le Renard,
pour Esope, et pour La Fontaine préfacier ou commentateur interne de
ses récits. Au lecteur de lire par les Fables comment, en s'affichant
seulement "nourrisson du Parnasse", La Fontaine établit le contact
et se dégage. Raisonnement : les dominants, s'ils ne sont pas des
"ennemis sans foi3934" -des Loups-, ne se fâcheront pas de l'entendre
parler littérature. Cela peut même leur plaire/ Par" son "ramage",
le Cygne n'échappe-t-il pas au Cuisinier qui ne saurait "mettre un
tel Chanteur en soupe3935". "Dans les dangers qui nous suivent en
croupe/ Le doux parler ne nuit de rien3936" « Jolie litote : rien n'est
garanti, mais il vaut la peine d'essayer. La Fontaine pratique la
leçon. S'11 y a bien chez lui une poétique, il y a tout autant une
pragmatique du discours de poétique. Pour lui, s'afficher poète, c'est
être efficace3937 .
En campant ostensiblement sur le Parnasse, il manifeste qu'il
1
n empiète pas sur l'Olympe. Quand il discute, par ses Fables, 1 ' avis
de Pat ru3938, il dérange peu les puissances. Or, à le croire, il s '
en tient là. Il ne trouble pas des eaux
qui
lui.
le foudroyer pour si légère
L ' Olympe
ne
va
pas
ne
sont
point
à
3933. Le Corbeau et te Renard, (1,2), vers 15.
3934. Les Loups et les Brebis, (111,13), vers 28.
3935. Le Cygne et le Cuisinier, (î I ï, 12), vers 14 et 17. Cette fable est à lire avec la suivante : Les Loups
et les Brebis. Ce qui est vrai avec le Cuisinier ne 1•est pas avec les Loups.
3936. Ibid., vers 17 et 20-21.
3937. Tactique employée pour se justi fier (en menteur) devant le duc de Boui1 Ion des accusât i ons d'usurpation
de ti tre : "Que me sert-i1 de vivre innocemment, D'être sans faste et cult i ver les Muses" ?.. . A M.
le duc de Boui 1 Ion, O.D., p. 571. La Fontaine ici s'affiche poète pour se dégager...
3938. Voir le début de la Préface.
audace ou 11 empêcher d'espérer de "l'indulgence3939" pour un recueil
si peu téméraire 1 La Fontaine n'annonce pas une politique, une
éthique, une religion de La Fontaine. Toutes choses dangereuses. Ici
comme ailleurs, il minimise la portée de ses ouvrages. Ce sont choses
légères, exercices de style... S1 il prétend à la gloire littéraire,
il reste à sa place. Son art ne viserait qu'à mettre en forme agréable,
des lieux communs, ou, dans les Contes, d'agréables jeux. Dans Psyché,
son principal problème aurait été de mener sa prose "à quelque point
de perfection3940" et de créer chez le lecteur un très subtil plaisir
quant
à
"l'incertitude
de
Psyché
seule 3941
".
Spécialiste
en
déplacements et maître en désorientâtion, il ne prépare pas son
lecteur à lire des audaces, mais cette manière d'effacer est aussi
manière de désigner. Le silence du Singe3942 est parole de sage. A force
de se taire, on fait sourdre le sens.
Ce n'est pas tout. En s'affichant presque exclusivement soucieux
de poétique, La Fontaine peut surprendre et plaire. S'il explicitait
ses Intentions, il serait lourd. Il se ferait auteur de thèse, ennuyeux
déclamateur, pédant... Il ôterait aux lecteurs l'avantage de se sentir
3939.
Premier mot de la Préface des Fables.
3940.
Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 123.
3941.
Ibid., p. 125.
3942.
Voir Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (XI,5).
3943.
Voir L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (II, 13), vers 26.
habiles. A montrer, par exemple, les principes et le sens de la
composition des livres de Fables, 11 figerait le flux. Plus de plaisir.
Plus d'instruction, même. Si Dieu révélait le livre du Destin 3943, il
tuerait la joie. Si notre fabuliste annonçait, révélait, ordonnait
visiblement toutes ses leçons, il les réduirait et détruirait le
plaisir, partie intégrante de ces leçons. Problème de cohérence et
d'efficacité : par ses discours, il contredirait ses leçons et en
éloignerait. En explicitant et en se montrant autre chose
artiste,
il
donnerait
prise
à
qu'un
d'éventuels censeurs
et perdrait prise sur ses lecteurs. Il risquerait d5 être censure et
seul.
Dangereuse situation. Outre le plaisir d1 être lu, La Fontaine
a besoin de ses lecteurs. A des dominants dangereux, comment résister
mieux qu'en opposant quelque autre puissance ? Esope ne se fait
affranchir par le philosophe Xanthus qu'en s1appuyant si bien sur les
Samiens que "le philosophe fut obligé de donner les mains3944". Dans
le besoin, un allié, même Incertain, est souvent nécessaire 3945 . Comme
le Grec, La Fontaine en 1661 sait qu'il est seul face à des maîtres
peu désireux de son bien. S'il les défie, il risque d'être détruit.
Que faire ? Fouquet étant anéanti, Louis XIV et Colbert étant hostiles,
le meilleur protecteur semble être le public puisque "c'est l'opinion
qui fait toujours la vogue3946". L'opinion a une puissance* Un dominant,
même considérable, ne saurait aisément la contredire. Comme l'ont vu
Pascal et Molière, qui est aimé du public accroît face aux divers
censeurs le champ des audaces possibles. Alors que La Fontaine, en
publiant L'Eunuque, rêvait apparemment qu'une autorité réglât le
système "entièrement populaire" de la "république des lettres3947", il
comprend, après 1661, que ce système, dont il se défie, peut lui
apporter la protection qu'il recherche. 11 rêvait que l'autorité
réduisît le public, il sent maintenant que le public peut le défendre
contre l'autorité* C'est parce que les Fables plaisent, qu'il pourra
en 1671, sous couvert de Fables nouvelles, publier sans heurt des
fragments de Le Songe de Vaux et d'autres textes, peut-être,
dangereux. Le plaisir du public est donc, pour lui, un objectif et
un moyen tactique. "Plaire" participe de son dessein .concernant les
relations de pouvoir, et c'est même central. C'est le "principal
but3948" de
La
Fontaine.
S'il
ne plaît pas,
Il
ne peut
se
créer un
espace, s 1 y installer à judicieuse distance des dominants, et jouir
lui-même des plaisirs qu1 il aime.
Le public peut se répartir en trois groupes inégaux. D 1 abord,
1
3944.
La Vie d Esope le Phrygien, p. 21.
3945.
Voir Le Chat et le Rat, (VIII, 22).
3946.
Les Devineresses, (VII,14), vers 2.
3947.
Préface de 1'Eunuque, O.D., p. 264.
3948.
Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 123.
à Paris et en province, les quelques milliers de lecteurs anonymes,
souvent bourgeois, qui achètent des livres et ne se contentent pas
3949. Molière en faisant jouer sa Psyché à la Cour, mais sans la collaboration de La fontaine et en supprimant son essentielle problématique,
fut ici plus habile.
-
991
-
de la Bibliothèque bleue. Ensuite, les quelques centaines de relais
d f opinion, comme Mme de Sévigné, Mme de La Sablière ou Chapelain, qui
ont, à Paris et en Province, un rôle dans la république des lettres,
soit qu'ils tiennent salon, soit qu'ils aient, tout en fréquentant
les salons, une possibilité de parole à la Cour, dans les Académies,
les journaux, leurs livres... Enfin, les quelques grands personnages
qui détiennent, par leurs noms et leurs richesses, une part (très
réduite avec Louis XIV) du pouvoir politique, et qui peuvent accorder
prestige, pensions, avantages divers, et protéger, en certains cas,
contre le Roi ou ses ministres. La Fontaine s'est toujours efforcé
de plaire à ces trois groupes, cherchant à accompagner les goûts du
premier, s'adressant volontiers aux membres du second, et encensant
les troisièmes. Ses premières oeuvres réussirent par le plaisir
qu'elles donnèrent aux deux premiers groupes, qui y trouvaient malice,
.plaisantes histoires, beau langage, sagesse, grâce, poésie, matière
à décryptages divers. Ce sont les anonymes et les relais d'opinion
qui ont fait, en librairie, le succès des Contes et des Fables. Ils
ont, en revanche, largement contribué à l'échec de Psyché dont la
subtilité et la fluidité déçurent tandis que les Grands, sans y trouver
l'éloge des valeurs aristocratiques, purent noter que madame de
Montespan crut se reconnaître dans l'acariâtre Vénus, et que la
tyrannie d'Amour détonnait dans une entreprise apparemment conçue
pour louer le Roi3949. Ce roman, par son décor, ses thèmes, ses
personnages, sa relative fadeur, éloigna le premier groupe de public.
Il n'attira
cependant
pas
le
troisième.
Et
il
n'enthousiasma pas le second, qui se plaisait aux formes brèves. La
Fontaine tira les leçons
nouvelles,
puis
de
de l'échec en présentant des
nouveaux
Contes,
plus
audacieux
fables
que
les
précédents.,. Il retrouva ainsi la faveur des deux premiers groupes
de son public, et obtint, malgré les réactions violentes de la censure,
une faveur croissante du troisième, comme l'attestent ses relations
de plus en plus nourries avec les Conti,
les Condé,
et avec le duc
de Bourgogne.
La Fontaine sut profiter de la multiplication des lecteurs au
XVIIème
siècle.
Il
tira
parti
de
l'importance
accordée
à
la
littérature dans une société, toujours plus urbaine, fortement
surveillée, qui voyait en elle un lieu de relative liberté et de
plaisir, en même temps qu'un champ nouveau pour la gloire. Sa tactique
put s'appuyer sur un mouvement de fond qui permit ce qu'Alain Viala
nomme la "naissance de 11 écrivain3950" « A force d'habileté, d'art,
et de chance, il put acquérir, au moins pour une vingtaine d'années,
dans le champ mouvant des relations de pouvoir, une
relative
autonomie. Il fut assez lucide pour analyser ses désirs, ses moyens,
les contraintes qui s'imposaient à lui, et sentir que l'approbation
d'un public assez vaste pouvait être,
meilleure protection.
contre les censures, sa
Grand danger cependant : le public pouvait à son tour l'asservir.
A trop satisfaire son goût, à en faire "la règle de son ouvrage 3951 " ,
La Fontaine risquait de se retrouver dominé. Or, il aurait été inutile
d'échapper aux censures pour finir prisonnier des modes. Notre auteur
évita le piège. Tout en affirmant -se soumettre à ses lecteurs, il
marqua son indépendance par rapport à chacun de leurs groupes. Le
peuple, d'abord, n'est pas flatté dans les Fables ou dans les Contes
par une pensée "profane", "injuste", "téméraire 3952" . La Fontaine use
de récits populaires, s'avoue volontiers Gros-Jean, se moque des
Grands et des précieuses avec les bourgeois,
loue comme eux
la prudence et les joies de la vie, mais il refuse d 1 assimiler voix
3950.
3951.
Alain Viala, Naissance de l'écrivain. Les Editions de Minuit,
Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 1.
3952.
Démocrite et les Abdéritains, (VIII,26), vers 2.
-
992
1985. Ouvrage fondamental pour tout ce qui nous occupe ici.
-
du peuple et voix de Dieu3953 . Chez lui, une "multitude de gens3954"
n f a pas plus d ? esprit qu! un seul homme. Ce discernement, ce refus
de toute vulgarité et cette indépendance ont pu le faire estimer de
ses lecteurs anonymes et lui ont évité de s 1 aliéner les relais d5
opinion, qui n'auraient pas admis un auteur grossier, sans esprit,
flatteur des bas instincts et des lourdes pensées. C'est ce second
groupe de public que La Fontaine aime le mieux, mais, par lui non plus,
il ne se laisse pas asservir et il joue sur sa diversité. Avec les
Fables et les Contes, il introduit des thèmes, des personnages, un
vocabulaire qui n'ont guère cours dans les salons ou les Académies.
Il n'hésite pas à contredire certains doctes, ouvrant, par exemple,
la Préface des Fables par une rupture avec Patru. Prenant quelques
risques, s5 appuyant sur des courants divers, se renforçant par 18avis
éclairé de l'auteur de la Dissertation sur Joconde, il se crée ainsi
un espace. Pas question pour lui de se laisser enfermer par des règles
qui ne lui conviennent pas. Comme Poliphile, des avis d ? autrui, "il
ne prit que ce qui lui plut3955 . "Ceux qui ont le goût difficile" sont
renvoyés au début du livre II des Fables. Quant aux Grands, le
fabuliste, s'il les loue, ne craint pas de montrer qu'ils sont, de
l'avis du Renard3956, souvent des masques sans cervelle. Plaire, pour
la Fontaine ce n'est pas asservir son goût, mais tenter les moyens
"d'acquérir son suffrage3957" en tenant compte du goût d 1 autrui, en
cherchant le merveilleux accord3958, sans renier ses propres choix. Qui
les renierait, au demeurant, ne plairait pas. Le Singe qui loue comme
ambre la puanteur de certain Louvre "eut un mauvais succès 3959".
Désorientant en multipliant les formes et les sources de son
3953.
3954.
3955.
3956.
3957.
3958.
3959.
Ibid., vers 47-49.
Testament expliqué par Esope, (II, 20) vers 92.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 127.
Voir Le Renard et le Buste. (IV,14).
Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 2.
Bel exemple - "Vous les aimez ces traits, et je ne les hais pas". Ibid., vers 8.
La Cour du Lion, (VII,6), vers 25.
oeuvre, en quittant les libertins pour les dévots et les dévots pour
les libertins, en chantant la Vierge3960 et le cocuage, en variant les
tons, les thèmes, les genres, La Fontaine sut plaire sans se lier.
11 se créa un public parmi lequel, aux moments difficiles, il trouva
protection. Sa renommée 11 introduisit auprès des dominants, tout en
le maintenant insaisissable, ailleurs, proche et lointain, comme il
le souhaitait, protégé par les grands auteurs qu'il Imitait, par les
fictions
qu'il
racontait,
par
sa
volonté
d'apparaître
simple
"nourrisson du Parnasse" et par le plaisir qu'il procurait. Il parvint
ainsi, quelques années après la chute de Fouquet, sans se trahir et
sans trahir, à constituer par son travail d'artiste un espace souple,
mobile, côtoyant le flux des .plaisirs que favorise la présence des
dominants, un espace dans lequel et par lequel il pouvait vivre "à
sa façon3961 ".
En février 1666, quand il reçut les félicitations que Chapelain
lui adressait pour ses Contes, il dut sentir qu'il avait partie gagnée.
Alors qu'on ne l'avait pas Inscrit sur la liste des pensionnés et qu'il
n'avait pas renié Fouquet, Il se voyait encouragé par. le dispensateur
des pensions royales et conseiller littéraire de Colbert à se délasser
des "études graves entre les bras -de ces muses gaillardes qui le
(vous) traitent si favorablement3962". On conçoit sa satisfaction à
lire ces lignes qui attestaient de son talent, lui donnaient le droit
de l'exercer, l'encourageaient même dans un domaine litigieux, et lui
montraient que sa tactique payait. Sans qu'il ait eu à solliciter ou
à trahir, on venait le féliciter. Ni trop près, ni trop loin des
dominants, il avait donc trouvé un espace où manoeuvrer à sa façon,
se mettre en valeur, goûter le plaisir de jouer et éviter probablement
la prise. Cet espace
imitant,
c'est
la
littérature, ■ pratiquée
en
en
contant, en se posant comme pur artiste, en cherchant à plaire. Quand
3960.
Début du Poème de la Captivité de Saint -Malc.
3961.
3962.
L'Homme entre deux âges et ses deux Maîtresses, (1,17), vers 28»
Chapelain, lettre du 18 février 1666, cité par Jean-Pierre Collinet dans son édition, p. 1331.
Racine, son ami, cherchait à
politiques
3963
,
La
Fontaine,
coller aux souhaits des maîtres
parmi
des
relations
de
pouvoir
dangereuses, assurait son plaisir en contant.
"Tout ceci est un jeu" dit-il. Or, les meilleurs jeux ont un
enjeu, et il n'y a pas de littérature qui vaille, pour lui, sans un
enjeu. Ici, 19 enjeu, c1 est sa liberté de goûter ce qu'il aime., dont
l'essentiel plaisir du jeu3964. L'enjeu, c'est largement le jeu. Si La
Fontaine perd, Il risque d'être écarté du monde, limogé, contraint
à fuir où à se taire, lui qui ne veut ni parler de loin, ni se taire.
Si, au contraire, il gagne, il peut rester près, ne pas se taire,
continuer à défier. Gagner, pour lui, c8 est pouvoir jouer encore.
Chaque fois qu1il n'est pas pris, il peut, pour son plaisir, tenter
à nouveau de risquer de l'être. Grand plaisir. La Fontaine "aime le
jeu". Cependant, pour que le jeu soit et demeure intéressant, il lui
faut 'des risques et des risques croissants. 11 doit toujours
approcher davantage le Chat, toujours montrer plus d faudace, jusqu'au
point extrême qu'il atteint avec les Nouveaux contes, quand on lui
signifie, clairement, par la censure, qu'il a franchi des limites.
Un pas de plus, et 11 sera vraiment châtié. Il s'adapte alors. Il recule
en apparence, opère divers déplacements, mais joue encore, même s'il
joue avec moins d'énergie, et dans des conditions toujours plus
difficiles.
Après 1661, La Fontaine a besoin de créer une littérature qui
lui fasse courir des risques. Rien ne lui serait plus Inutile qu'une
littérature de pure décoration, jolie, mais vide. Comme Agrippa
d'Aubignë, il ne veut pas d'une oeuvre qui ne serait "que miel, que
-ris, que jeux, amour et passe-temps3965 " . Il ne souhaite pourtant
pas être, comme lui,
un David qui enverrait sa
"pierre la plus
ronde" dans le front d5 un "vice-Goliath3966".
11 est audacieux, mais
en
lui
joueur.
Pas
question
pour
de
dénoncer
3963. Voir Alain Via la, Racine ou la stratégie du caméléon, Seghers,1990.
3964. "J!aime le jeu"... Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 258.
3965. Agrippa d1Aubigné, Les Tragiques, Livre second, vers 67.
.
995
-
directement 11 ignominie des maîtres de 11 heure.
pas
la force.
5
sait
qu on
Il
ne
n'en
qu'il
détiennent
différence
ses
sa
délicieux
de
vie,
parce
il
que
3967
la censure
Singe3968,
du
le
goût,
intérêts.
aime infiniment
1 ' arme
bouleverser
pas
et
il
le laisserait pas déclamer longtemps. De plus,
ce serait contre tous
audace
a
Il ne s1 en sait
Plein
d'un
contre
ceux
et
moyens
les
qui.
joue volontairement,
un
jeu
serré,
dangereux.
de
à
la
dangereux,
Or,
quoi
et
de plus
désagréable pour des dominants malveillants que de leur parler du
pouvoir, de leur logique de pouvoir, de ce qui les fait
des
effets
réels
de
leur
domination
?
dominer,
Pour leur
amour-propre n'est-il pas douloureux de devoir observer que leurs
dominés pensent et les voient nus ? Qui pratique la logique de la Fourmi
se nourrit d'ombre.
Le
"Louvre"
du Lion est un antre. Le Loup,
incapable de justifier son crime au bord d'une
emporte
l'Agneau
d'Adonis
"au
habite
s'environne
de
des forêts".
ténèbres.
Le
Projeter
il
C'est le rendre dangereux.
n'est
que
pouvoir,
très
la
Mais,
le
dans
rapport
n'est-il
problématique
dangereuse
Cupidon
pas Impossible d'échapper,
le risque fait le plaisir du jeu. Aussi
étonnant
Sanglier
une lumière dans ces
quand on déplace en littérature
Chat/Souris3970,
pure",
des forêts3969"*
"1"épaisseur
nuits blesse le dominant.
le cadre du jeu,
fond
"onde
à
pas
des relations
manier,
soit,
et
de
de manière
consciemment organisée,
la problématique majeure de l'oeuvre de
La
en
Fontaine,
premières Fables,
comme
témoigne
Psyché
ou,
dès les
la construction des livres.
Seulement, La Fontaine n'est pas sot et il est cohérent. Il sait
le danger de se placer sur le seul terrain politique : commencer et
3966.
3967.
Ibid., vers 46 et 48.
Voir Le Mari,
la Femme et
3968.
3969.
Voir Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (XI,5).
3970.
le Voleur,
(IX, 15),
vers
Adonis, O.P., p. 11.
Voi r A Monseigneur le duc de Bourgogne, (XI1,5).
36
:
"Le
conte
m 'en
a
plu
toujours infiniment".
finir par le Lion serait pour lui se
risquer
la
prise.
Il
n'ose
révéler
d'entrée
et
donc
introduire Immédiatement le terrible sire et les "jugements de cour 3971
". Au premier recueil, le Lion ne vient qu'à la sixième fable après
i s évocation de formes de pouvoir qui ne sont pas nécessairement
politiques : La Cigale et la Fourmi peut se lire comme image de 11
écrasement de Fouquet par Colbert, mais rien n'y oblige, et il est
probable que bien des lecteurs au XVIIème siècle ne s'en sont pas
souciés.
On
ne
saurait
donc
censurer
La
Fontaine
pour
telle
possibilité d'interprétation, et c'est un détour., apparemment
étrange, que ces minuscules insectes pour parler du pouvoir. L'étendue
de la problématique est donc un gage de sécurité pour notre fabuliste
: plus vaste est son terrain moins on saura "par où le prendre 3972".
La Fontaine s'y perdrait cependant lui-même si cette étendue n'était
nécessaire à l'exercice cohérent de sa pensée, qui travaille par plis,
replis et approfondissements successifs. Ce qui l'occupe, après les
premiers moments qui suivirent 1661, c'est moins de combattre Louis
XIV que de penser sa logique de pouvoir et de donner aux lecteurs les
moyens de la penser. Or, il juge que Louis XIV n'est pas seul à
pratiquer cette logique, qu'elle n'est pas son privilège, et que bien
d'autres dominants, pourtant très différents en apparence, agissent
comme lui. Pour penser les actes du roi, il faut les penser à travers
de multiples actes de multiples dominants, qui vont de la Fourmi à
Dieu. Mais les actes du roi contre Fouquet aident aussi à penser cette
multitude de cas. La Fontaine découvre ainsi que le désir de pouvoir,
enté sur 11 amour-propre, est commun à toutes les créatures, qu'il est
toujours identique et qu'il aveugle à sa nature celui qui ne s'en défie
pas. Son dessein concernant les relations de pouvoir s'avère alors
plus subversif que celui qu'aurait un opposant qui combattrait Louis
XIV au nom d'un absolu. La Fontaine insinue scandaleusement qu'un même
désir de pouvoir
habite le grand roi et 11 infime •Fourmi, et qu1 il habite aussi tel
ou tel mari, Cupidon, et peut-être Dieu. Le roi perd son statut
d'exception, et tous les dominants, se voient ensemble soupçonnés
3971.
3
Les Animaux malades de la Peste, (VI 1,1), vers 64» Il nous paraît essentiel de remarquer l'accroissement d audace que représente
8
cette fable et sa position. Pareille prise de risque, à plus grande proximité de l affaire Fouquet, et avant
1sétablissement de la renommée de La Fontaine, aurai t été témérai re en 1668.
3972. Le Diable de Papefiguiére. Nouveaux contes, vers 158.
d!être eux-mêmes habités et possédés par le désir, qu !ils ignorent
parfois, de nier autrui. Le roi n1 est qu'un dominant parmi d'autres
et tout dominant est potentiellement dangereux, y compris, parfois,
pour
lui-même.
Un
même
désir
de
pouvoir,
que
nourrirait
15
amour-propre, proliférerait sous diverses formes en une multitude de
gens et d'occasions. Aussi est-ce risquer un contresens sur La
Fontaine que d'écrire une politique de la Fontaine, ou un La Fontaine
politique : c'est la problématique entière des relations de pouvoir
qui est l'épine dorsale de son oeuvre.
Elle n'est pourtant pas tout. L'oeuvre organise des ensembles
cohérents de pensée sur l'amour, le droit, les animaux, les femmes,
la mort, le plaisir... Pareille diversité, qui contribue à sa
protection, l'enrichit, la rend semblable à l'univers, suscite de
multiples itinéraires et plaît. Elle plaît d'autant plus qu 3 elle n'est
pas incohérente puisque ces divers ensembles sont articulés à cette
problématique des relations de pouvoir3973 et que l'on obtient, à partir
d'elle, de très révélatrices vues sur chacun d'entre eux.
La Fontaine ainsi se risque. Il approche au plus près des
dominants et expose ce qu'ils voudraient ne pas voir exposé. Il éclaire
leurs ombres. Pas directement, comme Psyché qui blesse Amour, mais
obliquement, avec mille précautions, quoique avec audace et sans trop
se masquer si bien que le lecteur peut suivre et se délecter. En
présentant, en organisant, en approfondissant sa problématique près
des
ongles3974" ,
"sacrés
sans
conséquences
puisque
il
joue,
le
jeu,
ce
qu'il
qui n'est
pas
aime, divertit
3973. Même le Discours à Mme de La Sablière et la pos i t i on de La Fontaine sur les animaux-machines ne
prend tout son sens que par rapport à sa réflexion sur le pouvoir : d3une part, Madame de La Sablière
permet une relation plaisante et féconde d'où le pouvoi r qui rédui t s'est comme évaporé. D'autre part,
la théorie des animaux-machines est théorie niant la diversi té complexe, féconde et visible du monde.
El le est présentée comme vision légitimant la suprématie orguei1leuse de lJHomme comme dominant (voir
ensuite L'Homme et la Couleuvre), et comme théorie implici te de tout dominant selon la Fourmi à
l'endroit de ses dominés.
3974. Les Obsèques de la Lionne, (VI11,14), vers 36.
-
998
-
et avertit.
D'abord La Fontaine lui-même. En se divertissant3975 , il
s'avertit. Le sage n'est-il pas celui qui, pour n'être pas surpris,
sait lui-même s ' avertir3976 ? En jouant avec les puissances, en
évoquant leurs tours, les tours de qui les évite, les fuit, ou les
malheurs de ceux qui sont pris, notre poète s'avertit. "Aussi leurré
qu'aucun", il sait "la carte du pays3977". Il aiguise sa conscience.
Cela lui permet d'élaborer des tactiques toujours plus subtiles,
d'approcher toujours plus près, de prendre des risques croissants,
jusqu'à se voir imposer la censure avec les Nouveaux contes. Mais il
se rétablit assez vite, s'avertit mieux, et parvient jusqu'aux
dernières années, malgré des difficultés croissantes, à se divertir
auprès des maîtres, ou de leurs enfants, par un subtil jeu Chat-Souris.
Quand ce jeu avertit et divertit un public, cependant, il est
meilleur : le regard d'autrui devient un de ses éléments, le rend plus
complexe, et lui donne sens parce que le jeu, ainsi ouvert, ne finit
plus dans le plaisir et l'instruction d'un seul, mais suscite
indéfiniment jouissances et Instructions chez qui le considère. Or,
le jeu de La Fontaine peut instruire et plaire. En approchant les
dominants, en multipliant leurs portraits, en montrant comment Ils
aliènent, battent, rient, dévorent, il avertit et il venge. Parmi tant
de rats qui délibèrent et n'exécutent pas, La Fontaine est celui qui
"accroche le grelot au cou de Rodilard", et ce grelot fait souvent
rire. Désormais, au cas où quelque tyran apparaîtrait au voisinage
de -ses lecteurs, "de sa marche avertis, ils s'enfuiraient sous
8
filles.
: "Il
39 75.
V o i r Co mme nt i es p ri t vi e nt aux
39 76 .
" La mo rt ne s up re nd po i nt l e s age : / I l e s t t o uj o urs p rê t à p art i r, /S
39 77.
V o i r La Mand rago re , C o nt e s e t no uve l l e s , II I , ve rs 24 et 2 7. P o ur La Fo nt ai ne , q ui é chap p e à l a p ri s e de s d o mi nant s et q ui s ai t p arfo i s p re nd re , e st ho mme
3978.
C o ns e i l t e nu p ar l e s R at s ,
q ui
a
No uve aux co nt e s , ve rs 1
a é t ud i é co mme l e j
(11,2), ve rs 16 e t 18.
d e l 'e xp é ri e nce et q ui s o uve nt
1
e s t un j e u di ve rt i s s ant s ur to us " .
étant s u lui-même ave rt i r " . . . La Mo rt e t le Mo urant , (V I 1 1 , 1 ) , ve rs 1 - 3 .
e une ho mme d e ce co nt e .
231
- - 999
-
terre3978", mais Ils pourraient ausi rire, s'amuser du tour,
que la peur les
rende
incapables
sans
de plaisir. . .
Avertis par le conteur, les lecteurs accroissent leurs chances de
n!être pas pris, et ils évitent de trembler comme le Lièvre39''9, parce
qu'ils ont vu la peur des Rats, du Lièvre, ou des Grenouilles... Le
"dessein" de La Fontaine est donc utile, voire nécessaire, à lui comme
à autrui3980. Par le spectacle qu'il donne, et le rappel du stratagème
d'Ulysse3981 et de tant d'autres, il plaît aux dominés potentiels,
ses
lecteurs, et les Instruit.
Par son art, il évite de heurter les dominants. Sa discrétion
et son apparente•soumission peuvent leur plaire. 11 ne les défie pas
sottement, comme la Cigale, et il ne nie jamais, singulièrement dans
l'ordre politique, la nécessité de ■ relations de pouvoir. En
soulignant
la
diversité
"multitude de gens
de
l'univers
et
les
faiblesses
d'une
3982
", il donne même aux dominants, comme nous l'avons
vu de multiples et légitimes fonctions. 11 peut ainsi les instruire,
soit qu'il leur montre que la logique Fourmi de pouvoir ne mène
finalement à rien d'heureux, soit qu'il leur fasse apercevoir,
particulièrement avec Psyché, combien leur position peut les aveugler
à la réalité de leur propre désir de pouvoir, soit qu'il leur suggère,
avec la logique d!Oronte, un idéal. Ainsi, mari, maître, roi, censeur,
père, quiconque a un pouvoir et se soucie de son emploi trouve presque
partout dans cette oeuvre matière à réflexion.
Rien de plus instructif cependant que la façon dont La Fontaine
instaure et gère son pouvoir sur ses lecteurs. Nous en avons déjà donné
quelque analyse dans notre partie sur la logique
y
reviendrons
dans
notre
d !Oronte.
Nous
dernier chapitre « Soulignons ici
seulement que La Fontaine a compris que son dessein concernant les
3979. Le Lièvre et les Grenouilles, (ïI,14).
3980.
La succession des premières fables du second livre est significative de son unité et de sa subtilité. La fontaine est certes
audacieux dans le "dessein très dangereux"( ï1,2, vers53) qu'il entreprend face au "maudit censeur" ( w51 ) qui a "le
goût difficile", mais il entreprend plus dangereux dessein en allant, par son audacieuse littérature, accrocher "le grelot".
La première audace, il la revendique hautement, mais pas la seconde. Ce serait sot. Au lecteur d'apercevoir que s'opposer aux
censeurs et s'opposer à Rodilard, c'est même -chose S Les "maudits" sont les représentants du Diable(I,2,vers 8) en littérature.
De plus, les uns et les autres sont des "pervers" (11,3), qu'on doit reconnaître, dénoncer sans i11 us i on(11,4 ), et des
griffes desquels on doit souplement s'échapper quand on risque d'être pris(II,5). Enfin, on ne saurait combattre de front ni
les uns ni les autres, et les détruire ainsi. On peut cependant s'en prémuni r, et même jouer avec eux, ou, plutôt se jouer d
J
eux, par goût du plaisir, pour s'instruire, pour instruire autrui et lui plaire.
3981.
Contre ceux qui ont le goût difficile, (1,1), vers 18-31.
3982.
Testament expliqué par Esope, (Iî,20), vers 92.
relations de pouvoir serait contradictoire et impossible s 1 il
agissait, même inconsciemment, comme un Pédant de Collège ou s1 il
usait du pouvoir que lui donnent les fables pour nier ceux qui les
lisent. Aussi, travaille-t-il à exhiber les dangers du pouvoir des
fables, à le démystifier, et à rire de lui-même, afin de n3 être pas
Ménénius ou même Démade. Par 1'humour et la lucidité, il désamorce
les dangers de sa position de pouvoir. Comme Oronte, il peut ainsi
multiplier les merveilles pour autrui, et pour lui-même. Loin d5 user
simplement de ses récits comme d1 un moyen détourné pour imposer un
sens, il les propose comme des espaces complexes, qui constituent par
leur liaison, un espace extrêmement complexe qui n'est pourtant jamais
confus et dont le parcours est toujours délectable.- Le lecteur,
charmé par sa beauté, peut-y choisir, à sa façon, des itinéraires,
et il ne manque pas de repère ni de lieux d* où il puisse admirer cette
"longue suite de beautés toutes différentes25".
Ainsi, peu après la chute de Fouquet, le dessein de La Fontaine
concernant les relations de pouvoir s1 est complètement rencontré. Sa
mise en oeuvre et son enrichissement ont occupé le reste de sa vie.
Après 1661, pour 11 ensemble des raisons que ce chapitre a dégagées,
il
dut
lui
apparaître
comme
un
choix
nécessaire,
mais.
aussi
comme un choix possible. D5une part, la jeunesse du Roi, 11 absence
df un ordre moral trop rigoureux, 11 ambiance de fête accompagnant la
mise au pas, le mouvement général des esprits, 1? existence d'un assez
vaste public et le maintien d1 un esprit frondeur faisaient des quinze
premières années du règne un moment privilégié où il semblait possible
d'oser très prudemment quelques "crimes" sans qu1on vous fît "un très
méchant parti3984" . D5 autre part, La Fontaine, qui avait alors
de
quarante
ans,
avait
déjà
vécu
de
plus
multiples n casn, lu
beaucoup et beaucoup travaille pour écrire, disposait d'une culture
immense et des techniques d 1 écriture indispensables pour mettre en
3984. Le Fleuve Scamandre,
103.
Contes publiés dans
les "Ouvrages de prose et de poésie18,
vers 102 et
oeuvre son dessein, sans trop de risques. Les Contes, les Fables et
Psyché ne sauraient être écrites par qui n5 aurait "rien vu3985" ou lu.
Le jeu qui s'y joue n! est pas d5 une "Souris de peu d 5 expérience3986"
. 11 suppose une extrême connaissance du monde, des livres et de soi.
Or, après quarante ans, La Fontaine connaît beaucoup de choses,
beaucoup de livres, et il sait, pour 1!avoir expérimenté chez Fouquet,
par quel style il peut plaire. 11 ne lui reste qu3 à oser. Ce qu f il
fait en publiant quelques Contes, puis un livre de Contes, puis deux,
puis le premier recueil des Fables, puis Psyché, mais aussi le Recueil
de poésies chrétiennes et diverses, ou les Fables nouvelles, ou le
Poème de la captivité de Saint Malc... Ses publications sont
nombreuses. Elles sont de volumes, de genres et de tons différents.
Elles paraissent chez différents éditeurs, en France ou ailleurs,
parfois
sans
15 accord
apparent
présentations diverses. Le
manières
f
d aventurer
son
de
La
Fontaine,
Papillon du Parnasse
oeuvre.
Etait-ce
et
avec
des
multiplia les
simple
fantaisie
?
1
N était-ce pas une sinueuse pratique liée à sa problématique des
relations de pouvoir ?
Avant d 1 examiner comment La Fontaine conçut, dans ses ouvrages,
une lecture-conversation, il nous paraît utile, pour mieux situer son
dessein, de considérer la façon dont il publia ses textes, ou ceux
d 1 autrui.
Nous
rendrons
ainsi
progressivement
lafontainien de publier.
25Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 185.
-
233
3985. Le Cochet, le Chat et le Souriceau, (VI,5), vers 1.
3986. Le Vieux Chat et la Jeune Souris. (XIï,5), vers 1 »
-
lisible
un
art
Chapitre 2
Lsart lafontainien de publier
2.1
L § affaire Bapfamë*
"Comme tous ses contemporains, il était prêt à aliéner sa
liberté pour un peu de gloire 3987" affirme Roger Duchêne. Formule
discutable au général comme au particulier.
La Fontaine chercha les faveurs royales. Il voulut "divertir le
monarque". "Heureux sont les auteurs connus à cette marque 3988" dit™Il
à Mme de Thlange. Quand il composa Daphné, qui amène la formule de
son plus récent biographe, il voulait que ses vers fussent chantés
devant Louis XIV. Aliénait-il sa liberté ? Ce ne fut peut-être pas
11 avis de Lully qui refusa le livret en dénonçant sa mauvaise qualité
alors que ce texte vaut bien ceux de Quinault, que les vers harmonieux,
ou même "enquinaudés3989", y abondent, que 11histoire est cohérente et
offre diverses possibilités de mise en scène. La raison affichée pour
le refuser fut peut-être un prétexte.
En 1674, après 11 échec d 1 Alceste écrit par Quinault, Lully .eut
de multiples raisons pour s 1 intéresser à La Fontaine. Psyché (1669)
avait relancé un thème qui lui avait assuré, en compagnie de Corneille
et de Molière, un de ses plus beaux succès (1671). Travailler avec
qui sentait aussi bien les attentes du public pouvait être utile.
D1autre part, La Fontaine était célèbre, et "l 1 enseigne fait la
chalandise3990" .
en
Enfin,
son
oeuvre
était
riche
vers
3987.
Roger Duchêne, La Fontaine, Fayard, 1990, p. 326»
3988.
A Mme de Thiange, O.P., p. 616.
3989.
Voir Le Florentin, O.D., p. 614.
3990.
Les Devineresses, (VII, 14), vers 46.
harmonieux qui laissaient prévoir qu'il serait honorable librettiste.
De plus, il désirait oeuvrer aux divertissements royaux, et quelques
dames, comme Mme de Thiange, durent user de leurs influences. Lully
pourtant refusa Daphné.
Par delà le labyrinthe des rivalités, Quinault fut préféré parce
qu
5
il obéissait et parce qu!il jugeait qu
1
à 1'opéra la musique
comptait plus que les vers. Cependant, 11 Intérêt de Lully était de
choisir un livret efficace. De plus, alors qu'il connaissait les
opinions et le caractère de La Fontaine, il alla au bout de son intérêt
pour lui. Il lui demanda d'écrire tout son texte, et il le lut. S'il
lui avait paru utile à sa propre gloire, il est assez probable qu1il
11aurait retenu.
Vraisemblablement, il le jugea inopportun, voire dangereux.
Après Alceste, il était en relative difficulté et ne pouvait se
permettre d1offenser Louis XIV. Le moindre déplaisir royal risquait
d s être fatal pour ses entreprises : Isis échoua, en 1677 parce que
Mme de Montespan crut se reconnaître dans le personnage de Junon...
Telles étaient les réalités du temps. Lully, qui connaissait son
monde, en tenait compte.
"Daphné avait le tort d? être un opéra pacifique399111 remarque
Roger Duchêne : la victoire d f Apollon sur le serpent Python n f y est
guère célébrée que par lui-même, et Amour châtie ce dieu croyant que
rien ne vaut ses exploits militaires. Les ambitions guerrières sont
ainsi remises en place ! Point d ? admirable Hercule dans ce livret
qui vante les mérites de 11 amour et de la paix. C1était cohérent avec
les convictions de 15 auteur de 11 Ode pour la paix ou d f Un animal
dans la lune, mais, en pleine guerre de Hollande, c'était inopportun.
Lully comprit vite : La Fontaine n'aliénait pas sa liberté. Malgré
1!événement, il restait fidèle à ses choix. Il rêvait d'un prince qui
rendît les Français
ou
ceignît
guerriers
11
tout
de lauriers
entiers
aux
beaux-arts3992"
?f
le front de ses sujets et celui des
3993
". Il souhaitait que les guerriers fussent décorés, mais
3991. Op. cit., p. 327.
3992. Un animal dans la lune, (VI1,17), vers 72.
-
1004
pas employés. Il espérait une égalité entre poètes et conquérants,
ce qui revenait à assurer la prééminence, en valeur, des premiers sur
les seconds.... Lully dut le croire sot. Comment cet innocent
pouvait-il oublier de célébrer la guerre3994 ? Mieux valait de ne pas
s1 embarrasser de sa Daphné
!
L'apparent pacifisme n!était pas son unique inconvénient. Ce
livret montrait Apollon comme un tyran : Incapable de plaire à Daphné,
le Dieu attache son amant Leucippe par des
Rendu furieux,
"chaînes
invisibles 3995".
il
demande aux démons de les redoubler3996 et 11 leur ordonne d3 enlever
Daphné "malgré sa résistance3997". Cet Apollon est comparable à l f Arabe
du Poème de la Captivité de Saint Malc, et pire que Cupidon dans Psyché.
Déplaisante image pour un roi, qui s1 Identifiait au soleil, que ce
Dieu, vaniteux de ses victoires militaires," puis vaincu par Amour,
et tyran de deux amoureux ! Pourquoi Lully, "qui n 1 était pas un
fat3998", se serait-Il risqué dans pareille galère ? Comme il lui était
difficile d f annoncer que ce livret, pouvait offenser Louis XIV, il
affirma que le talent de La Fontaine "n'était pas de faire des
opéras3999". C1 était dur mais exact : tout 1'opéra passait par lui qui,
tenant tout son pouvoir du roi, eût été sot de faire la moindre chose
qui pût 1? offenser. Exit La Fontaine
I
La Fontaine le prit fort mal. Faire chanter Daphné eût été un
bel accomplissement de son dessein concernant les relations de
pouvoir. Appuyé par Lully et par un public, il serait parvenu près
du roi, tout en conservant suffisante distance.
joui
de
la
gloire
et
des
diverses faveurs
Il
aurait
associées
3993. Voir Daphné, (V,6). O.D., p. 403
3994. Voir Nicole Ferrier-Caverivière, "La guerre dans la littérature française" in Guerre et pouvoi r en Europe au XVIIème
siècle, ouvrage publié sous la direction de Viviane Barri e-Curien, Henri Veyrier, collection Kronos, 1991,
p. 105-128.
3995. Ibid., ( IV,5), p. 399.
3996. Ibid., (V,3), p. 401.
3997. Ibid., (V,3), p. 402.
3998. Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (XI,5), vers 73.
3999. Vie de Quinault, dans Quinault, Théâtre, 1715, 1, 45, cité par Georges Mongrédien, in La Fontaine
____________ C.N.R.S., 1973, p. 115.
à
la
proximité
spectacle,
du
monarque.
Il
aurait aussi,
laissé entendre devant le roi,
son aspiration à la paix,
son avis politique,
qui contredit les désirs du Lion,
f
rêve d un dominant qui voudrait moins prendre
Réussie,
1'opération
Daphné
beaucoup plus spectaculaire,
roman,
dans
le palais
le
palais
et
et
réfléchissaient
par le
dans
dans
que
actes
les
du
actes
ceux
plaire.
aurait renouvelé,
l'opération Psyché
les
du
roi
de
et son
:
mais en
dans
ce
se réfléchissaient
Cupidon,
roi...
On
qui
se
ne
sortait
pourtant pas du livre. Le roi lui-même n'était pas convoqué. Avec
15
opéra,
de
la
personne
du
en
revanche,
politique
royale
les
et,
réalités
sans
roi, pouvaient se réfléchir dans
mépriser
l'Amour
4000
,
d'être
tangibles
doute, . la
le désir
le
"Fourmi"
dominant
d'Apollon de
des
dominants.,
et d'Imposer à autrui ses plus Intimes volontés. La tyrannie du Dieu
le
révèle
et
suggère
spectaculairement,
1
oblique,
la vérité de qui s identifie au soleil,
la salle,
et regarde,
Le propos implicite de son livret,
aurait
mérité
la
en
et se tient dans
de sorte que le spectacle total devient une
prodigieuse mise en abyme pour La Fontaine,
propositions simples,
mais
si on l'avait ramené à quelques
eût été une offense
griffe.
qui reste en sécurité.
directe
au
roi,
et
Mais peut-on lui reprocher de mettre
en scène la fable si connue de Daphné ? Il ne fait qu'imiter Ovide.
Cela "ne peut porter coup".
a
donné
il
a
son
mis
s'évapore
qui
livret
Qu'il
1
une
accord. Surintendant
le
responsable.
C'est
se brûle
de
la
Il
Lully
royale,
est
donc
le Chat tandis que le Singe 4001
comme
sans faste,
Et
musique
en musique.
Qu'on s'en prenne à lui,
"vit innocemment,
fiction...
pas au Papillon du Parnasse
et cultive les Muses 4002"
1
La Fontaine escomptait réussir "beau jeu", et son plaisir, ainsi
que celui de .certains de' ses amis, comme Mme de Bouillon, eût sans
doute été extrême s5 il y fût parvenu. Ce
ns est
pas
qu•il
ait
4000. Qui est aussi fou que celui d1être au dessus de la mort.
4001. Voir Le Singe et le Chat, (IX, 17).
4002. Voir A M. le duc de Bouillon, O.P., p. 571.
exactement
compté
influencer
la
politique royale, mais il y songeait, se moquant d 1 ailleurs de
lui-même comme d1 un de ces "raisonneurs" qui "parlent toujours en
politique, réglant ceci, jugeant cela 4003",,. Ses leçons au duc de
Bourgogne, à la fin de sa vie, témoignent de ce désir, impossible à
satisfaire, mais qui le fait rêver à un accomplissement futur, en la
personne du prochain roi. Au demeurant, dès 11 affaire Fouquet, il
cherchait à contacter Louis XIV, comme s 1 11 pouvait changer son
attitude, ce dont le Surintendant essaie de le désabuser. Il subsiste
chez
lui
un
côté
Rossignol
ou
jeune
1
Souris
qui
croit
utile
d apostropher le Milan ou le Vieux Chat. Il aime la position de
4003.
4004.
4005.
4006.
A S.A.S■ Mme la princesse de Bavière, O.D., p. 574.
La Clochette, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie".
Le Fermier, le Chien et le Renard, (XI ,3), vers 58-59..
Le Cygne et le Cuisinier, (111,12), vers 21.
-
1007
-
Joconde, assez proche du Roi et assez habile pour 11 éclairer sans être
puni.
Cette
aspiration
est
commune
au
XVIIème
siècle
:
dans
d'innombrables textes contre Richelieu ou Mazarin, les auteurs
souhaitent informer le roi - naturellement bon puisqu5 il n5 a pas
Intérêt à nuire - des crimes de leur ministre. La Fontaine participe
de ce désir, mais, après 1661, il ne croit plus à 1! efficacité de
pareilles adresses.- Il est comme déniaisé. Le Milan et le Chat
croquent le Rossignol et la Souris. Le Loup emporte l'Agneau. Le
bachelier viole la bachelette4004, et certain chien se trouve sanglé
pour ses bons avis4005 ... Si "le doux parler ne nuit de rien4006", il
modifie très rarement le comportement des dominants selon la Fourmi*
La Fontaine s'avertit et avertit contre l'illusion qu'un petit puisse
aisément infléchir la volonté des puissances. Aussi n'a-t-il n'a pas
la naïveté de croire, malgré ses désirs, que ses adresses, que ses
Fables ou que Daphné puissent modifier'les actes du roi. Il sait Louis
XIV au dessus des avis de ses poètes. Pour comprendre ses intentions
avec Daphné, il faut donc tenir compte de cette lucidité, comme de
son désir, et raisonner en termes de jeu Chat/Souris dont le public,
Lully, et le roi sont d'indispensables éléments. La Fontaine ne
croit
pas
possible
de
changer
le
roi,
mais
il
1
juge délicieux, glorieux et instructif de payer d audace en jouant
au plus près avec lui, comme le Moucheron4007, sans être pris, mais sans
prétendre abattre.
Si 11 on refuse de penser ici en termes de jeu, La Fontaine paraît
naïf, maïs il connaît son roi, sait ce qui lui plaît et n s oublie pas
que "la guerre fait sa joie et sa plus forte ardeur400811. Il ne peut
ignorer qu ' en 1674 le livret de Daphné, tel qu1il l'a composé, et
malgré le prologue, n'est pas une louange. Parmi tant de sujets
possibles, il n ' a pas choisi par hasard l'échec d'Apollon. Il calcule
plutôt que si l'on monte son opéra, il aura partie gagnée car les
censeurs et le roi auront les mains liées. Comment s'indigner
qu'Apollon puisse paraître tyran sans avouer que le roi se reconnaît
en lui ? Louis XIV devra donc voir, sans sévir, où tend cette "feinte
aventure4009". Jeu Chat/Souris : le Chat se trouvera si emberlificoté
dans les réseaux de la Souris qu'il devra faire silence d'alliance
avec elle. D'ailleurs, comment dénoncer une fable antique ? Le
ferait-on, qu'il faudrait s'en prendre encore à Lully... Presque
insaisissable, par la représentation de cet opéra, La Fontaine eût
ainsi gagné plaisir et gloire sans aliéner sa liberté. C'eût été au
moins "double profit à faire4010" ; "son bien premièrement", et puis
le ridicule (aux yeux de quelques-uns)
du "terrible sire4011".
La naïveté de la Fontaine n'est pas dans son texte ou dans sa
tactique à l'égard du roi, mais dans sa perception de Lully. Il oublia
que le Florentin avait ses objectifs et sa tactique. Pas question pour
lui de ssamuser ! Pas de jeu, mais du solide I II visait seulement à
asseoir une position et une fortune par les faveurs du roi. De son
point de vue, La Fontaine n'était qu'un moyen parmi d'autres, tandis
4007.
4008.
4009.
4010.
4011.
Voir Le Lion et le Moucheron, (11,9).
A M. de Niert, O.D,, p. 618..
Le Dépositaire infidèle, (IX,1)f vers 75.
Le Singe et le Chat, (IX,17), vers 12.
Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (XI,5), vers 74.
que pour La Fontaine Lully était le pion indispensable. Lully pouvait
se passer de La Fontaine.
La Fontaine ne pouvait se passer de Lully.
Or ce dernier découvrit que 11 oeuvre du premier pouvait nuire à ses
plans. Pas de pitié. Comme "ces loups qu 1 on nourrit4012", il 1 '
anéantit. . . La Fontaine fut éliminé avant même d 1 entrer sur le
terrain. Hors-jeu alors qu ' il espérait un plaisir extrême, son dépit
contre Lully fut d'autant plus grand qu'il était impuissant. Il se
voyait coincé. Ecrire une satire n'ébranlait pas le musicien, le
rendait lui-même ridicule, et ne modifiait rien, comme Mme de Thiange,
sans doute,
le lui fit bien voir.
Il ne se retira pourtant pas du jeu. Si cette partie était
terminée la grande partie continuait. On dirait que La Fontaine
connaît et suit, comme Richelieu, cette fomule du cardinal de La
Vallette : "Qui quitte la partie la perd4013". Il garde quelques années
le
texte
de
Daphné
par
devers
lui.
Il
évite
de
le
publier
immédiatement. Ce serait maladroit. Ce serait Inutile. Il sait qu'on
ne jouera pas son opéra, mais il lui plairait que le public juge sur
pièces, constate la qualité de son livret, et déduise les raisons qu'on
eut pour le refuser. Or, son public, ce sont les lecteurs. C'est ainsi
qu1 en 1682, deux ans avant une certaine réconciliation avec Lully,
il publie Daphné chez Barbin, son libraire habituel, à la suite du
Poème du Quinquina offert à Mme de Bouillon et avant deux actes d'une
Galatée Inachevée.
Curieux livre que ce livre 1 En compagnie de deux contes 4014, Il
comporte un poème scientifique, un livret d'opéra jamais mis en
musique, deux actes d'un opéra incomplet du fait de
11 1
1 inconstance
et de l'inquiétude4015" si naturelles à leur auteur 1 On ne saurait
censurer cette farcissure où le Roi et même Colbert sont loués, où
l'on vante les effets du Quinquina que Louis XIV reconnaît malgré ses
nombreux adversaires, et où La Fontaine rassemble des restes pour
faire un volume.
L'effet
corrosif
du pacifisme de Daphné était
amoindri en 1682, plus de deux ans après la paix de Nimègue et alors
4012. Le florentin, O.D., p. 613.
4013.
Cité par Michel Carmona, in La France de Richelieu, Fayard, 1984, p. 295.
4014. La Matrone d1 Ephèse et Belphégor qui seront repris dans le livre XII en 1693-94. Ces deux contes sont
moins audacieux que ceux des Nouveaux contes. Cependant i 1s attaquent férocement le mariage et
retrouvent, quant au dés i r, les leçons des Contes. Surtout, leur publi cat i on, sous couvert du
Poème du Quinquina, est acte d'audace après 1 a censure des Nouveaux contes en 1675.
4015. Galatée, O.P., p. 406.
que la France était globalement en paix pour une dizaine d 5 années *
Mieux même, la victoire d5 Apollon sur le serpent Python pouvait
rappeler les victoires de Louis XIV préludant à une période de paix
que La Fontaine avait célébrée en publiant à part en 1679 une Ode pour
la paix. Cependant, la dëdicataire de son recueil était suspecte. Ne
venait-elle pas d 3 être Impliquée dans 11affaire des poisons ? Sa
légèreté faisait scandale. Elle se trouvait présentement chassée de
Paris, et, en 1687, le roi 11 exila en Angleterre... De plus, si Daphné
s'accorde mieux avec la paix que pratique globalement Louis XIV,
l'assimilation d'Apollon à un tyran demeure et peut même trouver
quelque actualité dans la politique des "réunions". Enfin, les deux
actes de Galatée ont un effet de sens rétroactif sur Daphné, puisqu'ils
présentent encore "un tyran menaçant des amours 4016'3, ce qui attire
fortement
l'attention,
par
le
redoublement,
sur
la
violence
d'Apollon.
Le Cyclope Polyphème annonce ainsi qu'il détruira le charmant
Acis et qu'il s'emparera de Galatée si elle refuse son amour :
S'il approche jamais de vous,
S 1 il vous parle, s'il vous regarde,
S1 II ose seulement prononcer votre nom :
Voyez cet abîme profond,
C'est ce que ma fureur lui garde4017.
Ces menaces, le recueil de 1682 les relie à celles d'Apollon dans
Daphné. L'effet de Galatée est d'autant plus fort que, ce livret
s'achevant au second acte, le lecteur en reste aux amoureux menacés
par le tyran et par la mort. La Fontaine ne va pas plus loin. Il allègue
son "inconstance" et sollicite, sans rien promettre, 1 ' avis du
lecteur... Ce détour est comparable à celui dont il use en 1671 lors
de la publication des fragments de Le Songe de Vaux4018, et, ici comme
dans les Fables nouvelles, 11 Inachèvement fait sens. Acis et Galatée
restent suspendus dans 11 attente d'un sort qui s1 annonce cruel. La
4016.
"Je frémis quand je pense / Au sort dont un tyran menace nos amours". Galatée,
4017.
Galatée, ( 1 1 , 2 ) , O.P., p» 415.
(Iï ,3), O.D., p. 416.
tyrannie paraît pouvoir détruire les bonheurs de l'amour, mais il est
impossible, à s'en tenir au livret, de savoir ce qui adviendra. On
dirait que La Fontaine a voulu laisser l'histoire ouverte, maintenir
une chance... Il s'est refusé à évoquer la mort d'Acis écrasé par le
rocher que lui jette Polyphème. Il a préféré la donner à penser à qui
connaît
la
mythologie
et
sait
en
tirer
"raisonnements
et
conséquences". Pour pareil lecteur, cette mort, non représentée mais
certaine, s'inscrit pathétiquement dans le vide, comme immanquable
effet de la tyrannie de Polyphème.
En la mettant en valeur, l'arrêt du texte libère un espace pour
revenir à la tyrannie d'Apollon qui renvoie à celle de Louis XIV,
responsable, à travers Lully, de l'oubli ou de l'Inachèvement de ces
opéras... N' est-ce pas lui, au bout du compte, qui priva le lecteur
de les goûter vraiment ? De ce point de vue, qui complète le précédent
et fait que tout se tient, la bëance de Galatée est le tombeau d'un
opéra détruit par une tyrannie plus lourde que les rochers de
Polyphème. Ainsi, par l'arrêt d'un texte et par l'association de
plusieurs, de ce Cyclope à Louis XIV, . le livre fait circuler la
tyrannie et oscille, à l'égard du roi,
entre louange et critique.
L'âge, la volonté de s'établir, la paix de Nimègue rapprochent
La Fontaine de son maître. Il multiplie ses éloges comme dans le Poème
du Quinquina, qui protège l'ensemble du livre. Il poursuit cependant
son jeu. Son recueil oscille de bord à l'autre. Hommage au roi, censé
4018. Voir
Le Songe de Vaux.
partie.
Avertissement,
O.D.,
p.
78.
Voir
aussi
notre étude au quatrième chapitre de notre première
avoir favorisé la santé de ses sujets par son règne, il est aussi
hommage à la sulfureuse duchesse de Bouillon.
assemblage de
textes
oublies,
il
ceux qui les ont fait disparaître
est aussi
Innocent
dénonciation de
4019
. Ce recueil est retors.
La Fontaine n5 oublie rien. Il réemploie. Il déplace. Il invente
des tactiques élégantes et souterraines, où il se plaît, et que nul,
sinon lui, ne peut probablement tout à fait débrouiller : partout dans
son oeuvre d1après 1661, on a le sentiment - croissant à mesure quf
on le lit - d! un labyrinthique jeu dont la succession des coups ne
s'explique entièrement que de son point de vue, qui, souvent, nous
est inaccessible, sinon par des constructions fragiles, quelque peu
aléatoires, comme celle que nous venons d'édifier. C'est un jeu que
La Fontaine joua largement pour lui-même, pour son plaisir, sans
toujours se soucier que sa malice fût comprise. Au demeurant, cette
relative incompréhension, associée à la transparence immédiate des
textes, était sûrement une composante de son plaisir d'écrire, et elle
participe au plaisir du lecteur qui explore son oeuvre, apparemment
limpide, mais qui se révèle toujours partiellement illisible pour qui
essaie vraiment d'en saisir tous les fils.
La Fontaine travaillait en partie pour lui-même, pour quelques
amis, ou pour de rares lecteurs quand il construisait les multiples
étages et entrées de son recueil publié en 1682. Cependant, ce livre,
publié chez le fameux Barbin, visait d'abord un public plus vaste.
De part et d'autre de deux contes nouveaux pouvant satisfaire les
lecteurs friands de ces textes, La Fontaine y présentait en effet deux
expériences littéraires qui le démontraient capable de mettre en vers
les progrès de la médecine, voire une description anatomlque, et de
composer des livrets d'opéra mythologique, capable donc d'imiter les
anciens comme de suivre l'évolution de la science moderne, sans perdre
jamais, à travers Lucrèce, la trace des poètes antiques. Il présentait
aussi un hommage appuyé au roi et à Colbert.
comme
cet
hommage,
Cette
démonstration
totalement lisibles par chacun, pouvaient
contribuer à renforcer sa position dans la course à 11Académie. D'un
autre côté, son recueil était, par le biais de la dédicace du Poème
du Quinquina, un hommage à la duchesse de Bouillon dont la famille,
4019. C'est une des fonctions de la publication des deux contes après la censure de 1675.
-
1012
-
régnant sur Château-Thierry, 11 avait protégé et pouvait continuer à
le protéger. C'était à double étage : en surface, remerciement
légitime, et presque féodal, pour une protection, voire pour une
amicale complicité ; en souterrain, mise en valeur d'une sulfureuse
duchesse qui ne plaisait guère au roi. Le Poème du Quinquina qui
introduisait cet hommage était lui-même à multiples étages. S'il
louait le Roi et Colbert, il se plaçait sous le signe de Lucrèce et
de 1'épicurisme, dans la lignée de certains des amis de Mme de La
Sablière. De plus, il avait une essentielle portée politique. "Voilà
ce que donne votre action", semble-t-il dire au roi, "quand vous la
consacrez à rendre vos sujets "tout entiers aux beaux-arts4020", ou à
la science, plutôt qu' à la guerre. Favorisez ce qui chasse la mort
! Poursuivez et amplifiez la politique de paix et cherchez le plaisir
de vos dominés".
Ce Poème a double effet : louant le roi, Il contribue à protéger
la publication de Daphné ; amenant à comparer le roi tel qu'il devrait
être (s'il suivait la logique d'Oronte) et tel qu'il est parfois, avec
le tyran guerrier qu'il est souvent, Il rejoint le pacifisme de Daphné.
Avec son double effet, ce Poème participe du jeu compliqué, largement
souterrain, qu'avec Louis XIV (et Colbert) - et grâce à ses lecteurs4021
- joue La Fontaine, pour son plaisir, par fidélité à lui-même, pour
1
instruire et s
instruire.
L'affaire Daphné nous paraît caractéristique de l'application
de son dessein concernant les relations de pouvoir. La Fontaine
n f aliène pas sa liberté. Il agit en souplesse pour concilier diverses
exigences et se constituer au
mieux
un
espace
4020.
Un animal dans la lune, (VII,17), vers 72.
4021.
Les deux contes placés entre le Poème et les textes d'opéra, et sur lesquels
destinés. Mlle de Champmeslé dont l'éloge figure avant 8elphégor
d'autonomie
6
l ouvrage se replie,
leur sont adroitement
apparaît comme une lectrice idéale, amie de la fontaine, artiste, femme...
-
qui
puisse
Lucidement,
être
1013
utile
roi pour
pourtant
la
vanité,
cependant
ses
convictions,
obliquement,
lui-même,
à
se
l'opéra.
et
et
le
avec
révèle
désir,
dont
de l'influencer.
les manifeste
cherche,
jouer
il
pour
le
en
amèrement,
change de voie d'approche.
Il plie
11
publie
malicieusement au public,
pas,
et
conséquences
à
4022
".
son
un
1674,
d'une
partie
commencée
après
s'avouer
absolument
vaincu.
entre
Chauve-Souris
évite
de
tours
par
pressé,
faire
Fables
dont
une
autre
1661.
n'entendra
et
1
d un médium à
dans
cette
évite
contourne
son
un
immense
ainsi
de
1'obstacle.
comme
sans abandonner
nouvelles
semble
"raisonnements
11
11
prendre.
l'unité
lui
Il s'adresse ainsi
dangers
mais
le biais de
et ne rompt pas. Il renonce
texte.
certaine
dessein,
il
Il emploie ainsi dans son recueil
quoique avec moins de
des
diverse,
,
se
de 1682,
les
4023
à
pour
accepte l'échec, attend,
tirer
autre,
Glissant
et
ou
jeu Chat/Souris*
Il passe de la scène au livre,
partie
maintient
l'invite à lire ce qu'il
en
sait
directement
à faire représenter son opéra, mais quand le moment
il
il
le public
monarque
impossible,
La Fontaine,
favorable,
cherche
jouir des divers avantages que suscite sa
proximité et sans perdre jamais
jeu
et délectable pour autrui.
en proposant un livret d'opéra à Lully,
à approcher du
Ce
~
complexité,
de 1671
4024
.
certains
Cette
des
oeuvre
peut .paraître douteuse au lecteur trop
s'appuie sur un Poème qui introduit et protège les autres
ouvrages,
et, d'une certaine façon lui-même,
ouvrage renvoie aux autres et,
manques,
initie,
par
sans
des
les
tandis que chaque
rappels
imposer,
labyrinthiques, où le lecteur se perd, se plaît,
ou par
des
des
lectures
s'Instruit,
et se
découvre partenaire.
La Fontaine déplace, associe, combine et recombine quand il
publie, de manière à protéger et à faire circuler le sens. 11 constitue
ainsi, tout en souplesse, en désorientant ou en orientant,
son espace
pour écrire, malgré et parmi les censures» Ce qui est vrai, à petite
échelle et à risques limités, dans l f affaire Daphné vaut aussi pour
4022.
Voir la Préface des Fables, p. 8.
4023. Voir La Chauve-Souris et les Deux Belettes, (11,5).
4024.
Voir notre étude au quatrième chapitre de notre première partie.
ces textes plus dérangeants, que sont les Contes. N 1 oublions pas,
cependant, qu5 entre ces derniers et Daphné, il n f y pas seulement
analogie de méthode, mais interaction. 1674 a vu le rejet du livret
par le Florentin lié au roi, mais c5 est aussi 11 année des Nouveaux
contes, qui se passèrent d'autorisation...
Un pas vers les oreilles royales, un autre pour s'en éloigner
: comme 1'Ecrevisse, ou comme Louis XIV qui le fascine et qu'il
critique, La Fontaine, sans jamais perdre son dessein,
"va
tortu4025".
2,2
La publication des Contes.
2.2.1
Les premiers contes*
En 1664, quand La Fontaine fait paraître ses premiers contes,
il n' a presque rien publié et il a des handicaps. Son amitié pour
Fouquet et sa participation à la défense 1 ' ont fait mal voir des
dominants en place et il n'a pas de nouveau protecteur. De plus, 11
manque d'un public sur qui s'appuyer pour mettre en oeuvre son dessein,
mais ses contes, par leur éclatant succès, modifient la donne.
Ils paraissent chez Barbin, en un mince volume, composé d'un
Avertissement, d'une Ma t r one d1 Ephê s e anonyme4026, de Joconde
précédé par' Le Cocu battu et content qui fut apparemment ajouté au
dernier moment puisqu'il ne figure pas dans le privilège. L'ouvrage
est composite, bizarrement paginé, assez mal imprimé. On dirait une
essai pour tester les réactions de la clientèle.
La librairie4027 était en crise et Barbin tentait par des
faciles
à vendre,
de
relancer ses affaires.
contes,
De plus, le public
se tournait volontiers vers des récits brefs, piquants, inspirés des
4025.
L'Ecrevisse et sa fille, (XII,10), vers 22»
4026.
Elle est attribuée à La laiterie.
4027.
Pour une rapide synthèse, voir l'article Librairie dans le Dictionnaire du Grand Siècle, sous la direction de François Bluche,
Fayard, 1990.
modernes, et fort loin des détours de la Carte de Tendre. L 'entreprise
de La Fontaine avait été bien calculée pour assurer le succès 4028 : La
Matrone d1 Ephèse et Joconde, souvent associés4029 pour dénoncer la
légèreté des femmes étaient contes célèbres dont une nouvelle version
pouvait attirer. De plus, comme M. de Bouillon venait de donner une
traduction de Joconde, il fut assez facile de susciter une comparaison
et de créer une effervescence dont participe la Dissertation sur
Joconde
écrite
par
Boileau.
Les
questions
soulevées
étaient
considérables, puisqu1 elles concernaient le goût4030 et sa définition,
mais elle avaient aussi l'avantage de placer La Fontaine au centre
des débats, ce dont son libraire Barbin devait se féliciter.
Joconde et Le Cocu battu et content furent judicieusement
choisis dans le petit stock dont disposait La Fontaine au début de
1664. Ces deux histoires étaient tellement entrées dans le patrimoine
commun que l'audace d'y parler de sexe, sans perdre son piquant, s'y
trouvait atténuée. On y attaquait les maris jaloux et les femmes
légères, mais c'était ordinaire dans cette littérature faite pour
plaire4031 . Point de témérité aisément repérable. Religieux et faux
dévots4032 n'étaient pas moqués et le Roi de Lombardie, malgré ses
malheurs de mari, figurait comme excellent roi. Aucune allusion
apparente au
procès
de
Fouquet
en
phase
terminale.
Enfin,
11
Avertissement présentait l f ensemble comme expérience d'écrivain. On
ne refusa donc pas le droit df être publié au suspect La Fontaine.
Ses
de
deux
contes
la diversité
offraient
possible
de
un
son
échantillon
talent.
4028.
"Mais auparavant il faut qu'il (1'auteur) soit assuré du succès de celles-ci"... Avertissement de 1664, p. 551.
4029.
Voir la note très éclairante de J .P. Col l inet dans son édition de la Pléiade, p. 1346-1348.
4030.
Voir sur ces importantes questions Claude Chantalat , A la recherche du goût classique, Théorie et critique à l'âge classique,
4031.
Klincksieck, 1992.
Voi r L'Avertissement de 1664, p. 551.
4032.
C est l'année où commence l'affai re Tartuffe.
1
Joconde,
imité
de
1? Arioste, était assez long, en vers irréguliers, et en langage
moderne. Le Cocu battu et content, Imité de Boccace, était beaucoup
plus bref, tout en décasyllabes, et en "vieux langage 4033". Sur cette
différence, La Fontaine demandait avis au lecteur, ce qui était fort
courtois et ne pouvait que plaire. Habilement, il engageait son public
dans une réflexion et dans une attente. Il 13 accrochait. Il le
fidélisait.
Son
Avertissement
présentait
ses
deux
contes
comme
purs
exercices de style. Il ne disait mot de leur matière, comme s 1 il
s'agissait de chose sans importance. Il évitait ainsi de détruire le
désir de lire par un inopportun résumé. Il 1'accroissait même en créant
un effet d'attente. Mais cette très, visible absence de remarque sur
la matière suggérait aussi son importance.
Joconde, quoique en langue moderne, évoquait un "Jadis4034" très
lointain. Le Cocu battu et content, quoique en vieux langage, évoquait
une époque beaucoup plus proche :
N'a pas longtemps de Rome revenait
Certain cadet qui n'y profita guère4035.
Quand
le
conte
imité
de
1'Arioste
présentait
globalement heureux et plaisant pour les modernes
4036
un
monde
parlant son
langage, le conte imité de Boccace montrait un monde où régnait la
déception et où l'on goûtait la joie "quand par hasard 4037" on pouvait
la saisir. C'était un monde pittoresque, mais pas satisfaisant pour
les modernes. C'était donc un monde, quoique récent, à mettre en "vieux
langage" pour l'éloigner et le rendre plus plaisant. Un étonnant
chassé-croisé entre temps et langage était ainsi créé : moderne
langage pour "jadis" et "vieux langage" pour jeune temps
moderne langage sert à décrire ce qui
I
Le
fut peut-être un jour, ce que
l'on aimerait retrouver, mais qui n'est pas la réalité présente. C'est
le langage de l'utopie. Le vieux langage décrit un monde actuel, dont
4033.
Avertissement de 1664, p. 551.
4034.
Premier mot du premier vers.
4035.
Le Cocu battu et content. Contes et nouvelles, I, vers 1-2.
4036.
Le Roi, par exemple, quand i l découvre la tromperie de sa femme, agit "en galant homme, et pour le faire court / En véritable
homme de cour". Joconde, Contes et nouvelles, I , vers 242-243.
4037.
Le Cocu battu et content, vers 4.
on aimerait qu'il fût ancien, comme les mots qui le décrivent, et dont
il ne reste qu'à rire quand c'est possible...
Les deux contes de La Fontaine évoquent des relations de
pouvoir. Celles de "jadis11, malgré les brèves crises qu'elles
traversent sont heureuses, tandis que celle d'il n'y a "pas longtemps"
vise à nier le dominé qui ne jouit que par astuce et cherche à punir
son tyran. Si les deux contes finissent par une réconciliation entre
époux, dans Joconde, après dépassement de la crise, elle est
authentique, alors qu ' elle est fictive et trompeuse dans Le Cocu
battu et content : ce n'est que par ambiguïtés que l'on peut jouir
sous un maître qui nie.
Astolphe, malgré certaines tentations, ne nie pas. Ce roi de
Lombardie, aime, est aimé, et ne songe qu'à répandre le plaisir autour
de lui. Joconde, malgré la tentation, se refuse aussi â nier et aide
le roi à surmonter ses mauvais désirs. Invité à la cour, il a beau
repérer, au moment de partir, que sa femme le trompe, il ne se venge
pas. Il part. Il surmonte son immédiate envie d'exercer son pouvoir
marital. Comprenant qu'un meurtre ne servirait personne, et surtout
pas lui, il maîtrise son envie d'exercer son pouvoir marital. Mieux
même, il parvient à surmonter son malheur en observant que le roi
lui-même est cocu : "Consolation non petite4038".
Joconde ne s'en contente pas. "Bien empêché de ce secret 4039",
il veut prévenir son roi, parce qu'il aime ce "prince libéral qui le
favorisait4040". Bon conseiller, il fait circuler 15 Information et aide
Astolphe à maîtriser sa colère, si bien que l'un et l'autre, sans
vengeance cruelle, s'en vont courir pays à la recherche du plaisir.
Si le roi reste roi,
en ce voyage et pour leurs affaires,
Joconde
estson égal « Lorsque le roi est tenté de réclamer le pas en raison
de son titre4041 , son compagnon le lui refuse, et ils choisissent
4038. Joconde, Contes et nouvelles, I, vers 185.
4039. Ibid., vers 200.
4040. Ibid., vers 205.
ensemble de recourir au hasard pour se départager. Après divers succès
amoureux et un demi-échec qu'ils prennent en riant, ces deux maris
retrouvent leur femmes
:
Il fut dansé, sauté, balle; Et du
nain nullement parlé, Ni du valet
comme je pense4042.
Joconde et Astophle, comme maris ou comme roi, sont dominants
remarquables
maîtrisant
le
désir
négateur,
que
leur
pouvoir
permettrait de satisfaire, pour laisser vivre autrui, favoriser ses
plaisirs, favoriser ainsi les leurs, et pratiquer, malgré les
difficultés, ce que nous avons appelé logique d 1 Oronte.
Le Cocu battu et content, par son titre, annonce un dominant
moins agréable. Ce messire Bon, dont le nom fait partiellement
antiphrase26 et qui supplée par le bien "au défaut de son âge", quitte
"fort peu27" sa femme. Celle-ci s'éprend d'un pseudo-valet, déclare
à son mari qu'il la courtise, qu'elle lui a donné rendez-vous nocturne,
qu'il devrait s'y* rendre déguisé en femme pour le surprendre. Messire
Bon, pour tout contrôler, fait ce qu'on lui conseille, laisse ainsi
place libre à son pseudo-valet, reçoit volée de coups par cet heureux
amant qui prétend avoir tendu un piège à madame, et se montre, quoique
battu, content... Le mari dominant qui veut tout voir, qui prétend
nier que sa femme désire, et qui croit s'appuyer sur un valet fidèle,
suscite les masques, n'empêche rien, et se retrouve dépossédé du
pouvoir qu'il croit avoir. Bel exemple d'une exécrable gestion du
pouvoir par un dominant 1 Pour mieux montrer ses intentions, La
Fontaine a enlevé à la nouvelle
jeune
homme
rend à
de
Boccace
la
cour
que
le
la dame. Il a accéléré le début du récit pour
ne développer que le piège tendu, par sa femme, au mari. Pour lui,
la matière à traiter est plus la relation de pouvoir que 13 amour. Il
veut présenter un dominant qui ne voit rien, ne comprend rien, suscite
4041.
Ibid., vers 340-351.
4042.
Ibid., vers 518-520.
le rire, quand il croit tout voir, tout comprendre, tout contrôler.
Voilà où risque de mener la volonté de nier le désir d'autrui pour
oublier, comme ce vieillard, ce que 1'on est ! Joconde et le Roi de
Lombardie paraissent beaucoup plus sages que ce messire Bon.
Ces
personnages
sont
qu'il semble n'en exister plus
des
dominants
si
parfaits
:
Jadis régnait en Lombardie,
Un prince aussi beau que le jour4045 ...
Cela s ' entend comme ce vers de Le Berger et le Roi : "Le conte
est du bon temps, non du siècle où nous sommes4046" . . . Le lecteur
peut songer au prince réel de 1664, à la cour duquel, assurément, il
ne faut "ni trop voir, ni trop dire4047" . En circonstances comparables,
8
26Chez Boccace, il s appel le Egano.
27le Cocu battu et content f Contes et nouvelles, I, vers 24 et 39.
4045.
4046.
4047.
4048.
40494050.
Joconde, vers 1-2.
Le Berger et le Roi, (X,9), vers 10.
Joconde, vers 201.
Voir le billet écrit A M. de Maucroix, O.D., p. 528.
Elégie pour M. P., O.P., p. 529.
Ode au Roi, O.D., p. 531.
Louis XIV aurait-il eu même comportement qu'Astolphe ? N'aurait-il
pas donné de la griffe ? Est-il entouré de conseillers qui calmeraient
son éventuelle colère ? Tout montre, au contraire, qu ' il mène au
bout, et contre son intérêt4048, son désir de pouvoir. Loin de fléchir
son courage et de le pousser à la clémence, ses principaux ministres
11excitent contre qui n ' a sans doute pas su "borner ses désirs 4049",
mais a montré pour lui de la passion4050 . Nul Joconde n ' a pu le prévenir
ou détourner sa violence, tant il semble entouré de gens douteux qui
s ' associent pour profiter de lui, qui veut apparemment tout
contrôler, tout nier... Question : quand il aura détruit ses
authentiques amis, ne finira-1-il pas, comme certain mari d1 il n'y
a "pas longtemps " , "battu et content"
?
La remontée de ce conte vers Louis XIV s1 opère par Joconde qui,
en montrant deux maris dont 11 un est roi, suggère une homologie entre
mari et roi : c'est comme mari et comme roi qu!Astophie surmonte ses
tentations de dominer selon la Fourmi. On peut dès lors, dans Le Cocu
battu et content, tirer l'idée du roi de celle du mari « Cela suffit.
Comment parler plus directement ? En 1664, le temps des Mazarinades
est bien clos. Il serait téméraire d'écrire un conte s'Intitulant Le
monarque battu et content. Mais au lecteur qui veut bien suivre les
détours de La Fontaine, il n'est pas Interdit de penser*..
Ainsi commence la publication des Contes qui assure au futur
fabuliste un joli succès, lui fournit un public protecteur plus ou
moins complice, lui permet de s'inscrire à nouveau dans le flux du
monde, et de jouer, en divertissant et en avertissant.
Il ne saurait s'arrêter en si bon chemin. Au jeu des audaces,
pour que le plaisir dure, on doit toujours se surpasser. Se répéter
sans aller plus loin, c'est finir, et tout perdre. La Fontaine se doit
donc de rendre son jeu plus intense. Or, le succès, ardemment désiré,
des premiers contes, lui permit cette mise en oeuvre de son dessein,
tandis que Barbin faisait une bonne affaire. Les Contes et nouvelles
en vers ne tardèrent donc pas à paraître avec un achevé d'imprimer du
10 janvier 1665. Ce volume, dont le Journal des Savants rendit compte
dès le 2 6 janvier, comportait treize textes en vers (dont onze
nouveaux) plus une Préface.
Sa diversité, qui illustrait la richesse des talents de son
auteur, était si grande qu'on pouvait parler d'incohérence28 . Grand
désordre apparent, en effet, pour les longueurs de textes, les .auteurs
imités, les thèmes abordés, les pays ou les époques évoqués, et même
les genres littéraires.... Cette foule de différences rendait le
statut de
13 ensemble
peu
saisissable
et
permettait
des
audaces
protégées par 11 annonce de contes analogues aux contes déjà publiés
»
28La fontaine en était conscient comme l'indiquent les lignes suivant Les Amours de Mars et de Vénus. Il y fait observer que ce
8
1
texte est peut-être "hors de son lieu", ce qui est manière d'attirer l attent ion sur les "secrètes raisons" qui l y ont fai t
mettre. Les Amours de Mars et de Vénus, Contes et nouvel les, I , p. 597.
-
1021
-
4052. Richard Hinutolo, Contes et nouvelles, I. vers 168-169.
La
Fontaine
les censeurs.
prudents
face
à
put
jouer
plus
dangereusement
avec
Quand Joconde et Le Cocu battu et content restent
sur les
choses
toutes
les
du
sexe,
dans
hypocrisies,
le nouveau
recueil,
l'irrépressible
désir
de faire l'amour est affirmé comme donnée constante et heureuse de
nature
humaine.
prince
aussi beau que
Naples
on a vu/
rend
Si
égal
le
Quand
est inventive,
brève,
il
du
bon tour,
de
ainsi
donc
de
être
que
en
pour
imparfait,
que
un
échange
pour un
fonde
ce qui exclut
rois...
pour
un
un
les prétentions
Richard Minutolo,
et
de
Le
Cocu,
s'emparer,
puisqu 1"Adresse,
temps
il faut, "d'un et d'autre côté 4053",
d'employer
dans
Joconde,
par un
force,
et
4052
". . .
très
En
court,
que l'amour
des
dominants
leur pouvoir pour interdire ou punir les
vagabondages amoureux de leurs dominés,
(complété par Le Mari confesseur) ,
contrôler,
prise
le plaisir de cette jouissance ne reste pas
s'entremette... Alors que,
refusent
et
la
et tromperie,/ Tout est permis en matière d'amour
et
qu'à
Parce qu'il
permanent
plaisirs,
le droit
celle qu'il aime,
temps
légitime,
Joconde
a
Un
seule la volonté d'aimer,
certains
entre
tout
est
dissipe
les
qu'un amant
matière d'amour seulement,
car
se
peut
italien introduit
suggère
ruse,
et
de
l'amour,
pouvoir acceptable,
des vieux maris, voire
conte
à
Lombardie,
la galanterie"...
d'amour
vise
partager
en
"C'est
de dominer. A la limite,
c'est-à-dire de
usage
jour",
règne
on
de plaisirs,
moment,
le
régnait
Régner l'amour et
heureux,
légitime.
"Jadis
la
mais qui n'est pas aimé,
et alors que,
dans Le Cocu
un dominant qui veut tout
finit ridicule, Richard
Minutolo suggère qu'il peut exister pour le pouvoir une fondation,
une visée et une limite :
l'amour. Rien, peut-être,
de plus
subversif.
Ces Contes et nouvelles en vers ne sont pourtant pas un pur "livre
d' amour4054" . Plusieurs textes n3 y disent mot de galanterie et la
critique sociale y est parfois centrale» Les relations amoureuses s3
y inscrivent parmi des relations de pouvoir qui n'ont rien d'amoureux,
même si elles déterminent parfois les comportements amoureux, ou
permettent à certains dominants de prétendre s 1 emparer, au moins par
le langage, de jouissances erotiques. La diversité du livre donne une
saisissante image de l'enchevêtrement entre relations égales d'amour,
relations amoureuses de pouvoir, et relations de pouvoir qui n'ont rien
d'amoureux mais interfèrent sur les premières. Les relations d'amour
sont parmi les relations de pouvoir qui sont parmi les relations
d 1 amour, qui sont parmi... Le premier livre des Contes est,
en tous
sens, un jeu de l'amour et des pouvoirs.
Il montre ainsi, avec une précision rare la dureté des relations
de pouvoir en société et l'Injustice des dominants, même quand ils se
prétendent justes, voire gens de justice. L'évocation des "petits" ne
4054. Voir la Ballade qui clot le livre.
sert pas essentiellement comme chez Scarron à faire rire d'un décalage
entre l'écriture et son objet, mais donne à voir et à penser les
relations de pouvoir selon ce que nous appelons logique de la Fourmi.
Le Conte d'un-paysan qui avait offensé son seigneur, conte français
qui pourrait servir de modèle à cette logique, donne ainsi une terrible
image de la condition paysanne. Pour la victime du seigneur, peu
d'espoir à attendre de la justice, qui juge souvent au hasard, comme
l'atteste le conte précédent. Rien à attendre non plus des prières des
religieuses, plus occupées de sexe que de Dieu. Cependant, avec de 18
esprit, les petits peuvent parfois vaincre les "gros". Certain
bourgeois de Château-Thierry est déplumé alors qu'il veut employer une
dette pour coucher avec une femme. Tel autre, qui prétend lui imposer
son grossier propos, est renvoyé par un trait d'esprit. La condition
des petits,
s'ils sont prudents et fins, n'est pas toujours
misérable, mais en cette société qui n'est pas celle de "jadis 4055 ",
beaucoup de dominants, et singulièrement le prince, se soucient
seulement de leur intérêt.
Le Conte d' un paysan qui avait offensé son seigneur précède "Je
ne sais quelle imitation des Arrêts de Cour" que La Fontaine annonce
avoir "tiré de ses papiers". Or cet arrêt approuve une belle qui, dans
la province, "fait mille soupirants sans faire un bienheureux", ce qui
est fort à propos pour la grandeur du prince. Celui-ci se sent, en
effet, d'autant mieux que ses sujets souffrent. Contrairement à ce que
croyait La Fontaine en 1661, il a "intérêt d'être injuste 4056". Loin
de favoriser le bonheur et l'amour, il gagne à priver ses dominés de
jouissance, à les maintenir frustrés. La belle le lui permet en
recevant, sans jamais rien donner, des bijoux "et des plus beaux 4057".
Vrai parasite, tandis qu'elle pille et fait souffrir tous les hommes
de la province, le prince, en parasite de parasite, obtient de la
gloire. L'arrêt rendu en faveur de ce parasitage est si injuste que
beaucoup de membres de la cour ont voté contre la belle.
Mais 11 intérêt du prince
Souvent beaucoup plus fort qu'aucunes lois
L'emporta de quatre ou cinq voix4058.
L'achevé d'imprimer du recueil est du 10 janvier 1665. L'arrêt
de
Cour
contre
Fouquet
est
rendu
le
22
décembre
1664. Impossible de ne pas rapprocher le texte et l'événement, le texte
pouvant être le pronostic vérifié, ou - ce qu'il est pour son lecteur
de 1665 - le commentaire amer de l'événement. C'est donc un étrange
parti que de taire la condamnation de Fouquet quand on annote ce texte,
car c'est cacher le dispositif d'ensemble du livre, voire de l'oeuvre
entière. Quand La Fontaine indique qu'il a tiré ces
et du l i vre .
à Maucroix, O.D., p. 528.
d ' un l i v r e . . . , C o nt e s e t nouvelles, I, ve rs 43.
4055.
P re mi e r mo t d e J o co nd e
4056.
4057.
V o i r l e b i l l e t ad re s s é
I mi t at io n
vers de ces papiers, 11 s1 excuse de leur incongruité,, mais il la fait
voir aussi. Vrai Roseau, en se présentant poliment comme auteur obligé
d5 enrichir son volume avec des restes, il laisse libre de le croire,
ou de chercher quelque liaison plus intime, avec pli, mais sans
rupture, de texte à texte et des textes au monde. Or, h1 imitation d s un
livre intitulé
fî
hes arrêts d 1 amour!!, précède Les Amours de Mars et
de Vénus dont La Fontaine écrit qu' il est un "fragment" d'un ouvrage
"demeuré imparfait pour de secrètes raisons". Rien ne brille tant
qu'un secret pareillement signalé ! Il excite à le percer, ce qui
conduit hors du livre, vers 11 affaire Fouquet, elle-même inscrite dans
le "rets d f acier4059" que Pluton lance sur les amants. Ainsi, pour qui,
dans 11 Imitation, n'aurait pas reconnu Colbert, les débats difficiles
qui ont précédé l'arrêt de décembre, et l'intérêt de gloire qu'y a
trouvé Louis XIV, 1'avant-dernier texte des Contes et nouvelles, par
le détour des "secrètes raisons4060", donne suffisant éclairage : c'est
ainsi que, de texte en texte,
La Fontaine mène au monde.
Alors que dans les deux nouvelles publiées en 1664 l'affaire
Fouquet apparaissait à travers un épais brouillage, à la fin du livre
de 1665, elle affleure, ce qui, par effet rétroactif, permet de mieux
la reconnaître dans Joconde comme dans Le Cocu battu et content, et
donne une structure au livre qui oppose ces dominants de rêve que sont
Joconde et le roi de Lombardie, aux dominants réels, mais prudemment
placés en espaces lointains, voire mythologiques, que sont le Prince
et Pluton. L'audace de La Fontaine est donc plus grande dans les Contes
et nouvelles en vers de M. de La Fontaine que dans les Nouvelles en
vers tirée (sic) de Boccace et de L'Arioste, mais, loin d'être
téméraire, elle se trouve habilement protégée par le succès des tout
premiers contes et leur apparente insignifiance. Ce n'est qu'aux
dernières pages de 1665, par des textes annoncés
voire
superflus,
1
qu on
comme
marginaux,
éprouve, quand on veut encore la lire,
5
1 audace politique de cet ouvrage dénonçant Louis XIV qui pour sa
gloire - c'est-à-dire son plaisir - et en employant l'avidité de ses
4059. Les Amours de Mars et de Vénus, Contes et nouvelles, I , vers 102„
créatures, vient de commettre, malgré la conscience de nombreux juges,
une injustice.
Ce livre ne serait qu'un habile libelle contre le roi, si son
habileté ne supposait une réflexion d'ensemble sur sa logique de
pouvoir, sur ceux qui la suivent, et sur une autre logique qui
permettrait de préciser la première et de ■suggérer avec nostalgie
l'utopie d'un dominant favorisant la circulation des plaisirs. En ce
livre s'articulent donc un livre d'amour et un livre politique, et,
plus largement, un livre sur les relations de pouvoir. En témoigne
la Ballade qui le finit *
Plaisante pirouette qui défend les "livres d'amour 4061 " au moment
où celui-ci s'achève, elle offre, avec un subtil contrepoint de genre,
de thèmes et de ton, une échappée belle après le rire impitoyable du
seigneur, l'injustice du
prince, et le "rets d'acier4062" du dieu
;
Pluton4063. Quand les dominés paraissaient devoir être toujours battus,
spoliés, et attrapés, elle est parole d'un homme - l'auteur - qui ne
se laisse pas brimer, montre l'hypocrisie de ceux qui prétendent
4060. Ibid., p. 598.
-
83
249
-
1
13
4061.
Bal lade, Contes et nouvelles, I,
4062.
Les Amours de Mars et de Vénus, Contes et nouvelles, I, vers 102.
4063.
La
Série
Seigneur/
Prince/
Je me plais aux livres d amour .
Dieu
Pluton,
8
qui
remarquable» Elle montre la progression de l audace»
4064.
Ballade, vers 19.
est
complétée
par
le
pape
(Bal lade),
est
imposer . des valeurs auxquelles ils contreviennent, et affirme
légèrement mais en refrain, son droit au plaisir, à un plaisir frivole,
même face au pape. Après le rire des dieux sur les malheurs de ce
dominant cocu qu'est Pluton, le livre finit sur le sourire de son
auteur. Or, ce sourire n'est pas fadaise. Lucide, il suggère d'abord
un jeu possible et libérateur avec les dominants ou avec qui prétend
l'être, comme cette Alizon fertile en "préceptes moraux 4064" : il
s'agit, sans violence et sans jamais renoncer à son plaisir, d'exhiber
en toute occasion les hypocrisies
prennent
pas
quand
les
papelards
n'y
garde.
Surtout, la souriante Ballade de La Fontaine confirme que vaincre 11
amour est le souci premier des dominants (ou aspirants dominants)
selon la Fourmi : ils refusent d 1 aimer les dominés, et donc refusent
de les savoir jouir. La logique de la Fourmi se dresse contre.1' amour,
c1 est-à-dire contre le mouvement des créatures vers la Volupté. Elle
contredit le flux divers de la vie. Elle est logique de Pluton, et
peut-être même du Pape qui rend
lit même
11
noir comme un four4065 " quiconque
11
1 ' élite4066" des livres d 1 amour. Elle est logique de qui
refuse, pour autrui, et en voulant se les réserver, les joies du sexe.
Comment La Fontaine, infime comme un roseau, la combattrait-il mieux
qu'en disant en refrain, indéfiniment, sans trop crier et sans
témérité, puisque "ceci est un jeu", qu'il se plaît aux livres d'amour
? N'est-ce pas viser au centre que d'affirmer son plaisir 4067 et de
composer un de ces livres ? N'est-ce pas en éclairer la lecture que
de le peupler d'un dieu cocu, d'un seigneur cruel, ou d'un prince qui
tire profit des frustations sexuelles de ses sujets ? N'est-ce pas
définir, par son inverse cette logique, que de montrer des dominants
qui, sans renoncer à leur plaisir, acceptent ou même favorisent les
joies sexuelles d'autrui ? Et si tout cela ne se réduit pas à la
dénonciation de l'injustice faite à Fouquet, Oronte était un dominant
qui savait aimer, rendre l'amour possible et se faire tellement aimer
qu"on devait céder à douce violence de l'aimer... Louis XIV est roi
du non-amour.
On comprend que La Fontaine ait désiré finir ses Contes et
nouvelles par cette Ballade - vraie chanson de roseau faisant en réseau
résonner tout le livre - voire d'insinuer, en "vrai menteur4068",
qu'elle est "hors de son lieu4069". Ecrire, publier, faire passer4070
son livre et son plaisir dut
Quand
même
tous
lui
un
être
plaisir
extrême.
ses lecteurs, s1 arrêtant au charme des
propos ou à quelques gaudrioles, ne le comprirent pas , cette
4065. Ballade, vers 46.
4066. Ibid., vers 47.
4067. Rien de plus déplai sant pour la Fourmi que ls affi rmat ion de son plaisir par la Cigale : "Je chantais,
ne vous déplaise".
4068. Le Déposi tai re infidèle, (IX,I ), vers 31 .
4069. Voi r Les Amours de Mars et de Vénus, p. 598.
4070. Voi r Le Tableau, Nouveaux contes, vers 23.
incompréhension lui était nécessaire pour abandonner le reste aux
censeurs4071 , et faire qu5 à Paris on puisse lire La Fontaine "sans
dispense4072" . . .
4060. Ibid., p. 598.
-
250
-
S'arrêter en si bon chemin eût été dommage. La dessein était
rencontré, la méthode trouvée, la voie ouverte, et le public obtenu
par les premiers Contes assurait une certaine sûreté. En 1666 paraît
chez Louis Billaine ou Claude Barbin la Deuxième partie des Contes
et nouvelles en vers de M. de La Fontaine avec 'un achevé d'imprimer
du 21 janvier 1666 : treize contes et une préface. Depuis 1669, cette
deuxième partie comporte seize contes, Les Frères de Catalogne,
L'Ermite,
2.2.2
et Mazet de Lamporechio lui ayant été rajoutés.
Deuxième partie des Contes et nouvelles en vers*
En 1666, La Fontaine ne maintient pas son système d'allusions
plus ou moins explicites à 1'affaire Fouquet. Pas d'extrait de Le Songe
de Vaux dans son nouveau livre. Pas de texte que 1'on puisse
commodément rapprocher des malheurs du Surintendant. Notre auteur n
' a pas fini d'évoquer cette affaire, mais, en 1666, il juge sans doute
inutilement
répétitif
et
dangereux
d'insister.
Probablement
prépare-t-il ce nouveau labyrinthe que seront les Fables...
Pour l'heure, la première audace et le coup décisif, c'est de
publier, malgré Alizon, le Pape, Pluton, le Prince, ou le seigneur,
un nouveau livre d'amour, un livre qui soit plus osé que le premier
puisqu'il mène la pensée, ou le doigt,
La
Préface
de
cette
entreprend, drôlatiquement,
ouvrages
auteur
de
de cette
;
et
nature
seconde
1'affaire.
qui
la
ses hardiesses,
partie
"Voilà
partiront
par conséquent
justifier
jusqu'au sexe.
les
des mains
dernière
et
les
derniers
de
i '
occasions
licences
4071. "j'abandonne le reste aux censeurs". Préface, p. 557.
4072. Ballade, Contes et nouvel les, I, vers 61.
1
5
qu
il
s est
données" .
"Hardiesses15 et "licences", voilà les mots. Au lecteur-censeur, lis
font attendre une justification des transgressions d 1 ordre sexuel qu5
il pourrait rencontrer, et rencontre en effet, dans ces textes
erotiques. Au nom de quoi l'auteur est-il assez hardi pour, se donner
licence de parler sexe ? Voilà la question.
La Fontaine appâte son censeur, prêt ' à faire disparaître tout
ouvrage éveillant, comme les seins de Dorine, "de coupables pensées".
Mais, sans répondre aux questions qu'il fait mine d'admettre, La
Fontaine joue sur les mots, bifurque, métamorphose son censeur en
critique littéraire, et le piège pour le plaisir de son lecteur
non-censeur.
Tout semble commencer sans ambiguïtés : "Nous ne parlons point
des mauvaises rimes, des vers qui enjambent, des deux voyelles sans
ëlision ; ni en générai de ces sortes de négligences qu'il ne se
pardonnerait pas lui-même en un autre genre de poésie". Le censeur
l'accordera à La Fontaine : il n'attend pas cela. Mais la Fontaine
en parle : toute une page de cette Préface qui n'en comporte qu'un
peu plus de deux I Y défilent Quintiiien, Marot, Voiture, du latin,
4060. Ibid., p. 598.
-
251
-
et des choses convenables, et qu'on ne contredira pas comme celle-ci
: "les bonnes rimes sont des perfections en un poète"
!
La Fontaine parle donc langage. Il évoque son droit aux licences,
fonde une esthétique de l'écart léger et plaisant, se montre enfin
écrivain conscient de ce qu■il entreprend. Loin d'être négligeables,
ses propos méritent attention, et la critique a raison de les étudier.
Cependant, leur importance même aide leur auteur à désorienter. Ici
comme en d'autres textes, son discours de poétique a fonction
tactique. Avec ce discours, Il réduit à de minces écarts de langage,
eux-mêmes autorisés par la tradition, les hardiesses qu'on pourrait
lui reprocher. Tactique de Renard4073
mots
pour affaiblir,
:
il
passe des
choses
au
au moins en apparence, la subversion
qu'impliquent ses audaces* II le fait, cependant, par des mots, si
bien que son lecteur, s1 il veut converser avec lui, découvre que ce
4073. Pensons au Renard de Les ârtîmayx malades de la Peste lorsqu'il escamote le Berger.
passage des choses
a x^
mots n5 est qu'apparent apaisement, que les mots
seuls sont subversifs, et qu 'on a, malgré une fausse évidence, plus
de moyens en tenant le langage que le fromage 4074 *
Bon
prince,
après
cette
page
consacrée
à
ce
qu' il annonçait vouloir taire, La Fontaine interrompt, sans regret
de l'avoir faite,
sa digression
:
"Mais en disant que nous
voulions passer ce point-là, nous nous sommes insensiblement engagés
à l'examiner. Et possible n'a-ce pas été Inutilement ;
car il n'y.a
rien qui ressemble mieux à des fautes que ces licences".
lecteur-censeur,
ce
rusé
mis
en haleine,
préfacier
va
peut
enfin
hardiesses et ses licences d ordre sexuel.
déplacement
apparaît
:
alors croire
justifier
1
"Venons
Le
ses
Rien de tel.
à
la
que
Un nouveau
liberté
que
5
l'auteur se donne de tailler dans le bien d autrui ainsi que dans
sien propre,
plus
La
sans
a
ses
excepte
les
nouvelles même les
ne s en trouvant point d'inviolable pour
beau
jeu
et la nécessité de plaire.
sur
en
1
connues,
Fontaine
qu'il
"raisons
de
se
défendre
par
appuyées
adaptait
esquive
fréquemment
toute
hardiesses.
brouillard.
critique
11
Il
des
noie
fatigue
toujours
n'en
d'autre
parlera
son
censeur
et, surtout,
feront
moyen
où
il
dans
comme
un
certain
Quiconque a voulu le prendre,
autrement,
Aucun
temps
plus sulfureuses
se trouve déçu car ce
chose,
pas...
ses
questions
Renard fatigue les Poulets d'Inde...
après avoir été séduit,
un
oeuvres anciennes,
sur
les
contredire
par Horace. Mais
en défendant un droit que nul ne lui contestait en
11 on
lui11.
la tradition
Il serait difficile de le
générales"
le
de
"maître sire" parle
en
lui
disant
faire
qu'il
avouer
condamner ses "hardiesses" et ses "licences" qui le
poursuivre
jusqu1 à
ses
dernières
années.
Il
4074. Voir le Corbeau et le Renard, 5,2). Voir aussi Le Faiseur d'oreilles et te Raccommodeur de moules. On voit,
dans ce premier conte du l ivre, que celui qui sai t manier les mots peut manier jusqu'au corps
d'autrui...
fait
4060. Ibid., p. 598.
-
252
-
celui qui ne comprend pas. II joue le naïf, mais avec charme. Aucun
moyen même d'être courroucé par son art de filer. On ne l f attrape pas
comme un vulgaire "faiseur d! oreilles" 1 Rien de plus convenable et
poli que sa Préface, mais rien de plus moqueur et de plus libre. Le
bonhomme fait tout passer. Il ose conseiller aux lecteurs de se
contenter des raisons qu? il donne... Il ose même prétendre qu'il en
aurait dit plus si "1'étendue des préfaces l'avait permis". Pirouette
I La règle de la brièveté des préfaces serait-elle la plus intangible
des lois ? Alors qu'il justifie ses licences littéraires, pourquoi
conserve-t-il cet interdit ? N'aurait-il pas pu abréger sa poétique
pour expliquer ses "hardiesses" ? Assurément, La Fontaine se moque,
et laisse "quelque chose à faire à l'habileté et à l'Indulgence des
lecteurs".
Un petit condensé peut aider à se représenter sa tactique:
Appât ; La Fontaine attire son lecteur-censeur vers le terrain
qui Intéresse celui-ci. "Voici les derniers ouvrages... la dernière
occasion de justifier les hardiesses et ses licences qu'il s'est
données".
Leurres : La Fontaine joue sur "hardiesses" et "licences",
se
déplaçant des choses aux mots.
Leurre 1 : Licences de langue et de prosodie. "Nous ne
parlons point des mauvaises rimes... mieux à des fautes que ces
licences". La Fontaine évoque pendant une page de ce qu'il annonçait
laisser de côté.
Leurre II : Liberté par rapport aux textes d'autrui.
"Venons à la liberté que l'auteur se donne...moitié femme moitié
poisson". La Fontaine défend brillamment son droit à s'écarter de ses
modèles.
Pirouette : "Ce sont les raisons générales... si 11 étendue des
préfaces l'avait permis". La Fontaine se dérobe.
savoir plas,
Pour qui voudrait
c'est "un peu tard".
Résumons plus encore : C'est la dernière fois que je vous
parlerai
de
A.
Je
ne
parlerai
longuement.
Je
pas
vais
de
aussi
Af .
vous
J'en
parle
pourtant,
et
parler
de
A " . Voilà.
C'est tout. Débrouillez-vous pour la suite. Et A ?
Et
A ?
Pareille lecture fait apercevoir que la vraie hardiesse de la
Deuxième partie des Contes et "nouvelles, c'est de l'avoir publiée
malgré des dominants hostiles aux "livres d'amour". Pratiquant la
logique de la Fourmi, ces gens voudraient empêcher autrui de goûter
des plaisirs, singulièrement ceux du sexe et de sa représentation. Mais
La Fontaine, grâce au succès de 1665 et en jouant serré, comme déjà
dans sa Préface, compte passer à travers leurs filets pour se plaire
et plaire. Plaisir du jeu. Plaisir de plaire et d'instruire.
La
difficulté,
pour
les
dominants,
de
contrôler,
voire
d'empêcher, la circulation des plaisirs est au principe de la plupart
des contes de 1666. Rien d'étonnant après la Préface. Dans le livre,
des maris ou des femmes mariées veulent enfermer leur partenaire et
empêcher autrui de 1'approcher, mais, quoique ils fassent, ils ne
s'avisent jamais de tout4075 . Ils sont trompés, abusés, et les corps
253
s ' unissent pour j ouir. De même que les censeurs laissent passer la
publication habile d'un livre d'amour, ces dominants domestiques ne
voient pas combien, croyant "voir clair dans leurs affaires 4076", ils
ne voient rien. La Fiancée du Roi de Garbe, après huit amants, est prise
pour vierge par le prince, son mari i Point d ? illusion cependant :
tous les dominants ne sont pas aveugles. On ne goûte pas touj ours des
plaisirs sous leur griffe. Le pays des contes n
1
"Rois de Garbe ne sont oiseaux communs en France
4077
est pas le réel :
" . C'est tour d ?
habile homme que de j ouir, comme La Fontaine, malgré les maîtres.
Dans le livre de 1666, trois premiers contes montrent trois
4075. Voir On ne s'avise j ama i s de tout.
4076. La Fiancée du roi de Garbe, Contes et nouvel les, I I , vers 782.
intervenants
privant
dominants
et
momentanément
possessifs
mais
de
contrôle
trois
non
tyranniques,
dont
l'importance va croissant : un mari, un père (aussi mari), un roi
(aussi mari). En ces cas, les dominés n'ont guère l'initiative, mais
ils partagent le plaisir que leur procure l'intervenant. Le Faiseur
d'oreilles emploie l'absence de son voisin pour coucher avec sa femme
: cette femme en profite... Dans Le Berceau, l'obscurité de la nuit
et des paroles ambiguës empêchent un père de contrôler la circulation
des corps. Sa femme et sa fille jouissent pendant qu'il dort : "tout
fut secret4078". Dans Le Muletier, un roi doit admettre que sa femme,
sans savoir son partenaire, a fait l'amour avec un muletier contre
lequel il ne peut rien...
Après le mari, le père, et le roi, on attend Dieu, ou un de ses
saints. Dieu cherche-t-il à contrôler ou à interdire la circulation
des plaisirs ? Contredit-il le mouvement divers vers la Volupté ?
Question centrale chez La Fontaine. Logiquement, il présente ici
L'Oraison de saint Julien qui, à sa manière, y répond : un voyageur
dépouillé, trahi par son valet, abandonné dans l'hiver, est protégé
par le saint auquel il s 1 était confié. Malgré la nuit et le froid,
il rencontre une maison, où une jolie femme, "dont un prélat se serait
contenté4079", le nourrit, le réchauffe, et lui fait l'amour. "Grâce
à Dieu et à monsieur saint Julien" il "eut une nuit qui ne lui coûta
rien4080".
Ecrit par qui prétend se rire4081 des oraisons, ce texte est tout
en ironie. Alors qu'on attendrait, selon la doctrine dévote, que Dieu
ou ses saints ne favorisent pas les plaisirs, et singulièrement ceux
du sexe, il montre qu'il n'en est rien. Les dominants ne sauraient
donc s'appuyer sur une loi divine pour empêcher ces joies, et même
la circulation des femmes... Leur fait n'est que "papelardie4082
Trois contes,
qui ne sont pas tirés de Boccace,
4078.
Le Berceau, Contes et nouvelles. II, vers 199.
4079.
L'Oraison de saint Julien, Contes et nouvelles II, vers 364.
4080.
Ibid., vers 367-368.
4081.
Ibid., vers 3.
4082.
Voir Ballade, Contes et nouvelles, I , vers 29.
254
et dont les
deux premiers sont très courts,
ne
contrôlant
pas
délaissent les maris ou les
leurs
partenaires.
femmes
Franches
Le Villageois qui cherche son veau et L1 Anneau d1Hans
gaillardises,
Carvel importent surtout par leur audacieuse présence dans le recueil»
Après neuf contes de dominants trompés,
plus près du sexe,
mots qui
par l'oeil ou par le doigt,
les disent.
C'est
sa "gageure".
éprouve et II montre jusqu'où il
un
voile
mais
de
moins,
déjà
il
sait
d'un
tout
manant,
point
il
mène
son
extrême...
Dans
ou plutôt par les
C'est son défi.
aller.
goût
Un mot
ou
faire passer.
il dirige la
vers
L'Anneau d'Hans Carvel,
d'Hans,
peut
c'est mauvais
qui cherche son veau,
l'oreille
La Fontaine y approche au
de
scandale,
par
l'oeil
un couple accouplé.
rêve
et
l'un et
l'autre conte,
et
Dans
du doigt
"où vous savez 4083"*
lecteur
plus,
Dans Le Villageois
pensée,
par le biais du
Il
On est au
Il fait goûter le
plaisir de l'équivoque, défendu par la .Préface du Recueil de poésies
chrétiennes et diverses,
suggère.
l'obscur
Il
ne
objet
dit
des
à laquelle
pas tout
à
interdits
il
collaborer4084.
a pu
fait.
Il
touche
voir,
nu
désespéré,
4085
".'
Subtil
hardiesse «
sein
à
A
demi
mais à demi,
comme Philis,
extrême4086",
suivant
qui
un intouchable
sourire
la
nu",
de
pointe
il
à
de tant de dominants. Mais c'est
un jeu et il peut se mouvoir. Il n'est pas coincé, pris,
comme le Gascon puni du conte
Il
de
fait
ne
"sein
La Fontaine.
son
voir
interdit
peut
demi
Suprême
conte, désignant
un
que
"ce
vaniteux voyant,
ce qu'il voudrait voir et toucher, mais ne .peut... Et
"qui conta du Gascon la peine et la frayeur
insaisissable et souriant,
il conte.
La Fiancée du roi de Garbe - dernier et plus long texte du livre
- est un bouquet de contes et un festival de ce qu'on rencontre dans
cette Deuxième partie. Les hardiesses y
4083. L'Anneau d8Hans Carvel, Contes et nouvel les, 11, vers 48.
4084. "Il y en a qui blâment généralement les équivoques ; et ils ont ordinairement rai son ; mais parmi ces
sortes de de figures, i l s1 en trouve néanmoins qui plaisent, qui surprennent, et qui éveillent l8 esprit
: et je ne vois pas pourquoi l'on serai t obiigé d'être de mauva i se humeur pour s !accorder avec la
règle qui les condamne". Préface du Recueil de poésies chrétiennes et diverses, O.D., p. 781.
4085. Le Gascon puni, Contes et nouvel les, 11, vers 1 1 1 .
sont multiples et d 'ordres divers. Techniques d 1 abord. En disant
comment "par huit mains Alaciel passa/Avant que d 5 entrer en la
bonne4087", La Fontaine prend le risque de lasser, mais il veut prouver
son talent, et il aime résoudre des problèmes d'écriture. La Fiancée
du roi de Garbe est aux limites des possibilités du genre. Son auteur
a dû beaucoup inventer pour réussir à peu près son défi, c'est-à-dire
ne pas déplaire. Du récit de Boccace, il n'a donc gardé, selon la
formule de Jean-Pierre Collinet qu'"un cadre vide, qu'il remplit à
sa fantaisie4088", illustrant ainsi à l'extrême sa liberté - évoquée
dans la Préface - de "tailler dans le bien d'autrui4089" . "Tels abus
méritent censure4090" écrit-il, mais chose avouée est à demi pardonnëe
et exhiber cette licence, dans la Préface comme dans ce dernier conte,
c'est passer sur les autres.
-
255
-
Huit fois, comme en refrain, La Fontaine évoque les ébats d '
Alaciel. Qu'ils aient lieu dans un antre, dans un château, ou sur une
galère, il ramène toujours son lecteur à ce "mystère 4091 " que les
censeurs voudraient qu'on taise, il insiste cependant, il pirouette
tout autour en se moquant des interdits. Un, deux, trois, quatre...
En veut-on d'autres ? Cinq, six... En voici d'autres encore... Sept,
huit... N'est-ce pas assez ? C'est un livre d'amour, et on est servi
Sans souci de vérité factuelle, on y goûte le plaisir de ces livres,
l'auteur, s1 octroyant le droit d'être léger, d 'ouvrir un monde fictif,
plaisant, où transformer, créer, inventer à sa guise, et même de
justifier Alaciel4092 . Annonçant d'entrée qu'"il n'est rien qu'on ne
conte
en
façons4093",
diverses
seulement
il
suggère
vouloir
"douceurs 4094 ",
parler, parler encore des amoureuses
et
suggérer que bien des choses en diraient volontiers mot
4087.
La Fiancée du roi de Garbe, Contes et nouvelles. II, vers 17-18.
4088.
Voir la note de l'édition de la Pléiade, p. 1399.
4089.
Préface, p, 603.
4090.
La Fiancée du roi de Garbe, vers 7.
4091.
Ibid., vers 263.
4092.
Ce n était après tout que bonne intention, Gratitude, ou
compassion,
:
3
Crainte de pis, honnête excuse... (vers 27-29). Dans ce conte, rien peut-être de plus drôle, et de plus subversif que cette "bonne
1
intent ion" d"Alaciel : et si fai re l amour était "bonne intenti on"...
4093.
Ibid., vers 1.
Le parc dirait beaucoup, le château beaucoup plus Si
châteaux avaient une langue4095 .
Ces vers annoncent les Fables, "où "tout parle4096". Parmi tant
de contraintes, par divers détours, La Fontaine délivre la parole.
Malgré les interdits, ou même l'évidence naturelle, il la fait
affleurer. Dans cette nouvelle, le château, le parc, les aventures
d 1 Alaciel parlent d'amour, et ces paroles légères, mais souvent
retenues, sont subversives par leur légèreté.
Par elles, La Fontaine ose parler du désir errant comme cette
fiancée qui, par les mers, va d'île en île et de château en bateau...
Mieux même, dans ce conte, il fait parler ce désir qui naît dans
l'occasion, se vit, disparaît, sans créer d !"événements de qui la
vérité/ Importe
à
la
postérité4097"... Ce désir,
les dominants
voudraient le contrôler, voire le détruire, mais, Ici, Il échappe à
leur prise. Le père d 1 Alaciel et le Soudan Zaïr ont beau s'entendre
pour la marier, elle aime déjà ailleurs, les corsaires attaquent son
navire, son amant la porte seul de rocher en rocher, un antre voit
la perte de sa fleur. . . Le monde est immense. Les occasions sont
multiples. L'imagination des femmes que l'on veut brider est fertile
en artifices.,. Les circonstances - comme dans les trois premiers
contes du livre -, mais aussi les initiatives d'Alaciel - comme dans
les contes suivants - , empêchent son père et son futur mari de la
retenir. Ils sont dessaisis d'elle, puis bernés. Ils ne peuvent rien
faire. Ils ne tentent même rien. C'est comme s'ils n'existaient pas
sinon peut-être, comme dans La Gageure des trois commères, à titre
de
plaisante
"contrainte4098" .
Quant
emparent
-
256
-
à
ceux
qui
s '
Ib d , vers 268.
.
Ib
, vers 279-280.
"
Vo r l'Epilogue du second
p.:
4094
.
4095
.
4096
.
(II J), vers 10.
4097. La Fiancée du roi de Garbe, vers 5-6.
4098.Voi r La Gageure des trois commères,
vers 13-14. Propos d'Alaciel à son premier amant :
5
d'elle
et veulent la retenir, qu ils soient chevalier, corsaire, ou seigneur,
ils ne le peuvent.
Ils sont rapidement éliminés. Par contrainte ou
par traité, d1autres hommes obtiennent les faveurs de cette belle qui
les accorde bientôt à d'autres, puis à d'autres...
Alaciel passe "de main en main4099", toujours pure, toujours
honnête, parce qu'il n'y a pas d'impureté ou de morbidité dans l'acte
sexuel dont on ne peut toujours se "défendre". On est en droit d'abuser
ceux qui
exigent qu'on s'en abstienne et imposent qu'on leur
appartienne exclusivement. Ils doivent seuls regretter qu'on n'ait
pas respecté leurs interdits... Tout sentiment de culpabilité ferait
leur affaire, mais II convient de s'en garder. Ainsi, en se jouant
des censeurs, La Fontaine propose une morale détendue qui refuse les
lois que tentent d'Inculquer, particulièrement aux femmes, leurs
dominants domestiques : mieux vaut rire d'un pucelage perdu que de
pleurer son malheur devant un mari ou un père !
Il est bon de garder sa fleur ;
Mais pour l'avoir perdue, il ne faut pas se pendre 4100.
La Fiancée du roi de Garbe rassemble' et mène à terme les
"hardiesses" de la Seconde partie des Contes et nouvelles. Hardiesse
d'écriture. Hardiesse du regard porté sur les "douceurs" du sexe.
Hardiesse de présenter des dominants contrôlant mal l'échange des
plaisirs. Hardiesse politique enfin, puisque cette fiancée est fille
et fiancée de roi, ce qui permet des détentes multiples comme en cette
maxime
:
"la
clémence
royales4101".
sied bien aux personnes
Mais qu'est-ce qu'un amour sans crainte et sans désir, Je vous le demande
à vous-même.
Ce sont des feux bientôt passés,
Que ceux qui ne sont point dans leur cours traversés.
Il y faut un peu de contrainte. La Fiancée du roi de Garbe, vers 286-290.
4099.
Ibid., vers 546.
4100.
Ibid., vers 800-801.
4101.
Cette belle formule décrit l'abandon d*Âlaci el à deux hommes... Par redoublement de jeu, si on la prend ludiquement au sérieux,
elle peut renvoyer au manque de clémence de Louis XIV. Ne lisait-on dans l'Elégie aux Nymphes de Vaux : "Oronte est à présent
un objet de clémence". De plus, la sixième strophe de l'Ode au Roi évoquait cette nécessaire clémence royale... On sait aussi
le jeu que mènera, beaucoup plus tard, La Fontaine en dédiant Le Milan, le Roi et le Chasseur
rois)
au prince de Conti,
qui
était
lors objet de
(fable sur
lJ indulgence des
La
Malgré tous ses "abus410£", La Fontaine passe et fait passer son livre.
Grand succès. Pas d 1 interdit. Chapelain regrette seulement que "les
historiettes enjouées dont ce volume est formé sont les dernières
qu'on verra4103".
Chapelain fut vite rassuré : La Fontaine conta encore. Il
poursuivit son jeu subversif, mais il voulut, logiquement, accroître
son intensité. Refaire des contes semblables à ceux qu'il avait
publiés en 1666 aurait été facile, mais inutile, point délicieux. Il
aurait
ennuyé
son
public
comme
lui-même.
Il
se
devait
donc
d'introduire des éléments neufs, risquant de faire réagir les
censeurs, les démasquant ainsi et donnant occasion d'une nouvelle
partie. A moins de se répéter, il. se devait aussi d'interroger plus
profondément : les dominants selon la Fourmi sont-ils fondés à nier
les plaisirs d'autrui ? Pratiquent-ils une éthique qui les autorise
-
257
-
à surplomber autrui ? Puisqu'ils refusent à leurs dominés les joies
du sexe et de leur représentation, sont-ils au-dessus de ces joies
? La radicalisation de ses questions conduisait La Fontaine vers ceux
qui constituent et tiennent le discours censeur : les religieux.
Le
genre
même
qu'il
avait
choisi
faisait
attendre
cette
rencontre. Boccace présente souvent des moines paillards. En France,
pareils personnages sont dans la tradition du fabliau. L'association
du sexe et de la religion attire toujours le public en pays
catholique...
La Fontaine attendit pour exhiber des moines. Le développement
de son dessein nf avait pas rendu cela prioritaire : avant de dénoncer
l'hypocrisie des censeurs, il évoqua, dans l'urgence, 1'affaire
Fouquet, caractérisa les diverses logiques de pouvoir et montra la
relative impuissance de ceux qui prétendent s'aviser de tout. La
prudence
imposait
antimonastiques
aussi
:
de
retarder
s'attaquer
aux
l'apparition
religieux
de
contes
dans
la
colère royale. On peut établir une règle : quand la Fontaine dit que la clémence est belle aux rois, il suggère que Louis
XIV n'est pas clément.
4102.
La Fiancée du roi de Garbe, vers 7.
4103.
Chapelain,
Lettre à La Fontaine., cité dans Georges Mongrédien,
La Fontaine..., C.N.R.S.,
p.
115.
France
des années 1660 était dangereux. Commencer, en les dénonçant, une
critique des. dominants, cs était risquer d1être immmédiatement hors
jeu.
Les choses changèrent après le succès des premiers livres de
contes. La Fontaine devint plus difficile à prendre et son public
attendit sans doute qu'il osât imiter les textes antimonastiques de
Boccace. De plus l'affaire Tartuffe, engagée depuis 1664, mit
simultanément à jour la force du parti dévot et l'intérêt de se dresser
contre lui. En publiant des contes qui dénoncent l'hypocrisie
religieuse, La Fontaine pouvait espérer profiter du combat de Molière
- son homme - et s'y associer. Il pouvait même espérer gagner au divorce
qui semblait apparaître, en cette occasion, entre les dévots et le
roi.
Molière opposait absolument Tartuffe et le "prince ennemi de la
fraude". Pour lui, combattre Tartuffe, c'était louer un roi qui
démasquait les hypocrites et semblait gouverner loin des intrigues
des dévots. Quelques années après l'affaire Fouquet, cette opposition
permettait à La Fontaine d'imaginer, par la condamnation du parti
dévot, un rapprochement avec le roi. N'oublions pas qu'il s'apprêtait
à dédier ses Fables à monseigneur le Dauphin, qu'il tentait, sans
abandonner son dessein, et même en l'appliquant, de sortir du relatif
ostracisme où il vivait. Il a pu croire opportun de se ranger parmi
les adversaires des dévots, en compagnie de .Molière qui bénéficiait
apparemment de l'appui royal.
La Fontaine n'était
contre les dévots,
après
qu'il menait contre le roi.
pourtant
1666,
participa du
Pour lui,
-
pas Molière.
258
Louis XIV,
-
Sa
combat
critique
ludique
en écrasant
Fouquet,
et
Alizon
ou
des
religieux,
en
censurant
"les
d.1 amour",
livres
pratiquaient,
malgré
leurs
visibles
différences,
désir
une
même
logique
de
pouvoir.
Le
de
s'affirmer
en
niant
le
mouvement
d'autrui
vers
la
volupté
les
habitait
tous.
Critiquer
les
papelards,
c'était
donc
poursuivre,
maître
Alors
qui
sur
d'autres
n'était
territoires,
pas
"ennemi
la
dénonciation d'un
de
la
fraude".
que
-
1039
-
Molière opposait le prince et Tartuffe, La Fontaine trouvait du prince
dans Tartuffe et du Tartuffe dans le prince4104.
Cela contribue à expliquer qu1 il revint à la critique des
religieux en 1674, après une Interruption. Il ne s'agissait pas alors,
de s'opposer aux dévots dans une complexe alliance avec le roi, mais
de mettre à mal, avec une extrême audace, les divers dominants. Cela
fut censuré. Nous y reviendrons.
Après 1666, par une conjonction remarquable, la nature du genre
qu'il avait choisi, la faveur du public, le développement de sa partie
avec le roi, l'actualité politico-littéraire, tout Invitait La
Fontaine à publier des contes dénonçant les religieux papelards. Il
le fit avec délices, mais prudemment : il organisa, pour se divertir,
séduire le public et éviter les censures, un petit labyrinthe
éditorial...
Dans un Recueil contenant plusieurs discours libres et moraux
et quelques nouvelles non encore imprimées, publié, en apparence, à
Cologne, A la Sphère, en 1667, des lecteurs purent découvrir Les
Cordeliers de Catalogne, L1 Ermite et Le Muet. Ces contes réapparurent
en 1668 dans un Recueil de contes du sieur de La Fontaine, qui contient
aussi des Satires de Boileau, et qui est imprimé par Foppens à
Bruxelles pour Jean Verhoeven, libraire d'Amsterdam. On les retrouve
encore en 1669 dans des Contes et nouvelles en vers de M. de La
Fontaine. Nouvelle édition revue et augmentée de plusieurs contes du
même auteur et d'une dissertation sur la (sic) Joconde, publiée à Leyde
chez Jean Sambix le j eune. Après les Fables qui assurent à leur auteur
une solide renommée, ils paraissent enfin en 1669 à Paris dans une
édition dûment autorisée par La Fontaine et les censeurs français des
Contes et nouvelles de M. de La Fontaine, chez Claude Barbin. Trois
éditions étrangères - ou prétendues telles
mises
en
circulation
avant
que
-
furent
donc
les trois contes
antimonastiques ne fussent officiellement intégrés à la Deuxième
A104. En témoignent, plus tard, ses personnages de Chat.
-
1040
-
partie des contes et nouvelles.
Dans ce livre conçu pour ses treize contes, 11 intégration laisse
voir les coutures. Le recueil y perd de son beau dynamisme. La Fontaine
choisit de placer Les Frères de Catalogne en seconde position et de
rejeter les deux autres contes au-delà de La Fiancée du roi de Garbe.
On voit les avantages de ces choix. La position des Frères permettait
de lancer très vite un texte antimonastique et, donc, d 1 attaquer
aussitôt sur ce terrain, littéralement, brûlant. Cette histoire,
pouvait par ailleurs, s1 intégrer assez bien dans la première série
du livre puisque ces frères, en intervenant dans une ville, y
détournent des femmes dont les maris sont incapables d 1 assurer le
contrôle... Quant aux deux derniers contes, qui montrent un ermite,
puis des religieuses avides de plaisirs charnels, leur place en fait
une provocation ultime pour les censeurs. Elle affaiblit cependant
la signification de La Fiancée du roi de Garbe.
La Fontaine aurait pu conserver en 11 état la Deuxième partie
des Contes et.nouvelles et réserver ces trois contes antimonastiques
pour la Partie suivante, publiée en 1671 et sur le chantier dès 16694105
Cependant, en bon joueur, il voulait marquer un point dès que les
conditions étaient favorables : en 1669, les Fables venaient de
réussir,
l 1 affaire
Fouquet
s 1 éloignait,
Le
Tartuffe
était
définitivement autorisé... Quoi de plus favorable pour glisser une
provocation nouvelle ? De plus - et c
1
est pour nous capital - ces
f
trois textes n avaient absolument pas leur place dans la Troisième
partie des Contes.
2.2« 3
Troisième Partie des contes et nouvelles en vers*
Les Contes et nouvelles en vers de M. de la Fontaine, troisième
4105. La présence du début de La Coupe enchantée dans ce volume atteste que la préparation de la Troisième partie suivante é t a i t déjà
en cours,
partie,
paraissent
chez
Claude
Barbin
et
Denys
Thierry avec un achevé dsimprimer du 27 janvier 1671. C•est presque
trois ans après les Fables, deux ans après Psyché, quelques semaines
après le
Recueil de
poésies chrétiennes
et diverses, dédié
à
monseigneur le prince de Conti, par M. de ha Fontaine, et plus d f un
mois avant les Fables nouvelles et autres poésies de M » de ha Fontaine.
En moins de trois années, beaucoup d 1 ouvrages sont publiés, et ils
sont divers, bien qu5 ils participent tous, et intensément, du dessein
lafontainien concernant les relations de pouvoir.
Les Fables ont assuré un succès solide à La Fontaine. Célèbre,
il a pu renforcer sa position près d'un monde dont il aimait les
plaisirs. Simultanément, il a pu mettre en oeuvre sa problématique
des relations de pouvoir avec 1'ampleur et la complexité nécessaires.
Comme 1 ' a montré Jasinsky, il a pu enfin, par le biais de sa
11
comédie410611, multiplier les allusions à 1f affaire Fouquet, témoigner
de sa fidélité, et jouer ainsi, pour son plaisir, et celui de ses
lecteurs, avec les maîtres du moment.
L'année suivante, Psyché visait d'abord à manifester son talent
de prosateur dans un "long ouvrage4107" . Il comptait sûrement assurer
sa réputation, mais les lecteurs boudèrent ce livre complexe où il
abordait, sous un angle nouveau, les rapports entre amour et pouvoir.
Cette
fois,
il
ne
montrait
pas
seulement
des
dominants
qui
contredisent ou favorisent le mouvement d' autrui vers la volupté.
Il analysait comment le désir de pouvoir peut prospérer dans 1'amour
même, le troubler, risquer de l 1 anéantir. Menant à terme un lieu commun
des divers poètes précieux, La Fontaine faisait de 11 Amour un tyran
sans le savoir. Il posait ainsi la question du bonheur dans la relation
amoureuse
et
suggérait
qu'un
amour
heureux
demande
un
combat
douloureux contre le désir de pouvoir que chacun porte en soi : Cupidon
n'aime Psyché, sans susciter de trouble, qu3 en faisant dJ elle son
égale. Ce roman était ainsi l'occasion d? une méditation
logique
ses
1
d Oronte
et
interrogations
et
ses
ses
sur
la
ambiguïtés potentielles Par
réponses,
il
renouvelait la problématique des deux premières parties des Contes
4106. Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 27.
4107. Epilogue du premier recueil, vers 2.
et du premier recueil des Fables » De plus, sous 1'éloge du maître
de Versailles, il prolongeait une critique à laquelle contribuait
obliquement, l'association avec Adonis, autrefois offert à Fouquet
et ostensiblement "soigneusement retouché4109"».. Cependant:, vrai
chef-d 1 oeuvre en dédales, cette publication de 1669 était trop
indéchiffrable pour le public. Il n'y eut point d'enthousiasme. Psyché
ne fut pas réédité du vivant de La Fontaine.
A
l'extrême
fin
de
1670
parut
le
Recueil
de
poésies
chrétiennes et diverses, chez Pierre Le Petit. Si sa présence dans
cette entreprise des milieux jansénistes peut étonner, La Fontaine
prolongeait et renforçait ainsi une alliance qu'il avait déjà
pratiquée en traduisant des vers pour La Cité de Dieu publiée en 1665
par Louis Giry chez Pierre Le Petit. Malgré son êpicurisme, il devait
être
attiré
par
ces
milieux
exigeants
et
pleins
de
belles
intelligences que la politique royale tendait à opprimer. Sans doute
se plaisait-il à passer d'une ambiance à une autre et à étonner par
des alliances Inattendues. Surtout, il devait trouver avantage, dans
l'exercice de son dessein, à publier avec des hommes de Dieu. D'abord,
cela le rendait plus insaisissable. Il brouillait des pistes diverses.
Il désorientait. En participant à une pieuse entreprise, il protégeait
ses publications qui l'étaient moins. Ensuite, au sein de la pieuse
entreprise, il poursuivait la partie engagée avec la censure royale.
Dans le Recueil de poésies chrétiennes .et diverses, dont il écrivit
certainement la dédicace, outre seize fables déjà publiées et un
Psaume, il inséra l'Elégie pour M. F. et l'Ode au Roi, les deux poèmes
où
il
pour
avait
demandé,
sans
détour,
la
clémence
le
4108. Voir notre chapitre sur les ambiguïtés de la logique d'Oronte.
4109. Voir le titre complet : Adonis, poème par M. de La fontaine, imprimé pour la première fois, et soigneusement retouché. Dire cela,
c'était engager le lecteur à s'interroger sur les retouches, à rechercher l'éloge d'Oronte sous le maquillage en éloge d'Aminte.
j
1
Oe plus, signaler qu i l étai t imprimé pour la première fois, c'était rappeler qu i l ava i t été calligraphié pour Fouquet.
Surintendant. Point de témérité cependant ; ils n 1 apparaissent qu
1
à la fin du troisième tome d
1
un recueil qui en comporte trois.
Emportés parmi le flux des poésies chrétiennes, où ils divergent
malgré la clémence qu'ils espèrent d'un prince chrétien, ils peuvent
passer... Et ils passèrent. Dès lors, La Fontaine osa les reprendre
plus visiblement en 1671, dans les Fables nouvelles.
Comme nous avons déjà étudié les enjeux et la subtilité
d'architecture de cet ouvrage, nous ne redirons pas comment il ramène
à Fouquet, témoigne d'une fidélité, et maintient une sinueuse, mais
radicale, critique de l'attitude royale... C'est un chef-d 1 oeuvre du
dessein de La Fontaine concernant les relations de pouvoir. C'est
surtout un parfait exemple de sa tactique de protection d'un texte
par un autre, de repli d'un texte sur un autre, et de désorientâtion.
Nous n'y reviendrons pas. Constatons seulement qu'il prouve qu'au
moment où La Fontaine publie la Troisième partie des Contes, et alors
que son dessein concernant les relations de pouvoir est déjà
diversement mis en oeuvre, l'affaire Fouquet demeure au centre de ses
réflexions.
La Troisième partie des Contes n'y fait pourtant presque pas
allusion4110. De ce point de vue, cet ouvrage fait exception parmi ceux
qui sont publiés entre 1668 et 1671. La Fontaine voulait probablement
éviter de réduire son oeuvre à l'obsédant retour des mêmes détours.
Il dut juger bon de créer un contraste à proximité des Fables
nouvelles. De plus, comme la Deuxième partie des Contes, déjà, s'était
éloignée de l'affaire, il dut croire logique de persévérer pour les
Contes suivants.
Une singularité de cet ouvrage aide à comprendre: il manque
de
4110. Un point cependant ; CIymène. Le dixième vers est parfois donné comme une preuve que cette comédie date de
l'époque de Fouquet. L'indice est sérieux. I l suffisait à La Fontaine de multipler le nombre des
Surintendants pour que son vers devînt acceptable en 1671. Cela cependant n'est pas démonstratif. Nous
tendons à croire, quant à nous, que La Fontaine a pu laisser cet indice pour que l*on rapproche, par
delà l1 association solaïre, le personnage d'Apollon et celui d'Oronte. I l est en effet certain
qu'ApolIon est, en ces pages, un lumineux représentant de la logique d'Oronte, ce qui donne une bonne
part de son sens à cette T roi si ème part ie des Contes. Voi r plus loin la suite de notre analyse.
-
moines
papelards
comme
1044
de
-
princes,
et,
malgré
I?immense troupe des cocus quf évoque La Coupe enchantée, les récits
de maris ou les femmes trompés y sonx rares : ici, rien ne pareil à
On ne s 1 avise jamais de tout. Le politique et le religieux semblent
s 1 être évaporés tandis que la difficulté qu'éprouvent les dominants
négateurs à contrôler n'est plus centrale.
Il manque aussi une préface. Certes, quelques vers du premier
conte en tiennent lieu. Sans ajouter d'arguments, La Fontaine y
rassemble, brièvement, deux thèmes des précédentes Préfaces : ces
contes n'attentent point aux femmes, et les censeurs n'ont qu'à se
soucier des "Méchants vers, et phrases méchantes 4111" ; pour le reste,
il n'ont qu'à dormir comme leur auteur (qui ne dort pas) "sur l'une
et l'autre oreille4112"... La Fontaine n'insiste pas. Cette fois, pas
besoin d'une préface complète pour glisser entre les censures.
Cette Partie est en effet moins audacieuse que les précédentes.
On n'y touche directement ni au politique, ni au religieux, ni au sexe.
On n'y ridiculise pas régulièrement des dominants abusifs et l'on n'y
dénonce pas l'hypocrisie des papelards. Il s'y trouve même des bons
pères4113, des bons maris4114, des femmes tolérantes4115, et un Dieu qui
initie un délicieux mouvement de création4116. Comme le frère Philippe,
les
dominants
s'y
trompent
parfois,
mais
ne
visent
pas
systématiquement à nier leurs dominés. Rien donc de vraiment subversif
dans le portrait de l'autorité qui est présenté là. Rien non plus de
scandaleux dans les hardiesses, sexuelles : puisque les censeurs ont
laissé passer L'Anneau d'Hans Carvel ou Les Frères de Catalogne, qui
oserait interdire des imitations d5 Anacréon et des textes comme
Nicaise,
Les Oies de frère Philippe,
ou Clymène
? Quant à 11 éloge du cocuage qui introduit La Coupe enchantée, il
était déjà dans la Deuxième partie des contes. . . En son nouvel
4111. Les Oies de frère Philippe, Contes et nouvelles, III, vers 31.
4112. Contons, mais contons bien ; c'est le point principal ; C'est
tout : à cela près, censeurs, je vous conseilie,
De dormi r comme moi sur l8 une et l1autre oreilie. Ibid., vers 28-30.
4113. Voi r le Frère Philippe et, dans La Coupe enchantée, le père de Cal liste.
4114. Cela ne dure pas, mais cela aussi se rétabl i t. Voi r La Coupe enchantée. Le pet i t chien qui secoue
de l'argent et des pierreries. Le Faucon et La Courtisane amoureuse finissent sur des mariages
souhaités.
4115. Voi r Les Rémois.
4116. Voi r Clymène.
ouvrage, 1f intention de La Fontaine n
1
est pas de faire passer des
textes licencieux entre les griffes des censeurs. Il ne prétend pas
se
jouer
d'eux.
11
11
a
déjà
fait,
et,
à
moins
d'accroître
considérablement les provocations (et donc le risque), recommencer
serait inutile répétition. Il n'y aurait ni plaisir de jeu, ni
progression de pensée.
Cette Troisième partie des Contes travaille essentiellement à
autre chose. Publiée en 1669, elle s'inscrit dans la suite de Psyché.
Comme ce roman, son obj ectif est moins de présenter la relation de
pouvoir et la relation d'amour comme des relations perpendiculaires
l'une à 1'autre que de les montrer qui s'entremêlent en un réseau
souvent mortel pour le véritable amour, celui que vivent les deux époux
à la fin de Psyché et celui que tentera de définir, dans les Fables,
la fin de Les Deux Pigeons. Il s'agit donc moins de présenter des
dominants abusifs qui veulent interrompre, d'en haut, le libre
mouvement vers les voluptés amoureuses que d'étudier comment le désir
de pouvoir s ' inscrit souvent dans le désir amoureux4117, comment le
besoin d'être aimé crée de lui-même une possible relation de
pouvoir4118, comment le triomphe amoureux est intrinsèquement effet de
pouvoir4119, et comment on peut tenter ds inventer, malgré le désir de
pouvoir et les institutions qui le favorisent, une relation égale,
durable, où les deux partenaires vivent une liaison heureuse,
"sincère4120",
rieuse4121.
Point
cette relation,
désir
d'illusion
il
faut
cependant.
passer par
Pour
des
atteindre
épreuves 4122.
Le
1
de pouvoir que 1 on porte en soi doit être arraché, ou, tout
4117. Voir La Courtisane amoureuse.
4118. Voi r Le Faucon.
4119. Voi r Le Di f f érent des beaux yeux et de belle Bouche qui montre comment le corps aimé de 1"autre
a un pouvoi r sur celui qui l'aime,
4120. Le peti t ch i en qui secoue de l'argent et des pierreries. Contes et nouvel les, I I I , vers 520.
4121. Voi r Les Rémois.
4122. Voi r Le Faucon et surtout La Courtisane amoureuse. Voi r aussi La Coupe enchantée. L'homme qui vi
t un heureux mariage, c'est celui qui refuse
- courageusement
263
- de boi re dans la coupe enchantée.
au moins bridé. D'autre part, il n'est pas sûr qu'une telle relation
puisse réussir en ce "siècle11 où i5 on ne sait plus aimer4123. Peut-être
n'est-il plus possible que de rêver aux Muses qui sauraient dire
l'amour sous la conduite d'Apollon, ou de saisir une merveilleuse
occasion, grâce à la force que donne un instant le Dieu Amour. C'est
ce que conte Acante :
Amour m'a dit tout bas : Baisez là hardiment ;
Je lui tiendrai les mains ; vous n'aurez point d'obstacle'
Le
triomphe,
à
cavalière4125,
la
est
alors
possible.
Acante vit un "miracle", mais il le vit grâce à la puissance
immédiate
de
Cupidon
et
cela
ne
dure
peut-être
qu'un
instant. Est-ce là le véritable amour ? Doit-on se contenter
de
cela
?
La Muse
Polymnie,
et même Acante,
l'on peut rêver d'autre chose,
suggèrent
que
mais c'est plaisir de Dieux,
inaccessible aux hommes. De plus, Apollon avoue n'avoir même
pas
et
obtenu pareil
a
fortiori
succès auprès de Daphné.
pour les
hommes,
ces
Pour les Dieux,
occasions
de
triompher
sont réelles mais elles sont rares : les "heureux amants" ne
/
sont pas "phénix" ni "corbeaux blancs" mais ce ne sont pas "f
ourmillières4126" . 11 convient donc de mesurer l'extrême valeur de ces
miracles. Il serait sot de les manquer4127 ou de les déprécier4128. Après
le récit de son "triomphe", Apollon peut quitter Acante en lui disant
"notre troupe est contente4'29", témoignant ainsi de l'extrême bonté
de la domination qu'il exerce.
Cette Troisième partie des Contes,
4123. Voir
Clymène,
Apollon
De
ne
Contes
se
plaignait
voir
presque
et
aux
plus
nouveli e s t
neuf
de
III,
soeurs
bons
sur
rêve d'un autre
1-4.
vers
l'autre
vers
cependant,
jour
l8amour.
Le siècle, disait-i l , a gâté cette ,affaire :
Lui nous parler d'amour ! I l ne la sait pas faire.
4124. Ibid., vers 663-664.
'
4125.
Ibid., vers 8.
4126. Voir Les Oies de frère Philippe, Contes et nouvelles, I I I , vers 20-23.
4127. Voir Nicaise.
4128. Voir la position absurde de frère Philippe. Cette Troisième partie commence par insister sur le caractère naturel du désir amoureux.
4129. Clymène, Contes et nouvelles, I I I , vers 673.
4130. Voir Les Deux Pigeons, ( IX,2), vers 68. Le développement du thème se fera dans le second recueil des Fables.
amour,
"toujours
divers,
toujours
nouveau 4130,
et
qui
pourrait se vivre, sans triomphe, autant que possible à l'écart des
relations de pouvoir, comme une relation égale, rieuse, délicieuse.
Est-ce humainement possible ? Peut-on vivre cette relation dans le
mariage ? La Fontaine en doute. Même les époux Rémois, à y regarder
de près, ont une relation dissymétrique : madame ne peut faire tout
ce que fait monsieur4131. La relation de pouvoir, ici institutionnelle,
se loge au coeur de 11 amour même. Qu1 il est difficile d! être "époux
et galant tout ensemble4132"
I
Rien pourtant
n f auraient
plaire
souci
"... Hélas,
une
risque vite de
enfers
4134
serait
"que
4133
l'autre
des
ne
". Dans
plus
beau
s! aimer
de
"jalouse
ce
l'assurance que sa femme l'a trompé,
"geôlier", "en une tour carrée
pouvoir et
du
la
force
mariage. Apparemment,
marier.
11
que
on
",
mariés
et
de
se
de
1' un
"paradis"
enchantée,
4135
des
humeur"
transformer
La Coupe
que
ou
de
"enfer
lorsque Damon obtient
11
l'enferme,
comme un
révélant ainsi son désir de
lui
doit
11 institution
donne
donc
éviter
de
se
paraît préférable de vivre comme le père de Caliste qui
décida que "l'Amour se mêlât seul de ses affaires4136"
sa belle,
en
qui
et qui pleura
lorsqu'elle mourut,
Non comme qui perdrait sa femme :
Tel deuil n'est bien souvent qu'un changement d'habits, Mais
comme qui perdrait tous ses meilleurs amis, Son plaisir, son
coeur et son âme4137.
Merveilleuse réussite qui fait rêver La Fontaine. Voilà le
véritable
amour,
un
amour
durable
où
chacun
serait
à
l'autre un ami,
"quidam
et plus.qu'un ami.
A lire l'histoire de
ce
4138
", pour demeurer heureux avec ' une belle il faudrait refuser
4131. Même elle eût pu le payer de ses tours ;
Et comme lui voyager en amoursf
Sauf d'en user avec plus de prudence,
Ne lui faisant l a même confidence". Les Rémois, Contes et nouvelles, III, vers 25-29.
4132. La Courtisane amoureuse. Contes et nouvel les, III, vers 265.
4133. La Coupe enchantée, Contes et nouvel les, III, vers 153.
4134. Ibid., vers 154-156.
4135. Ibid., vers 386 et vers 380.
4136. Ibid., vers 91.
4137. Ibid., vers 98-101.
4138. Ibid., vers 81.
Prêtre, notaire, hymen, accord ;
Chose qui d? ordinaire ôtent toute la grâce
Au présent que 11 on fait de soi4139.
Refuser le mariage pourtant ne suffit pas et cela peut même
devenir dangereux pour qui n' est pas assez maître de soi. Cet homme
heureux plaça sa fille dans un couvent pour éviter que, "chassant de
race", "elle ne le prévint4140". Il la fit êduquer, en lui refusant les
livres d1amour, comme l f aurait fait frère Philippe. Enfin, il approuva
son mariage qui commença comme un vrai "paradis". Cet homme refusa donc
15 Hymen, mais il y prépara sa fille, ce que La Fontaine ne désapprouve
pas. C'est que le mariage, comme contrainte acceptée, peut éviter aux
êtres de devenir "esclaves d'eux-mêmes4141" et qu'un mariage réussi
serait une parfaite merveille : elle concilierait en effet la
permanence de la relation amoureuse, l'insertion dans la société, et
une maîtrise nécessaire et acceptée des désirs. La Fontaine aboutit
ainsi à une aporie : le mariage doit être fui et souhaité. A moins d'être
très maître de soi, on ne saurait longtemps vivre, sans mariage, une
relation amoureuse parfaite, mais le mariage, "d f ordinaire", tend
à détruire cette relation... Serait-on absolument coincé ? La
-
265
-
Fontaine,
dans
la
Troisième
Partie
des
Contes,
suggère
deux
ouvertures.
La première, c'est de faire, à l'intérieur du mariage, un effort
de sagesse qui permette d'arracher ou de retenir 1'obscur désir de
pouvoir, prenant souvent la forme d'un désir de savoir 4142. Il s'agirait
de ne conserver qu'une relation de pouvoir minimale, aidant seulement,
quand
c'est
nécessaire,
à
maintenir
au
mieux
la
liberté4143,
l'égalité4144, et le plaisir entre les deux partenaires. Puisque les
êtres ne sont pas naturellement portés à cette sagesse - l'amour-propre
étant
une
donnée
de
leur
nature
- ,
il
faut
une
souffrance, des épreuves, une difficile éducation pour qu 'ils
4139.
4140.
4141.
4142.
4143.
4144.
Ibid-, vers 110-112.
Ibid., vers 108-109.
Grand souci de La Fontaine. Voi r Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1), vers 106.
Thème essentiel de la fin de La Coupe enchantée.
Voi r la fin de La Coupe enchantée (vers 477) : "Caliste eut liberté selon le convenant".
Voir la fin, toute en réciprocité de serments de Le petit chien...
-
1049
-
arrachent d1 eux-mêmes 11 envie de nier l 1 autre, et la remplacent par
une envie sincère de favoriser ses plaisirs. Cela signifie passer de
la logique, implicite ou non, de la Fourmi à la logique d'Oronte dont
on contrôlerait les ambiguïtés « Comme Les Amours de Psyché et de
Cupidon, Le Faucon, et surtout La Courtisane amoureuse, La Coupe
enchantée, Le petit chien qui secoue de l'argent et des pierreries
témoignent diversement de ce passage.
La deuxième ouverture, c'est de saisir les occasions, et d'en
jouir, avec d'infinies précautions, comme d'un "miracle 4145". Ici, nul
souci d'une relation amoureuse durable. Nulle volonté de fixer, de se
fixer, ce qui ne signifie pas que le pouvoir soit absent. Au sein même
de la relation amoureuse, Il est essentiel, au moins pour un temps.
Amour "tient les mains4146" de Clymène. Endormie, elle s 1 abandonne aux
regards d'Acante puis à ses caresses. Elle est surprise avant d'être
prise. Acante l'emporte grâce à l'absence de lucide volonté chez celle
qu'il désire. C'est délicieux, mais cela aurait été presque un viol
si Clymène n'avait "fait la moitié du chemin 4147"... La relation de
pouvoir, si nécessaire, qu'a établie Cupidon s'évapore alors pour
laisser place à l'échange libre, égal, et lucide des plaisirs. Voilà
le miracle. Le pouvoir de l'Amour a permis les flammes des deux amants.
Peut-être
n'est-ce
qu'un
moment
de
joie.
obtiennent-ils "d'autres dons de leur dames
Peut-être
les
dieux
4148
". Mais ces faveurs
qu'Amour favorise sont d'autant plus précieuses qu'elle sont rares,
même pour les Dieux, et, plus encore, pour La Fontaine qui avoue au
début du livre :
J'ai servi des beautés de toutes le façons
gagné, très peu de chose ; Rien41<
4145. Clymène, vers 665.
4146.
1b
4147.
Ib
4148.
Ib
vers
664
d.
,
vers
667
d.
,
vers
669
4149. Les Oies de frère Philippe, Contes et nouvelles,
-
266
III,
-
vers 24-26.
: Qu'ai-je
Un bel amour est un doux rêve. Les relations de pouvoir le gênent
très souvent, le troublent, 11 anéantissent à terme, et c5 est d1 autant
plus vrai que des dominants veulent contrôler 15 amour, que les
relations amoureuses tendent souvent, par le mariage, à devenir des
relations de pouvoir, que la relation d' amour, pour s 8 accomplir, doit
être
momentanément
une
relation
de
pouvoir
qui
peut
faire
souffrir4150... Cette proximité du pouvoir et de 15 amour est dangereuse
pour l f amour. Cependant, le rôle d'un bon dominant est de favoriser
l'amour ou sa représentation, elle-même délicieuse, en créant, par sa
puissance,
un
espace
privilégié,
tranquille,
à
l'abri
des
interruptions, comme le Parnasse où s'expriment les Muses. Apollon,
dans la comédie de Clymène, est ainsi un remarquable exemple de
dominant selon la logique d'Oronte. Il favorise 1'amour et une
diversité nouvelle de poèmes d'amour4151, tout en reconnaissant que son
pouvoir divin ne suffit pas toujours pour qu'il soit aimé. Loin d'être
un de ces tyrans ou de ces geôliers qui voudraient obliger autrui à
n'aimer qu'eux, il ne s'attarde pas au souvenir de ces malheureuses
amours pour Daphné41^2. Il pense à autre chose. Il félicite Acante de
son succès et de son discours. Il est content qu'un amour nouveau soit
au monde.
Cette rapide mise à plat de la problématique propre à la Troisième
partie des contes fait apparaître que Les Frères de Catalogne, 1s
Ermite et Mazet de Lamporechio n'y avaient pas leur place. Aussi n'y
sont-ils pas. Ce fait a pour nous une double conséquence : il témoigne
de la cohérence interne de chacun des livres de Contes et II contribue
à
prouver
que
cette
lafontainienne
donc
4150.
1
4 51.
des
nécessaire
cohérence
relations
pour
étudier
dépend
de
de
la
pouvoir.
comment
La
problématique
Son analyse était
Fontaine,
par
ses
8
Voir Autre imitation à Anacréort.
Voir
le
vers
fameux
les
Muses,
puis
divers,,
toujours
"Il
me
faut
du
avec
Acante,
Apollon
nouveau".
Tout
cela
nouveau,
n'en
parvient
éclaire
fut-il
plus
à
susciter
l'indication
au
monde".
un
mouvement
probable
que
Clymène,
vers
de
création
contient
le
35.
Avec
"toujours
dixième
vers de Clymène.
4152.
Voir
Clymène,
vers
671-673,
Ici
Apollon
est
personnage
tout
opposé
de
celui
qu3
i
l
sera
dans
Daphné.
publications, met en oeuvre son dessein.
La Troisième partie des Contes, si elle s1inscrit dans le
contexte politico-littéraire du début des années 1670, inscrit sa
problématique particulière dans le développement des Contes et dans
celui de l'oeuvre entière. Cessant de démontrer prioritairement 11
impuissance des dominants à vraiment contrôler l'échange des plaisirs,
elle est en relative rupture par rapport à la Deuxième partie qu'elle
évite ainsi de répéter. Elle mène ailleurs et plus profond. D'autre
part, elle prolonge la problématique centrale de Psyché, mais dans un
genre littéraire différent, avec des personnages autres, et en
diversifiant les cas, ce qui évite la redite et permet d'amorcer de
nouveaux thèmes. Cet ensemble participe ainsi du dessein lafontainien
concernant les relations de pouvoir. . Il vise certes peu à défier les
dominants en place. D'autres textes, au même moment, le font et les
Nouveaux contes relanceront très vite ces audaces. Cette Troisième
partie travaille en revanche à définir le rôle du bon dominant
relativement à 1'amour, en montrant qu ' un usage bénévolent du pouvoir
pourrait favoriser les belles amours. Surtout, par sa leçon de lucidité
et par les récits des épreuves qu'elle présente, elle suggère comment
tenter de vivre heureusement un amour parmi les relations de pouvoir,
en sachant que 1'amour n'empêche pas les désirs négateurs de pouvoir,
qu'il voisine très souvent avec eux, et qu'une relation d'amour est
presque touj ours, df abord, une prise. Ainsi,
cette Partie instruit.
Pas de recettes infaillibles. La Fontaine, au début du livre,
reconnaît avoir échoué. Apollon, en fin de livre, souligne n'avoir pas
réussi. Cependant, après s1être vu rappeler qu'on ne saurait prétendre
effacer les désirs sexuels4153 et que certains maris sont des dominants
sans esprit4154, le lecteur peut glaner, s5 il veut lire, dans Le Faucon,
La
Courtisane
amoureuse,
4153.
Voir Les Oies de frère Philippe.
4154.
Voir La Mandragore.
La
Coupe
enchantée
ou
Le
petit chien qui secoue de l f argent et des pierreries, quelques
éléments pour penser et tenter de vivre. Il peut aussi partager le
rêve lafontainien d1 un amour, où, le pouvoir négateur s1 étant dissipé,
1sêtre aimé serait durablement,
1' ami,
le plaisir,
le coeur et 1 1
âme4155. . .
Rien de tel dans Les Nouveaux contes de M. de La Fontaine, parus
à Mons,
chez Gaspar Migeon en 1674.
2.2.4
Les Nouveaux contes *
Cet ouvrage fut Interdit. Le 5 avril 1675, Le lieutenant général
de police - La Reynie - ordonna d1empêcher sa diffusion parce qu'il
"se trouve rempli de termes indiscrets et malhonnêtes, et dont la
lecture ne peut avoir d'autre effet que celui de corrompre les bonnes
moeurs et d'inspirer le libertinage4156."1
La Fontaine avait prévu la possibilité de cette censure. 11
n'avait demandé aucune autorisation. Il avait abandonné Barbin pour
s'adresser à un libraire étranger apparemment4157. Il n'avait composé
aucune préface pour tenter de se justifier. La censure avait donc été
envisagée, et l'on peut croire qu'elle avait été souhaitée.
-
268
-
On n'engagea point de poursuites contre La Fontaine. En un temps
où les auteurs libertins4158 risquaient parfois des peines très
lourdes, se voir interdire un livre était un minimum.
prudent.
Inutile de raviver,
La Reynie
fut
par un procès, de vieilles blessures
"4155. Voir La Coupe enchantée, vers 100-101.
4156. Cité dans La Fontaine, Recueil des textes.... Georges Mongrédien, C.N.R.S., 1973, p. 118.
4157. En fait, il n'en est probablement rien. Gaspard Migeon, de Mons, n1existe pas. Ce nom est une parodie du
nom de l'éditeur Gaspard Migeot, lui-même fictif, qui étai t censé avoi r publié à Mons en 1667 Le
Nouveau Testament, dit de Mons, tradui t par Le Maître de Sacy, lorsque celui -se trouvai t à La Bastille,
suite à la répression anti janséniste.
Sacy entra et resta à la Bastille jusqu'au 31 Octobre 1668 avec Nicolas Fontaine. Remarquable
coïncidence de noms : il nous semble que La Fontaine a dû songer à ce soli tai re quasi homonyme qui
travailia
en prison avec
Sacy à
la
traduction de
L8 Anei en
Testament
(peut-être
du
Nouveau).
,
Migeot/Migeon, Nouveau Testament,/Nouveaux contes, Fontaine/La Fontaine... Ce divertissement -vrai
système de sentiers qui bi furquent - fai t apercevoi r quelques raisons -pas toutes, nous le verronsdu titre d'un l ivre qui eût pu s8 appeler Quatrième partie des Contes, ou Contes nouveaux, comme il
y a Fables nouvel les. 11 fait apercevoi r aussi le jeu lafontainien avec les jansénistes puisqu'il
est simultanément un hommage à Sacy et Fontaine, qui furent, jusqu'à la paî x de l'Eglise, vi et imes
du roi, et une plai santeri e sur leurs pi euses traduct i ons. Voilà "un jeu divertissant" (Premiers
mots du premier des Nouveaux contes.) Par le déplacement d'un mot, voire d'une lettre, un livre érotique
et irréligieux devient hommage aux jansénistes récemmment opprimés. Jùrgen Grimm a décidément rai son.
La Fontaine est expert en "stratégi es de désorientât ion" !
4158. En 1662, un bûcher fut réservé à Claude Le Petit.
que le régime voulait apaiser. On préféra attendre quelque occasion
pour créer des soucis à cet auteur - menu mais encombrant "fretin4159"
- , qui avait un vaste public, la sympathie générale, un réseau de
protecteurs dans la haute aristocratie, et un art efficace pour
organiser la protection de ses audaces... Pour ce dernier point, le
Poème de la Captivité de Saint Malc -publié chez Barbin en 1673, un
an avant les Nouveaux contes - joua un rôle certain. Il nous paraît
nécessaire d'en dire quelque chose pour mieux expliquer 1'apparition
des Nouveaux contes et l'accomplissement du dessein de La Fontaine
en cette affaire.
A )
En passant par le Poème de la Captivité de
Saint Malc.
Dédier ce Poème au cardinal de Bouillon, c'était, au moins, viser
double.
Comme
Bouillon,
le
dédicataire
-
neveu
de
Turenne
-
appartenait à la famille qui dominait Château-Thierry, son frère étant
seigneur de cette ville et mari de Marie-Anne Mancini, une nièce de
Mazarin, devenue duchesse de Bouillon, et fort aimée de La Fontaine 4160.
Comme Cardinal et grand aumônier de France, il représentait 1'Eglise
et pouvait servir de caution morale. Pour tout garantir, et comme on
n' est jamais sûr de rien, le Poème lui-même commençait par invoquer
la Vierge, "protectrice puissante4161. . . Ainsi protégé par "la reine
des esprits purs", les Bouillon, et un cardinal, La Fontaine pouvait
avoir "1'âme jouissante" et préparer d'ultérieures audaces....
Le Poème tire son sujet de la Vie des saints Pères du désert
d'Arnauld d'Andilly, qui se retira définitivement à Port-Royal le 25
mai 1674. Sans approuver les idées des jansénistes, La Fontaine
rendait ainsi hommage à leur esprit de
était
bien
choisi.
En
résistance.
1671,
Le
moment
le vieil Arnauld d 1
Andilly, dont le fils était devenu ministre, avait été reçu à
4159. Le Petit Poisson et le Pêcheur, (V,3), vers 6.
4160. Voir, par exemple, A M m e la duchesse de BouilIon, O.D., p. 577.
4161. Poème de la Captivité de Saint Malc# O.P., p.48.
Versailles et, en 1673, la Paix de 1'Eglise semblait définitive. Cette
année-là, sans risquer d5 être accusé d f appuyer des rebelles., La
Fontaine pouvait offrir au grand aumônier de France un texte inspiré
d1 un illustre solitaire. Cela lui permettait de louer le roi tout en
poursuivant sa
critique,
conformément
à
son
dessein.
Pareille
ambivalence ne devait pas déplaire au cardinal de Bouillon 4162. . .
L1 histoire de la captivité de Saint Malc fut sciemment choisie
parmi les nombreuses possibilités qu1offrait la Vie des Saints pères
du désert : ce saint et sa compagne tyrannisés par 1'Arabe étaient
une belle Image des solitaires et des religieuses de Port-Royal
tyrannisés par le roi. Conformément aux idées jansénistes, dans le
Poème, ces personnages sont d 1 abord fidèles au maître que Dieu leur
a donné, mais, comme 11 Arabe exige soudain qu1 ils transgressent leurs
chastes voeux, ils le fuient. Ce tyran tente alors de les tuer, mais
il meurt dévoré par une lionne... Le Poème de la Captivité de Saint
Malc suggère ainsi que Louis XIV, pour lui-même comme pour autrui,
a bien fait de retirer ses injustes exigences contre les Solitaires
de Port-Royal, d f instaurer la paix de 15 Eglise, et de guerroyer
ailleurs... Il est donc une critique, presque transparente, de la
récente tyrannie religieuse du roi, un éloge de sa modération présente
et, pour un prince qui ne tyranniserait pas ses sujets, un programme
implicite d'action : combattre au dehors et se montrer conciliant au
dedans.
La Fontaine nf escompte pas que Louis XIV devienne Oronte, mais
il s1 accommode de le voir détruire ailleurs I En
il
1
1
invitait
à
combattre
les
1661,
déjà,
"superbes ennemis4163"
étrangers plutôt que l'innocent Fouquet. En 1673, il le félicite de
4162. Ce très j eune cardinal était, quoique cardinal, une victime du roi. 11 ambi tionnai t d'être codajuteur
de l'Archevêque de Paris, mais Louis XIV, qui se souvenait douloureusement d 5un coadjuteur nommé Retz,
préféra fai re d'Emmanuel Théodose un cardinal parmi d'autres. Lourde décept i on. Le cardinal de
BouilIon, de di sgrâce en di sgrâce, finit par trahi r, et mourut à Rome, fort haï par le roi, la même
année que lui, La Fontaine, en 1673 ne pouva i t rien savoi r de ce développement, mais il avait un
certain don pour louer des opposants, ou de futurs opposants...
s'être rendu "arbitre de l'Europe" par ses "armes victorieuses4164"
plutôt que de s3 acharner encore sur la "vertu solitaire4165". A l'inverse
de 1 1Arabe qui commençait par "porter la terreur4166" en d'autres lieux
avant de tyranniser ses esclaves, Louis XIV a tyrannisé ses sujets
avant d'aller vaincre ailleurs. Un Milan est un milan. Un Loup est
un loup. On ne saurait attendre que l'Arabe qui est Milan, et qui est
Loup4167, devienne une colombe, mais on peut se satisfaire de voir le
roi, qui est comme l'Arabe, se déchaîner sur de puissants rivaux 4168.
Il faudrait être fou, comme les Pigeons, pour vouloir apaiser la guerre
des Vautours ! Ainsi, les dernières lignes de la dédicace et du Poème
sont-elles ëlogieuses pour le batailleur Louis XIV, mais il ne faut
pas oublier de tout lire.
Malgré son encadrement laudateur, le Poème de la Captivité de
Saint Malc, tout comme Psyché, est critique, et cette critique, de
l'Intérieur, dévore l'éloge. La Fontaine, décidément, était bien
habile : les jansénistes lui servirent simultanément à poursuivre son
travail de dénonciation, à proposer un modèle (qui n'est pas le sien)
de refus de la tyrannie, à évoquer un programme politique qui s'accorde
-
270
-
aux actions présentes du roi, à renforcer son réseau de protection,
et à préparer par des vers religieux la prudemment audacieuse parution
des Nouveaux contes...
Subtil
paradoxe
l'inverse d'un
:
conte.
ce
Poème
Récit
en
est
vers,
un
conte
imité
et
d'un
4163.
Ode au Roi, O.D., p. 530.
4164.
Dédicace du Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 48.
4165.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 49. De ce point de vue, le Poème est dans le droit fil de Le Soleil et les Grenouilles,
fable publiée en 1672, et qui semble encourager le Roi à écraser les Hollandais. En 1678, lorsque paraîtra le second recueil,
La Fontaine, après avoir constaté les nuisances de la guerre extérieure, changera d'avis. Renonçant à conseiller au Roi de combattre
!
les ennemis extérieurs pour le détourner d'écraser à l intérieur de prétendus rebelles, il demandera la paix (Voir Un animal dans
la lune. Discours à M. le duc de La Rochefoucauld...) En toute logique, il ne reprendra pas alors Le Soleil et les Grenouilles,
et lorsque la paix viendra, en 1679, il publiera une Ode pour la paix, qui est, peut-être, son texte le moins ambigu en faveur
4166.
du roi.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 50.
4167.
Ibid., p.50.
4168.
Voir Les Deux Taureaux et une Grenouille, (11,4). Voir surtout Les Vautours et les Pigeons, (Vil,7).
auteur,
et
dont
1'intrigue unit le sexe et le pouvoir, c'est un conte. Récit d'un
dominant qui veut que ses dominés copulent quand ils s
au nom de Dieu, c'est l'inverse d
1
1
y refusent
un conte. Dans beaucoup de Contes,
pour jouir, les dominés contournent les gênes qui leur sont imposées.
Ici, pour stabiliser et rentabiliser son pouvoir, l'Arabe veut forcer
les deux saints à l'union sexuelle. Il les fait enfermer en "un lieu
sans clartés4169" et attend. . . "A se voir exposé aux beautés d'une
femme4170", Malc souffre, mais, quand il veut se suicider, sa compagne,
en lui rappelant l'interdit divin, l'aide à résister et à tromper
l'Arabe. La chasteté triomphe. Nous voici loin des Contes, et
singulièrement des Nouveaux contes
!
Clairement, La Fontaine a voulu montrer son talent de conteur,
capable de faire "tout passer4171". Dans Le Tableau, comme dans ce
Poème, à un an d'intervalle, il mène son écriture à bout, frôlant le
grand scandale et le mauvais goût dans un cas, le ridicule et le désaveu
de son public dans l'autre. Belle virtuosité
!
Ce n'est pourtant
pas tout.
Entre le Poème et les Nouveaux contes, La Fontaine élargit son
espace de parole. Certains attendent de lui des contes erotiques,
toujours des contes erotiques... Il les désoriente avec son imitation
d'Arnauld d'Andilly. Mais à ceux qui le croiraient rangé, il présente
les Nouveaux contes. 11 énerve, trouble et séduit tout le monde, les
censeurs comme les libertins. On ne saurait "par où le prendre 4172".
Conformément à son dessein, parmi les relations de pouvoir qui
traversent ou constituent le champ littéraire celles qui vont du
public à l'auteur n'étant pas les moindres - il se crée un espace
souple, mouvant, où voir et éviter au mieux les effets pervers de ces
relations. Il échappe ainsi, sans drame, à la captivité, et il montre
qui veut prendre.
Dans les Contes, il s1 opposait Indignement aux censeurs.
4169.
4170.
4171.
4172.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 55.
Ibid., p. 57.
Le Tableau, Nouveaux contes. vers 23.
Le Diable de Papefigui ère, Nouveaux contes, vers 158.
Contourner ces gens et s1 en moquer, c1 était son jeu. 11 refuse
cependant qu'on 11 assimile au "faux air d f esprit que prend un
libertin4173". Pas question pour lui d1 être Identifié à ceux qui
pensent, comme les Compagnons d'Ulysse, que la jouissance immédiate
doit être l'objectif suprême des créatures. Dans le Poème, il joue
avec ceux qui voudraient l'annexer. Il les désoriente, et, par ce
détour, il avertit ses lecteurs. S'ils n'oublient pas les Nouveaux
contes et les Contes, ils apercevront, par le Poème qui forme
dispositif avec eux, qu'il ne se laisse prendre ou réduire ni par les
censeurs qui voudraient 1'empêcher de se plaire aux "livres d'amour"
ni par les libertins, qui voudraient l'enfermer dans l'éloge des
voluptés4174 : des griffes des uns et des autres,
Il s'envole.
Malc et sa compagne, quant à eux, échappent, à,1'Arabe, vrai
tyran qui suit, jusqu'à se perdre, la logique de la Fourmi. Avec ce
personnage, La Fontaine complète l'éventail des dominants que propose
son oeuvre. Il aide ainsi à mieux penser leur logique de pouvoir. Il
y aide même d'autant mieux que cet Arabe introduit dans l'oeuvre -un
comportement nouveau.
Dans le premier recueil des Fables, les trois premières parties
des Contes et Psyché, les dominants selon la Fourmi refusent les
plaisirs que désirent vraiment leurs dominés4175. Or, dans le Poème,
l'Arabe veut profiter des plaisirs sexuels de Malc. Bon gestionnaire,
il a compris l'intérêt de pousser le Saint vers d'amoureuses voluptés,
et il sait qu'un désir extrême le saisira quand il sera enfermé près
d'une jeune beauté. Cet Arabe connaît la chair et sait calculer 4176.
Dans
les
Nouveaux
contes,
le
Vieil
de
la
A M. de Saint-Evremond, O.D., p. 677. La Fontaine reprend ici presque exactement, en l'approuvant, l 1
expressi on de la lettre de Saint-Evremond.
4174.
1 1 dénonce un comportement religieux qui prétend nier la réalïté et l 3 image des désirs sexuels, mais
i l loue la grandeur des croyants qui, pour eux-mêmes, et sans imposer ce choix, décident, en connai
ssant leurs désirs, de s'élever au dessus d'eux et d'aff i rmer la souveraineté de leur choix face aux
tyrans terrestres.
4175. La Fourmi anéanti t la Cigale qui dési re vivre. Certain vieillard ïnterdi t les joies du sexe à sa
femme qui les dési re. Cupidon se cache à Psyché qui dési re le voir...
4176. A la dernière fable du second recueil, le Hibou, bon penseur et bon connaisseur des souris, choisit
de les nourri r pour mieux les conserver :
i l sat isf ai t leur appét i t pour mieux les
4173.
-
1058
-
Montagne, quant à. lui, connaît ses soldats... Il les endort, les
transporte en lieux délicieux, leur accorde un moment les voluptés
qu'ils désirent, et les convainc qu'ils sont au Paradis de Mahomet,
croquer à son heure. Ainsi, de La Cigale et la Fourmi à Les Souris et le Chat-Huant, La Fontaine montre toujours plus
explicitement qu'un dominant négateur, s1il refuse la volonté de ses dominés, peut satisfaire leurs plus pressants
désirs- Pour mieux les perdre à sors profit, il fait parfois leur joie. 4177. C'est, en ce Poème, la fonction de Dieu, comme ce sera,
dans Les Compagnons d'Ulysse, celle du "los des belles actions". Dieu, verticalement, rend libre les deux Saints comme la volonté
d'être loué pour de "belles actions" devrait permettre aux compagnons, horizontalement, de ne pas être "esclaves
8
3
1
d eux-mêmes", et, ainsi, d échapper à, Circé. Après 1671, clairement, La Fontaine est à la recherche de l éthique qui lui
permettrai t de fonder la liberté, alors que l'homme est aimanté par la Volupté (Voir Psyché), Recherche difficile. Jamais
achevée. Toujours en chantier comme le laisse attendre l5épicurîsme.
Le Poème de la Captivité de Saint Malc propose une réponse : la foi en Dieu rend l ibre
relativement aux tyrans terrestres. La Fontaine, cependant, se demande si Dieu n 8est pas luimême un dominant dangereux(Cf La Querelle des Chiens et des Chats _____ (XI1,8)... Les Compagnons
d'Ulysse propose alors une autre réponse : "le los des bel les actions". C8 est maintenant l8approbation
de l8ensemble des hommes qui fonde la hiérarchie des désirs et des voluptés, et permet donc de fonder
la liberté. Cependant La Fontaine se méfie trop de la vox populi et des vanités pour se satisfai re de
cette réponse. En fai t, les deux réponses ont l 8inconvénient de fonder la liberté sur une soumission
à une entité supérieure. Pour fonder la liberté, il faut d'abord se soumettre à une transcendance, qu Jelle
soit divine ou humaine.
Dans Le Juge arbi tre, l8 Hospi tali er et le Solitaire, La Fontaine propose une u11 i me réponse, qui
évite cet inconvénient, et opère, pour l 1 oeuvre entière, une éclairante synthèse. Le Soli tai re,
proposé comme modèle, croi t en Dieu et recueille l'approbation de ses amis, ma i s, seule, sa volonté
de se connaître - vrai e "source pure " - fonde sa liberté et le délivre des attraî ts du "monde habité".
S'il agi t conformément aux ordres de la "Majesté suprême" et s'il veille à ne pas nui re aux hommes,
i l ne recourt pas dangereusement à quelque transcendance. C1 est en lui-même, dans sa soli tude d'homme,
par sa volonté "salutai re" et assurément voluptueuse, de connaissance de soi, qu'il échappe à
l8esclavage de soi par soi, à l'esclavage de soi par autrui, et même à l 8esclavage où entraîne, comme
l8attestent les ministres ou les deux autres Saints, l8 exercice d'un pouvoi r.
8
Voilà t u11 î me leçon de La Fontaine. Une leçon, selon nous beaucoup plus proche du Bouddh i sme que
du Christianisme.
11 ne veut pas les rendre heureux, mais leur faire croire qu s ils
goûteront à nouveau ce bonheur s 1 ils meurent en combattant, pour lui.
Astucieux dominant, cet Oriental, comparable à l'Arabe, fait jouir
ses dominés pour profiter ensuite de leur mort. Il se sert de ce qu'ils
sont esclaves d'eux-mêmes pour mieux les rendre esclaves de lui-même.
Ainsi, pratiquer la logique de la Fourmi, ce n'est pas toujours
déplaire aux dominés, mais nier, au bout du compte, qu'ils puissent
vouloir
choisir,
hiérarchiser,
goûter
pour
eux-mêmes
leurs
jouissances, et dire "ne vous déplaise". Méfiance donc à l'égard des
dominants qui satisfont les désirs premiers : ce n'est pas bonté de
leur part, mais calcul de gestion. On leur échappe quand on n'est pas
"esclave de soi-même", quand on a choisi, en soi et pour soi, des
valeurs, une ligne de conduite, une éthique qui permettent
libre4177.
Pour
éviter
ou,
au
d'être
moins
réduire, la prise, il faut être souple, comme le Roseau, mais aussi
continu comme lui. Il faut être résolu, comme les deux Saints, dans
les choix que l'on a fait. Ne pas cesser par exemple de faire des contes
pour en avoir fait trois parties... Ainsi seulement,
pas
on "ne rompt
4178
".
Le
Poème
de
la
Captivité
de
Saint
Malc
introduit
spectaculairement ces leçons que les Nouveaux contes, puis le second
recueil des Fables, enrichiront. Il infléchit 11oeuvre, mais ne la
brise pas : en explorant les mécanismes de la domination, La Fontaine
poursuit son dessein.«. De ce point de vue, publier, avant les Nouveaux
contes, un poème religieux, qui est le décalque inversé d ' un conte,
est particulièrement judicieux car ce dispositif, outre le plaisir
qu1il
procure,
fait
apercevoir
1'importance
cardinale
de
la
problématique des relations de pouvoir, la réalité du dessein
lafontainien, et la nature du pouvoir négateur.
Avec ce dispositif, il est difficile de ne pas sentir qu5 un
dominant négateur peut aussi bien pousser aux plaisirs sexuels que
les empêcher. Malgré 1'inversion, c'est même chose. Chaque fois, le
dominé est nié, soit comme suj et désirant, soit comme suj et voulant
choisir entre les plaisirs qu f Il désire. Pour faire simple (trop),
dans un cas, le dominant nie autrui comme corps, et dans 1 autre, comme
-
esprit, mais touj ours, il le tronque, et touj ours, en 1 1 empêchant
ou en 1!éveillant, il prétend contrôler le désir
E exuel.
1
Ce contrôle n'est pas 1 unique affaire des dominants. La Fontaine
5
n est pas un précurseur des douteux systêmatismes de la psychanalyse.
La diversité des cas, pour lui, ne se réduit pas à i 1 unicité d5 un
enj eu sexuel. Une des raisons qui l f y ramène souvent, au demeurant,
cF est que, malgré les censures, par la littérature, on en parle plus
aisément que de politique, et qu1on peut parler politique au travers
des
histoires
reconnaître
sous
de
les
sexe
:
exigences
le
de
lecteur
1
1 Arabe
peut
les
ainsi
exigences
Iouisquatorziennes à l'égard des jansénistes. Avec le sexe, La
4178. Le Chêne et le Roseau, vers (I,22), vers 21.
-
1060
-
-
273
-
Fontaine fait souvent de tels tours
!
il sait cependant toute 11 importance du sexe. Volontiers, il
souligne que le jeu d' amour plaît à tout le monde. Chacun est concerné.
C•est
universel.
D1
innombrables
relations,
constituées pour contrôler le sexe. L
1
de
pouvoir
sont
5
Arabe a plus d un compagnon.
1
Dans 1 oeuvre laf ontainienne, comme dans le monde, une foule de gens
dominent ou essaient de dominer pour empêcher ou susciter les
activités sexuelles. Y abondent les mariages, les confessions, les
monastères, les pères sévères, ou même les viols...
Cette abondance n'est pas qu'une donnée sociologique, ou un
détour pour parler d'autre chose. La prétention au contrôle les désirs
sexuels est singulièrement révélatrice de ce que nous appelons logique
de la Fourmi. Conter de multiples tentatives de contrôle permet de
montrer comment les dominants s'efforcent, souvent en vain, de
perturber le mouvement d 1 autrui vers la volupté. La Fontaine décrit
leurs astuces, leurs méthodes, les idées qui les sous-tendent, leurs
échecs innombrables... Il fait sentir qu'ils s'attaquent à un rude
adversaire. La force de celui qui maîtrise le désir sexuel doit être
extrême. Aussi, les dominants sont-ils avides de prouver leur pouvoir
en le contrôlant. Qui s'aviserait de toutes les ruses que peut inventer
le désir sexuel de sa femme aurait prouvé qu'il est son maître. Qui
contrôlerait
absolument
le
désir
d'autrui
serait
vraiment
son
dominant : il aurait simultanément nié son mouvement naturel vers la
volupté, et sa volonté de choisir entre les voluptés. Il l'aurait
doublement nié. Grande victoire I Plaisir extrême I On comprend que
les dominants s'acharnent à contrôler les désirs sexuels d f autrui.
Mais,
très souvent,
ils s'y perdent.
Exemple saisissant
Malc.
les
Dans un
deux
:
le Poème de la Captivité de Saint
"lieu sans clartés",
saints,
mais
il
1'Arabe enferme ensemble
ne peut
les
faire
copuler.
Malc,
1061 grâce à Dieu, est plus fort que son propre désir, qui
pourtant est très fort. Il est donc plus fort que 15 Arabe qui croyait
le forcer par la force de ce désir. Si 15Arabe avait pu maîtriser ce
qui arrive dans le "lieu sans clartés", il aurait été le maître
complet, mais, dans cette obscurité, les deux Saints inventent leur
liberté en refusant leurs désirs sexuels au nom des "saintes
voluptés4179". Dangereux sexe ! Dangereux Dieu I Le pouvoir de l'Arabe
culbute sur le sexe qu'il croyait contrôler. En déclenchant la force
du désir, il s'est perdu. Il a introduit Dieu dans la boîte noire.
11 a amené les deux saints à lui mentir, puis à refuser ce mensonge,
enfin à le fuir, ce qui amène sa mort. Il s ' est condamné à finir
dans "1 ' obscur séjour4180" d' une grotte, dans une lionne, déchiré,
anéanti... "On ne s'avise jamais de tout" avec le sexe. Qui croit le
dominer pourrait bien mal finir. Mieux vaut jouer avec. Sous couvert
de religion, le Poème de la Captivité de Saint Malc prépare cette leçon
des scandaleux Nouveaux contes.
B )
Retour aux Nouveaux contes.
Avec les Nouveaux contes, le Poème de la Captivité de Saint Malc
formait dispositif. Il préparait leur publication en la protégeant
et en introduisant des thèmes neufs. Il n'empêcha pourtant pas leur
censure, mais, en renforçant les réseaux de protecteurs, peut-être
contribua-t-il à détourner de leur auteur un plus grave châtiment.
Cette censure, La Fontaine l'avait envisagée : il n1aurait pas
publié chez le fictif Gaspar Migeon de Mons s'il avait cru que son
ouvrage pouvait passer. Il jugea donc intéressant le risque d'être
censuré. Mais, en pleine gloire, pourquoi le prit-il ? Etait-ce
naïveté
folie, témérité ? On peut en douter. En amenant les hommes
f
du roi à interdire un de ses
livres,
ne voulait - il pas plutôt
j ouer,donner de 1? esprit et avertir ? En ce cas, cette censure,
prévue, méditée, presque provoquée, ne procède-1- elle de son dessein
4179. Poème de la Captivité de Saint Malc, 0.0. , p. 58.
concernant les relations de pouvoir ? Ne doit-on pas penser qu1il
l'avait
souhaitée,
et
surtout
souhaitée
telle
qu'elle
c'est-à-dire modérée, sans poursuite contre l'auteur,
fut,
sans prise ?
Force est de constater qu'il donna des raisons aux censeurs pour
sévir contre les Nouveaux contes. On n'y rencontre plus la méditation
très convenable sur la possibilité d'aimer au sein du mariage. Plus
un mot. Rien. On est loin des Contes de 1671 et de Psyché. Plus rien
dans ce nouvel ouvrage sur l'amour qui pourrait se dégager des
relations de pouvoir. Rien non plus qui puisse prudemment faire songer
à l'affaire Fouquet. Pas même un - texte retors comme Clymène. Apollon
et Oronte se sont envolés. Les figures du bon pouvoir ont disparu.
On reconnaît en revanche certaines audaces, mais très aggravées, de
'la Deuxième Partie : volonté de diriger la pensée, voire le doigt,
vers le sexe, abondance des dominants incapables de contrôler
l'échange
de
plaisirs
amoureux,
introduction
de
religieux
jouisseurs...
Dans les Nouveaux contes, les gens d'Eglise abondent. Ils avaient
paru furtivement, et en petit nombre, dans la réédition (1669.) des
Contes de 1666, mais ils animent plus de la moitié de ceux de 1674.
Du premier au dernier, on les voit même en pleine action : au début,
un curé dépucelle une jeune fille et, à la fin, deux religieuses se
partagent un garçon... De la progression de "1 ' esprit29 " du bon père
ou des positions des bonnes soeurs, La Fontaine ne laisse rien ignorer.
Première audace. La deuxième, c'est de montrer que les gens d'Eglise
sont tous avides, même quand ils l'ignorent, de plaisirs sexuels.
Qu'ils s'y refusent, comme certaine abbesse, ils deviennent malades
!
Dans
les
papelards30,
contes
mais
précédents,
certains
religieux
sont
dans
les Nouveaux contes, tous veulent du sexe, même les purs, comme
Rustic4183. . . Hypocrites parfois, ils se trompent toujours, et
souffrent inutilement. Pourquoi refusent-ils ces désirs à eux-mêmes
comme aux autres ? Pourquoi, sinon pour le pouvoir, tronquent-Ils et
se tronquent-ils ? Dans les Nouveaux contes, La Fontaine n'attaque
pas seulement les papelards de 11 Eglise. Il dénonce la nocivité d1une
8
4181,, Comment 1 esprit vient aux filles, Nouveaux contes, vers 77.
30Certains peuvent être purs comme frère Philippe qui,
pour des
sincèrement, et avec succès, renoncé aux joies du sexe.
-
275
-
raisons
compréhensibles,
a
éthique qui prétend détourner regards et pensées du sexuel. Il vise
aux principes.
Qui lit son ouvrage ne peut se détourner du sexuel. D'un texte
à l'autre, tout y ramène. Les Nouveaux contes, comme certain tableau,
sont une machine optique pour le montrer. Remarquablement, Ils disent
souvent
comment
des
personnages
regardent
des
nudités,
et
en
particulier le sexe masculin, objet interdit de description 4184 en
littérature "honnête4185". Lire que des gens voient est typique de cet
ouvrage où tout mène à Le Tableau qui pointe l'attention sur "le
gigantesque don/ Fait au fruit de Vénus par la main de Junon 4186". 0rf
voir la nudité n'est jamais neutre. C'est émouvant, effrayant,
frustrant, -délicieux, instructif, plaisant... La délicieuse émotion
d'abord ; dès Le Cas de conscience, on apprend qu'Anne aperçut par
hasard un garçon nu au "corps jeune et frais,/Blanc, poli, bien formé,
de taille haute et drète" . Elle le "regarda de son mieux 11, puis
récapitula "les points qui la rendaient encor toute honteuse 4187"...
L'effroi maintenant : un conte plus loin, Le Diable de Papefiguière
fut "fort épouvanté" par n l 5 énorme solution de continuité4188" que lui
fit voir dame Perrette. . . La frustration : après qu'un couvent
entier, dans Le Psautier, eut écouté des bruits d'amour, Le Roi
Candaule, au conte suivant, montre à Gygès, qui ne peut la toucher,
sa femme nue
:
il aime voir voir,
et nous lecteurs,
voyons voir
voir. . , Délice : quelques contes plus loin, Messire Jean s1 arrange
pour que la femme de compère Pierre se trouve sous ses yeux dépouillée
nue4189, et il la touche... Instruction : plus tard, des religieuses
Voir te Diable en enfer.
4184. C!est une nette progressi on d'audace par rapport à la D eux i ème Part i e des Contes qui se contentait
dévoquer "le sein à demi nu" face au Gascon puni et le doigt d1 Hans Carvel placé "où vous savez".
4185. Voi r Le Tableau, Nouveaux contes, vers 1.
4186. Le Tableau, Nouveaux contes, vers 12-13.
4187. Le Cas de conscience, Nouveaux contes, vers 49-50, vers 65, vers 85.
4188. Le P i able de Papef i gui ère, Nouveaux contes, vers 182.
4183.
-
1064
-
chaussent lunettq( pour mieux examiner le sexe d1 un homme... Plaisir
encore : dans Le Tableau, on lit comment deux soeurs s'emparent
ensemble du "timon41903? d'un "pitaud4191 " . A nous d'imaginer, depuis
le texte, leurs actes et le tableau où nous' les verrions. Remarquable
montage, ce texte construit la représentation du tableau construisant
la représentation du regard des soeurs sur le "gigantesque don" du
"pitaud". Tout y est fait pour donner à voir, faire voir qu'on voit,
faire j ouir du réseau des regards se croisant "à ce plaisant objet4192".
La périphrase ne sert pas à cacher, mais à mieux montrer. La "gaze4193",
en s ' entortillant, souligne, distille 1 ' audace . Sous 1'apparence
de voile, 1'abondance des mots prolonge la suggestion. Dans Les
Lunettes, pour désigner un phallus, vingt-sept vers sont nécessaires.
Une page entière suffit à peine pour dire comment il se défit d'un
"brin de fil" qui le retenait et surgit devant les lunettes d'une
prieure décidée à sévir... Ce "brin de fil" est pareil aux mots qui,
lient, détournent et font "passer", mais surtout exaspèrent la
délivrance de la chose4194
Scène cruciale dans le livre : "1'obj et plaisant" fait "voler
lunettes tout à 1 ' heure / Jusqu ' au plancher4195" . Le sexe qu'on
voudrait retenir se libère et saute aux yeux des dominants qui le
recherchent parce qu'il trouble leur ordre. Apparemment, il leur
serait facile de le châtier, mais ils se retirent, ils débattent. Les
lunettes sont tombées. La Prieure
On
dirait
que
est
presque
renversée 4196.
les dominants sont troublés et qu5 ils sont
4189.
4190.
4191.
4192.
4193.
4194.
Le Jument de compère Pierre, Nouveaux contes, vers 109.
Le Tableau, Nouveaux contes, vers 185.
Ibid., vers 136.
Ibid., vers 14.
Ibid., vers 20.
Le passage de la chose aux mots est suggéré dans Les Lunettes par l'image très adéquatement filée, du
lien, voire du "lacet88...
Nécessité mère de stratagème
Lui fit... eh bi en ? lui fi t en ce moment
Lier...; eh quoi ? Foin, je suis court moi-même...(Vers 53-55).
4195. Ibid.. vers 113-114.
4196. Voir le vers 115.
Incapables,
malgré
leur
d1
envie,
immédiatement
saisir
l'Insaisissable. Ils lui laissent ainsi une chance : dans le conte,
un meunier remplace le jeune homme prisonnier. Les corps circulent.
Impossible de châtier celui qui est vraiment coupable. Impossible
aussi d 1 en jouir. La prieure est tenue par son rôle. Elle ne peut
que s'indigner devant le "lacet" dressé du jouvenceau. "Elle ne prit
cet
accident
en
jeu4197".
Comment
pourrait-elle
jouer
"au
jeu
divertissant sur tous" ou rire d'un accident qui nie son pouvoir
négateur ?
Aux dominants, le sexe échappe de toutes les façons, lis ne
peuvent ni jouer avec lui ni interdire le jeu. C'est un petit bout
en trop ou en moins, "un reste de machine" qui, ne pouvant "cadrer4198",
laissa même "la Nature perplexe4199" . C' est cette "chose impossible",
qu' on ne peut "mettre à la raison", comme 1'apprend certain diable
à propos d'un poil seulement de "la toison 4200" . Pour les dominants,
son contrôle et son plaisant usage sont très difficiles. La chair
qu'ils épient se dérobe à leur fureur comme à leur envie, si bien qu'ils
dépérissent parfois faute de transgresser I'interdit que leur pouvoir
suppose. Aussi ne saurait-on les blâmer quand ils profitent des
occasions pour se dérober à leur rôle, tant il est vrai que le pouvoir
met souvent, dans les Nouveaux contes, ceux qui 1'exercent en position
impossible et absurde face au désir sexuel, le leur comme celui
d'autrui.
De ces dominants, le livre distingue deux catégories. Il y a d
' une part ceux qui, voulant se réserver ces plaisirs, transforment
un autrui en objet exclusif de leur désir : ce sont les maris, qui
peuvent être parallèlement roi, ou professeur de droit... Il y a
d'autre part ceux qui voudraient contrôler ces désirs perturbateurs,
voire les interdire,
pouvoir,
et
qui,
pour
fonder
leur
prétendent s■imposer â eux-mêmes une ostensible chasteté
: ce sont les gens d ? Eglise, dont l'objectif essentiel paraît bien
4197.
4198.
4199.
4200.
Ibid., vers 116.
Ibid., vers 83 et 79.
Ibid., vers 77.
La Chose impossible, Nouveaux contes, vers 69 et 70. Ce conte est fondamental pour comprendre la logique
de l1 ouvrage.
-
277
-
être de jouir de positions de pouvoir4201 .
A lire les Nouveaux c ont e s , les maris qui veulent se réserver
leurs femmes échouent. Même les plus habiles, comme croit l'être le
Maître en droit, n'empêchent pas leurs moitiés d'aller chercher
ailleurs. Quelque galant, qui peut être un abbé, sait toujours les
séduire et créer un piège avec elles : le Maître en droit finit nu
devant ses étudiants et certain mari se retrouve dans une grotte,
jeûnant et battu, menant, si l'on peut dire, la vie d'un mort... Le
pouvoir des maris s'épuise à vouloir contrôler les désirs de leurs
femmes et de leurs rivaux. On ne s'avise jamais de tout... Dans la
lignée de la Deuxième partie des contes, les Nouveaux contes montrent
l'impossibilité de vouloir nier durablement la diversité des désirs
sexuels d1 autrui.
L'ouvrage innove cependant. Il montre aussi l'absurdité de cette
volonté : en empêchant systématiquement leurs femmes de vagabonder,
les maris s5 obligent à 1 'ennui. Leur pouvoir, qui tend à fixer
l'échange et à transformer le "jeu divertissant" en obligation
monotone, se retourne contre eux.. Aussi, deux manants, lassés de leur
ordinaire, furent-ils tentés de troquer leurs femmes. C'était là "un
bon tour" dont "bien se trouvèrent4202" ainsi que leurs épouses.
Il faut être honnête homme
Pour s'aviser d'un pareil changement4203 .
4201.
Dans sa naïveté, c'est ce que révèle la jeune fille qui voudrait devenir sainte
1
Père dit-elle, un mouvement m a pris ;
C'est d'être sainte, et mériter pour prix Qu'on me révère,
et qu'on chomme ma fête. 0 ! -quel plaisir j'aurais si tous
les ans, La palme en main, les rayons sur la tête,
Je recevais des fleurs et des présents.Le Diable en enfer. Nouveaux contes, vers 43-48. Pareille déclaration vaut pour tout
livre et éclaire par exemple
4202.
l'attitude de
le
l'Abbé, grand faiseur de miracles, dans Féronde ou le Purgatoire.
Les Troqueurs, Nouveaux contes, vers 165 et vers 105.
Hélas, ces gens étaient manants. Leur bonne idée ne dura guère. Ils
voulurent posséder à nouveau leurs anciennes femmes dès qu1elles leur
parurent désirables entre les mains d5 autrui. Le troc fut "déclaré
nul et cassé nettement4204", et chacun retrouva, sans nul progrès et
avec un ennui prévisible, la situation primitive. "C5 était pièce assez
fine4205 " que le troc, mais le "dédit4206" atteste la sottise ultime
de ces maris. S'ils comprirent qu'Amour se plaît au changement, ils
oublièrent que la possession légale tue le désir.
En 1'amoureuse loi,
Pain qu'on dérobe ou qu'on cuit en cachette
Vaut mieux que pain qu'on cuit ou qu'on achète 4207.
Ces deux époux auraient pu conserver les interdits qu'implique
le
mariage
transgresser
comme
les
pièces
d'un
jeu
qui
consiste
à
les
4208
. Pour eux, c'eût pu être alors un grand plaisir que
d'être mariés, mais, incapables de transformer le mariage en jeu, ou,
moins subtilement, d'y renoncer, ils rétablirent leur possession
4204.
4205.
ibid., vers 142.
Ibid... vers 166.
4206.
Ibid., vers 166.
4207.
Ibid., vers 122-123.
4208.
Voir la réussite relative des deux époux dans Les Rémois.
4209.
Les Troqueurs, Nouveaux contes, vers 1.
exclusive, bloquèrent l'échange, se privèrent des plaisirs d'un jeu
qui ne reste vraiment "jeu divertissant" que par la possibilité d'une
diversité. C'étaient des manants. Quelques contes plus loin, un
seigneur doit faire avaler force pâtés d'anguille à un paysan pour
qu'il comprenne que "changement de mets réjouit l'homme 4209"... Rien
de plus commun que les idées de ces manants I Aux yeux de La Fontaine,
sottement, les gens refusent l'échange, les flux, le jeu qui fait
pivoter sans cesse les positions. Ils veulent la possession stable.
Ils croient donc profitable de s'assurer le monopole de la jouissance
sexuelle d!autrui, en le niant comme sujet désirant, en le réduisant
au rang de pur objet comme l'attestent
les
manants.
Or,
les
contrats
que
font
c'est impossible et c ' est absurde : les maris
sont cocus et la possession éteint toute passion4210.
Les gens d'Eglise mènent entreprise tout aussi impossible et
absurde. Impossible d 1 abord : quand ils prétendent interdire aux
humains de goûter à leur guise les plaisirs sexuels, ils échouent.
Les réprimandes du curé n 1 empêchent pas "Annette la contemplative4211"
de se plaire au corps nu d'un jeune homme. Les règles monastiques ne
sauraient éviter qu'un Mazet s'introduise entre les nonnes4212. Même
la surveillance de tout un couvent ne contrarie guère un "jouvenceau
friand4213".
Les gens d'Eglise, de plus, doivent respecter ou paraître
respecter l'interdit qu'ils veulent imposer. A cette condition
seulement, ils obtiennent un respect qui leur permet de prétendre
censurer autrui et de faire quelques profits, comme le Curé de Le Cas
de conscience qui condamne d'autant plus volontiers les désirs sexuels
d f Annette qu'il peut lui demander un Immense brochet... Vrai parasite,
il espère gagner à nier les désirs d f autrui, mais ...cette négation,
pour être efficace, suppose qu'il nie les siens. Or, c'est "chose
impossible" pour les gens d'Eglise comme pour n'importe qui. Aussi,
dans
les
Neuveaux
contes,
les
positions
de
pouvoir
religieux
sont-elles fréquemment mises en danger. Dans Le Psautier, par exemple,
13Abbesse ferait aisément punir la nonne amoureuse si, dans sa
précipitation, elle n'avait laissé sur sa tête un haut-déchausse de
son amant... Comment dominer avec ce signe sur la tête ? Mais comment
ne pas désirer coucher avec "Messire Jean curé du voisinage4214" ? Grand
dilemme, et choix risible pour La Fontaine. Dans un autre conte, .une
abbesse qui s'essaie à la chasteté intégrale tombe malade. A force
de vouloir nier les désirs sexuels d'autrui et les siens, elle "avait
la
face
blême
tout
justement
comme
un
saint
de
carême4215". Situation absurde : cette abbesse meurt de s'interdire un
plaisir qu'elle désire, mais qu'elle désire aussi, pour être abbesse,
4210.
4211.
Voir Pâté d'anguille, Nouveaux contes, vers 22-23.
4212.
Voir Les Lunettes.
4213.
Le Psautier, Nouveaux contes, vers 24„
4214.
Le Psautier, Nouveaux contes, vers 59.
Le Cas de conscience, Nouveaux contes, vers 64.
interdire à autrui, et donc s'interdire,.. Si elle goûte ce plaisir,
-
279
-
eiie n!est plus abbesse, mais si elle ne le goûte pas, elle est morte...
Heureusement, toutes ses nonnes, par charité, l'accompagnent dans le
péché... Comme chacune fait l'amour, 11abbesse finit par le faire,
mais, dès lors, son pouvoir, s'il demeure, ne vise plus à nier le désir
sexuel d 1 autrui. Elle devient abbesse d'un nouveau genre. De même,
dans Le Psautier, l'abbesse surprise ne perd pas son titre, mais elle
fait désormais circuler les plaisirs parmi ses dominés. Elle garde
son curé Jean et chacun, autour d'elle, s'amuse... Ces deux abbesses,
par l'épreuve, sont passées d'une logique de pouvoir, selon la Fourmi,
qui aboutissait à la destruction de leurs positions ou d'elles-mêmes,
à l'esquisse d'une logique de pouvoir favorable à la diversité des
plaisirs de leurs dominés. Désormais, sans Imposer une négation du
mouvement vers la volupté et sans se poser comme modèles, elles
admettent
le
désir,
reconnaissent
qu'elles
11
éprouvent
comme
n'importe qui, et participent, avec les autres nonnes, en toute
égalité, au "jeu divertissant sur tous4216", ce jeu qui donne esprit
et santé4217.
Jeu dangereux pour les dominants : "Amour rend ses sujets tous
égaux
4218
", lisait-on déjà dans Adonis. Dès le premier des Nouveaux
contes, La Fontaine introduit l'idée : grâce à son petit pouvoir, Père
Bonaventure dépucelle Lise, mais il se révèle alors homme commme tout
homme. Un quelconque Alain4219 aurait fait aussi bien. Dans un autre
conte, sans aller chercher Rustic, Alibech aurait reçu de tout manant
"même leçon, même secret4220"... La chasteté crée une différence
indispensable
religieux.
4215.
4216.
pour
fonder
le
!
S ils la perdent,
pouvoir
négateur
des
dominants
leur position de
L'Abbesse, Nouveaux contes, vers 57-58.
Comment 11 esprit vient aux filles, Nouveaux contes, vers 1.
Voir la succession des deux premiers contes.
Adonis, O.P., p. 7.
4219.
Ibid., voir vers 117-119.
4220. Le Diable en enfer. Nouveaux contes, vers 193.
4217.
4218.
-
1070
-
pouvoir est en péril. Ils doivent donc se tenir chastes, ou agir quand
nul ne les voit, comme le père Bonaventure, mais c'est très difficile
: personne n'ignore, sinon Lise, le peu de vertu de ce père... On peut
dès lors douter de l'efficacité de son pouvoir., L ' Abbé de Féronde
ou le Purgatoire sait en revanche cacher son jeu et accroître la
différence qui le sépare du commun. Papelard d'exception, il utilise
son statut d'abbé et la superstition générale pour séduire une femme,
éloigner son mari, créer un faux miracle, accroître toujours sa pieuse
renommée qui protège ses trafics... Il jouit donc sexuellement et
augmente sans cesse son pouvoir. Sans risquer d'être malade de
chasteté, il "passe pour saint4221 " au prix d'une hypocrisie radicale,
qui prouve obliquement., dans la perspective des Nouveaux, contes,
l'absurdité des prétentions à nier le désir sexuel : l'abbé ne réussit
à être durablement abbé qu'en acceptant secrètement son désir et celui
de sa partenaire. Conclusion : ceux qui nient ostensiblement le sexe
sont des naïfs comme Rus tic4222, ou bien des gens d'Eglise avides de
pouvoir. Ces derniers, pour n'être pas pris, doivent, comme l'abbé
4221.
4222.
féronde ou le Purgatoire, Nouveaux contes, vers 197.
Voir Le Diable en enfer.
du conte, n'hésiter devant rien, tout dissimuler, agir avec une
impitoyable
cohérence...
-sulfureusement
Comme
rapproché
de
le
Vieil
l'abbé
de
catholique
la
-
ils
Montagne
doivent
parfaitement gérer leur pouvoir, ce qui exige de faire constamment
le grand écart entre réalité et apparence, actes et discours,
jouissances personnelles et négations des jouissances d'autrui...
Toute erreur, à tout instant, peut être fatale. L'abbé de Féronde ou
le Purgatoire, remarquablement, sait toujours les éviter. Aussi La
Fontaine lui manifeste-t-il une sorte d'admiration : bien que ses
méthodes révèlent la logique Fourmi de son pouvoir, n'est-il pas
l'auteur d'un très beau tour ? N'est-il pas, de plus, le châtiment
d'un mari jaloux ? Et n'est-il pas aimé par la femme qu'il cajole ?
Vrai faiseur de miracles, il parvient simultanément
désir
sexuel,
négation
pour
à profiter
accroître
de
son
à
nier
le
cette
pouvoir,
et
à
pratiquer
le
"jeu
divertissant sur tous". Beau miracle, et même bien sympathique pour
La Fontaine.
Cet abbé est une exception dans les Nouveaux contes. Dès Le
Psautier, La Fontaine rappelle que les dominants religieux ont grand
mal à concilier, à leur profit, leurs désirs sexuels et la négation
du désir d5 autrui : quand l!abbé "passe pour saint", l f abbesse se fait
prendre. Son pouvoir culbute sur le haut-de-chausse du curé Jean.
L!évidence qu!elle pratique le "jeu divertissant" révèle soudain sa
logique de pouvoir et renverse sa position. Danger du sexe : il risque
à tout instant de détruire le pouvoir des dominants qui espèrent
possible de le nier, ou de le maîtriser, et qui fondent leur pouvoir
sur cette espérance. Cela concerne les gens d f Eglise comme les maris,
et même les rois : dans les Nouveaux contes, le ridicule de l f abbesse
précède la chute du Roi Candaule.
Ce royal mari avait voulu montrer sa femme nue à son ami Gygès,
pourvu qu!il la regarde "comme un beau marbre seulement 4223". Fatale
erreur. Il fut "11 Instrument de son mal4224", et bien plus gravement
que ne le fut 11 abbesse. Par delà i3 apparence de 15 amour et de 1
* amitié, ce roi révélait en effet sa logique de pouvoir puisqu 1 il
niait simultanément le désir de Gygès et la pudeur de la reine. Pour
avoir cru maîtriser le désir et le corps d 1 autrui, il provoqua des
réactions qu1 il ne put contrôler. Furieuse contre qui la réduisait
à 11 état de "marbre", la reine aima Gygès qui la désirait, et le mit
bientôt "sur le trône et dans son lit4225". Le Roi Candaule se perdit
par sa prétention. De même, le maître en droit, qui ne maîtrise rien.
.
m
A
croire contrôler les "obj ets doux et puissants", ces dominants,
ou ceux qui voudraient 1! être,
se brûlent "à la chandelle4226" «
Objectif maj eur et donc révélateur de leur logique de pouvoir,
le
contrôle absolu qu'i1s veulent
4223.
4224.
4225.
4226.
Le Roi Candaule et le Maître en droit, Nouveaux contes, vers 22.
Ibid., vers 1.
Ibid., vers 116.
Le Diable en enfer, Nouveaux contes, vers 3 et vers 4*
-
-
exercer
1072
-
281
-
sur les choses du sexe,
les fait aussi, très souvent, échouer. Le sexe motive, révèle et met
en crise un grand nombre de dominants négateurs. Aussi comprend-t™on
que La Fontaine, en évoquant les corps, les organes sexuels, les
plaisirs divers du "jeu divertissant", et la déconfiture de plusieurs
dominants
l f action
provoque
des
censeurs.
Comment
n f interdiraient-ils pas ces évocations qui les défient ? Mais, s'ils
agissent, on les verra. Ils se découvriront comme ce maître en droit
qui, voulant prendre sa femme et son amant, après des "détours
ténébreux4227", finit nu devant son public... Pour les censeurs, les
Nouveaux contes pourraient être un piège. Appât : l'insistance de La
Fontaine sur le sexuel et.son ostensible édition chez Gaspar Migeon
de Mons, Objectif : exhiber les censeurs censurant et en rire avec
un public choisi. Objectif ultime pour La Fontaine : conformément à
son dessein, montrer la logique de pouvoir de ceux pour qui les
censeurs
censurent,
une
logique
qui
demeure
la
même,
malgré
d f apparents adoucissements, depuis 11 enfermement de 11 auteur du
Nouveau Testament de Mons jusqu'à l'interdiction des Nouveaux contes
chez Gaspar Migeon de Mons... Rien de nouveau sous le soleil : enfermer
le Maître de Sacy et Fontaine en 1666 et censurer les Nouveaux contes
de 1674, c'est au fond même chose. La foi en Dieu et le désir sexuel
paraissant symétriquement exciter ces dominants, La Fontaine se plaît
à déstabiliser leurs positions en agitant devant eux - et l'un par
l'autre - ces troublants objets. Voilà "beau jeu", et qui "porte
coup4228" !
En 1673, selon Louis Trenard, un grand changement apparut dans
l'organisation de la censure : "la censure devient le fait de
l'autorité royale avec la suppression, en 1673, des privilèges
généraux ; aucun livre ne peut plus être imprimé dans le royaume sans
sans permission du chancelier4229".
ainsi
et
accroît
Louis
XIV
centralise
sa mainmise directe sur la circulation des
4227. Le Roi Candaule et le Maître en droit, Nouveaux contes, vers 328.
4228.
4229.
Voir la Préface de la Première Partie des Contes.
Louis
Trenard,
Article
"Censure"
Francis Bluche, Fayard, 1990, p. 288.
dans
le
-
Dictionnaire
1073
du
Grand
Siècle,
publié
sous
la direction de
-
écrits. Désormais, la censure, comme l f Etat, c!est lui, et non plus
15 Eglise, ou les parlements. La publication des Nouveaux contes en
1674 s5 éclaire remarquablement dans cette perspective : sans trop se
mettre en danger lui-même, La Fontaine teste le nouveau système, le
donne à voir, suscite, à son propos, la pensée, et manifeste la
continuité de son propre dessein. 11 doit risquer la censure pour
prouver que, malgré la paix de 11Eglise et le relatif apaisement à 15
égard de Fouquet, le roi (et Colbert) suit toujours la même logique
de pouvoir. Les Nouveaux contes sont une piqûre de Moucheron .pour
faire réagir le Lion. Aux lecteurs de voir, de penser, de s 1 amuser
de ce tour, et peut-être, d f applaudir prudemment 15 audace renouvelée
de son auteur.
De leur point de vue, la censure royale se réfléchit dans les
contes des Nouveaux contes qui la suscitent. Avec les textes qui la
commentent et la rendent probable, elle est un élément de 1 1 ouvrage
entier, ce subtil diptyque où le réel se réfléchit dans le fictif 4230,
l f histoire dans les histoires, la censure dans la volonté de contrôler
le sexe que manifestent, dans le livre, des maris, des abbesses, ou
des curés... Pour parier comme Louis Marin, disons que cet ensemble
de récits "est un piège". Le fictif attire et fait mouvoir le réel.
Le mensonge provoque la vérité. Par l f insistance des Nouveaux contes
sur le sexuel, l f attention du dominant est attirée. Il doit réagir.
Il s 1 avance, veut prendre, croit prendre, mais, en s 1 avançant, il
se montre au public, et c5 est chose impossible pour lui que de "mettre
à la raison" cette "toison4231 " qui s
1
entortille, s
1
enchevêtre,
et multiplie les détours, ce texte qui parle sexe, vrai tissu de mots
plus dangereux et plus insaisissables que 1 s insaisissable "chose
impossible".
Le sexe ici est métaphore. Objet réel de scandale pour beaucoup
4230.
Il faut ici se rappeler la structure de Psyché où les amours de Cupidon, par le biais de la conversation (fictive/réelle) des
quatre amis, se réfléchissent dans la réalité du pouvoir louisquatorzien. Avec les Nouveaux contes, cependant, l'audace de la
Fontaine st plus grande car ce livre est une intervention qui provoque une réaction, intervention et réaction, ensemble, produisent
le sens.
4231. La Chose impossible. Nouveaux contes, vers 69-70.
de dominants, en transférant ailleurs i f attention, il permet de
désigner les mots qui se faufilent, jouent, passent, font tout passer,
et sont beaucoup plus dangereux que le sexe pour tous les dominants...
C ' est par des mots que Le Tableau évoque un tableau qui montre des
religieuses
dans
leurs
ébats...
Si
cette
chose
gêne
certains
dominants, si ce tableau doit être couvert de "rideaux 4232", la
véritable subversion c5 est de faire circuler des mots disant le
tableau qui montre la chose...
Les mots et les couleurs ne sont choses pareilles Ni les yeux
ne sont les oreilles4233 .
Par les mots, on fait "tout passer4234" écrit La Fontaine, et 11
on se moque ainsi des interdits que veulent imposer les dominants»
Par les mots, les dominés créent des ambiguïtés, multiplient les
détours, se dissimulent, s'affirment, créent des réseaux, rient,
échappent de cent façons à la prise. N'est-ce pas grâce aux mots par un "mensonge pieux4235" - que Saint Malc et sa compagne commencent
à se défaire de 1 'Arabe ? Dans Le Magnifique, conte remarquable par
sa position4236 comme par son contenu, un infime filet de mots suffit
pour ridiculiser un mari : cet Aldobrandin croit profitable d 1 accepter
le cheval d'un homme contre un bref moment d 1 entretien avec sa femme
lui "présent4237". Aucun danger apparemment. L'affaire s'annonce
excellente. Même s'il ne doit pas entendre parler l'homme, le mari
verra la rencontre et sa femme n'aura pas le droit de parler.
Aldobrandin triomphe même quand le galant, dépité du silence de
madame, abrège l'entretien. Il reçoit le cheval, se réjouit de sa bonne
4232.
Le Tableau, Nouveaux contes, vers 2.
4233.
Ibid., vers 226-227.
283
Ibid., vers 23.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 58.
4236.
C'est l'avant-dernier des Nouveaux contes. Il arrive juste avant Le Tableau, et il
4237. Le Tableau, Nouveaux contes, vers 87.
4234.
4235.
l'éclairé, en queqlue sorte.,
fortune, et part à la campagne...
quelques
mots
Il
oublie
cependant
qu'en
ce galant a pu faire sa déclaration, proposer un
plan de rencontre à sa future maîtresse, et même la faire parler par
sa propre bouche... Malgré "15 oeil du maître", pour contourner,
quelques mots ont suffi ! Tout est passé. Tout peut se passer.
Par les mots, se retrouvent cocus maris, religieux, et toutes
sortes de censeurs. Pour eux, comme pour tous les dominants négateurs,
la circulation des mots peut avoir des conséquences infinies. Ils
doivent la surveiller de près et 1'empêcher au moindre danger : s 1 ils
laissent courir, par exemple, quelques contes d f amour, ils risquent
d 1 inspirer le "libertinage", voire le goût de la liberté... Les
censeurs de La Fontaine ne. s!y sont pas trompés.' Ils firent
poursuivre ce livre qui "se trouve rempli de termes Indiscrets et
malhonnêtes, et dont la lecture .ne peut avoir d 1 autre effet que celui
de corrompre les bonnes moeurs, et d f Inspirer le libertinage4238". Ces
censeurs incriminent moins la réalité des désirs sexuels .que 1
1
effort de La Fontaine pour la faire passer en mots. Ils savent combien
les mots, en circulant, sont un danger pour les dominants-9 un danger
bien plus grand que le sexe dont ils démultiplient la charge
subversive. Et ce danger concerne tous les dominants...
Beaucoup aspirent à contrôler le sexe, mais tous veulent
contrôler les mots. La Fourmi s1 indigne que la Cigale chante "à tout
venant", gaspillant les. mots .sans souci des destinataires et d !un
sens fixe, les lançant ainsi pour le plaisir de leur circulation. Pour
"interrompre4239" ce flux, la Fourmi profite de "la bise". Comme elle,
les dominants qui suivent sa logique cherchent toujours à interrompre
le flux libre des mots. Dès lors, les Nouveaux contes qui disent le
sexuel sont la métonymie de 1§ ensemble des discours qui gênent les
dominants.
Pour
spécialement
eux,
gênants,
4238.
Extrait de l'arrêté du 5 avril
4239.
1973, p. 118.
Mot capital dans
les
discours
mais
sur
le
sexuel
sont
ils
1675. Cité dans Georges Mongrédien,
La Fontaine.„.,C,N.R.S.,
le vocabulaire lafontainien. Voir Le Rat de ville et le Rat des champs,
(1,9), vers 25, Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p» 127.
ne sont pas seuls à mettre en péril les positions de pouvoir 4240 . Aussi
leur censure est-elle la métonymie de toutes les censures possibles
par des dominants selon la Fourmi, et. elle est une preuve que ceux
qui . 11 opèrent sont dominants de ce type. Elle les piège ainsi. Elle
les amène à apparaître pour ce qu'ils sont, à se débusquer, sans qu'ils
puissent vraiment empêcher le flux de ces mots de "passer". Le Loup
sortant du bois, s'il prend l'Agneau, n'interrompt pas "le courant
d'une onde pure31 "... Déjà, la plupart des lecteurs potentiels de La
Fontaine avaient pu disposer des Nouveaux contes quand, en 1675, les
censeurs sévirent. La censure dut même relancer l'intérêt... De plus,
grâce à ses diverses précautions, La Fontaine échappait à la prise.
On ne le condamna pas. On ne l'interdit pas de publication. Les Nouveaux
31Le Loup et l'Agneau^ (1,10), vers 4.
contes s 1 ajoutèrent à son mauvais dossier, mais les hommes du roi
furent prudents, ils ne prirent pas le risque de provoquer un scandale
mondain pour si petit fretin. La Fontaine obtenait donc ce qu'il
voulait * Les Nouveaux contes avec leur censure sont un chef - d ' oeuvre
de son dessein concernant les relations de pouvoir.
Ce chef-d'oeuvre, dans le genre des contes, ne pouvait être
qu'ultime. Pas tout à fait cependant. 11 fallait que les Nouveaux
contes fussent et ne fussent pas les derniers.
2,2*5
Les contes publies après les Nouveaux contes«
La censure avertissait. Avec son "jeu divertissant", La Fontaine
avait franchi...... une limite. On n'avait pas trop sévi,
mais il était clair qu'on n'accepterait pas d'autre transgression sur
le même terrain. Cette fois, les bornes étaient posées. La Fontaine
en tint compte. Il "n'était pas un fat 32 ". Il ne voulait pas finir
embastillé ou exilé. Même s'il louait, - et, sûrement, rêvait d'être
- le Paysan du Danube prêt à mourir pour dire,
il n'avait pas l'âme
d'un martyr : il admirait d f autant plus Saint Malc qu'il se tirait
4240.
Voir
dans
fermier.
Le
Fermier,
(XI,3),
vers
le
Chien
49-59.
et
Voir
le
Renard,
aussi
a
L Homme
le
raisonnement
et
la
"fort
Couleuvre,
Les
bon"
que
le
Obsèques
de
Chien
la
tient
au
Lionne,
Le
8
Loup et i Agneau...
d1affaire «.. Il se voyait mai Paysan, loin de Mme de La Sablière et
des divers lieux où il rencontrait presque tout ce que la société du
temps pouvait avoir de gens d f esprit. D'autre part, il travaillait à
son futur second recueil dont l'écriture demandait des lectures, des
rencontres, des conversations... Il avait absolument besoin de rester
dans le courant du monde. Il ne risqua donc pas de nouveaux Nouveaux
contes.
Comment
honnête
l'aurait-il
pu
?
Sans
abandonner
la
"manière
4243
", il lui était presque Impossible d'accroître ses audaces.
Après Le Tableau commençait la pornographie... Or, publier des textes
pornographiques eût été rompre avec le public qui 1 1 "engageait4244"
et qui le protégeait » Empêché de ce côté, il n'aurait pu que refaire,
avec mêmes audaces, des Nouveaux contes, ce qui aurait pu décevoir le
public, toujours avide d'audaces inédites quand même il aurait "donné
du busqué sur les doigts4245" d'un La Fontaine pornographe I De plus,
cette répétition l'eût ennuyé ! Il n'y eut donc ni nouveaux Nouveaux
contes, ni Nouveaux contes non nouveaux I
Cesser de publier des contes, pourtant, eût été reconnaître que
les censeurs avalent partie gagnée. Or, La Fontaine avait dessein de
toujours
goûter
du
plaisir,
de
toujours
refuser
la
négation,
d'échapper toujours à la prise. Il devait donc publier, sous son nom,
d'autres contes. Inutile de les multiplier. Quelques-uns suffisaient
pour attester que, s1 II pliait, il ne rompait pas, et pour conserver
les faveurs d'un public friand de son jeu.
Comme une Quatrième partie ou de Nouveaux nouveaux contes eussent
sottement provoqué les censeurs, 11 dissémina quelques contes dans des
32Voir Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (XI,5), vers 73.
-
1077
-
4243. Le Tableau, Nouveaux contes, vers 1.
4244. Ibid., vers 1. L5attente du public était si forte qu'après la mort du fabuliste on multiplia les publications de contes
apocryphes.
4245. Ibid., vers 44.
ouvrages divers. C'est ainsi qu'en 1682 entre le Poème du Quinquina
et le groupe formé par Daphné et Galatée, parurent discrètement La
Matrone d'Ephêse et Belphégor offert à Mlle de Champmeslë. "Sans
répondre aux censeurs car c'est chose infinie 4246", La Fontaine se
moquait par là de la censure de 1675. Certes, .ces textes, à propos
de sexe ou de la religion, n'étaient pas audacieux comme Le Tableau
ou La Chose impossible, mais _ tel/ n'était pas leur / raison d'être.
Il fallait seulement qu'ils parussent et maintinssnt la leçon des
Contes. Les lecteurs purent ainsi reconnaître, dans la Matrone
4247
d'Ephêse, qui rappelait finement la publication de 16 6 4
,
l'heureuse puissance du désir amoureux, et, dans Belphégor, la
dénonciation des mariages qui brouillent l'amour avec des relations
de pouvoir. L'instillation de ces contes dans le Poème du Quinquina
et autres ouvrages en vers était excellent clin d'oeil. Elle ajoutait
à la manoeuvre que La Fontaine menait alors avec le roi 4248. C' était
amusant. C'était impertinent. C'était d'autant plus plaisant que La
Fontaine montrait sa fidélité à son dessein par un conte qui évoquait,
sans
la
condamner,
l'Infidélité
amoureuse...
Ainsi,
tout
en
conseillant de ne pas changer son "logis en prison 4249", il travaillait
à maintenir par son oeuvre et pour, son oeuvre, entre la célébration
du roi que comportent apparemment le Poème du Quinquina et les deux
textes d'opéra, un espace de liberté.
En
1683,
son élection à
les
Contes
l'Académie
quand
faillirent
"un des
compromettre
serviteurs
du
roi,
le
président Rose, eut le mauvais goût de jeter sur la table de l'Académie
le volume des Contes4250". Habilement, un an plus tard,
son
installation,
le
récipiendaire
lors
suggéra qu
de
1
il
envisageait d f oublier ses "contes d 1 autrefois4 " conformément aux
4246. La Matrone d3Ephèse, (XII, 26), vers 9.
4247.
On se souvient que Joconde parut pour la première fois avec La Matrone d'Ephèse de La Valterie (selon J .P. Collinet).
En 1682, loin de se renier, La Fontaine renouait a i ns i avec !'origine de ses Contes.
4248. Voi r le début de ce chapi tre.
4249. Belphégor, (XII,27), vers 287.
4250. Georges Latenestre, La Fontaine, Les grands écrivains français, Hachette, p. 97-98. Voi r aussi cette
ci ta/i on de Bayle : "Quelqu'un ayant représenté qu'il ne serai t pas de la bienséance qu'une Compagni
e, où il y ava i t tant de personnes graves et mi trées, reçût un poète qui a publié tant de contes
impudiques, on a sursis à son installation". Bayle, Nouvelles de la République des Lettres, avril 1684,
202-203. Texte cité par Georges Mongrédien in La Fontaine..., C.N.R.S., 1973, p. 138. La Sablière juge,
quant à lui, que les Contes n'étaient qu'un "prétexte" et que le retard dans l'installation de La
Fontaine "ne procédai t que de M. Despréaux". La Sablière, Lettre à Bayle, dans Dupuy, Essais
hebdomadaires, 1730, 129-131, cité par Georges Mongrédien, p. 141.
souhaits de 1J Abbé de La Chambre qui voulait qutil comptât "pour rien"
tout ce qu!il avait fait "pour le passé4252" :
f! !
J ai presque envie, Iris,
de suivre cette voix4253", lui répondit La Fontaine. Avoir "presque
envie" n f est pourtant pas suivre : en 1684, parmi les Ouvrages de prose
et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine, publié chez
Claude Barbin, il fit discrètement paraître cinq contes.
Cinq contes* C'était peu. C'était beaucoup* Cela suffisait pour
manifester qu'il ne "rompait" pas» Cela dut réjouir ses lecteurs et,
parmi eux, bien des membres de l'Académie ou même de la Cour 4254,
Incognito,
ces
cinq
contes
forment
une
Cinquième
Partie
miniature, qui est parfaitement composée -et pensée. La Clochette, Le
Fleuve Scamandre, La Confidente sans le savoir ou 'le Stratagème, Le
Remède,
et
Les
Aveux
indiscrets,
qui
sont
presque
tous
en
décasyllabes4255, se font écho, reprennent une dernière fois les thèmes
majeurs des Contes, les donnent ainsi à penser, et s'organisent autour
de la problématique des relations de pouvoir.
La Clochette introduit La Fontaine qui s'avoue infidèle à ses
prétendus serments4256, puis un dominant négateur qui s1 empare d'une
bachelette et la viole malgré ses cris. Plaisir pour lui, malheur pour
elle. C'est ainsi» Affaire de Loup. Affaire d'Agneau. 11 faut éviter,
quand on est "trop jeunette", "le fond des bols et le vaste silence 4257".
Les dominants dangereux, qui peuvent être "suppôt de Sainte Eglise4258",
existent,
se
cachent,
et
dès
qu'ils
ont
pris, rien n'en
peut défaire. Nul n!accourt « On est seul. Imitons donc La Fontaine
qui ne se laisse pas "détourner 4259", évite
J
es pièges, passe, fait
4251.
4252.
Discours à Mme de La Sablière, O.D.f p. 645.
Abbé de la Chambre, Discours du 2 mai 1684, cité par Georges Mongrédien, dans La Fontaine..., C.N.R.S.,
4253.
4254.
Discours à Mme de La Sablière, O.P., p, 645.
Voir La Sablière, Lettre à Bayle, citée par Mongrédien, in La Fontaine,.., p. 142.
4255.
Seul Le Fleuve Scamandre, dans sa partie récit, fait alterner alexandrins et octosyllabes, ce qui attire sur lui l'attention.
1973, p. 139.
8
L uni té globale de la métrique est un élément de cohérence pour ce groupe de contes.
4256.
J'avais juré hautement en mes vers
88
De renoncer à tout conte f ri vole.,.La Clochette, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie , vers
4257.
4258.
Ibid., vers 32 et vers 64.
Ibid., vers 23. Détail capital ; le violeur est étudiant en théologie S
3-4.
passer son texte, "tient mal sa parole4260", mais tient à lui, à son
dessein, et refuse d'être tenu, maintenu, comme l'imposeraient les
dominants selon la Fourmi4261 . Discrète clochette, où le récit sonne
sur le prologue comme le prologue sur le récit, le conte entier avertit
les lecteurs : voici, pour le plaisir, que la partie recommence ...
Déguisement aussitôt « Un jeune homme, dans l'ancienne Grèce,
voulut goûter d'une belle* Profitant de sa légère croyance,
il se
donna pour le Fleuve Scamandre...
La superstition cause mille accidents
On dit même qu'Amour intervint dans 11 affaire4262 . . «
La belle accorda au trompeur ce qu'il attendait, et leurs "jeux 4263"
auraient pu durer si elle n'avait un jour annoncé son mariage "au
firmament4264".
On en rit car que faire ? Aucuns à coups de pierre Poursuivirent
le dieu, qui s'enfuit à grand'erre : D'autres rirent sans plus.
Je crois qu'en ces temps-ci L'on ferait au Scamandre un très
méchant parti. En ces temps-là semblables crimes
S'excusaient aisément : tous temps, toutes maximes4265 «
En 1684, La Fontaine perçoit les progrès de l'intransigeance
religieuse. Il sait que l'espace disponible pour les plaisanteries se
réduit, que' Mme de Maintenon a succédé à Mue de Montespan, que le roi,
dont la dévotion "va crescendo4266", procède à des dragonnades contre
les protestants «
En
1684,
la
révocation
de
i'édit
de
Nantes approche... On peut de moins en moins rire avec le religieux,
4259.
4260.
4261.
4262.
4263.
4264.
4265.
4266.
Ibid., vers 61.
Ibid., vers 2.
"Dansez maintenant"...
Le Fleuve Scamandre, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 79-80.
Ibid., vers 89.
Ibid., vers 98.
Ibid., vers 99-104.
"La dévotion de Louis va crescendo. Depuis l'installation à Versailles et le triomphe de Mme de Maintenon sur la marquise
s
de Montespan, tout le monde l observe ; depuis la mort de Marie-Thérèse elle augmente. "Je crois, écri t
J
à son frère Françoise d Aubigné le 28 septembre 1683 que la Reine a demandé à Dieu la conversion de
toute la cour ; celle du Roi est admirable, et les dames qui en paraissaient les plus éloignées ne
partent plus des églises. „. Les simples dimanches sont comme autrefois les jours de Pâques 88.
François Bluche,
Louis XIV, Pluriel,
#ayard, 1986, p. 588.
et La Fontaine ne veut pas qu1 on lui fasse "un très méchant parti".
Prudemment, mais en refusant le silence et l 1 abandon, il maintient
pourtant son dessein. Dans Le Fleuve Scamandre, en suivant Lucrèce4267
et avec un esprit déjà voltairien, il montre comment la religion sert
à prendre. De plus, en préludant de loin au Kundera de La Plaisanterie,
Il montre comment elle fige le rire, les mouvements, et peut détruire,
dès lors que des gens se mêlent de contrôler, en son nom, les fragiles
jeux des hommes. Le conte mène deux attaques, et se renverse : attaque
contre qui emploie la superstition d § autrui pour dominer, puis attaque
contre qui prétend, au nom de la religion, châtier sans rire les bons
tours amoureux. C5 est là le plus redoutable. Mieux vaut un papelard
jouisseur, comme i'Ermite, que les rigoristes qui se multiplient après
1680. Dominant blâmable, mais sympathique, dans la première partie du
récit4268, le faux Fleuve Scamandre devient ensuite victime, et,
potentiellement, pathétique victime. S1 emparer légèrement d!une belle
est critiquable, mais les assassins de la légèreté, que les lecteurs
rencontrent tous les jours, sont redoutables.
Discrètement et fermement, La Fontaine va ainsi aux limites des
Interdits du moment, tente d 1 instruire4269, et s 1 efforce de plaire
en faisant rire de qui refuse le rire. En ces temps de religion sévère,
malgré les "pièges divers", il ose présenter l'antiquité comme
l'époque heureuse d'un rapport détendu au sacré, et il montre que chez
les modernes, vers 1684, l'espace pour rire et jouer se rétrécit : les
dominants,
au
nom
rigoureusement
du
catholicisme,
les
traquent
de
échanges,
plus
les
en
plus
jeux,
les transgressions, les bons tours, le rire, et donc les contes.,.
4267.
De natura rerum, chant I, vers 62- 90.
4268.
Qui prolonge, de ce point de vue, La Clochette.
4269.
J'ouvre l'esprit et rends le sexe habile A se garder de ces pièges
divers.
Sotte innocence en fait trébucher mille Contre une seule à qui
nuiraient mes vers. Le Fleuve Scamandre. vers 13-17.
Prudence donc.
Tout n5 est pas perdu cependant. Malgré les dominants et leur
rigueur,
"tours
et
stratagèmes4270"
permettent
parfois
de
se
satisfaire. Dans La Confidente .sans le savoir ou le Stratagème, "La
jeune Aminte à Géronte donnée4271 " avait peu de chance de jouir. Son
époux était "malgracieux, incommode et jaloux4272" « Elle avait aperçu
un nommé Cléon qui lui plaisait, mais elle ne pouvait lui parier, et
il était chaperonné par "une vieille parente/ Sévère et prude et qui
s1 attribuait/Autorité sur lui de gouvernante4273". Double contrainte
donc. La communication paraissait impossible, partant l'amour et ses
plaisirs... Aminte pourtant se tira d'ennui en détournant la parole
d!un des dominants pour faire circuler son propre discours. Elle
prévint la parente que Cléon l'aimait, qu'il insistait, et se faisait
toujours plus gênant en dépit de ses remontrances. La parente se
chargea de gronder... Etrange situation : quoique innocent, Cléon se
voyait accuser d'aimer Aminte, d'être toujours plus pressant, de
fomenter toutes sortes d'audaces... A la fin, troublé, il devina que
la belle lui faisait signe. Elle l'avertissait de son désir, d ? un lieu,
d'une heure. Il s'y rendit.
"11 la loua. Ne fit-il que louer4274"?
Le conte présente un beau tour, inventé par une dame, qui rendit
possibles, malgré deux dominants, l'échange et les plaisirs. Par les
mots de qui croyait contrôler, Aminte sut faire passer son message.
Les mots de la censure, firent échapper à la censure, obliquement rire,
et jouir. Destinés à interrompre et à empêcher le jeu, ces mots
établirent l'échange, furent éléments du jeu, et permirent son
développement. Un des dominants, dans cette partie qu'il ne voyait
pas
et
qui
le
contournait,
devint
obstacle
inerte.
4270. La Confidente sans le savoir ou le Stratagème, Contes publiés dans les "ouvrages de prose et
4271
de poésie", vers 15.
Ibid., vers 19.
4272. Ibid., vers 22.
4273. Ibid., vers 56-58.
4274. Ibid.# vers 198.
L'autre devint un pion qui bougeait en ignorant les règles de la partie
alors qu'il croyait imposer la loi...
Leçon subversive de littérature, ce conte prolonge les Nouveaux
contes, et éclaire certaines pratiques d'écriture de La Fontaine
4275
! On ne s'étonne pas que le tour d5Aminte soit un de ses "plus
favoris4276", cette belle obtenant ce qu'il voudrait atteindre : un
dominant, selon la Fourmi, piégé par les mots et favorisant, "sans le
savoir", les plaisirs de son dominé.. . Son dessein n'est-il pas
d'amener le Chat, par les mots, à réjouir la Souris "sans le savoir"
? En tout cas, dans ce troisième conte de 1684, où tout tourne, se
retourne4277, se contourne par les mots, il montre au lecteur qu'on peut,
avec eux, inventer parfois, contre les dominants, quelque plaisant
remède...
Le quatrième conte a titre amphibologique. Le remède y est
détourné de son but comme de son sens, et c ' est un remède que de le
détourner 1
Le
remède
ferait
surprendre
un
couple
si
l'amant
n'inventait excellent remède en présentant "Ce que Brunei à Marphise
montra4278" I II se sauve ainsi, et sauve sa belle... Poursuite, par
cette monstratlon, de la leçon du troisième conte..** La Fontaine
s'amuse» En offrant à la pensée l'image de ce derrière, il retrouve
l'audace de certains Nouveaux contes, et il combine génialement vrai
et faux. Comme la périphrase, comme le conte, comme la littérature de
fiction, comme son dessein entier, et comme les "doubles clefs 4279",
"ce que Brunei à Marphise montra" est Ici vrai et faux. . . Vérité
l'amant montra ses vraies fesses, "sans en rien déguiser
t
4280
". Fausseté
: ce sont des fesses substituées car la gouvernante attend celles de
la belle... Ces vraies fesses sont fausses. Ces fesses fausses sont
vraies
!
La
derrière...
gouvernante,
C'est
un
malgré
vrai...
ses
lunettes,
C'est
un
se
trompe
faux...
ce
4275.
Par exemple certains éloges, et beucoup de textes des Ouvrages de prose et de poésie. Voir plus loin.
4276.
4277.
4278.
4279.
4280.
Ibid., vers 16.
Y compris Cléon : "Il s'en retourne, il rumine, il repense, I1 rêve"... Ibid., vers 118-119.
Le Remède, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 89.
Ibid., vers 57.
Ibid., vers 8. Comme La Fontaine à ses lecteurs...
de
Par
tour, qui implique détour, et use du vrai pour faire du faux, ou du
faux pour faire du vrai, les dominés échappent aux dominants. C' est
tour de conte, en un conte, écrit par "un vrai menteur 4281 ", qui dît
dire vrai, qu' on sait faux, et qui pourtant dit vrai. Rien de plus,
faux, peut-être que l f anecdote qu3 il conte "sans en rien déguiser".
Rien cependant peut-être de plus vrai que la nécessité, à l f occasion,
de "présenter4282" aux dominants ce que 1 ' amant à la gouvernante montra
et, par elle, à "Prêtre et parent tout ensemble, et notaire 4283", alors
que La Fontaine lui-même, en sfadressant aux censeurs, n 1 "avance rien
qufaprès des gens de foi4284"... Faux, vrai, conte, fesses, tout permute
en ce texte mêlé, lié, inextricable et délicieux comme certaine
toison, "labyrinthe des fées4285", où un diable, comme Ici Cicêron,
"perdit son latin428618. Les contes sont d * autant plus vrais qu'ils
sont faux. Ils font voir la vérité "sous les habits du mensonges 4287",
mais ces habits ne plaisent que s'ils sont vrais, d'une vérité d'oeuvre
d'art :
Si l'on se plaît à l'image du vrai, Combien doit-on
rechercher le vrai même ? J'en fais souvent dans mes
contes l'essai, Et vois toujours que sa force est
extrême4288. . .
Curieux prologue - et qui convient4289 - pour un conte d'automne
où même "le chaud et le froid sont douteux4290", où règne "demi-amour,
et demi-mariage4291 ", et qui présente du faux vrai, du vrai faux...
Si tout ceci passait pour des sornettes (Comme il
se peut, je n'en voudrais jurer) On chercherait
de quoi me censurer42.
4281.
4282.
4283.
4284.
4285.
4286.
4287.
4288.
4289.
Le Dépositaire infidèle, (IX,1), vers 31.
Ibid., vers 88.
Ibid., vers 51.
Ibid., vers 111.
La Chose impossible, Nouveaux contes, vers 52.
Ibid., vers 76. Le Remède, vers 109.
Le Déposi tai re infidèle, (IX,1), vers 34.
Le Remède, vers 1-4.
Votre prologue ici ne convient pas.
Je répondrai... Mais que sert de répondre ? Ibid., vers 105-106.
4290. Ibid., vers 80. N'oublions pas, non plus, que ce conte est Normand ____
4291. Ibid., vers 48.
4292. Ibid., vers 96-98.
A cette logique l'esprit se perd, mais la pensée circule...
Comment les censeurs prendraient - ils cette circulation ? Est-ce faux
? Est ce vrai ? C'est du jeu. "Cicéron même y perdrait son latin 4293".
Les corps se cachent sous les draps, échangent des plaisirs, se
dévoilent, mais ils sont autres... On voit. On ne voit pas. Le mensonge
est vrai. La vérité est menteuse. Les censeurs, la gouvernante,
"prêtre et parent tout ensemble, le notaire" ne peuvent rien saisir,
mais le lecteur, comme les amants, goûte au passage plaisir et sens.
Voilà Le Remède.
Les dominés ont avantage à construire l'ambiguïté. Rien ne
serait plus "indiscret" que d'avouer le vrai à un dominant, même
potentiel.
Se confesser à son propre mari I Quelle folie î
imprudence est un terme Faible à mon sens pour
exprimer ceci4294 .
»
290
-
Une jeune femme, qui aime son mari, et que son mari aime, lui
avoue ses amours anciennes après qu'il lui a avoué les siennes. Aveux
indiscrets : le mari, "plein d'Ire", s'abandonne à son "âme jalouse
et folle4295". Ce Damon et cette Aminte n'ont pas vu qu'ils ne sont pas
''amis véritables4296", ou parfaits époux4297. Ils s'aiment et se
promettent "la vigne de 1 ' abbé4298", mais des relations de pouvoir
les unissent, et, surtout, Ils n'ont pas éliminé -au moins chez le
mari - toute possibilité de désir négateur. Les aveux d 5 Aminte
atteignent 11amour-propre de Damon, déclenchent son ire, le rendent
fou, et cette folie passe à son père... Tous deux refusent que leurs
femmes aient pu vivre un moment hors de leur contrôle. Ils les exigent,
sans reste, entièrement et toujours à eux. Or, vouloir cela, c'est
vouloir nier le temps et 11 inépuisable diversité du monde...
impossible.
Projet fou dont
la folie s
1
Chose
avère dans Les Aveux
indiscrets : le désir négateur des deux maris ne pouvant s 1 exercer
contre leurs femmes, il se retourne contre eux-mêmes. Faute de pouvoir
4293.
4294.
4295.
4296.
4297.
4298.
Ibid., vers 109.
Les Aveux indiscrets. Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 104-106.
Ibid., vers 41 et 39.
Voir Les deux Amis, (VIII,11), vers 26.
Psyché et Cupidon le sont peut-être après que Cupidon ait douloureusement expurgé son obscur dés i r de domi ne r.
Les Aveux indiscrets, vers 17.
détruire ce qu1 elles furent, ils se détruisent. Faute de pouvoir les
sangler et les batter, ils crient
11
je suis sanglé, je suis batte4299"...
Comme Roland, ils deviennent fous. "Chacun en rit 4300", les voisins,
la Fontaine,
les lecteurs...
La ridicule folie de ces maris est d 1 autant plus inattendue,
qu'ils ignoraient, comme Cupidon, la réalité de leur désir négateur.
Pour le faire apparaître, un élément déclencheur - l'aveu - fut
nécessaire... Or, ce mécanisme vaut pour ces maris, comme pour tout
autre dominant, effectif ou potentiel. Souvenons-nous de La Cigale
et la Fourmi : l'aveu indiscret de la Cigale (sa faim) est nécessaire
pour qu'apparaisse le désir négateur de la Fourmi. Avant que la Cigale
lui ait déclaré son besoin, la Fourmi est "sa voisine", et rien
n'indique qu'elle veuille jouir de sa mort. Mais l'aveu, en lui
permettant de satisfaire son désir, l'éveille... Quand ' existe une
possibilité de désir négateur chez un dominant effectif ou potentiel,
Il faut donc éviter les paroles sincères, être discret, c'est-à-dire
capable de distinguer et de se taire4301 . La Cigale n'est pas discrète
: elle ne distingue pas la nature de la Fourmi, et elle parle. Aminte
avec Cléon n'est pas discrête : elle oublie qu'il est son mari, et
elle lui fait son aveu.
"Quelle folie4302"
!
La Fontaine, ici, est proche de Marivaux4303. Toute parole sincère
est dangereuse quand elle vient aux oreilles de qui peut dominer et
désirer nier. .Méfiance donc. La vérité risque de déclencher de grands
malheurs, en particulier dans
doit
le mariage
:
"le
noeud d'hymen
être respecté", mais s1 il connaît "quelque atteinte un peu
4299. Ibid., vers 94.
4300.
Ibid., vers 79.
4301.
Ce sont les deux sens du mot au XVI lème siècle. "Un doux et discret ami", c'est un ami qui sait se taire, mais, surtout, qui
1
sait distinguer, ce que ne sait pas faire l'Ours. L Ours et l'Amateur des jardins, (VIII,10), vers 18.
4302.
Ibid., vers 105.
4303.
Voir, par exemple, La Mère confidente.
»
291
-
forte",
"mentir alors est digne de pardon4304 .
Le discours de La Fontaine "en deux points se renferme4305 " :
respect pour 11 institution du mariage, et possibilité du mensonge en
son sein. Un aveu suit
:
Je donne ici de beaux conseils sans doute. Les ai-je
pris pour moi-même ? hélas non4306.
Cet aveu - indiscret ? discret ? - suit le pardon donné au
mensonge en certains cas. Brisant ses conseils, La Fontaine met en
circulation
un
apparent
secret.
Ce
n'est
pourtant
pas
"aveu
1
indiscret", c est-à-dire imprudente folie de - qui ne distinguerait
rien. Par ce retour sur soi, le donneur -de
11
conseils" cherche à rompre
1
la dissymétrie qu implique sa position.. Au contraire des pédants de
collège, ou même du Lion4307, il se met en jeu. Loin de se faire obscur
comme Cupidon,
il
se
lecture-conversation
montre
en
ses
défauts,
4308
et
favorise
une
1
. Or, à la différence d Aminte et de Cléon qui
rêvent naïvement de transparence, il peut, sans danger, se le
permettre. Ses lecteurs ou ses censeurs savent déjà son échec marital,
et doivent approuver son regret. En reconnaissant, au bout d'une
fiction, ses infidélités et ses aveux indiscrets, La Fontaine se
montre capable de faire un aveu discret. Les Aveux indiscrets ne
sont-ils pas alors aveu discret de ce "vrai menteur 4309" ?
Le conte se réfléchit- dans son ënonciation. Les aveux indiscrets
1
d Aminte et Damon renvoient au texte qui les met en place, et, plus
largement, à 1'ensemble des contes de 1685, voire à 1 1 oeuvre entière,
qui est un labyrinthe d 1 aveux discrets. Au contraire d 1 Aminte et de
Damon, ou de lui-même en son mariage, 11 écrivain La Fontaine ne fait
jamais de folie. Même si les dominants potentiels peuvent lui
paraître
favorables,
4304.
Ibid., vers 108, 110, 115.
4305
Ibid., vers 107.
«
et
4306.
4307.
Ibid., vers 116-117.
4308.
Nous expliciterons cette notion au prochain chapitre.
même
s1 il
respecte
11 ordre
Voir Les Animaux malades de la Peste
4309. Le Dépositaire infidèle, (IX,1), vers 31.
installé, il évite au mieux tout aveu indiscret qui risquerait de
déchaîner, contre lui, quelque désir négateur. Il sait qu'en amour,
en affaires, en politique, en quelque domaine que ce soit, les
relations entre les êtres ne sont presque jamais transparentes4310 ...
Le désir de pouvoir est potentiellement partout. Une parole, et
parfois même un silence4311, peuvent déchaîner de furieuses réctions.
La Fontaine évite donc de se dévoiler. Cependant, pour le plaisir du
jeu, pour ce plaisir qui instruit et qui fait vivre, et parce qu'il
veut pas "se taire4312", il juge aussi qu'il faut montrer, que la
littérature
doit
simultanément
être
secret
et
monstration,
monstration du secret et secret de la monstration... A ses yeux,
produire une littérature vide ou qui serait un impénétrable mensonge
serait ennuyeux et gratuit : à son auteur comme à ses lecteurs, cela
4310.
Il l'éprouva, par exemple avec furetlère, son ancien ami, qui
8
le traita d "Arétin mitigé", et fit campagne
contre lui...
4311.
Voir Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14).
4312.
L Homme et
4313.
4314.
4315.
4316.
8
la Couleuvre, (X, 1 ), vers 90= La Fontaine choisit de "parler de loin" en étant près. Voi r le chapi
tre précédent.
»
292
Voi r Le Remède.
Voi r La Confidente sans le savoi r ou le Stratagème.
Le Fleuve Scamandre, vers 102.
La Clochette vers 69. Ce "vaste silence15 achève aussi La Cigale et la Fourmi, qu8 il s'agit de
rompre.
ne procurerait aucune volupté et aucune aide pour vivre parmi les
relations de pouvoir. Sans être interrompu par les dominants, pour
le plaisir comme pour l'instruction et pour l'un par l'autre, un sens
doit passer, mais, en usant de détours, par des aveux discrets, souvent
plus délicieux et toujours moins dangereux que des aveux indiscrets.
Ainsi, avec des mots menteurs et vrais, avec des mots qui voilent et
qui dévoilent, avec des aveux discrets et pourtant audacieux, La
Fontaine présente-1-il quelque "remède4313" à la domination. Fin
stratège, il sait parfois jouir, et faire jouir, en usant, comme
Aminte4314, des dominants et en les contournant. Il sait éviter qu'ils
ne lui fassent "un très méchant parti4315". Il sait prendre le large,
goûter
silence
du
plaisir,
et
faire
sonner,
pour
4316
", quelque discrète, mais efficace,
anéantir
le
"vaste
clochette...
Les Aveux indiscrets est le dernier des Cinq Contes nouveaux
publiés en 1685 dans les Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs
de Maucroix et de La Fontaine. Publication discrète en un recueil
offert au très respectable président de Harlay : La Fontaine, censuré
en 1674 et fraîchement élu ne fait pas d'ostensible provocation. C'est
seulement aux pages 13 7-189 du premier volume qu'on trouve ces contes
qui furent, sans doute, par leur discrétion même - tant l'interdit
attire - une attraction pour les acheteurs. Ils passent ainsi parmi
d'autres textes en un ouvrage dont la composition rappelle les Fables
nouvelles de 16714317, et qui peut sembler un hommage reconnaissant au
roi, puisqu'il commémore l'Installation de son auteur à L'Académie.
Après la dédicace à Harlay et 11Avertissement, ne s
8
ouvre-t-il pas
sur une Ballade au roi et ne finit-il pas avec le Remerciement du Sieur
de La Fontaine l'Académie française ? A y regarder de près cependant,
on observe que la Ballade initiale, subtilement déviée par sa position
de son sens premier4318, rappelle l'obstacle que mit Louis XIV à la
réception de La Fontaine. Si, malgré sa brillante élection, l'auteur
des Fables et des Contes fut reçu, ce ne fut qu'après Bolleau,
historiographe du roi depuis 1677.. * En 1683-1684, le roi tenait donc
rigueur à La Fontaine de son comportement politique et d'une partie
de son oeuvre. Or, en 1685, après son élection, le "Papillon du
Parnasse" ose remettre en circulation tout ce qu'on lui reprochait
: entre la Ballade et le Remerciement à l'Académie, il farcit largement
1 ' espace avec des textes pour Fouquet et des Contes, comme s'il se
plaisait à suggérer qu'il rit des interdits que l'on voudrait lui
imposer. Bien sûr, aucun de ces textes, pris à part, ne mérite censure,
mais à suivre le recueil, qui s ' ouvre sur le rappel du refus royal
et qui finit par la réception arrachée malgré tant d f obstacles, on
entend discrètement
sourdre
ce
message
:
le
roi
fut
forcé ci1accepter la diversité audacieuse du nouveau récipiendaire,
et sa réception fut donc, pour celui-ci, une victoire totale
puisqu'elle ne l'empêcha pas, un an plus tard, de rendre hommage à
Fouquet, et de publier des contes... Loin de rendre hommage au Roi
{et à Colbert) _ La Fontaine, dans le premier volume des Ouvrages,
4317. Voir le quatrième chapitre de notre première partie.
4318. Dans le Mercure galant de janvier 1684, c'était une prière au roi pour qu'il la bonté de lever la
"surséance à sa réception".(O.P., p. 978). En 1685, dans les Ouvrages..., c1est le rappel des retards
qu'imposa injustement le Roi.
»
293
-
-
1090
-
se rend discrètement hommage.
Très remarquable est, de ce point de vue, l'installation au
centre du recueil4319, comme un vrai "temple", du Discours à Mme de La
Sablière, celui que La Fontaine prononça le 2 mai 1684 devant
l'Académie, et dans lequel, tout en prenant acte des critiques contre
ses "contes d ' autrefois4320 ", il ne s'engage à rien. Audacieusement,
"comme une chose en attire une autre4321 ", et sans lourde liaison,
il place après ce discours (et avant Les Filles de Minée) Cinq Contes
nouveaux... Voilà beau tour et tour exemplaire de l'art de La Fontaine
: ce n'est pas lui qui rirait directement des exigences de l'Abbé de
La Chambre. Non ! Non S II est trop discret pour cela. Il respecte
trop le roi, l'abbé, les censeurs divers, les ordres qu'on lui donne,
la valeur des avis qu'il attribue à Mme de La Sablière. Mais, protégé
par la proximité de Maucroix (qu'il protège aussi) et par le nom de
monseigneur de Harlay, protecteur, peut-être "sans le savoir4322" de
ses audaces, il juxtapose des textes. Il les colle ensemble. 11
bricole. En évitant absolument "de faire aux égards banqueroute 4323",
il donne à penser et à rire.
Les Aveux indiscrets, dernier des Contes nouveaux, est bien leur
point d'aboutissement. C'est même, pour l'ensemble du recueil, un
texte réflecteur où divers textes se réfléchissent avant d'en
illuminer d'autres. Le lecteur du recueil de 1685 peut,
par exemple,
remarquer qu'il comporte à la page 99 une lettre, sans titre, qui '
4319. H est à la page 126 d'un livre qui en comporte 264.
4320. Discours à Mme de La Sablière, O.P., p.645.
4321. Voir l8 Avertissement qui, dans ce recueil, suit Les filles de Minée {O.P., p. 769). La Fontaine, parlant
d'Ovide, et de lui-même y indique ses préférences en matière de "liaisons88.
4322. On ne peut se décider là dessus. Achilie de Harlay, procureur général au Parlement, était, quoique
sévère, "avec beaucoup de bel les lettres" (Saint-Simon), un bon connaisseur de La Fontaine, et c'était
l'habile inventeur du "rang intermédiai re" pour les bâtards de Mme de Montespan.
4323. Les Aveux indiscrets. Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 114.
s1 adresse à Fouquet et dont les premiers vers sont
:
Je vous l 1 avoue, et c'est la vérité,
Que Monseigneur n1 a que trop mérité
La pension qu1 il veut que je lui donne4324 .,.
Aveu discret d5 une amitié maintenue malgré la prison et la
mort4325 . Aveu discret qu ' a pu autrefois s'établir, avec un parfait
dominant,
une
relation
détendue,
joueuse,
délicieuse.*.
Cette
relation ancienne s'oppose, en abyme, à celle qu'impose désormais
Louis XIV, et dont témoigne le processus, un moment interrompu, de
l'élection à l'Académie que mettent en texte, en appelant chacun à
rire, les Ouvrages... A .bien inscrire cette lettre dans le livre
entier et à la rapprocher de Les Aveux indiscrets, - texte réflecteur
- le lecteur, comme Cléon dans Le Stratagème, s'il "s'en retourne,
rumine, repense, et rêve4326 ", peut deviner,
construire et goûter
le sens nouveau.*.
La Fontaine évite le bruit qui le ferait prendre, mais il n'
oublie rien, ne tait rien, et, continûment, par cent détours, presque
obsessionnellement, il joue au jeu Chat/ Souris avec le dominant qu'il
4324.
Je vous l'avoue.,., O.D., p. 494»
fouquet est mort en, 1680.
4326. Dans La Confidente sans le savoir ou le Stratagème, vers 113-115. En ces vers,
merveilleusement défini, ce qu'est pour La fontaine, un véri table art de li re.
4327. Le fleuve Scamandre, vers 102.
4328. La Chose impossible. Nouveaux contes, vers 52 et 69.
4325.
se trouve
juge négateur. Sans prétendre le renverser, il le dénonce. Il en fait
rire. Il instruit ses lecteurs, en s'appuyant sur leur fidélité et
sur leur clairvoyance. Il les appelle à voir la folle et à rire, comme
lui, de ceux qui veulent faire à autrui "un très méchant parti 4327".
Méthodiquement, en pliant mais sans rompre, il poursuit- donc son
dessein avec les discrets Contes nouveaux, publiés en 1685 parmi de
nombreux textes avec lesquels il forment labyrinthe, labyrinthe
parleur, "labyrinthe de fées" Impossible à "mettre à raison4328" «
et en s 1 amusant,
En publiant ainsi sans rien renier,
La Fontaine,
2.3
encore une fois,
le vieux
4 529
échappe à la prise -
.
Le dessein de La Fontaine â travers ses dernières
publications.
2.3.1
Très bref examen du second recueil.
Nous ne développerons pas ici une analyse de la publication entre
1678 et 1679, chez Barbin, du second recueil des Fables choisies mises
en vers par M. de la Fontaine « Nous aurons 11 occasion d'y revenir
dans le prochain chapitre.
Disons seulement qu'avec ce recueil très complexe La Fontaine
poursuit et rend plus manifeste son dessein concernant les relations
de pouvoir. Il en propose même une de ses plus nettes illustrations.
De Les Animaux malades de la Peste à Les Souris et le Chat-Huant, en
effet, la problématique des relations de pouvoir relie bien des plis
de 1'ouvrage. Les deux logiques de pouvoir que le premier recueil avait
mises en place sont à nouveau fréquemment conjointes, comme en
témoigne 11 encadrement du livre ¥11, ou, au livre X, le diptyque formé
par Le Berger et le Roi et Les Poissons et le Berger qui joue de la
flûte, ou encore l'ensemble du livre XI. En continuité avec le premier
recueil, des phénomènes de pouvoir sont présentés en des champs
divers4330 et interactifs, que le lecteur peut replier les uns sur les
autres pour construire une pensée fluide, féconde en applications.
Après le premier recueil, cet ouvrage suscite des analyses plus
complexes et qui impliquent davantage d'objets comme en témoigne le
remplacement, en position inaugurale, de
Fourmi
par
Les
La
Animaux malades
Cigale
de
et
la
la peste. Les
interrogations et les réponses sur le politique -(le spectacle de la
4329,
Ajoutons
qu1en
édition
de
ses
Desbordes, 1685.
4330.
1685
paraît
Contes.
en
Contes
Hollande
et
"avec
nouvelles
en
sa
vers
participation"
de
M.
de
(selon
ta
le
Fontaine;
Père
Pouget)
Amsterdam,
une
Henry
Le politique, le religieux, le domestique, le marital, le domestique, l'économique.».
cour, la possibilité d!une justice...), le rapport savoir/ pouvoir,
11 éthique de vie (Livre VIII) , la position du fabuliste, et sur le
métaphysique (la Fortune..,) sont plus explicites. De plus, les
soubassements et les implications philosophiques de la pensée sont
davantage mis à jour, comme au livre IX où la réflexion sur la diversité
et le pouvoir s 1 épanouit génialement avec le Discours à Mme de La
Sablière. Enfin, La Fontaine poursuit, avec une maîtrise accrue des
enjeux, la recherche d'un espace préservé des dominants négateurs,
un espace où la pensée et le plaisir, comme en "un parterre 4331 ",
pourraient fleurir : le salon de Mme de La Sablière en est l'exemple
et 11 Image tandis qu ' "aux bords d1 une onde pure4332", à 11 abri des
Loups tueurs d f Agneau et à l'opposé du "tronc caverneux" "triste et
sombre retraite" - où le Hibou "tronque un peuple mis en mue 4333",
"l'ouvrage4334" de La Fontaine, "truchement de peuples divers4335", est
un effort pour créer un ample espace d'échanges délicieux et
féconds...
Logiquement, le second recueil médite sur le pouvoir des fables,
son efficacité, l'emploi négateur qu'on peut en faire, l'art d'en user
en faveur d'autrui et de sol-même, son utilité pour faire accéder au
vrai, et se défendre des dominants. Belle Illustration de cela : le
Singe4336 du livre XI. Il parle au Lion, l'Instruit peut-être, s'en
moque, conserve ses faveurs, lui échappe, tandis que La Fontaine,
montreur du Lion et du Singe, lui-même montreur des deux Anes,
manifeste son dessein avec ce texte et les suivants. Singe, il n'est
pas admirablement courageux comme le Paysan du Danube 4337. "Maître ès
arts4338", Il vise cependant à faire éviter les pièges où tombent le
Renard puis le Loup, à offrir
jouir
et
de
aux
lecteurs
la
possibilité
de
penser durablement, de n'être pas tronques,
d'échapper aux réducteurs de jambes, de tête et de diversité,
4331. Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 21.
4332. Epilogue, vers 1.
4333. Les Souris et le CHat-Huant,(XI,9)f vers 11,9,31.
4334. Epilogue, vers 6.
4335. Ibid., vers 5»
4336. Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (XI,5).
4337. Mais les Romains sont, apparemment, autres gens que les modernes dominants...
4338. Ibid., vers 73.
d'entendre comment
55
tout parle dans 11 Univers4339", sans que Louis,
"qui dompte 11 Europe434011 - comme 1111 avarice4341 " des Romains autrefois
- , puisse censurer son ouvrage. N'y est-il pas loué pour offrir aux
auteurs des "sujets vainqueurs du temps et de la Parque 4342" ? 11 est
vrai que La Fontaine préféra laisser ces "sujets" loin de "l'onde
pure4343", avec les Loups, dans "le fond des bois et leur vaste
silence4344"... Mais c'est modestie... Sa Muse est "innocente 4345 " .
On ne saurait accuser son ouvrage, offert à Mme de Montespan, de ne
pas louer "la main puissante4346" du roi ! Au lecteur - un peu habile
- cependant de relire Le Lion puis Pour Monseigneur le duc du Maine,
ou le diptyque à distance entre première et dernière fable du livre
VII...
En
assurant
le
succès et
l'autorité
de
La
Fontaine,
la
publication du recueil de 1678/1679 est une remarquable réussite de
son dessein. La partie ne finit pourtant pas là. Après un relatif
silence entre 1679 et 1682, et au moins jusqu'en 1693 lorsqu'il tombe
malade, La Fontaine poursuit, et parfois relance, son dessein en
tenant compte de ce qu'il est devenu lui-même4347, de ses Intérêts
nouveaux, et de l'évolution du monde. Nous avons déjà analysé au début
de ce chapitre dans "l'affaire Daphné", la publication en 1682 du
curieux Poème du Quinquina et autres ouvrages en vers, par lequel,
tout en le louant hautement, La Fontaine rapproche Louis XIV du
tyrannique Apollon et fait l'éloge d'une sulfureuse
reléguée
4339.
4340.
4341.
4342.
4343.
4344.
4345.
4346.
4347.
loin
de
.la
cour.
Dans
duchesse
ce
Epilogue, vers 7.
Ibid., vers 19.
Le Paysan du Danube, (XI,7), vers 20.
Epilogue, vers 23.
Epilogue, vers 22 et 1. Le Loup et l1 Agneau, (1,10), vers 4.
La Clochette, Contes publiés dans les "Ouvrages...", vers 69.
Epilogue,'vers 18.
Ibid., vers 19.'
îl est simultanément célèbre, proche des Grands, et pauvre, dans la dépendance de Mme de La Sablière"M. de La Fontaine, descendu d'un grenier, tombe dans un entresol, où i l a sans doute soutenu un froid
cruel l'hiver passé" écrit le 14 mai 1680 Guilleragues. Il écrit aussi que "M. de La Fontaine ne qui
ttera j ama i s un entresol pour habi ter un palais". Texte ci té par
Georges Mongrédien dans son La Fontaine _
,
C.N.R.S.,
1973,
p.
129.
Georges
Mongrédien
renvoie aussi à la thèse de Jean-Pi erre Collinet, Le Monde li ttérai re de la Fontaine, 1970, p. 383,
581, n. 166.
1
chapitre, nous avons aussi évoqué l'élection, puis 1 installation,
académique qui permit à La Fontaine, grâce à son public et à une
efficace politique de louanges, d'obtenir quelque argent du roi et
une position, mais sans rien céder d'essentiel comme l'attestent la
lecture en 1684, lors de la réception de Boileau à l'Académie de Le
Renard, le Loup et le Cheval4348, et surtout la publication simultanée
en 1685 de Les Ouvrages de prose et de poésie... et de l'ensemble des
Contes, chez Henry Desbordes, à Amsterdam.
2«3«2
Aux côtés des Coati.
En 1685, après le- mariage secret de Mme de Maintenon, La
Fontaine sait fort bien, comme l'écrit d 1 Harmonville, l'auteur de 11
Avertissement de cette édition hollandaise, qu'il vit "dans un temps
de "circonspections et de ménagements4349"* Lui-même, dans Le Renard
anglais, fait allusion au "temps orageux4350" que provoque Jupiter.
Cependant, cette conscience du danger ne l'empêche pas d'oser ses
propres audaces et de saluer certaines victimes de la tyrannie royale
comme la duchesse de Bouillon, ou les frères Conti.
Jacques Roujon a sûrement donné un titre excessif à son livre
- Conti 11 ennemi de Louis XI¥4351 -, mais l'affaire de 1685 est
importante et les choix qu'y fit La Fontaine sont révélateurs de son
dessein. On sait qu'au printemps 1685 les deux frères Conti Louis-Armand et surtout François-Louis, son cadet - s1 en allèrent
gagner de la gloire en Hongrie contre les Turcs. Louis XIV avait donné
son accord, puis s'était ravisé, mais sans pouvoir retenir ces deux
écervelês partis sans lui faire d'adieux. De son point de vue, leur
4348. Sur les ambiguïtés de cette fable, voir la note de Jean-Pierre Collinet dans l'édition de la Pléiade (p, 1293-1294).
Sur les rapports de La Fontaine avec Soi leau, voir René Peter, "La Fontaine contre Boileau" in La vie secrète
de l'Académie française, Librairie des Champs-Elysées, 1934, tome i, p. 247-275.
4349. Texte cité dans l'édition de la Pléiade, p. CLXIII.
4350. Le Renard anglais, (XII, 23), vers 6.
4351. Jacques Roujon, Conti l1 ennemi de Louis XIV, Fayard, 1941.
-
1096
-
entreprise
était
triplement
condamnable.
D'abord,
elle risquait de renforcer la maison d'Autriche qu'il s'apprêtait à
combattre, Ensuite, elle manifestait son manque d'autorité sur la
famille royale, ce qui affaiblissait sa position internationale.
Enfin, à ses yeux d1 homme qui en avait souffert, elle faisait revivre
la Fronde, menée par divers parents de ces jeunes princes. Or, ceux-ci
étaient populaires. Comme en témoigne Mue de Sëvignë, qui ne les
louait pourtant pas, on admirait leur fougue aristocratique, leurs
exploits contre les Turcs, et, sans nul doute, leur liberté à l'égard
des souhaits du maître. Leur geste cristallisait la sympathie d'une
opposition largement silencieuse, et Ils ne pouvaient s 1 en dire
innocents : quand on saisit leurs correspondances, on y lut que Louis
XIV était "un gentilhomme campagnard affalnéanti auprès de sa vieille
femme11 ou "un roi de théâtre pour représenter et un roi d'échecs pour
se battre4352" « L'offensé se comporta finement : il coupa les fonds
aux deux Conti, les laissa revenir en France, les accueillit même,
puis, sans rien leur pardonner, les humilia. Louis-Armand - le moins
compromis
-mourut
de
la
petite
vérole
en
novembre
1685.
François-Louis, devenu Prince de Conti, se retira pour un an à
Chantilly, chez son oncle Condë, qui obtint, à sa mort en 1686, une
apparence de pardon pour son neveu. Apparence seulement : le roi resta
froid avec lui et s'en tint toujours aux strictes nécessités de
l'étiquette4353. Victorieux, il avait réglé à peu de frais le périlleux
mouvement de ces jeunes princes.
La Fontaine, qui en reçut sans doute des subsides 4354, mais qui
aimait aussi les âmes "grandes4355", eut de la sympathie pour eux. En
1684, il écrivit la Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur
le Prince offerte à Louis-Armand de Conti, puis, à la fin 1685, la
consolation à François-Louis pour la mort de son frère. Ces textes
ne furent
supposer
4352.
pas
publiés,
mais
on
peut
qu'ils
Voir Jacques Roujon, op. cit., p. 83.
4353. îl refusa, par exemple, de lui accorder la main d'une de ses filles.
4354. Il en reçut, au moins de leur oncle le Grand Condé, voir A M. le chevalier
de Sillery, O.D.
p. 718.
4355.
Voir Le Mari, la Femme et le Voleur. (IX, 15), vers 38.
circulèrent, prouvant que leur auteur, une fois de plus, se plaçait
à 11 oppose des souhaits du roi»- Il persista d * ailleurs : en 1688,
lorsque François-Louis de Conti épousa Marie-Thérèse de Bourbon, il
composa un bel épithaïame, où sont vantées les dangereuses qualités
du jeune prince, et une fable double, Le Milan, le Roi et le
Chasseur4356, qui ne fut publiée - avec des modifications - qu'en 1694
dans ce que nous appelons douzième livre des Fables4357.
Sous
l'apparence du respect, - Louis XIV est dit "Incomparable4358" - ce
texte de 1688 attaque ce roi qui ne sait pas plus pardonner à Conti
qu'à Fouquet4359, et qui se montre, malgré sa religiosité affichée,
4356.
s
Pour i étude de cette fable nous renvoyons à Patrick Dandrey, qui a su en voir l
8
importance, dans sa thèse et dans
plusieurs pages de La Fabrique des Fables.
3
L'achevé d imprimer est du 1er septembre 1693.
4358. "Louis seul est incomparable". Texte publié en 1696 (dans les Oeuvres Posthumes). Jean -Pierre Collinet
le donne en note, p. 1287.
4359. Les quatre premiers vers de ta fable rappellent l3 E l ég i e de 1662 (?), "Du titre de clément rendez
le ambitieux:/ C'est par là que les rois sont semblables aux dieux". Voi r Oeuvres Diverses, p. 529.
A l'égard de Louis XIV, la douzième fable du livre XII est bien - pour reprendre le titre d'un article
de Jùrgen Grimm - la "somme d1une vie".
4360. Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII, 12), vers 1-2.
4361. Ibid., vers 65.
4362. Ibid.,
110.
4365.
Voi r Avers
M. le
chevalier de Sillery, O.D., p. 718. "îl n'est brui t que de votre prince. Tout le
4363. Ibid.,
vers
118.
monde lui
attribue
l'avantage que nous avons remporté au combat d'Estinkerk".
4357.
oublieux des dieux qui veulent que les rois soient "bons4360". Impie,
Louis XIV, s'il fut vraiment offensé par le Prince de Conti, ignore
"comment doivent agir les rois4361 ". "Bien malheureux4362", il ne sait
pas rire de " 1 ' aventure fatale4363" du jeune héros qui n'est parvenu,
au bout du compte, qu3 à regagner piteusement Chantilly..« Louis XIV
aurait dû pardonner ou rire, mais il n'a fait ni l'un ni l'autre. Il
n'est donc comparable à aucun des deux rois de la fable. Si "Louis
seul est Incomparable", c1 est en autre sens qu1 on 1'attendrait :
puisque
11
Ici-bas le beau ni le bon / ne sont estimés tels que par
comparaison33", et puisque les deux rois de fable sont excellents, ce
roi réel vaut fort peu, et La Fontaine a tout inventé pour le
prouver..* En 1693, peu après la prise de Namur où Conti se distingua,
sans rien obtenir, dans un des plus belles prouesses des armées
royales4365, ce raisonnement,
:
Pilpay
très
repêrable,
fut
dissimulé
fut convoqué pour attester la véracité des aventures
citées, et dix-neuf vers disparurent du prologue, La Fontaine jugeant
prudent d? effacer de sa publication, en phrase retorse, le nom de
Louis »
En 1688 comme en 1693-94, Le Milan, le Roi et le Chasseur ne
loue pas servilement Conti* Si son prologue le déclare supérieur à
Achille et suggère qu1 Apollon veut chanter son "nom sur sa lyre4366",
les deux chasseurs sont maladroits, et le second est sot 4367. Ni 1'
un ni 1 ' autre ne savent maîtriser le Milan, et le second croit
naïvement "sa fortune faite4368" * Dans la mesure où ces chasseurs
désignent Conti, La Fontaine rit de sa brouillonne entreprise, et de
son ambition. Avec son frère, il a ébranlé, sans sagesse et pour la
gloire, des forces qu5 il ne maîtrisait pas.. « Aussi, le fabuliste
1' invite-1-il à rire de lui-même, avec Jupiter et avec tous les
lecteurs, et aussi à pardonner à qui, visiblement, ne lui pardonne
pas4369... Opposé à Louis XIV, La Fontaine ne loue pas servilement un
prince aventurier» Il voit que François-Louis de Conti n'est pas
Oronte, bien qu' il se trouve, à la suite d3 Oronte - mais beaucoup
moins qu5 Oronte - victime d'un roi qui ne sait pas pardonner ou rire,
ou plutôt rire en pardonnant, pardonner en riant, rendre ainsi 1 1
existence légère, en acceptant 11 envol immaîtrisé d'un Milan, les
4366.
4367.
4368.
4369.
Ibid,g vers 7-8, et 16.
Ibid., vers 120.
Ibid., vers 100.
Voi r le prologue de la fable, vers 5-6» Conti était, apparemment, un homme à la rancune tenace, en
particulier contre le roi.
4370. Dans les vers 76-88, La Fontaine expose, et même paraît défendre, le principe de la réincarnation :
chez les Indiens, affi rme-t-il "nul le humaine créature /Ne touche aux animaux". "Savons-nous,
disent-iIs, si cet oiseau de proie / N'était point au siège de Troie". Ce qui fonde le refus de tuer
autrui, c'est la conscience d'une ignorance quant à sa valeur. Comment oserais-je tuer qui vaut
peut-être infiniment plus que moi ?
Les dominants selon la Fourmi, quant à eux, croient savoir, avec certitude, que l'autre ne vaut rien.
n'est
pas, en
pour
eux, sujet d 8 interrogation quant à sa valeur. Leur certitude légi time leur
33Voi rAutrui
le texte
publié
1696.
violence. A i ns i en va-1-il de la certi tude cartésienne sur les an i maux-mach i nés qui prépare
l'injustice de lsHomme à l!égard de la Couleuvre(X,1)...
Face à cela, La Fontaine cherche toujours à rappeler que notre savoi r sur la valeur de l'autre
et de l 1univers divers, est largement incomplet. Le Roi ne sai t pas tout ce que vaut Cont i.
Conti ne sai t pas tout ce que vaut le Roi ___
C1 est sur cette ignorance de la richesse potentiel le de l'autre que se fonde, pour La Fontaine, la
nécessité du pardon. Ne pas pardonner, c'est croire déteni r le vrai et le bon, s'aveugler à la diversi
té, ne pas distinguer. Csest donc ni er la création de l'univers par
hasards,
les
retournements,
les
changements
circulation du sens, les aventures4371 ,
cesse changent
de
voire les
forme 4370,
la
textes qui sans
4372
. . «
Ce roi, qui sait parfois aller "tortu 4373" pour vaincre, voudrait
apparemment que le monde, sous lui, soit sans détour. Le sinueux et
11 Imprévisible, quand ils ne sont pas de son fait, lui sont
intolérables
«
Au
contraire
de
l'Aigle,
il
évite
tout
"coin
détourné437481, et, à l'inverse de la "Reine des airs", il aime les
espions qui l'avertissent de "tout ce qui se passe 4375". Volontiers
surprenant
pour
autrui,
il
voudrait
que
tout
.soit
pour
lui
transparent, non ambigu, direct, uniformément saisissable . Il est
donc semblable au Milan qui un instant, va "tout droit 4376", sans
distinguer le nez d'un souverain ou, en autre lieu, les chansons du
Rossignol4377. * .
2«3«3
Le diptyque de 1687.
Entre 1685 et 1688, en 1687, La Fontaine, qui décidément va
"tortu", publie, chez André Pallard, un diptyque, de sept pages : A
Monseigneur 11évêque de Boissons, en lui donnant un Quintillien de
la traduction d'Qratio Toscanella, accompagné par une Lettre à .M.
de Bonrepaux. Difficile, à première lecture, de saisir le rapport
entre ces deux textes : le premier critique les Modernes dont Perrault
paraît le chef depuis son discours du 27 janvier 16 8 7
4378
, mais il
s'éloigne du strict point de vue des Anciens, puisqu'il loue des
auteurs qui, pour n'être pas du "Siècle
ne
sont
pas
guêrison du
encense
antiques
roi,
le
même
4379
;
de
Louis
lesecond
se
félicite pour ses
pour
avoir
le
Grand",
réjouit
victoires
de
et
la
11
de "vaincre 11
entrepris
Dieu, ou même par les Dieux» C'est être impie, et c'est se condamner, au bout du compte, à ne pas joui r
de lsunivers divers. C'est donc être "bien malheureux".
4371. Ibid., vers 118.
4372. Ibid., vers 115 : Jaaï changé mon sujet avec juste raison". A rapprocher de "Avec les animaux, de forme
nous changeons". Ibid., vers 85.
4373. L'Ecrevisse et sa Fille, (XII,10), vers 22.
4374. L'Aigle et la Pie, (XII,11), vers 5.
4375. Ibid., vers 16. C'est grâce à eux que Louis XIV sait tout du courrier des Conti..„ Louis XIV est l'inverse
de LsAïgle qui chasse la Pie... Il s'entoure d'espions. Il faut à sa cour a voi r "habit de
deux-paroisses".
4376. Ibid., vers 42. La Fontaine oppose ici le mouvement "tout droit" du Milan au mouvement s i nueux de
son texte ("Si ce conte n8est apocryphe").
4377. Voir Le Milan et le Rossignol, (IX,18).
4378. 1 1 lut ce jour là devant l'Académie une partie de son poème inti tulé Le Siècle de Louis le Grand.
On pouva i t y entendre : "La bel le Ant iqui té fut toujours vénérable/ Mais je ne crus j ama i s
3
qu'elle fût adorable". Boileau s indigna. Racine persi fia... La Fontaine, très rapide en cette affai
re, obtint le permis d'imprimer pour son livre le 5 février 1687.
4379. La Fontaine ci te des étrangers - L'Arioste, Le Tasse, Machiavel, Boccace - et des éc r i va i ns
français de la période précédente (Malherbe, Racan, d'Urfé), mais il ne ci te aucun des écrivains
du "Règne de Louis le Grand", et i l ne loue ses historiographes que pour leurs
Erreur4380"
qui
en révoquant
a
appelé
oeuvre
Fontaine
beaucoup
Epître
avec
à
médité
Huet
le
a-t-il
11 Edit de Nantes
second
le
n' a
4381
.
simultanément
(1685). La
premier
guère
texte souvent
considéré
Pourquoi
publié
critique,
qu ' il forme
cependant
un
texte
La
qui
nous paraît remarquable,
très éclairant sur son oeuvre,
de création,
et un texte qui nous paraît faible, plate
sa pensée,
ses modes
poésie officielle et gênante louange d'une répression ? Pourquoi
avoir installé 11épître avant la louange,
quand, souvent, on encense
d'abord ? Comme l'observe Roger Duchêne, dire que La Fontaine se plaît
à montrer "la variété de son talent"
goûte assurément le plaisir
à
se poser
son
des questions".
plus
aime
les
n'oublie
"se masquer,
Mais
récent biographe,
trancher34"
peut
de
ne suffit pas*
jamais
faut-il
que
le
ces questions
"stratégies
de
?
Si
Notre fabuliste
d'obliger
l'autre
croire,
comme
lecteur
La
"ne
Fontaine
de désorientation",
poursuivre
son dessein,
il
et donc
d'instruire, en évitant de perdre» C'est au lecteur de lire,
c'est-à-dire, encore une..fois, de lier.
A en croire Huet, 1'épître qui lui fut adressée date de 1674 .
Rien n ' indique qu ' il se trompe4383 même si La Fontaine a pu modifier,
sur quelques points, son texte pour le publier35 « Nous avons assez
souvent rencontré de tels réemplois
chez
1'auteur
des Fables
nouvelles pour ne pas nous en étonner.
En 1687, en raison de 1 ' actualité, et du statut de La Fontaine,
les vers de 1674 multipliaient leurs sens tandis que leur ancienneté
projets.». Remarquons aussi que sa i l ci te Platon (mais pas Aristote) parmi les anciens, il néglige
Descartes parmi les modernes... Ce fai t s8 inscrit au compte de son ant i cartési ani sme.
4380. A M. de Bonrepaux, O.D., p. 663.
4381. Roger Duchêne s'y est utilement essayé dans sa biographie. Pierre Clarac écri t quant à lui : "les
vers à Bonrepaux permettront de fai re passer l8audace de l'épître" (O.D., p. 986). Mais quel le audace
exactement ?
4383. Le temps très court entre l 8 intervention de Perrault à l'Académie (27 janvier) et le permis
d'imprimer du livre (5 février) suggère que La Fontaine tenait ce texte en réserve.
relative -
connue au moins par Huet qui
était de 11 Académie - attestait que le "Papillon du Parnasse" pensait
de loin, avec continuité, et hors de la pression du moment. Le nom
même de Huet faisait sens* Excellent connaisseur de i5 antiquité, ce
bon serviteur du roi4385 se trouvait en effet opposé aux partisans de
Perrault, mais ennemi déclaré de Boileau» Lui écrire, c'était refuser
de s 1 adresser à un homme de parti, c3 était choisir une pensée
mouvante, souple, ouverte aux sciences modernes comme à la tradition,
une pensée qui ne s'enfermait pas dans une doctrine, et qui se fondait
sur un riche savoir« Ainsi, les circonstances donnaient à 1'épître
qui lui était adressée, et qui était autrefois confidentielle, une
signification, une valeur et une efficacité nouvelle, tandis qu'elle
permettait à son auteur d'intervenir dans la Querelle, de préciser
ses idées, et de se construire, diplomatiquement, une position.
Cette épître est nuancée, mais ses nuances sont net refus de
se soumettre à 1 ' un ou l'autre des camps en conflit» La Fontaine
34Roger Duchêne, Jean de La Fontaine, Fayard, 1990, p. 448.
35Peut-être à propos de l'histoire ("On nous promet l'histoire"...). Racine et Boileau ont été nommés
historiographes en 1677.
n'est pas un militant dont la pensée se laisse tronquer. Il ne jette
pas d'anathèmes, mais il cherche le dialogue et une position moyenne*
Il suscite la conversation. Il n'impose pas des normes a priori, mais
il décrit son itinéraire sinueux, plein d'hésitations, et parfois
d'erreurs. Il dit ainsi comment il crée son oeuvre» Il témoigne* Il
raconte. Il explique ce qu'il a fait, et comment il a profité ou manqué
se perdre en -diverses rencontres. Aux discours totalisants qui
prétendent trancher, il oppose sa parole de sujet fragile, ondoyant,
mais tenace.
Critique des Modernes, il ne vocifère pourtant pas avec Boileau,
et II ne considère pas, comme Racine, que Perrault plaisante. Pas de
manichéisme, mais pas de confusion non plus
:
il vante clairement
la valeur de la culture ancienne
et l'utilité de sa connaissance, mais il dit se plaire en de nombreux
livres
modernes.
mouvante » 11 va d
1
Sa
pensée
est
traversière,
auteur en auteur. Il en lit "qui sont du Nord et
8
4585. Il avait, par exemple, travaillé à l instruction du Dauphin.
-
1102
-
qui sont du Midi4386", mais il ne se perd pas, malgré les risques
potentiels. Il sait parfois revenir sur lui-même, renoncer à une
tentation4387, et il reste toujours à la recherche du divers, pour le
rencontrer et créer de la diversité*.« 11 se déplace. Il se dégage.
Son mouvement même est dégagement. Ainsi, son imitation "n'est pas
un. esclavage4388". Les idées qu1 il défend n 1 obéissent pas une
cohérence préétablie. Elles ne sont pas aux ordres. Il ne s 1 interdit
rien. Il ne se laisse rien interdire. Il fait, à son gré,
"son miel
de toutes choses4389".
Par 11Epître à Huet, La Fontaine explique ses choix d 3 artiste,
mais II ne loue pas la politique culturelle royale. La lettre A M.
de Bonrepaux ne la loue pas davantage. Or, cette politique est au
centre de la Querelle des Anciens et des Modernes telle qu 5 elle se
développe alors. Le poème de Perrault qui mit Boileau en rage ne s1
Intitule™t-il pas Le Siècle de Louis le Grand ? En août 1687, 1' auteur
du futur Petit Poucet présente encore à 15Académie une épître
"touchant 11 avantage que sa Majesté fait remporter â son siècle sur
tous les siècles". Quant à 11 historiographe Boileau, on sait qu'il
n'est pas en reste pour l'éloge».. Antoine Adam peut ainsi écrire
avec raison, et presque trop de prudence que "l'opposition revêtait
presque l'aspect d'un conflit d'ordre politique. Car les partisans
des Anciens approuvaient au nom de la tradition, le régime de la
monarchie absolue, et ceux des Modernes maintenaient le regret de
1'indépendance, 1'habitude de la critique, le voeu d'un pouvoir fort,
mais au service de la nation et non plus des supertitions anciennes
et des caprices de la cour4390". Or, ce conflit à portée politique,
autour de 1687, conduisait chacun des camps à louer le roi, ce
d'autant
plus
qu'il
paraissait
improbable,
guêrison, qu'on pût en changer prochainement
4391
après
sa
. 11 ne s'agissait
pas d'être pour ou contre le roi, puisqu'il était incontestable et
4386.
4387.
4388.
4389.
4390.
A Monseigneur l'évêque de Soîssons, O.D., p. 649.
"Je pris certain auteur autrefois pour mon maître; /Il pensa me gâter"...Ibid., p. 648.
Ibid., p. 648.
Discours à Mme de La Sablière. ( IX), vers 23.
Antoine Adam, Histoi re de la l i ttérature française au XVIîème siècle, Domat, 1948-1956, tome V,
p. 81.
qu'il durerait, mais de privilégier un aspect ou l'autre de son
action, pour tenter de s'assurer, en le louant, et avec son appui,
un contrôle du champ littéraire *
Querelle entre zélateurs de Louis XIV, la Querelle des Anciens
et des Modernes manifeste une contradiction entre deux ensembles
Idéologiques fondant sa politique : Louis XIV instaure en effet un
monde neuf en prétendant restaurer un modèle immuable.,. Est-il
conservateur ou innovateur ? Est-il Ancien ou Moderne ? Les deux
assurément, et sa relative réussite tient à cela, mais cette mixité
pratique est porteuse d'affrontements idéologiques entre ceux-là
mêmes qui veulent soutenir son initiateur« Si le roi restaure et
renouvelle, les Modernes et les Anciens tendent à ne voir qu'un seul
aspect, tandis que La Fontaine, qui propose une pensée Intermédiaire,
échappe aux deux camps, et rejoint en souplesse 1'attitude d'un roi,
essentiellement pragmatique, qui oscille sur tous les plans entre
rénovation et innovation, comme en témoigne Versailles où abondent
en un palais nouveau les références antiques. Ainsi, L'Epître à Huet
ne s ' oppose-t-elle pas -à la réalité mixte de la politique royale.
Elle 1'accompagne au contraire, en évoquant un parcours personnel
assez
différent
des
.théories
que
professent
ses
zélateurs
contradictoires.
En s'abstenant de louer la politique culturelle du roi,
cependant, ce texte donne à penser que les Modernes, comme les
Anciens, qui ne cessent de la louer, sont plus soucieux de plaire que
de proposer une pensée riche, vraiment féconde. Comme l'Ours et le
Singe
en
certaine
fable4392,
Ils
construisent
deux
discours
contradictoires, mais symétriques, à partir de ce qu'ils croient
devoir leur être utile.
4391.
Dès lors,
L 3 Epître à Huet apparaît
Espérance déçue pour toute une opposition nobilai re - en particulier pour le Prince de Cont i -, qui choyait
volontiers le Dauphin __________________
4392. La Cour du Lion, VII, 6).
obliquement comme
une dénonciation de ces gens qui se font esclaves pour mieux devenir
les petits tyrans du champ littéraire. Ces écrivains simplifient et
durcissent leur pensée pour plaire au maître et pouvoir ensuite mieux
contrôler. Négligeant de créer des oeuvres4393, ils s'affrontent sous
1 ' oeil du prince en le flattant à qui mieux-mieux.
Bien entendu, La Fontaine lui-même veille à ne pas déplaire au
"terrible sire4394"* Il n 1 oublie pas que le Cerf4395 faillit ' périr
pour ne pas avoir pleuré au bon moment... Aussi la lettre A M. de
Bonrepaux sert-elle à prévenir tout coup de griffe éventuel. Mais en
dissociant présentation de ses pratiques
d 1 écrivain-lecteur et
louange de Louis XIV, et, surtout, en s'abstenant de vanter sa
politique culturelle, La Fontaine tente de se placer autrement que
ses confrères. Il donne■ainsi à voir ce qu'ils font »
Leur dénonciation Implicite se retourne alors en critique du roi
: montrer l'Ours et le Singe comme flatteurs du Lion 4396, c'est aussi
dire que le Lion exige qu ' on le flatte. Si Boileau et Perrault
tiennent des discours monolithiques et radicaux, c'est parce qu'ils
jugent que Louis XIV attend d'eux ces discours. Ils savent qu'il veut
être loué et voir clair. Ils croient que, pour lui, il faut que 11 erreur
et la vérité, comme le bien et le mal, soient nettement marqués* Louis
XIV n'aime pas voir qu'il y a devant lui du trouble, de l'incertain,
du mouvant, ou du subtil. 11 veut que tout soit quadrillé, que les
choses, les coeurs, les allées de Versailles ou les discours soient
bien à leur place. Peu importe, comme pour Richelieu en sa ville, que
l'ensemble soit finalement vide, mais il veut du régulier, du net4397.
Certes-, lui-même peut aller "tortu4398, avoir une pratique souple,
pragmatique, qui oscille entre tradition et invention,
?
dévoile jamais, mais il veut tout voir d un coup d
1
et qui ne se
oeil « Le Lion4399
peut bien, en parfait pragmatique, utiliser, sans y croire et dans
15 occasion, le "courroux" du Ciel et
4393.
4394.
4395.
4396.
4397.
4398.
La Fontaine, quant à lui, parle de son oeuvre.
Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (XI,5), vers 74.
Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14).
Voir La Cour du Lion. (VII, 7).
Voir Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p.550-551.
L'Ecrevisse et sa Fille, (XII, 10), vers 22.
-
1105
11 1
1
histoire", la tradition
-
chrétienne et la tradition païenne, faire un mixte trouble et
efficace, mais il faut que devant lui le conseil tienne des discours
nets, bien à leur place, et qui accusent, sans nulle ambiguïté, 1 5Ane
qui crut pouvoir être nuancé, subtil, complexe en sa pensée 4400 . Pour
La Fontaine, le dominant selon la Fourmi s 1 accorde le droit d5 unir
secrètement des éléments divers, mais il refuse à autrui le droit au
mouvant, au divers et au secret. Il n' aime pas qu' on trace pour soi
son propre itinéraire sinueux. La Fourmi plante "1 ' oeil du maître"
au fond de la Cigale. Pareil dominant ne laisse presque aucun espace
pour une pensée et un art complexe, en mouvement, qui se cherche, et
qui jouit et fait jouir de son propre mouvement. Il accepte en
revanche, et même favorise, les querelles entre ses dominés, s'ils
rivalisent pour lui plaire et s'il voit clair dans leurs discours.
Pareilles
Querelles
assurent
son
pouvoir.
D'ailleurs
bien
des
querelles entre dominés lui sont utiles : au livre XII, le Maître ne
"se trouve que mieux" des batailles entre Chiens et Chats et entre
Chats et Souris4401 .
L'audace de La Fontaine est moins dans son point de vue que dans
son geste. En publiant son Epître à Huet, il manifeste une pensée et
une activité créatrices personnelles, mouvantes, complexes qui le
dégagent du combat entre les deux camps "appointés contraire 4402". Sa
voix singulière, et les mouvements sinueux de sa recherche font
entendre simultanément, par contraste, le discours de ses confrères
et, par remontée d'interrogation, 1'attente de leur maître.».
fait
ainsi
comprendre
distinct de Charles II
4403
que
la
logique
Il
de pouvoir du roi - fort
- et le désir de pouvoir de ses laudateurs
4399. Voir Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1).
4400. Voi r le discours s i nueux, nuancé, empli de ci rconstances, de l!Ane (vers 49-54), qui about i t
304
au "parler net".
4401. Voi r La Querelle des Chiens et des Chats et celle des Chats et des Souris, (XI1, 8). IL faut songer,
en lisant cette fable, qu'elle fut écrite au moment de la Querelle des Âne i ens et des Modernes.
4402. La Querelle des Ch i ens et des Chats et celle des Chats et des Souris, (XI1, 8), vers 6.
fabriquent, si 11 on n ' y prend garde, ce que le vingtième siècle
appelle
11
langue de bois" : un discours qui n3 aide pas à penser, qui
se coupe du réel divers, et qui s1autoreproduit sans fin. Illustration
aussitôt :
la lectre A M. de Bonrepaux.
Fragment, ce texte débute et finit par des points de suspension.
Où commencer ? Où finir ? C1 est sans limites. De la puissance du
monarque, sous ce monarque, on ne saurait borner 11 éloge continu,
univoque, répétitif, et prononcé par tant de voix4404 . . .
En ces vers, La Fontaine accumule. Il fait le maximum, comme le
Cerf à la fin de Les Obsèques de la Lionne. C'est un festival. Peut-être
quelque oreille oblique, et formée par toute son oeuvre, entendra,
s1 instruira, sourira...
Grande satisfaction d'abord pour la guérison du roi : "Vous ne
sauriez vous Imaginer combien ses sujets en ont témoigné de joie".
On peut songer au peuple de Le Soleil et les Grenouilles4405
Ils offriraient leurs jours pour prolonger les siens.
La Fontaine, lui, ne s1 engage pas, et II sait que le Renard est
toujours prêt à offrir la peau du Loup pour prolonger le Lion4406. . .
Ils font de sa santé le plus cher de leurs biens.
Beaucoup (et sûrement le Prince de Conti4407 spéculèrent sur sa
possible mort...
Les voeux et les concerts dont leurs temples résonnent... On
4403. Voir Un animal dans la lune, (VII, 17).
4404. Dans Les Animaux malades de la Peste,
La Fontaine abrège. Un échantilIon suffit. Après le discours
du Renard, inutile de donner ceux du Tigre, de l'Ours, des autres puissances....
4405. Aux noces d'un tyran tout le Peuple en lîesse Moyaît
son souci dans les pots.
Esope seul trouvai t que les gens étai ent sots. Le Solei l et les Grenouilles, (VI, 12), vers 1-3).
4406. Le Lion, le Loup, et le Renard, (VIII,3).
4407. Voi r Jacques Roujon, Conti, l8 ennemi de Louis XIV, Fayard, 1941, p. 90-100.
songe à Les Obsèques de la Lionne.
Sa principale favorite
Plus que jamais est la vertu.
Délicieux saut d f un vers à l 1 autre ! Jolies ambiguïtés sur
"favorite" et sur "vertu"... On revoit le Renard flattant le Lion dans
Les Animaux malades de la Peste. . . Puis viennent les louanges pour
les exploits guerriers.
Les deux mondes sont pleins de ses actes guerriers...
En
effet,
se
souvient
ressentent tous la guerre
le
lecteur :
"ses
divertissements
4408
..."
Voici maintenant la révocation de 1'Edit de Nantes :
Il veut vaincre l'Erreur ; cet ouvrage s'avance, 11 est
fait; et le fruit de ces succès divers Est que la Vérité
règne en toute la France, Et la France dans 11 Univers.
La Fontaine a-t-il oublié l'univers divers, l'Orient, voire
l'Angleterre
où
Jacques
II
vient
de
publier
la
déclaration
d'Indulgence ? Oublie-t-ii ses jeux subtils entre mensonge et vérité
et l'art de payer le prince "d'agréables mensonges4409" ? A-t-il oublié
Le Fleuve Scamandre publié en 1685. Ne se plaint-il pas déjà, comme
il le dira vers l'automne à Mme de Bouillon, que de "sévères
moralistes4410" régnent en France ? On peut en douter, mais il fait sa
cour, et, simultanément, Il montre quels discours on tient quand on
fait sa cour...
Cela ne suffit pas. Après une ligne sautée, l'éloge recommence
et se répète :
Vient-il pas d'attirer, par de divers chemins, La dureté
de coeur et l'erreur envieillie, Monstres dont les
projets se sont évanouis...
Ceci,
pour
ceux qui
n'auraient
pas
compris
que
Louis
XIV a vaincu l'Erreur».. Ce discours pourrait encore continuer.
Pourquoi pas
?
C'est sans
fin.
Louis XIV et les dominants selon
la Fourmi ne se lassent jamais des flatteries, même énormes. Une
4408. A M . de Niert, O.D., p. 618.
4409. Voir Les Obsèques de la Lionne, (Vil 1,14), vers 316.
4410. A Mme la duchesse de Bouillon, O.P., p. 671»
répétition cependant suffit à la démonstration» Aussi La Fontaine se
retire au fond de ses "retraites11, avec "sa Muse", mais, pour boucler
le diptyque, il rappelle qu'il est l'oublié des faveurs royales
:
La fortune, il est vrai, m'oubliera dans ces lieux ;
Ce n'est point pour mes vers que ses faveurs sont faites :
Il ne m'appartient pas d'importuner les dieux.
Mais qui les importune alors ? Il n' est pas difficile de suivre
le regard de La Fontaine.». Tant d'autres importunent les dieux pour
obtenir des avantages de fortune.
Sans
trêve
et
sans
limites,
ils
composent
force
discours .
comme celui qu'on vient de lire. La pensée qu'ils affichent est tout
entière fabriquée pour plaire au Prince. C1 est une pensée tronquée,
et qui tronque, qui fixe, qui fige, qui détruit tout mouvement de
Papillon.
La lettre A M. de Bonrepaux, ami de La Fontaine et bon serviteur
du roi, est un échantillon parmi les Innombrables discours que
produisent chez les auteurs la tyrannie et leur désir de "fortune".
Voilà l!art des Modernes. Voilà aussi 1 ' art des Anciens. C'est
discours du commun, parole de tous les "sujets"... Qu'on compare cette
lettre
à
la
pensée
personnelle,
subtile,
riche
en mouvements
complexes, qui se manifeste dans 11épître précédente... On apercevra
qu'elle ne sert pas seulement à protéger. Par effet de contraste, et
-
306
-
pour le plaisir de certains lecteurs, elle fait voir, elle critique,
elle attaque «
De cette lettre, on ne saurait tirer que La Fontaine approuve
la Révocation de 11édit de Nantes. Comment 15 approuverait-il ? C'est
oeuvre typique de la logique de La Fourmi, l'inverse exact des
labyrinthes et des merveilles que suscite Oronte en ses jardins...
C'est un refus typique de la diversité. Pour admettre que La Fontaine
loue ici sincèrement le Roi, ou même qu'il ne veut que lui plaire,
Il faudrait le supposer très Incohérent, ou très bas. Roger Duchêne
s'y aventure :
fait.
Plus
"Il aurait pu se taire.
La
Fontaine
Il ne 1'a pas
vieillit,
plus
il
multiplie
les
éloges et les flatteries, persuadé qu5 il y est passé maître.
Sur
ce
point
aussi,
opposants
au
régime,
irrêgulier
empressé
est
et
double.
marginal,
Ami
mais
des
toujours
à
célébrer
est
il
les
puissants.
Un
grand
n1
poète
pas
nécessairement
un
modèle
de
rigueur
et
cohérence 11.
de
Un
grand critique peut-il cependant réduire les capacités d'un
auteur ? Avant de conclure à ses contradictions,
il explore
toutes les voies qui permettent d'éprouver sa cohérence. Or,
les
analyses
prouvé
la
précédentes
possibilité de penser ce texte celui
qui
le précède
comme
ont,
au
moins,
tel qu'il fut publié
totalité
cohérente
-
en
et
laquelle
s'inscrit, à sa place, l'approbation répétée du combat royal
contre i'Erreur.
entreprise,
d'avoir
ses lecteurs,
nous
pas.
Reprocher même à La Fontaine,
surestimé
la
en pareille
subtilité
de
certains
serait oublier que son dessein suppose,
i5 avons
vu,
que
tous
ne
de
comme
le
perçoivent
La
transparence lui nuirait. L'Ane, dans Les Animaux malades de
La Peste,
ne comprend pas
le jeu du Renard.
Tant pis pour
lui, mais le discours du Renard et la fable de La Fontaine,
pour
bien
fonctionner
ont
besoin
de
son
incompréhension.
D'ailleurs,
Montesquieu
est-il
responsable
des
négriers
de
Nantes qui placardèrent, en s'en félicitant,
sa dénonciation
de l'esclavage des nègres ?
Selon sous,
retorse
(peut-être
le diptyque de 1687 est oeuvre cohérente et
trop).
Qui
lirait
séparément
ou
l'autre des textes qui le compose,
le tronquerait. Ensemble,
l'un
ils
forment
une
merveille
du
dessein
de
La
Fontaine
concernant les relations de pouvoir.
participe au flux des
fait
prendre
Avec eux,
idées qui s'échangent,
par
aucun
camp,
ce dissident
mais
il ne se
et
il
suggère
comment
l'imitation de
bien des
simultanément
à
gens
flatter
est
le
un esclavage.
roi
et
Il
à
réussit
tenir
ses
qui
peut
distances «
Tout
en
lui
rendant
un
hommage
recevable
et
lui
être utile,
trop-
obliquement
il
le
-parce qu'il sa.it s'abaisser un peu
montre
passionné
de
guerres,
dominateur,
intolérant,
avide
de
poser
sur
tout
"l'oeil
du
maître".
Cependant, "loin d
1
1110 -
être puni91, par son artifice, il peut oser espérer
avoir un "présent4411". L! obtenir serait réussite parfaite, égale à
celle du Cerf. Mais, à défaut, tant pis... 11 part dans sa retraite
sans avoir rien perdu « Par ce jeu retors, il s 1 est diverti. 11 a
peut-être amusé et donné à penser. Il a pu même proposer avec Huet
et Bonrepaux des modèles de relation au roi : ces deux hommes en sont
de bons serviteurs, mais ils gardent une autonomie, et surtout ils
travaillent à d 1 excellents projets, 11 un à la vulgarisation des
sciences4412, l'autre à l'action diplomatique et commerciale 4413. Si
seulement Louis XIV pouvait toujours être l'homme qui encourage Huet
et Bonrepaux ! S'il pouvait, comme Charles II, consacrer toutes ses
énergies à la paix, aux "beaux-arts4414", au mouvement léger, rieur,
fécond, et sans Querelle, de tous ses sujets vers la volupté...
Ce diptyque témoigne qu'en 1687 La Fontaine maintient son
dessein, mais qu'il sait aussi approfondir sa pensée, la nuancer, et
créer des formes littéraires adéquates à ses multiples intentions.
Le Milan, le Roi et le Chasseur composé et, présenté au Prince de Conti
en 1688 confirme - y compris par sa structure de fable double - cette
impression. Il en va de même pour les fables publiées dans le Mercure
Galant après 1688 et surtout pour le douzième livre, dont l'achevé
d'Imprimer est du 1er septembre 1693, peu après la conversion qui
semble marquer - avant la mort et la rencontre avec Dieu - une sortie
du jeu joué avec les dominants terrestres.
2.3.4
Les fables du Mercure Galant.
4411 „ Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 51.
4412. "Huet transmit au Dauphin sa passion pour les sciences. Il dirigea aussi la vaste entreprise
pédagogiques des éditions ad usum Delphini88.„. Denis Lopez, in Dictionnai re du Grand Siècle, Fayard,
1990, p. 738. Cette remarque nous met sur la piste d'un rapport de Huet avec La Fontaine qui lui aussi
travailie pour le Dauphin...
4413. "Je ne croyais pas, Monsieur, que les négociations et les traités vous laissassent penser à moi". A
M. de Bonrepaux, du 31 août 1687, O.D., p. 664. "Il alla en Angleterre fai re un trai té de commerce".
Saint-Simon, Mémoires, année 1718, Hachette, 1859, tome VII, p . 220. Notons que Husson de Bonrepaux
fut aussi un des grands organisateurs de la ma r i ne du roi, mais que La Fontaine écrit au Bonrepaux
qui organise une mission, fort réussie, "concernant un traité de commerce" (Jean Meyer, in Dictionnai
re du Grand Siècle, Fayard, 1990, p. 213.). D'ail leurs, Bonrepaux s'orientera toujours plus vers la
diplomatie. (On pense à M . de BarilIon tel qu' i l est évoqué dans Le pouvo i r des fables).
4414. Voi r la fin d'Un animal dans la lune, (VI1, 17).
En décembre 1690, puis en février et mars 1691, Le Mercure
Galant, journal partisan des Modernes, publie successivement trois
fables : Les Compagnons d f Ulysse, Les Deux Chèvres, et Du Thésauriseur
et du _ Singe4415. Pour diffuser son oeuvre, La Fontaine utilise ainsi
un nouveau moyen - le journal littéraire - appelé à un fort
développement au siècle suivant.
Donneau de Visé avait fondé Le Mercure Galant en 1672. Après
une interruption, il l'avait relancé en 1677 et Thomas Corneille
l'avait
rejoint
en
1680.
Pour
une
audience
assez
large,
essentiellement féminine et dépassant les salons mondains, ce journal
présente des chroniques littéraires, des articles de mode, des
histoires amoureuses, des contes, des récits à fin différée, des
poèmes, et en particulier des fables 4416.
On comprend que ses
responsables aient souhaité y insérer des fables de La Fontaine : le
public les aimait, la censure ne les pourchassait pas, et "l'enseigne
fait la chalandise4417". D'autre part, Le Mercure "Galant permettait
au fabuliste de publier vite, sans attendre le recueil, et donc de
mieux coller à l'actualité, tout en contactant un vaste public. Aussi,
en quelques mois, trois fables parurent. Trois seulement : on peut
supposer que La Fontaine, prévoyant son dernier livre, ne voulut pas
dilapider son trésor.
Du Thésauriseur et du Singe est justement histoire de qui
8
4415» En décembre 1692, les lecteurs du Mercure galant purent découvrir La Ligue des rats, sans nom d auteurf mais La fontaine ne nous
3
a1 1 us
i ons à d8autres textes' littéraires, et donne fort peu à penser s des Rats qui venaient combattre un Chat pour aider
8
une souris préfèrent fuir dès qu'ils la virent entre ses dents. De cette histoire, telle qu elle est présentée
dans la fable, que tirer sinon qu'un Chat peut effrayer des Rats ? Leçon très plate, et très en dessous
du Conseil tenu par les lats. Avec ce texte, on est fort loin des subtilités et des renversements des dernières
fables de La fontaine» De plus, on voit mal quel avantage La Fontaine aurait pu tirer d'une fable qui ne loue pas le roi,
qui ne désigne clairement aucun moment de ses victoires».» Et pourquoi rester anonyme ? Ainsi, La Ligue des Rats n'instruit
guère le lecteur sur les relations de pouvoir g dont elle parle pourtant, et elle ne permet pas' à son auteur de jouer avec
les dominants. On est loin du dessein lafontainien. Ce texte est sûrement de quelqu'un qui avait su imiter le
ton des fables (bien que "matou" soit suspect), mais qui ne comprenait pas leur complexité. Peu importait
au Mercure Galant si cela pouvait attirer des lecteurs.».
4416» Voir l'article de Monique Vincent, "La fable dans Le Mercure galant : un reflet de La Fontaine», in XVIIème siècle,
n°156, juillet-septembre 1987, p. 267-281.
paraît pas se cacher derrière cet anonymat. Malgré certains jolis vers, le récit est lent, manque absolument d
4417. Les Devineresses, (VII, 14), vers 46.
voudrait accumuler sans perdre : un Thésauriseur s 1 installe "en un
lieu dont Amphitrite défendait aux voleurs de toute part 11 abord4418".
Là, en chambre "bien cadenassée4419", il peut espérer maintenir ses
biens hors des courants du monde, mais il doit "compter, calculer,
supputer sans relâche4420" car son Singe jette des pièces à la mer.
Alors que la mer, les murs et les serrures le favorisent, il trouve
toujours "du mécompte à son fait4421 ". De même qu'un Lièvre passe sans
cesse la haie du jardinier, le Singe crée de l f erreur dans 1
1
ordre
stable que souhaite son maître, La Fontaine ne suggère même pas, comme
Straparole4422, que Dieu le punit pour avoir mal acquis. Non. C 1 est
ainsi : 11 origine des biens importe peu. Le fabuliste vise moins la
malhonnêteté que 11 espoir d s interrompre - ne fût-ce qu3 en un lieu
- toute circulation : son Thésauriseur ne peut contrôler le flux des
4418.
Du Thésauriseur et du Singe, (XII, 3), vers 6-7.
4419.
Ibid., vers 17.
4420.
Ibid., vers 11.
Ibid., vers 13.
4422. Cette source est donnée par l'édition Régnier dans l'Appendice du tome I ï I
Eue est résumée par
Marc Fumaroli dans son éd i t i on des Fables à l* Imprimerie nationale, tome 2, p. 41U
Aux deux derniers vers de la fable, cependant, La Fontaine retrouve l8 idée de Straparole dans son attaque
contre les financiers.
4423. Ibid., vers 14.
4424. Ibid., vers 16. Dans la fable précédente, La Fontaine suggère que son texte est, en quelque sorte,
"oeuvre imparfait"...(XI1,1 ), vers 32.
4421.
pièces puisqu1il ne peut toujours surveiller le Singe dont il est
pourtant le "maître4423". Pour échapper au mécompte, il devrait le
tuer, mais sans Singe comment vivrait-il ? Ne serait-il pas furieux,
ou mort ? Le Singe n'est-ii pas une part nécessaire de lui-même ?
Sinon, pourquoi 11 aurait-il gardé ? Leurs destins, en fait, sont
Indissociables : la fable ne s 1 appelle pas Le Thésauriseur et le
Singe, mais Du Thésauriseur et du Singe, et elle ne dit pas ce, que
l f homme fit de l f animal, de lui, ou même de ses biens . . . Au lecteur
d
1
en tirer
11
raisonnements et conséquences", mais, comme le
"compteur", ou le conteur qui ne sait "bonnement auxquels donner le
prix", il obtiendra toujours "compte imparfait 4424" » » .
En ce texte, tout se tient et, ainsi, tout court "aventure 4425
"
:
ducatons,
pistoles,
doublons
et
sens...
Par
multiples
déséquilibres, de même que le sens, les "biens" doivent circuler. Il
faut à la vie et aux plaisirs mouvement et échanges. Pour La Fontaine,
c1est "fureur" de croire le contraire, mais il ne suffit pas, comme
le Singe, de s'adonner au jet d'argent. C1 est, en effet, ne pas
distinguer ducats, pistoles, doublons, jacobus, ducatons, nobles à
la Rose... C9 est négliger de goûter les plaisirs spécifiques que les
choses, par leur valeur, peuvent donner. C'est être bête» La Fontaine
lui-même serait sot de jeter au vent, n' importe comment, tout son
trésor de fables» Il préfère n8 en livrer qu'un petit nombre, numéro
après numéro du Mercure Galant, pour maximimiser son plaisir et le
plaisir qu1elles donnent... Il juge dommage de confondre les choses
et de les laisser couler sans en tirer au mieux profit*.* Maître
Bertrand n? est pas un modèle. Du moins est-il "plus sage4426" que son
maître puisqu1 il s5 amuse quand ce dernier travaille dans 11angoisse«
A choisir, mieux vaut encore jeter des pistoles "dans le gouffre
enrichi par maint et maint naufrage4427" que s1 enfermer comme un mort
pour s1assurer d!une possession. Mieux vaut encore être Singe que se
croire sans Singe * Mieux vaut encore Ignorer les comptes qu 1Imaginer
qu? on peut avoir "compte parfait". Leçon équilibrée : pour le plaisir
de vivre, les "biens" doivent circuler, mais tout circulation n'est
pas excellente. Renoncer à distinguer est presque aussi sot qu 1espérer
durablement interrompre.
Cette fable, qui paraît loin de la problématique des relations
de pouvoir, démonte 15 espérance des dominants selon la Fourmi :
posséder, fixer sur leurs biens "lfoeil du maître", les compter, et
couper les flux» Or, le monde est circulations, courants, échanges,
aventures. « . Le nier, c'est
condamner
4425
.
4426
.
4427
.
ïb d. vers
ïb
vers
"
ïb d. vers
i
,
soi-même
3
6
1
4
3
8
au
tenter
15 impossible
et
se
"gouffre enrichi par maint et maint naufrage". Le sage accompagne donc
le flux avec discernement. Il le fait circuler et circule sans
prétendre tout calculer»
Les deux Chèvres, quant à elles, "prennent 11 essor et s1 en vont
en voyage4428". Le Thésauriseur s 1 enfermait dans une île, mais ces
"dames" grimpent en "lieu sans route et sans chemins" où elles
"promènent leurs caprices". "Certain esprit de liberté 4429" - selon
1 ' édition de 1693-94 - les mène vers des hauteurs - selon Le Mercure
Calant - presque "inaccessibles aux humains". Là, chacune se plaît,
mais quand, sur une seule planche, chacune désire passer, chacune
refuse de négocier«
Ainsi s'avançaient pas à pas,
Nez à nez nos Aventurières,
Qui, toutes deux étant fort fières,
Vers le milieu du pont ne se voulurent pas
L5une à i1autre céder.
(...)
Faute de reculer, leur chute fut commune
Toutes deux tombèrent dans 1'eau.
Cet accident n ? est pas nouveau
Dans le chemin de la Fortune36.
Circulation impossible. Chute "dans 11 onde rapide et le
ruisseau profond4431 ". Au bout du'compte et de la fable, ces "dames",
qui renvoient peut-être à Mme de Berlnghen et à la duchesse de Brissac
Saint-Simon4432, finissent comme doublons jetés au gouffre par le
Singe.
Chèvres, elles aspirent à un espace "sans route et sans chemins"
où toute circulation en tous sens leur serait possible. Quand le
Thésauriseur se coupe horizontalement du monde pour fixer ses
"biens", elles s1 élèvent afin de se mouvoir en liberté, sans
contrainte, sans ëtroitures, et sans autrui I Le Thésauriseur
voudrait verrouiller tout "chemin37", les Chèvres voudraient qu5 il
n ' y en ait plus I Fureur ici,
s
caprice là, mais commun désir de nier
1
la réalité de 1 univers et 1 existence d9 autrui : quand 11 avare
rêve d'un lieu sans fenêtre et sans Singe, les Chèvres voudraient un
4428. Les Deux Chèvres, vers du Mercure galant non repris au livre XII.
4429. Ibid., vers 6, 8, 2.
4431. Ibid., vers 17.
4432. Voi r Saint-Simon, Hémoires, éd i t i ons des Grands Ecrivains, tome i, p. 373.
lieu sans ruisseau, sans planche, et sans une autre chèvre. Or un lieu
hermétiquement
clos
et
vide
n 1 existe
pas
plus
que
le
désert
1
uniformément ouvert î on doit tenir compte de la fenêtre, de 1 envie
du Singe, de 11 onde et de 11 envie de 1!autre Chèvre... Dès lors, les
comptes sont "imparfaits",
et 11 on doit négocier.
Tout à leur désir d1un lieu ouvert et sans rencontre, les deux
Chèvres se promènent comme si ëtroitures et autrui avaient disparu,
mais, soudain, elles souhaitent ensemble, et face à face, emprunter
même
pont.
Pour
circuler,
il
36Ibid., vers 24-28 et 34-37.
37Du Thésauriseur et du Singe, (XII, 3), vers 35.
leur
faudrait
parler,
faire
"conférence", distinguer, reconnaître leurs respectives valeurs, et
décider d f un ordre qui leur permette de passer en autre direction que
le flux naturel, commun, et mortel, celui de 11 onde ou du monde4434..
« Par amour-propre, chacune s 1 aveugle à 11 obstacle et à la valeur
d 1 autrui. "Leur chute fut commune4435". Souhaiter circuler en pays
sans chemin et sans autre aboutit, en réalité, à 1'immobilité et à
la mort.
Ce
constat a portée politique comme i3 attestent trois vers "à
triple étage4436" :
Je m f imagine voir avec Louis le Grand
Philippe quatre qui s 1 avance Dans 11 île de
la Conférence4437.
Au premier étage, effet héroîcomique : dans leurs esprits et pour
La Fontaine, les Chèvres sont pareilles aux rois, mais, par leur
nature, leur sexe, leur rang, évidemment, elles en diffèrent. Le
lecteur rit du décalage entre prétention et réalité, relayé plus loin
par 1 * amplification mythologique... Deuxième étage : les deux
Chèvres sont pareilles aux rois qui risquaient de se détruire, mais
elles en diffèrent puisqu? ils surent négocier la paix. Troisième
étage : les deux Chèvres, quoique différentes de ces rois qui s 1
4434. Nous renvoyons ici au c1inamen lucrétien.
4435. Les Deux Chèvres, (XII, 3), vers 34. Chute des Chèvres, chute des Grands, chute du texte... Commune,
c'est-à-dire solidaire et banale. Tant de syllepses S
4436. Le Rat et l'Eléphant, (VIII, 15), vers 15.
4437. Les Deux Chèvres, vers 21-22.
accordèrent, sont pareilles à tous ces rois (Louis le Grand4438 au
premier chef) qui ne savent que s 1 opposer "sur le chemin de la
fortune". En 1691, en pleine guerre (alors victorieuse)# la paix des
Pyrénées, qui inaugura le règne,
est loin 4439. « »
Avec 1s île de La Conférence, le texte se fait explicitement
politique, et, par 11 amplification mythologique comme par 15 allusion
possible au conflit entre Mme de Beringhen et la duchesse de
Brissac-Saint-Simon,
il
concerne
la
problématique
entière
des
relations de pouvoir. Le "désir de liberté" des deux Chèvres, parce
qu'il veut faire le vide autour de lui, s 1 avère identique au désir
négateur qui anime la logique Fourmi et suscite la mort. Leçon à
méditer pour les alpinistes, les libertins, les lecteurs du Mercure
galant, et le duc de Bourgogne 1
Les Deux Chèvres et Du Thésauriseur et du Singe qui parurent
successivemment en février et mars 1691 ont message complémentaire,
qui convient à un journal, surtout s 1 11 porte le nom du dieu du
commerce, des voleurs et des voyageurs : pour vivre sagement heureux,
il faut faire que les biens, les êtres, et le sens circulent, mais
avec distinction, sans tout confondre, car on risque alors "maint et
maint naufrage". Or, désir d!accumuler et désir de nier autrui pour
s1 exalter sol-même tendent à interrompre les circulations. L!un fait
couper les ponts et l 1 autre en fait tomber..* Ces deux désirs
participent ensemble d8un désir de nier la réalité mouvante du monde
pour tenter d5 échapper à la mort, comme s5y essaient la Cigale et la
Fourmi : la Cigale chante "à tout venant" et oublie 1?hiver, le temps,
4438.
Notons que Louis Le Grand ne reçut son titre, de la ville de Paris, qu'en 1679. En 1659, au moment où il signait la paix, il
3
n'était encore que Louis XÏV. Petite discordance chronologique qui en dit long sur l évolution du règne...
4439.
Marc Fuma roi i, dans son édition des Fables (p. 412), juge que La Fontaine pense aux tempéraments des deux peuples espagnol
3
et français, mais il aboutit à même conclusion ; "Cela est sévère pour l orgueil espagnol, mais encore plus sévère pour la vanité
française, et pour son incarnation suprême, le roi-soleil".
les limites, et les désirs de "sa voisine". La Fourmi accumule
contre
13 hiver,
et
rit
de
la
d 3 autrui
mort
pour
exorciser au mieux sa propre peur. La Fontaine renvoie ces insectes
dos â dos comme il renvoie le Thésauriseur et les Chèvres, Il sait
que leur désir est essentiellement le même, parce qu 5 il procède de
11 amour-propre, procédant lui-même de la peur de n5 être rien, et
cristallisant, en mille occasions en désir négateur de pouvoir. Pour
lui, montrer le Thésauriseur et montrer les deux Chèvres c 3 est
montrer, en profondeur, ce qui anime absurdement tant de dominants
et les conduit, ainsi que leurs dominés, à des catastrophes» C'est
donc, quand ces fables lui seront adressées, et entre deux chats
cruels4440, suggérer au duc de Bourgogne quels désirs il devra
maîtriser s'il veut avoir "le los des belles actions 4441 " »
La publication de ces deux fables dans Le Mercure galant est
élément du dessein lafontainien concernant les relations de pouvoir
: ces deux fables traitent des fondements d!une logique de domination,
suggèrent,
par
"11île
de
!
la
Conférence"
opposée
11
à
île
du
1
Thésauriseur, 1 existence d une autre logique, et illustrent par leur
mode de publication - le Mercure galant - 19 effet heureux d5 une
circulation qui leur permet de courir aventure, de faire plaisir,
d f instruire, d f ajouter encore à la diversité du monde...
Les Compagnons d 1 Ulysse, publiée en décembre 1690, préparait
à
la
lecture
de
cette
petite
série»
Cette
fable
aiguillait
!
spécifiquement vers les questions de pouvoir en s adressant au duc
de Bourgogne, en proposant un modèle de bon dominant, en rej étant
1!esclavage de soi-même, en mettant en place une idée de 13 homme.
Chez Circé, un
53
funeste poison4442" métamorphose les Compagnons
en animaux de toutes tailles. "Le seul Ulysse en réchappa 4443" .
"Voulez-vous hommes redevenir4444? " demande-1 - il à ces animaux
4440. Le Chat et les Deux Moineaux (Xi 1,2). Le V i eux Chat et
d!apercevoi r l1archi tecture du début du livre XII.
4441. Les Compagnons d'Ulysse, (XII, 1), vers 104.
4442. Les Compagnons d'Ulysse, (XII,1), vers 33.
la Jeune Souris (XI1, 5). Voi là qui permet
nouveaux» Tous répondent ne point vouloir changer d 1
!f
état4445".
Pour se justifier, le Lion, 11 Ours et le Loup font à 15 homme
un procès prolongeant apparemment celui qu? on lit dans L1 Homme et
la Couleuvre. La différence est pourtant grande. Au livre XI,
d f indiscutables animaux parlent des injustices qu 1ils subissent, sans
hargne, sans conclure à 11 Infériorité de 11 humain, et en ne visant
qu
1
à établir des relations plus équilibrées avec leur maître. Au
livre XII, ce sont d'anciens hommes qui- dénoncent violemment les
Injustices
que
d f autres
hommes
leur
auraient
infligées.
Ils
prétendent de plus que les jugements esthétiques ou éthiques n'ont
valeur que de point de vue. Comme la critique animale au livre XI,
ces propos pourraient ouvrir un débat intéressant, mais ils s 1
annulent parce qu? ils ne servent qu8 à justifier des désirs de
4445.
Rien de tel chez Homère. Les Compagnons, qui étaient tous devenus des cochons gémissants, y redeviennent des hommes et même
3
"plus jeunes qu'ils n étaient, beaucoup plus beaux encore et; plus grands d'apparence" Traduction P. Jaccottet, La
4446.
4447.
4448.
4449.
Découverte, p.171.
Du Thésauriseur et du Singe, (Xi ï, 3), vers 31 -32. On est au coeur de la pensée de La Fontaine : les
"morceaux de métal" ne valent pas absolument, mai s ils valent relativement, dans le monde sublunaire,
où l'homme, inéluctablement, vit.
Le Loup et le Renard, (Xî,6), vers 46.
Les Deux Chèvres, (Xï ï,4), vers 2. (vers ajouté pour 169"). Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1 ), vers
102 : "La liberté , les bois, suivre leur appétit"...
Ibid., vers 106.
puissance, de sexe, de meurtre... D 1 ailleurs, pour La Fontaine comme
pour Ulysse, la critique de 1'humanité, recevable en droit, ne
justifie pas l'abandon de la politique, de 1!esthétique et de 11
éthique que les hommes, malgré leurs déficiences, tentent d 5 élaborer.
De 11 imperfection des hommes, on ne saurait conclure qu3 ils ne valent
rien ou que tout se vaut. Même si Jacobus et Ducaton ne sont que
"morceaux de métal" et même si on a tort de les souhaiter "sur toute
chose4446", il faut être ignorant, quand on est un homme, pour les jeter
à la mer... Or, les Compagnons d ? Ulysse, parce qu1 lis croient "fort
aisément4447" ce qu3 ils désirent ou parce qu3 ils choisissent la
mauvaise foi, ne distinguent pas. Poussés, comme les Chèvres par
"certain esprit de liberté4448" et, ainsi, paradoxalement, "esclaves
d5 eux-mêmes4449", Ils rejettent
refusent
à
toute
humanité
et
se
améliorer
1!existant» Enfermes dans leur désir immédiat, ils n 1 ouvrent pas, avec
Ulysse, une voie de négociation, qui permettrait leur retour à 15
humain et à Ithaque. Oublieux du voyage, ils se fixent. Ils se
tronquent. Ils abandonnent le développement de leurs possibilités,
la considération d f autrui, 11 échange : Ils renoncent au "los des
belles actions4450"* Aussi La Fontaine les voue-t-il à la "censure"
et à la "haine4451 " du duc de Bourgogne. Paroles très fermes. La
Fontaine juge primordial qu1un roi éventuel condamne tout discours
justifiant un abandon aux désirs qu1on porte en soi.
Ce n1 est pas là leçon de stoïcisme. Le sage Ulysse n' est pas
un "indiscret stoïcien" qui retranche "désirs et passions, le bon et
le mauvais4452". Il ne tronque pas. Il n 1 interrompt pas. Personnage
agréable, et qui n 1 est pas uniquement héros guerrier38, il plaît à
Circê par "le doux entretien39". Il sait parler, entendre, dialoguer,
susciter au mieux 11 échange et la conversation. Etablissant même une
sorte d f égalité en appelant les compagnons "ses chers amis 4455", Il
les écoute 1 f un après 1 ' autre, reçoit leurs arguments, les examine,
et s 1 11 ne les approuve pas, il ne châtie personne. Loin de
contraindre, il propose au Lion, à 1 1 Ours et au Loup de redevenir
des hommes, et il leur en donne les moyens. Il ouvre pour eux le champ
des possibles. Il leur permet à nouveau de se mouvoir vers 1 ? humain
alors qu1 ils se trouvaient bloqués dans l 1 animal. Il offre de les
rendre à eux-mêmes, au voyage, au mouvement vers Ithaque... S5 il a
pu avoir des défauts, Ulysse se comporte ainsi en bon dominant qui
éduque ses dominés,
c5 est-à-dire qui les aide, sans jamais les
nier, à se défaire de l'esclavage d 1 eux-mêmes .
Ce projet, que La Fontaine présente comme excellent au duc de
4450. Ibid., vers 104.
4451. Ibid., vers 114.
4452. Le Philosophe scythe, (XII,20), vers 30, 32.
38De ce point de vue, i1 apparaît différent du père (le "Héros" (vers 8)) ou du grand-père du duc de Bourgogne
qui semblent surtout s8occuper de guerroyer. Le choix d'Ulysse par La Fontaine, c'est d'abord, le choix
d'un héros, qui sait combattre, mais qui est pacifique. Ulysse n'est pas Achi1 le, et il n5est pas non plus
Agamemnon (voir la tragédie inachevée). En proposant pour mode 1e au j eune prince ce personnage souple,
oblique, capable de mille détours, et aspi rant toujours à li m iter la violence, La Fontaine fai t apercevoi
r son programme po1i t i que. Par ailleurs, il assure sa propre autori té en s'inspi rant d'Homère, qui
est avec Esope un "vrai menteur" (IX,1, 30-31), mais qui a un poids beaucoup plus considérable que l'auteur
des fables. Double coup donc.
39Les Compagnons d'Ulysse, vers 44.
Bourgogne, peut échouer » Les dominés ne sont pas toujours à la hauteur
des projets de leur dominants» Témoins les Compagnons* "Autant le
grand que le petit4456", ils refusent ce que leur Prince leur propose.
Grave problème : ces personnages "imprudents et peu circonspects 4457",
"ont force pareils dans ce bas-univers4458" . Que doit envisager un
prince qui sera un jour leur maître ? Sur ce point capital, et qui
constitue, pour lui, un préalable à la réflexion politique, La
Fontaine est à la fois ferme et souple. Il conseille au duc de faire
de ces "gens" 1s obj et de sa "censure" et de sa "haine4459", c 1
est-à-dire de leur refuser tout "los", de les condamner, de ne jamais
céder
à
leurs
appétits.
Pas
question
de
transiger
sur
leur
dëtestation. Dans 1 ' édition du livre XII, le silence qui suit le
mot "haine" démultiplie même sa force4460. . . Pas question, cependant,
de massacrer ces "gens". Il s 1 agit, au contraire, de concilier leur
condamnation énergique avec une écoute et un dialogue visant à les
élever
vers
plus
d 1 humanité.
projet4461
"Beau
",
mais
projet
difficile. La Fontaine, par sa fable, donne des principes, une
orientation, mais ce sera au Prince, qui a "de 11 esprit4462", d 1
inventer des actes, dans chaque occasion, en s 1 aidant de l f exemple
d 1 Ulysse ou d f autres fables... Ce n3 est pas facile, mais tout dominant
qui entrepend cela mérite la louange, ce "très grand art, convenable
au héros4463".
Dans
son
lui, plus
de
"beau projet",
chance
La
qu 1 Ulysse
4456. Ibid., vers 101.
4457. Ibid., vers 24.
4458. Ibid., vers 112.
4459. Ibid., vers 113-114.
4460. Six vers le suivent dans Le Mercure de France. 4461 - ibid., vers
109.
4462. Voir Le Chat et les Deux Moineaux, (XII, 2) , vers 36.
4463. Fragment d'un des six vers .qui terminaient Les Compagnons d'Ulysse
Fontaine
et
que
a,
son
quant
à
élève.
dans Le Mercure de France. Leur suppression rend l'arrêt
du texte beaucoup plus abrupt, et elle laisse en suspens ce que pourra faire, plus tard, le duc de Bourgogne, en s'inspirant,
peut-être, de toutes les fables du livre...
Le
duc
de
Bourgogne en effet "sait raisonner sur tout446418 contrairement aux
Compagnons* Son "serviteur4465", qui se trouve momentanément être son
guide par i1 âge et le pouvoir des fables, ne peut craindre qu1 il
s 1 abandonne, comme les Compagnons, à ses "appétits40,.* Par ses actes,
il deviendra aussi digne de "los" que le sage Ulysse. Auprès de l f
"unique objet du soin des Immortels41", il serait très invraisemblable
d9 échouer comme Ulysse auprès de ses Compagnons 4468. . .
L1 échec de ce Prince ne remet d'ailleurs pas en cause la
nécessité de son geste4469. Pour mériter le "los", 11 lui fallait agir
pour que ses compagnons pussent "Hommes redevenir4470". S'il s5 était
jeté sur Circé en les oubliant, ou s 1 il avait cherché à les rendre
"citadins d 1 Ithaque" par la contrainte, ou encore s 1 il les avait
massacrés, il aurait été comme 11Ours, le Lion, ou le Loup, mais, en
proposant à ses Grecs de recouvrer leur figure, il refuse nettement
ces conduites animales. Cela n3 est pas facile4471 .
40Les Compagnons d'Ulysse, vers 102.
41Ibid., vers 1.
4455. Ibid., vers 56.
-
315
4464. Premier des vers éliminé dans le livre XI !.
4465. Dédicace A Monseigneur le duc de Bourgogne, p. 450.
-
L1appétit d 5 être Lion, d'être Ours et d f être Loup est en Ulysse
comme en tout homme. . . Il fait régresser en dessous de l f humain
qui
est,
pour
La
Fontaine,
moins
un
"état"
qu f un
projet,
essentiellement politique, esthétique et éthique. Or, sa mise en
oeuvre, jamais achevée, suppose un effort constant et qui peut-être
délicieux4472, mais qui apparaît immédiatement difficile : il est
beaucoup plus aisé de suivre ses appétits, soit par choix conscient
- et alors on mérite la
"censure"
1
et la
"haine"
-,
soit par
5
accident, parce qu on ignore qu on les porte en soi*.. Pour refuser
leur attrait, il faut de la force et, avant même cette force, il faut
de la lucidité. Qui ignore ses appétits peut, par surprise, en être
4468. 11 y a un joli jeu d'échange entre Ulysse, le fabuliste et le duc : le fabuliste est à ses lecteurs
(et donc au duc) ce qu'est Ulysse à ses compagnons, mais Ulysse est aux compagnons ce que le duc sera
un jour à ses sujets (et donc à La Fontaine)... De tels jeux d8 échanges, La Fontaine donne un autre
exemple - très vite repérable - dans le prologue de Le Vieux Chat et la Jeune Souris. Au demeurant,
toutes les fables explicitement adressées au duc de Bourgogne (1, 2, 3,4) participent de ce jeu : La
Fontaine y est toujours au duc, quelque part, ce que le duc est à La Fontaine... Point de plate
soumission, mais des renversements qui plaisent, instruisent, et permettent des échanges (avec tous
les lecteurs aussi).
4469. Pas plus que l'entreprise du fabuliste...
4470. Ibid., vers 56.
4471. Ulysse -comme le fabuliste- eût moins mérité la louange "si ce choix eût été facile" _____
4472. Pensons ici à Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, (XI, 8). Le Vieillard est tout entier projet.
11 s'occupe moins de son "état" que du bien que produi ront, peut-être, ses arbres pour autrui.
esclave4473 » Il est primordial de les repérer, de les entendre, voire
d ' en éprouver le vertige . Or, le sage Ulysse écoute ses compagnons
dire leurs appétits qui sont aussi les siens. 11 apprend à se connaître
à travers eux. Pour cela, patience et courage lui sont nécessaires,
mais, quand il refuse de devenir Lion, Ours, ou Loup, son refus est
conscient, sans nul hasard, et, par là, digne du "los". Les Compagnons
d!Ulysse préparent ainsi la dernière fable du livre XII.
Apprendre à se connaître est le premier des soins Qu 1 impose à
tout mortel la majesté suprême4474.
C5 est vrai pour "tout mortel", mais c1 est vrai, au premier chef,
pour tout dominant. Si un Prince ne se connaît pas, malgré ses bonnes
intentions éventuelles, ses désirs risquent de l'emporter avec
d f autant plus d!aisance que sa position, lui permet de les satisfaire,
et avec des effets d s autant plus négatifs qu!elle démultiplie sur
autrui les conséquences de ses actes. Aussi, Les Compagnons d'Ulysse,
logiquement première fable du livre XII, est-elle une fable utile
puisqu3 elle présente au jeune duc de Bourgogne un Prince qui apprend
à se connaître en écoutant les désirs d 1 autrui.
Le Chat et les Deux Moineaux, au livre XII, ëclaircit au mieux
la leçon. En ce récit., on voit d'abord un Chat qui protège un Moineau.
Il se fut fait un grand scrupule D1
armer de pointes sa férule4475 .
"Sage et discrète personne4476", ce Chat se comporte longtemps
en excellent dominant,
qui sait être ami de plus faible que lui.
4473.
Grand danger pour le "téméraire".
4474.
4475.
L'Ecrevisse et sa Fille.
Le Juge arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire, (XII, 29), vers 39-40.
Le Chat et les Deux Moineaux, (XII,2), vers 8-9.
Ibid.,
vers 16.
Ces vers,
avec
la tactique en zigzag de Louis XIV, annoncent déjà
Or, eu avalant un autre moineau, il découvre que ces oiseaux ont "un
4455. Ibid., vers 56.
-
316
-
goût exquis et délicat4477" * Il sent son appétit. Il y cède* II croque
son protégé. Ce Chat, qui ne se connaissait pas, était donc, pour le
Moineau,
un
dominant
dangereux.
Tant
qu fun
dominant
reste
indiscrètement ignorant de ses appétits, son bon comportement résulte
de circonstances aléatoires*.. 11 n f est pas digne du "los". Si donc
le duc de Bourgogne souhaite que ses sujets puissent durablement vivre
en sécurité, voire jouer avec lui (comme La Fontaine) , il doit, avec
tout son "esprit4478, et, peut-être, grâce aux fables, "apprendre11 d 1
abord "à se connaître".
Ces observations nous font apercevoir comment La Fontaine, en
1693, poursuit son dessein concernant le relations de pouvoir* Elles
nous font aussi entrevoir comment II construit, probablement, ses
livres : la deuxième fable, tout en ramenant à la tradition animale
du genre, est un contrepoint qui prolonge la première, aide à la lire,
peut instruire et réjouir le lecteur qu 5 il soit Prince du sang ou
quidam. Simultanément, elle prépare les deux suivantes où paraissent
des êtres (humain et animaux) quf aveuglent leurs appétits (de
posséder/ d f être libre), et elle constitue, avec la cinquième, le
diptyque des Chats mangeurs d f animaux faibles qui encadre et fait
signifier la troisième et la quatrième fable. On dirait que La
Fontaine, disposant de la série formée par Les Compagnons d1Ulysse,
Du Thésauriseur et du Singe, et Les Deux Chèvres, a composé Le Chat
et les deux Moineaux pour boucher, en quelque sorte, un trou. Ce qui
renforce cette idée, c1 est que cette fable, au contraire de ses
voisines, "paraît avoir été imaginée par La Fontaine 4479". Pour son
livre, elle semble répondre à un besoin de cohérence Interne, et ce
besoin n 1 apparaît qu? en considérant, dans cette petite série, dans
le livre XII, et même dans 1 5 oeuvre,
le dessein du "Papillon du
Parnasse".
2.3.5
Le Juge arbitre*
11 Hospitalier et le Solitaire.
4477. Ibid., vers 29.
4478. Ibid., vers 36.
4479. Jean-Pierre Collinet, note de son édition de la Pléiade, p.1277.
Ce dessein ne s1 évanouit donc pas entre les publications dans
Le Mercure de France de décembre 1690-mars 1691 et la sortie du livre
XII, avec tous les autres, en 1693-1694. Or, la conversion de La
Fontaine intervient entre ces deux moments, comme en témoigne, dans
11 oeuvre alors publiée, Le Juge arbitre, 18Hospitalier et le Solitaire
qui parut pour la première fois dans le Recueil de vers choisis du
père Bouhours, avec un achevé d'imprimer du 1er juin 1693, soit quatre
mois après la confession que fit la Fontaine en présence des Messieurs
de l'Académie4480.
Confier au père Bouhours cette fable inspirée du janséniste
Arnauld d 8 Andilly, c 1 était la confier à un jésuite respectable, connu
pour ses travaux de grammaire, mais ondoyant auteur des Entretiens
d 1 Ariste et d 1 Eugène, correspondant de Bus sy-Rabut in, amateur de
compositions discontinues et très diverses «.. Le Recueil de vers
choisis, où se mêlent toutes sortes de poèmes, est typique de son
oeuvre et de sa pensée fort éloignées des jansénistes devant qui
"Anacréon se tait4481
11
» C! est une anthologie dont les textes
4455. Ibid., vers 56.
-
317
-
lf !
n ont
point paru ou ont été imprimés à part et en feuilles volantes 4482".
Elle offre au lecteur un moyen agréable pour se mettre au fait de la
littérature en mouvement. On comprend donc qu1 elle ait intéressé La
Fontaine tout comme le christianisme souple de son auteur « Inscrire
dans ce recueil Le Juge arbitre, 11 Hospitalier et le Solitaire,
c1était pour notre fabuliste, manière élégante et rapide, d 1 indiquer
au public, un peu avant la sortie de ses dernière fables, la qualité
maintenue de son art et la nature exacte de ses dispositions
chrétiennes «
Cette fable ne donne pas leçon de charité.
Saint
Vincent
de
Paul,
ou
de
Mme
de
On est loin de
La
Sablière
4480. Le 12 février 1693. Le privi lège du Recuei l de vers choisis est du 7 mars, La Fontaine dut décider
très vi te de publier cette fable qu'il composa probablement au début de 1693.
4481. Voi r A Mme la duchesse de Bouillon, O.D., p. 671.
4482. Père Dominique Bouhours, "Avertissement" du Recueil de vers choisis, chez Georges et Louis Josse, 1693,
p.1. La Fontaine est dans les deux cas. Il a donné une fable non parue (Le Juge arbitre... ) et une
fable publiée en feuille volante (Le Soleil et les Grenouilles).
qui consacra ses dernières énergies à soigner les malades aux
Incurables. Ds autre part, comme dans Le Berger et le Roi, La Fontaine
ne conseille pas un engagement dans le monde afin d !y accorder les
désirs contradictoires des hommes. Il est, de ce point de vue,, très
distant des jésuites, mais il ne condamne évidemment pas les efforts
de l'Hospitalier et du Juge arbitre. A propos du premier qu 1 il
sans doute en pensant à Mme de La Sablière,
Sf
loue"
Il écrit même :
Le soin de soulager les maux
Est une charité que je préfère aux autres4483»
Cependant,
1
charité
il
A 1 Hospitalier
o
ne
et
conseille
au Juge
arbitre,
pas
il
préfère
la
le
Solitaire
qui se retire :
(...) sous d 1 âpres rochers, près d ? une source pure, Lieu
respecté des vents, ignoré du soleil4484.
Cette retraite n!est pas une retraite janséniste, et elle paraît
même à peine chrétienne. Le Saint ne se consacre pas à l'adoration
et il ne demande pas, comme le Maître de Sacy, dans la solitude, une
lumière,
11
en priant Jésus-Christ avec 15 Eglise que nous soyons du
nombre de ceux qu5 il vient éclairer comme un soleil de justice par
les rayons de sa grâce448515 « La retraite du Solitaire lafontainien
ns est pas une prière élevée vers Dieu, mais une contemplation de soi,
à 15 écart du trouble, pour "apprendre à se connaître". On est très
loin d f un Pascal, ou même de Mme de La Sablière4486. La Fontaine paraît
surtout vouloir accorder sa propre pensée et le vocabulaire chrétien
« Le Décalogue en effet n 1 Indique pas que "le premier des soins/ Qu1
impose à tous mortels la Majesté suprême", ce soit d1"apprendre à se
connaître". Rien de tel non plus dans L1 Evangile qui enseigne à avoir
foi et à s'aimer les uns les autres. Le commandement delphique du
Solitaire ne contredit pourtant pas, sinon par son caractère premier,
4483. Le Juge arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire, (XII, 29), vers 16-17.
4484. Ibid., vers 34-35.
4485. Le Maître de Sacy, Lettre du 16 décembre 1681, in Les écrivains de Port-Royal, collection "les plus
bel les pages", Mercure de France, 1962, p. 170.
4486. Ses Maximes chrétiennes donnent une idée de sa spi ri tuaii té. On y lit, par exemple, ceci : "Il
y a des justes que Dieu retient dans le commerce du monde pour éclairer et pour condamner les pécheurs".
Rien de plus opposé au Soli ta ire lafontainien qui ne se soucie nullement d'éclairer 1 8 ensemble
des pécheurs. Maxime 99, in Moralistes du XVIIème siècle, Robert Laffont, collection "Bouquins", 1992,
4455. Ibid.,
p. 68. vers 56.
-
318
-
la leçon de 11Eglise dont les membres émiments appellent, quoique avec
un accent différent, les chrétiens à se connaître. Le Maître de Sacy,
dans la lettre précédemment citée, écrit ainsi qu f f f il faut aimer la
retraite et nous y appliquer de tout notre coeur à rentrer dans
nous-même, afin que nous tâchions de connaître pendant notre vie les
plaies cachées de notre coeur, qui nous paraîtront si clairement quand
Dieu rompra le voile qui les couvre au moment de notre mort". Pareil
texte est proche de La Fontaine par 11 idée de retraite et la volonté
de se connaître, mais il en est aussi très loin parce que La Fontaine
semble oublier Dieu pour songer à la "douceur secrète 4487" d1 une
retraite où 19 on peut développer, comme une "source pure", sans être
interrompu, un mouvement propre.
La retraite lafontainienne, dans la dernière fable, est une
retraite horizontale, voire descendante, et tranquille qui s 1 oppose
aux retraites obsédées par la verticalité, et tendues, telles que les
propose la tradition chrétienne. Tout occupé à se contempler, séparé
du soleil par d f "âpres rochers", le solitaire est installé près d'une
"source pure", origine d'un flux qui s1 écoule vers le monde, métonymie
du mouvement général de la nature, et métaphore démonstrative de 15
état que la retraite permet de goûter :
Troublez l'eau ; vous y voyez-vous ?
Agitez celle-ci. Comment nous verrions-nous4488 ?
Phénomène physique qui manifeste continûmemt un passage, la
"source pure11 devient moyen et lieu d'échange pour les trois saints.
Autour d'elle, on parle, on écoute, et c'est par elle que le Solitaire
amène le Juge arbitre et l'Hospitalier à vouloir demeurer au désert.
Cette source est à la fois le lieu, l'image et la justification
tangible de son choix.
4487. Le Songe d8un habitant du Mogol, (XI,4), vers 22.
Ce lieu est "respecté des vents, ignoré du soleil4489". Le Saint,
qui ne souffre pas comme le Chêne et le Roseau, ne risque pas d'être
desséché par le "roi des astres4490" ou de fournir matière aux jeux
de Phébus4491 . A l'abri des puissances d'en haut, il n'est pourtant
pas dans un fromage4492. Il demeure accessible aux êtres de même niveau
que lui, et qui sont ses amis. Il ne se terre pas comme le Vieillard
de Psyché. Il s'écarte simplement dans "le silence des bois4493", là
où "le monde et le bruit4494" n'interrompent pas. L'Hospitalier et le
Juge arbitre l'y découvrent sans mal, et il les accueille, les écoute,
accepte d'être très brièvement leur maître, puisqu'ils le lui
demandent. Contrairement à la Fourmi, Il apporte une aide. Il ne
profite pas de l'affliction d 1 autrui pour rire, ou pour fermer sa
porte. 11 donne un "conseil salutaire
42
", mais sans prétendre
durablement diriger. Dès qu'il a parlé, ce Solitaire sait se taire43
« Il se retire. Comme la leçon lafontalnienne qui le prolonge, son
conseil s'ouvre au silence des mouvements possibles.
42Le Juge arbitre..., (XII,29), vers 52.
43Voi r le vers 51 : "Ainsi parla le Solita ire". Vers à beaucoup écouter...
4455. Ibid., vers 56.
-
319
-
Ce silence n'est pas l'effet d'une crainte à l'égard de
dominants qui contraindraient à parler de loin ou à se taire44. Le
Solitaire, comme La Fontaine, paraissent dégagés de ce soin. L'un
présente sa leçon aux Rois tandis que l 1 autre, à l'abri des vents comme
du soleil, ne redoute rien des "coups épouvantables 4498"»
Ce silence tranquille résulterait plutôt d'une volonté de
réserve. Un flot de paroles traduit souvent un désir de dominer, comme
l'attestent les Pédants de collège et certaine
4489.
4490.
4491.
4492.
4493.
4494.
Mouche 4499*
ibid.. vers 35.
Le Soleil et les Grenouilles, vers 1 „ Autre fable de La Fontaine publiée en 1693 dans le Recueil de vers choisis,
Phébus et Borée, (¥1,3).
Voir Le Rat qui s'est retiré du monde, (VI1,3).
Le Juge arbitre..., (XII,29), vers 33.
Voir Le Songe d'un habitant du Hogol, (XI,4), vers 24.
4498. Le Chêne et le Roseau, (I, 22), vers 22.
4499. Voir Le Coche et la Mouche, (VI1,8).
Pour
le
Solitaire
comme
pour
La
Fontaine, même si autrui demande conseil, il convient de savoir
"finir",
et de laisser couler la "source pure"»
Le désenchantement du pouvoir est cependant la cause majeure de
leur silence. Les échecs du Juge-arbitre et du Solitaire témoignent,
vingt-huit fables après 11 échec d'Ulysse, que les dominants bien
intentionnés, échouent le plus souvent. La logique d'Oronte est mise
en crise par la sottise du vulgaire. La Fontaine lui-même n'y peut
rien :
Hélas ! j'ai beau crier et me rendre incommode :
L'ingratitude et les abus
N'en seront pas moins à la mode4500.
Le pouvoir des fables, dans onze livres, n'y a rien changé. En
ce siècle au moins, il faudrait toujours renvoyer les humains chez
"les Barbacoles4501 ". Le pire c'est qu'à l'échec global s'ajoute
beaucoup de déplaisir pour ceux qui tentent de guider les hommes avec
leur savoir, leur sagesse, leur prudence.,. Les malades critiquent
constamment le "Directeur4502" des hôpitaux» Contre "13 Appointeur de
débats4503" la révolte gronde : il ne satisfait aucun de ceux qu 1 il
voudrait départager.
Jamais le Juge ne tenait
A leur gré la balance égale4504 .
Sans grands résultats, les tentatives en faveur de n'importe qui
peinent ceux qui les font. L'Hospitalier et le Juge arbitre ont suscité
44Voi r le dernier vesr de L8 Homme et la Couleuvre, (X,1).
4455. Ibid., vers 56.
-
320
-
un
collectif
qui
les
"contraint
de
quitter
emplois 4505".
ces
Affligeante leçon où se lit le souvenir des attaques que La Fontaine
dut subir...
Pour fuir l'affliction, Il faut aller au désert, mais sans rompre
avec ses amis, s'ils sont des sages ou des Saints en quête sincère
du salut. Les bannir absolument serait
savent
utiliser
une
absurde.
Pareils
êtres
aide, qu 'ils savent amicale, quand ils en
4500.
La Forêt et le Bûcheron, (Xï 1,16), vers 24-26. Ce qui renforce 1 ' importance de ce constat d'échec dans le livre Xîî, c'est
4501.
4502.
4503.
4504.
4505.
La Querelle des Chiens..., (Xîî, 8), vers 46.
que dans Le Cerf malade (Mil,6) La Fontaine écrit ; "J'ai beau crier / Tout le monde se fait payer".
Le Juge arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire, (XII,29) vers 30.
Ibid., vers 24.
Ibid., vers 26-27.
Ibid., 32. Voir Le Berger et le toi, (X,9).
-
1129
-
ont besoin et qu1 ils le souhaitent comme 11 éprouvent entre eux le
Corbeau, la Gazelle, la Tortue, et le Rat. En cette "douce société4506",
les partenaires sont égaux, s 1 estiment et s 1 aiment. Lorsqu'une
relation de pouvoir apparaît, elle se résorbe aussitôt, sans trouble,
comme il arrive entre les Saints, ou même entre La Fontaine et ses
sages lecteurs. Entre gens qui s'apprécient et sont "également jaloux
de leur .salut4507", silence et liberté succèdent au conseil ou à la
leçon, venus comme une "source pure". Inutile d'appuyer. Quand le
vulgaire n'entend rien et se rebelle contre l'Idée qu'on puisse le
guider, les sages discernent le salutaire. Aussi, tenter de les
instruire - pourvu que ce soit bref - peut être utile et raisonnable,
mais juger, soigner, instruire à tout venant et jusqu'à la mort serait
se perdre, ou révèle qu'on s'accroche, par ambition et par avidité,
à ces "emplois".
Question cependant : les quitter pourrait être caprice, voire
"esprit de liberté" comparable à celui des deux Chèvres ou à celui
des
Compagnons
d'Ulysse
avides,
eux
aussi,
des
bois 4508.
Que
deviendrait l'humanité si chacun s'en allait au "silence des bois"
? La Fontaine, qui a prévu l'objection,
s'aide de Dieu :
Puisqu'on plaide et qu'on meurt et qu'on devient malade, Il faut
des médecins, il faut des avocats, Ces secours, grâce à Dieu,
ne nous manqueront pas ; Les honneurs et le gain tout me le
persuade4509»
Dieu, qui "fit bien ce qu'il fit 4510", mais dont les calculs
surprendraient plus d5un catholique, a suffisamment instillé parmi les
hommes l'envie de posséder et l'envie de dominer, qui, selon la
Fontaine, ont racine commune, pour qu'une fouie de gens veuille aider
autrui à seule fin de se
4506. Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII,15), vers 55.
4507. Le Juge arbitre ___, vers 1. C'est nous qui soulignons.
4508. Les Compagnons d'Ulysse, (Xï1,1), vers 102. La Fontaine cependant oppose "le silence des bois" où
vi t le Soli tai re et les "bois", semblables aux forêts du Loup, où veulent disparaître les hommes
devenus animaux.
4509. Ibid., vers 54-57.
4510. La Querelle des Ch i ens et des Chats..., (XI1,8), vers 42.
satisfaire. Cela peut nuire - La Fontaine sachant, par exemple, le
danger des médecins avides de gagner4511 - mais cela suffit pour que
fonctionne, tant bien que mal,
et avec de multiples systèmes
1
d autoréguiation, la société humaine» Quelques très rares sages, en
renonçant aux "emploisn, ne la mettent pas en danger. Ils sont trop
peu nombreux pour que leur renoncement fasse problème 4512. Puisque 1
' esclavage du plus grand nombre à ses appétits rend possible leur
liberté, ils peuvent, s 1 ils le souhaitent, et "grâce à Dieu", se
retirer4513 «
Leur retraite les dégage du monde des relations de pouvoir» En
ce monde, les gens, très dignes du "los4514" qui projettent, par leur
pouvoir, de favoriser les plaisirs d f autrui, risquent de s 1 oublier,
tandis que ceux qui veulent "honneurs" et "gains 11, les obtiennent
rarement, mais satisfont paradoxalement les "communs besoins". Dans
le "désert", au contraire, point de hiérarchie établie, point de
contraintes, point d 1 effort décevant à faire pour amener autrui sur
une voie meilleure. Dieu même paraît lointain. Toute 1 !attention est
concentrée sur la contemplation non narcissique de soi, qui ne vise
ni à corriger son amour-propre pour échapper au ridicule, comme le
conseille Ls Homme et son image, ni à faire, comme chez Arnauld
d r Andilly, le bilan
"apprendre
à
douloureux de
ses
péchés 4515,
mais
à
1
seconnaître" indéfiniment dans sa nature d homme, au
4511» Voïr Le Cerf malade, (XI î ,6) : "Il en coûte à qui vous réclame/ Médecins du corps et de l'âme", vers 19-20.
4512. Voici encore un raisonnement par renversement à parti r d'un seuil tel que nous l8 avons rencontré dans
Le Loup et le Renard, ou dans Le Lion, le Singe et les Deux Anes.
4513. 11 est essentiel de voir que La Fontaine ne prend pas en compte les vocations aux emplois de Juge arbitre
et d8Hospîtalier. Elles sont éliminées de son calcul : les Saint Vincent de Paul ne font pas nombre, et
une société ne fonctionne pas grâce à ses exceptions. Ainsi, par un paradoxe voulu par Dieu, les fonctions
que l «Eglise assignait à la charité sont assurées par les appétits d'honeur et de gain ! La Fontaine,
en 1693, est plus proche des premiers théoriciens du capitalisme, comme Adam Smith, que de Saint Vincent
de Paul,
4514. Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1). Voir aussi Le Juge arbitre..., vers 16. La Fontaine, dans le livre XII,
ne condamne pas les dominants qui tentent de favoriser toutes sortes de gens. 11 les loue, mais il
constate leur échec global, a i ns i que le sien. 11 juge cependant que ceux qui auront du pouvoi r, comme
le duc de Bourgogne, doivent, sans illusions, à la suite d'Ulysse, envisager d saider des hommes "à se
connaître". IIs doivent, au moins, ne pas gêner ceux qui le tentent.
4515. Entre le texte du janséniste et celui de La Fontaine, ici, la différence est grande. Point de sagesse delphi
que chez l•auteur des Vies des saints Pères des déserts. "Celui qui demeure parmi la multitude ressemble
!
à cette eau, car l'agitation et le trouble l empêchent de voir ses péchés. Mais, lorsqu'il se t i ent
en repos, et principalement dans la solitude, il se rend capable de les discerner et de les connaître".
Les péchés s'évaporent, en revanche, chez La Fontaine. Texte ci té par Henri Régnier dans l'appendice de
son édition des Fables, tomme IV, p. 412.
plus près de 15 origine symbolisée par la "source pure".
Le Juge arbitre, 1 1 Hospitalier et le Solitaire est une remontée
vers cette origine. En se détournant de la diversité du monde pour
voir la source, La Fontaine tente d 1 accéder au point silencieux d f o ù
procèdent ce monde et 11 homme. 11 n 1 évoque plus comment les Loups
prennent les Agneaux "dans le courant d'une onde pure". 11 s 1 éloigne
de la Colombe qui aide la Fourmi "le long d'un clair ruisseau45". 11
ne se place plus seulement "aux bords d'une onde pure 46", en poète
traducteur de "tant d'êtres empruntant la voix de la nature4518", mais
il s'installe avec le Solitaire, dans le silence, "près d'une source
pure", et il écoute4519.
45La Colombe et la Fourmi, (11,11-12), vers 20.
46Epilogue du second recueil, vers 1.
-
322
-
A propos de Le Juge arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire,
Jean-Pierre Collinet a parlé d'un "mince vernis chrétien 4520". C'est
peut-être excessif, mais il est .sûr que cette fable, publiée ■ et
sûrement composée après la conversion, ne rompt pas avec la pensée
de La Fontaine, dont elle paraît plutôt la "somme" pour reprendre un
mot de Jùrgen Grimm, ou 1'intégrale. Si une relative nouveauté dans
l'aggravation du pessimisme, dans l'ampleur du propos, et dans la
source d'inspiration s'y manifeste, tous les éléments d'une synthèse
entre êpicurisme et christianisme, dans la ligne non exclusive de
Gassendi, s'y reconnaissent. Par ailleurs, cette fable a beau être
la fin - au moins pour la publication - du dessein de La Fontaine
concernant les relations de pouvoir, elle ne traduit pas son rejet,
mais constitue son ultime aboutissement.
Aux dominants, elle présente en effet une riche leçon* Pour bien
gouverner, elle leur suggère un programme qui s'inspire des projets
4518. Ibid., 'vers 3.
4519.
Pour le lecteur,
8
l entreprise de ses
livres précédents,
et même de son oeuvre entière,
1
se
8
recompose depuis cette origine. La leçon de L Homme et son image, par exemple, s intègre alors à une plus profonde connaissance.
4520.
Note de son édition de la Pléiade, p. 1318.
du Juge arbitre et de l'Hospitalier,
mais elle leur rappelle aussitôt, comme i1 écrivait
déjà à Fouquet4521 , puis au Prince le pouvoir fait
perdre "le secret de jouir de
La Fontaine de
Conti,
que
soi4522" *
Magistrats, Princes et Ministres, Vous que doivent troubler
mille accidents sinistres, Que le malheur abat, que le bonheur
corrompt, Vous ne vous voyez pas, vous ne voyez personne. Si
quelque bon moment à ces pensers vous donne, Quelque flatteur
vous interrompt4523 «
Sans prétendre décourager les rois d'être des rois puisqu 1il faut des
rois - la fable leur rappelle 15 attrait, et presque le vertige,
nécessaire de la retraite « Pour La Fontaine, on ne saurait être bon
dominant - ou même tenter de 11 être - si, après avoir médité la leçon
antique de Les Compagnons d f Ulysse, on n'a pas médité la leçon plus
moderne du Solitaire, et rêvé de quitter son "emploi". Quand on est
prince, ministre, magistrat ou Vizir, pour aux accéder aux "Champs
Elysiens4524", il faut - et c* est parfois suffisant -désirer la
solitude.
Aux dominés, Le Juge arbitre, 11 Hospitalier et le Solitaire
rappelle la nécessité des relations de pouvoir. La domination, à leur
égard, n 1 est pas touj ours mauvaise . On a souvent besoin de s 1 en
remettre à autrui, "puisqu'on plaide, et qu'on meurt et qu ' on devient
malade4525". Touj ours il y aura des Magistrats, des Princes et des Rois»
Se révolter contre eux en les accusant de tous les maux est "esprit
de liberté4526" qui ne mène à rien» De plus, et "grâce à Dieu", même
les dominants qui veulent leur position par goût du gain et des
honneurs peuvent se révéler utiles »
Echapper à la prise est cependant souhaitable . Le Solitaire y
parvient en lieu "respecté des vents, ignoré du soleil" où s5 éprouve
seulement, hors du champ des tyrannies terrestres,
le pouvoir du
s
maître qu'on ne saurait fuir, mais qui n obsède pas. Le Solitaire n'est
pas en posture d
4521.
4522.
4523.
4524.
4525.
4526.
1
adoration. Il ne s 1 humilie pas. Il ne serre pas
A M„ le SurIntendant, O.P., p. 503.
A M. Le Prince de Conti, O.P., p. 693.
Le Juge arbitre..., vers 60-65.
Le Songe d8un habitant du Mogol. (XI,4)f vers 2.
Le Juge arbitre.,., vers 54.
Les Deux Chèvres, (XII,4), vers 2.
sa haire avec sa discipline. Dieu se fait discret et le laisse
tranquille, mais cette tranquillité suppose, parmi les hommes, des
appétits multiples pour les honneurs et pour le gain : il faut qu'une
foule de gens coure après la fortune, pour qu1un petit nombre puisse
fuir cette course. Brillant organisateur, efficace accordeur de sa
création, Dieu favorise la diversité, mais au prix de ce que montrent
les fables, par exemple La Querelle des Chiens et des Chats et celle
des Chats et des Souris... Dieu, certes, "fit bien ce qu'il fit4527".
On doit l'admettre, mais n'est-il pas cynique ? Peut-on sereinement
adorer ce Maître qui multiplie les éléments "appointés contraire 4528"
et fait échouer "1 'Appointeur des Débats4529" ? Le Solitaire, quant
à lui, garde les yeux fixés sur la source pure et sur lui-même,
reconnaît, "en sage citoyen de ce vaste Univers 4530", 13 autorité de
"la Majesté suprême", mais il ne s'accuse pas de ses péchés, et, malgré
l'organisation d'un monde qui lui permet, "grâce à Dieu", d'"apprendre
à se connaître", Il n' élève pas, contrairement à Garo4531 , le moindre
chant de louange. Si Dieu laisse le Solitaire tranquille, le
Solitaire, pour sa part, préfère se taire.
Le catholicisme strict est loin. La Fontaine nous semble avoir
publié cette fable' dans le Recueil de vers choisis -en même temps
qu'il fit lire sa paraphrase du Pies irae devant l'Académie - à dessein
d'indiquer la nature exacte de sa conversion. Pour les lecteurs
friands des détours de son oeuvre, Le Juge arbitre, l'Hospitalier et
le Solitaire se replie sur les déclarations officielles, en présence
de l'Eglise et de l'Etat, et ce repli donne à penser que sa conversion
ne fut peut-être pas ce qu'on crut.
4527. La Querel le..., (XII, 8), vers 41. 11 est frappant que les plus ardeurs défenseurs de l8 idée d1un
La Fontaine chrétien (Pierre Boutang, Paul Peti t..) n'aperçoivent pas l'espèce de cyni sme divin
que s i gnale ici La Fontaine.
4528. Ibid., vers 6.
4529. Le Juge arbitre..., vers 24.
4530. A H. de Saint-Evremont, O.D., p. 677.
4531. Le Gland et la Citrouille, (IX,4), vers 32.
Un simulacre alors ? Sûrement pas I Même destinés à la publicité
de leur auteur, les écrits du père Pouget, mais aussi le Pies irae,
et surtout les dernières lettres à Maucroix témoignent de 1? émotion
de La Fontaine.. Ce n 1 était pas un athée qui se faisait croyant. La
Fontaine avait toujours condamné les positions extrêmes des libertins
: s'il jugeait incertain que Dieu pût être aimable et bon, et s'il
s'interrogeait sur des desseins, il admettait son existence « Dans
1'hiver 1692-1693, cependant, il sentit sans doute plus fortement que
le maître de la nature s'était dépouillé "de son pouvoir immense" et
-
324
-
avait paru "comme un simple mortel4532" afin de soulager les hommes «
D'autre part, il semble avoir reconnu que les Contes qu'il jugeait
innocents, bien qu' il les sût capables de "porter coup 4533", pouvaient
nuire "aux personnes qui le liraient4534"* Il les condamna, et il brûla,
peut-être, une comédie. "J'ai eu le malheur de composer un livre de
Contes infâmes * En le composant je n f ai pas cru que ce fût un ouvrage
aussi pernicieux qu'il est* On m'a ouvert les yeux, et je conviens
que c'est un livre abominable « Je suis très fâché de l'avoir écrit
et publié4535 " * . . Voilà ce qu'il déclara, le 12 février 1693, en
présence d'une délégation de 1'Académie française. Dixit le père
Pouget «
On pressa beaucoup La Fontaine„ Sa conversion était un objectif,
voire un enjeu. D'abord, Mme de La Sablière, très chrétienne depuis
1680, souhaitait voir son protégé rejoindre ses sentiments. Sa charité
et sa mort le 6 janvier 1693 durent amener le fabuliste à méditer.
Au demeurant, dès le 14 mai 1680, Guilleragues écrit qu'il "passe sa
vie aux Feuillants, aux Incurables, tout environné de religieux, de
dévotions, de solitaires4536" . Malgré leur excès, ces lignes prouvent
que le Papillon du Parnasse a c c ompagna i t Iris en ses
entreprises,
et
qu'il
fréquentait,
même
pieuses
en dehors
des salons, force gens d'Eglise. En mainte occasion, diverses
personnes dévotes durent l f inviter à revenir sur ses écrits et sur
4532.
4533.
4534.
4535.
4536.
Traduction paraphrasée de la prose Pies irae, O.P., p. 735.
Préface des Contes et nouvel tes,I, p. 557.
Lettre du R.P. Pouget, cité par Georges Mongrédîen, op. cit., p. 182.
Ibid,. p. 182.
Lettre de Guilleragues à Mme de La Sablière. In Geoges Mongrédien, op. cité, p. 129.
sa vie. Travail continu. Travail efficace.
En ces temps de crise de conscience européenne, ensuite,
l'Eglise et la Monarchie avaient besoin de convertis* La Fontaine
était un symbole. Ancien ami de Fouquet, compagnon de nombreux
libertins, associé à divers opposants, auteur de contes licencieux,
subtil personnage qui aimait à rire dans ses textes, qui irritait,
se glissait partout et avait la faveur d'un large public, il rendait
sa conversion très désirable : à coup sûr, elle passerait pour un
exemple de normalisation. Le Roi, l'Eglise, l'Académie, les Anciens,
bien de gens n'avaient rien à perdre et tout à gagner à ce qu'un tel
homme désavouât ses Contes. La pression devait être considérable» La
Fontaine lui-même l'avait sciemment provoquée, mais en cette fin de
XVIIème siècle, elle ne cessa de s'accroître. Il ne .s'agissait plus
de plaisanter4537. Les "sévères moralistes4538" régnaient. Les diverses
autorités, tolérant de moins en moins le rire, s'apprêtaient à le
mettre, pour un siècle au moins, au service presque entier de leurs
opposants».« Dès Le Fleuve Scamandre, en 1685, La Fontaine indiquait
combien 11ëtau se resserrait :
Je crois qu'en ces temps-ci
L'on ferait au Scamandre un très méchant parti. En ce
temps là, semblables crimes
S'excusaient aisément : tous temps, toutes maximes 4539 .
Après
jeux,
1685,
particulièrement,
tours
légers,
badinages retors deviennent des crimes» La Fontaine juge désormais
possible qu1
11
on454011 crie haro sur lui. L1 espace nécessaire pour
accomplir son dessein se réduit excessivement «
beaucoup
de
ses
appuis
et
de
De
plus,
ses amis sont morts, exiles, ou
vieux, et le public paraît ne plus le soutenir* A la fin de 1691, 1 5
4537. Mutâtis mutandis, le roman de Milan Kundera, -La Plaisanterie - nous paraît permettre de comprendre les pressions
exercées sur La Fontaine. Sous un régime, qui tend à se figer, et qui prétend détenir - comme celui de Louis
XI¥ - le vrai, la plaisanterie ne peut pas passer pour chose légère.
4538. A Mme la duchesse de Bouillon, O.D., p. 669.
4539. Le Fleuve Scamandre, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 101-104.
4540. Voir le "On " de Les Animaux malades de la Peste, (VII,1), vers 55.
échec de son opéra -Astrée - dut sérieusement 1? affliger. Longtemps,
il avait voulu qu1 on le chantât sur scène. 11 y était parvenu, et on
le sifflait. On multipliait les vers blessants contre lui4541 * Pis
même, chacun se moquait de 18 Astrée qu5 il aimait tant, et qui
nourrissait ses rêves et sa pensée» Amour "le pauvre compagnon" n'
était pas seulement "enterré sur les bords du Lignon 4542", le Lignon
même avait disparu ! Cet opéra, loin de mettre en fuite "Ennui,
chagrin, triste souci4543", comme le promettait son dernier vers, les
multipliait. Jamais le public n'avait réservé accueil si rude à La
Fontaine. 11 pouvait seulement se flatter d'avoir attiré à son
spectacle quelques grands personnages de l'Etat, dont le duc de
Bourgogne, mais, dépouillé du succès, ridiculisé par des libelles,
il perdait son principal appui dans l'accomplissement de son dessein.
Sans public pour soutenir ses tentatives nouvelles, il se trouvait
pratiquement coincé»
A tout cela s 1 ajouta la maladie. En décembre 1692, La Fontaine
dut prendre la chambre, et il y resta plusieurs mois. On craignit pour
sa vie» Le Père Pouget lui administra les derniers sacrements « L'étau
se resserrait. Grande angoisse pour La Fontaine si l'on en juge par
les derniers vers de son Pies irae :
Je te laisse le soin de mon heure dernière ;
Ne m'abandonne pas quand j'irai chez les morts 4544 «
Même angoisse en février 1695 dans l'ultime lettre à Maucroix
: "0 mon cher, mourir n ' est rien ; mais songes - tu que je vais
comparaître devant Dieu4545 ?
La Fontaine tremble « "Homme de Champagne4546", il ne s'est jamais
donné pour homme de grand courage.
4541.
4542.
4543.
4544.
4545.
4546.
Ce n'est pas qu'il fut lâche -il
Georges Mongrédïen, dans son recueil de textes, en propose tout un ensemble, p. 174-177.
Les Rémois, Contes et nouvel les, III, vers 51-52.
Astrée, O.P., p. 453.
Pies Irae, O.P., p. 736.
A M. de Maucroix, O.P., p. 741.
Lettre à M.P,C.A.D,M., O.P., p. 491.
a beaucoup ose par des chemins détournés - mais il n'est pas téméraire.
Face à la mort, il se sait coincé. Inutile de tergiverser, ou de
protester. C1 est ainsi. Quand Montai, le Loup ou la mort vous tiennent,
rien ne sert de se plaindre. Tout est déjà fini. Seulement, après la
mort, il y a peut-être un au- delà » Beaucoup de gens l'assurent, et
La Fontaine - à lire son oeuvre - paraît manquer de raisons pour en
douter. De plus, bien des textes et des hommes annoncent un jugement
où "la Majesté suprême" condamne à des peines éternelles. Sur ce point,
La Fontaine exposa ses doutes au père Pouget, mais celui-ci sut
-
326
-
apparemment les apaiser« Au demeurant, pour lui qui écrivit Le Loup
et le Renard, la probabilité de ce jugement implique d'en tenir grand
compte. Agir autrement serait téméraire, et sot. Or, ce jugement
s'annonce redoutable. L'abbé Pouget affirme que s'offre, par la
soumission, .une petite chance de salut. Pourquoi ne pas la tenter
? 11 serait très téméraire d'y renoncer... Ainsi, malade, vieux,
apparemment abandonné par son public, pressé de divers cotés par gens
voulant le convertir et face à la perspective d'un redoutable
jugement, La Fontaine s'éprouva pris. Dans cette ëtroiture, il vit,
comme seule issue,
la soumision.
En 1694, dans une lettre à Maucroix, il écrivit quelques lignes
passionnantes : "Je te conseille de traduire l'action des Fourches
caudines qui est dans Tite-Live, avec les harangues de part et d'autre.
Jamais les Romains ne m'ont semblé si grands et si pleins de coeur
qu'en cette rencontre; je ne m'étonne pas que ce peuple se soit rendu
maître de l'Univers4547". Dans l'oeuvre de Tite-Live, et peut-être dans
toute la littérature, La Fontaine pouvait difficilement choisir texte
plus en rapport avec son dessein et sa situation.
Les Samnites bloquèrent un jour les Romains dans un défilé.
Plutôt que de les massacrer ou de leur offrir la vie,
les
libérer,
ils
choisirent
de
les
avant
de
faire passer sous
le joug. Les Romains comprirent qu!en acceptant cette humiliation ils
4547. A M. de Maucroix, O.D., p. 727.
pliaient, mais ne rompaient pas :
est,
indignitas,
et
pareatur
!5
Subeatur ergo ista quantacumque
nécessitât!,
quam
ne
di
quidem
superant4548 « Le peuple des Quirites métamorphosa sa défaite en
victoire sur soi et sur l'adversité. Quand les Samnites le comprirent,
il était un peu tard».*
Dans une lettre qui annonce l'envoi du Pies irae, et qui vient
d'évoquer des Hymnes qu'il prépare, citer cet épisode - sans
transition - n'est pas indifférent. Sans doute La Fontaine n'a-t-il
pas voulu convaincre Maucroix que sa conversion ressemblait au passage
des Fourches Caudines, mais sa plume va trop vite pour qu'il n'ait
pas songé à lier les "actions" des Romains et les siennes....
Le récit de Tite-Live résonne aussi avec son oeuvre entière. Il
évoque, par exemple, La Vie d'Esope, Le Chêne et le Roseau, ou La Chauve
-Souris et les deux Belettes. . . Ses Romains se glissent à travers
des nécessités et savent inventer une tactique honorable dans une
partie à plusieurs coups « Ils illustrent la persévérance souple avec
laquelle La Fontaine poursuivit son dessein, en s5 éloignant parfois
de ses obj ectif s, mais sans se perdre, sans rompre le fil, même dans
des écrits apparemment secondaires : dans cette lettre, après avoir
évoqué les Fourches caudines, n'invite-t-il pas Maucroix à traduire
la "dissertation" de Tite -Live sur Alexandre ? Or, il 1 ' a présenté
comme un Corsaire4549, et il le montre deux fois dans son oeuvre comme
exemple parfait du délire d'amour-propre dont sont saisis les
dominants négateurs4550 . . . Après les dominés, qui redeviennent vite
dominants, voilà le dominant. L'invitation à méditer sur quelques
4548. "Plions-nous donc à cette honte, si grande qu'elle soit, et obéi ssons à cette nécessité dont les d
i eux mêmes ne sont pas maîtres". Tite-Live, Histoi re romaine, Livre IX, chapi tre V, traduction d8Eugène
Lasserre, Classiques Granier, 1947, p. 394-395.
4549. Tribut envoyé par les animaux à Alexandre, (IV,12), vers 73.
4550. Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.P., p. 550, Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur
le Prince, O.P., p. 690. Si pour Racine, Alexandre peut fai re songer avantageusement à Louis XIV,
chez La Fontaine, l1 intention se renverse __________________________________
dominés précède 1'invitation à méditer sur la folie d'un dominant.
La première
invitation se
réfléchit
dans
la
seconde qui se réfléchit dans la première,.. A Monsieur de Maucroix,
s1 il le juge bon, de traduire.».
Invitation à traduire deux textes, liaison de ces textes par ce
mouvement de traduction, installation de ces textes dans un texte qui
évoque des textes en train de se faire.,. Ces lignes d 5une lettre
forment un pli qui s1 insère dans un plus vaste système de plis et
qui paraît en être la métonymie.» « Elles sont, dans leur brièveté
même, un moment et un bel exemple de 11 art de penser lafontainien,
qui ne "tronque" pas, mais rassemble, recueille, superpose, replie,
traduit, suscite ou emploie le mouvement et laisse toujours "quelque
chose à penser"*.. Elles attestent aussi que le nouveau converti n5
a pas renoncé à méditer, en termes qui sont les siens, et à travers
les textes d f autrui, sur les relations de pouvoir, et que cette
méditation reste pour lui féconde et centrale. De plus, ces lignes
fournissent un précieux indice sur ses intentions en 1693 et, plus
généralement, sur son art de publier. 11 les écrit en effet alors qu5
il prépare, pour les présenter, des textes catholiques : des hymnes,
le Pies irae, et peut-être même une apologie de 1s Eglise.* » A lire
et relire sa furtive allusion aux Fourches Caudines, on peut se
demander si, malgré 11 imminence du Jugement et la présence du regard
de Dieu en haut du défilé, cette publication future - Ici reliée au
récit de Tite-Live - ne devait pas devenir une de ses oeuvres à
multiples replis, et telle que son auteur eût paru soumis, humilié,
parfaitement fidèle à ce qu! on attendait de lui, alors que certains
lecteurs un peu fouineurs et complices, auraient pu 11 apercevoir,
par quelque trouée, occupé à tenter, comme les Romains, de construire
sa liberté. En octobre 1693, un peu plus d3 un an avant sa mort, dans
ses intentions de publication, La Fontaine,
sans doute,
n5 en avait
pas fini avec son dessein.
De
notre
publications,
long
nous
parcours
à
ramenons
travers
que,
par
sesmultiples
elles,
il
mit
continûment
en oeuvre
son dessein concernant
-
1140
-
328
-
les
relations
de pouvoir
«
11 se constitua ainsi, parmi les dominants, un souple
espace de parole pour son plaisir et celui d 5 autrui.
Ce n 5 est encore que demi travail. 11 nous reste à montrer comment
il pratiqua et pensa sa relation aux lecteurs, en usant du pouvoir
des fables, mais en le défaisant aussi, pour éviter d'instaurer une
domination, qui pourrait manipuler, détruire le plaisir, empêcher
11instruction» ... Ce sera la fin de nos ouvrages que d'expliquer
comment ce narrateur d'une conversation qui contient l'histoire de
Psyché suscita - surtout dans les Fables - une lecture-conversation.
329
-
330
-
Chapitre 3
Elaborer une lecture-conversation 3.1
Instruire les hommes^
"Je
me
sers
d'animaux
pour
instruire
hommes 4551
les
11
.
"J'ouvre l'esprit4552"» "Une fille qui n'a rien lu croit qu'on n s a garde
de la
tromper,
et
est
plus
prise4553".
tôt
Autant de citations qui disent la volonté lafontainienne d'instruire.
Instruire,
c'est d'abord montrer à autrui les diverses
parties composant l'univers
multiples
formes
Cette instruction,
aux enfants
:
le monde,
On ne
qu'on peut
l'on
ces
de
les
paysages « ..
s'adresse particulièrement
derniers
:
laisser dans
sont
nouveaux venus
ainsi
du
à
reste4554".
ce
à mesure
qui
cette
ignorance
que
dans
(...).
le
moins
il leur faut apprendre ce que c'est qu'un lion, un
Lucrèce, Epicure,
sciences
ou
sans exclusive,
"Comme
les
donne
s'enrichir
d'humains
les plantes,
ils n'en connaissent pas encore les habitants
doit
renard,
: les animaux,
mot
Leçon de
l'étendue
Démocrite...
que
se créent
Leçon
La
4555
physique
qu'il
qui
Fontaine
donc,
avait
ne
si
chez
cesse
rencontre
de
les
*
A la physique s'ajoute 11 histoire, intégrale de toutes les
histoires, multitude de "cas", c'est-à-dire d'agencements
4551„ A Monseigneur le Dauphin, premier recueil des Fables,
vers 6. Ce vers est confirmé par la dédicace du livre XII : "Les
animaux sont les précepteurs des hommes dans mon ouvrage".
4552. Le Fleuve Scamandre, Contes publiés dans les "Ouvrages...", vers 14.
4553. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 206.
4554.
Préface des Fables, p. 9.
4555.
La zoologie, l'astronomie, la médecine ____________ Le second recueil manifeste par rapport au premier,
s
de ce point de vue, un net infléchissement qu a mis en valeur Patrick Dandrey.
que
suscite
sans
cesse
le
-
divers
331
flux
-
de
l f univers. Instruire, c
1
est donc aider autrui à "être en lieu4556"
d'où il puisse aisément distinguer les éléments
et
leurs combinaisons. C5 est l'installer en quelque belvédère, comme ce
pont d'Orléans d3 où La Fontaine, sur "l'eau si pure", pouvait "voir
continuellement des barques qui vont à voiles 4557» * * *
Montrer l'univers ne suffit pas : instruire, c'est aussi dire
comment y agir* A cette intention, dans les Fables,
Contes,
et même dans
Psyché,
La
dans
les
Fontaine
multiplie les conseils. Brefs, bien rythmés, condensant les leçons
des lectures et de l'expérience, ils préviennent les jeunes filles
contre "le fond des bois et le vaste silence 4558", avertissent les
souriceaux de la nécessité du savoir4559, rappellent à chacun qu' "il
faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde 4560"».. Ces leçons pratiques tentent d'aider autrui à se tirer d'affaire, au contraire
de certain Bouc4561 , dans un univers où les dangers "nous suivent en
croupe4562"*
La
Fontaine
des techniques
objectifs,
des
ne
de
se
survie»
une réflexion
moyens
contente
pour
pas
11
sur
la
fin
ces
jamais
livre
oublier
objectifs,
à
et
du
Loup
apprend aux maris
et
VIII, manifeste
jouir4564. Instruire,
de
laquelle
contribue
autres, et singulièrement des animaux
du
Chasseur,
qu'on
présenter un art de vivre, qui suppose une
soi,
des
les. atteindre. C'est ainsi que, dans La
ou que la mort
du
présenter
propose
Coupe enchantée, Renaud, par sa conduite,
vivre4563",
de
ne
"à
à
doit
c'est donc
connaissance'
de
la connaissance des
4565
.
Pas d 5 art de vivre sans art de penser. A l'inverse des trois
Jouvenceaux du livre XI,. l'Octogénaire sait vivre parce
sait
4556.
4557.
4558.
4559.
4560.
4561.
4562.
4563.
4564.
4565.
penser»
Il
choisit
1
un
objectif,
qu'il
observe
8
L
Homme qui court après la Fortune et l Homme qui l'attend dans son lit, (VI1,11), vers 2.
Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p. 540.
La Clochette, Contes publiés dans les "Ouvrages...", vers 9.
Le Cochet, le Chat et le Souriceau, (VI,5).
Le Lion et le Rat..., (11,11-12), vers 1.
Voir la Préface des Fables, p. 8.
Le Cygne et le Cuisinier,
( 111,12) ,
vers 20.
"Epoux, Renaud vous montre à vivre"...La Coupe enchantée, Contes et nouvelles, III, vers 481.
Le Loup et le Chasseur, (VIII,27), vers 9.
Voir la Préface des Fables, p. 9.
1!occasion, 11 analyse , la rapporte aux occasions déjà connues - ce
qui suppose d
1
en garder mémoire, parfois dans du "marbre" - et
invente, pour cette occasion et pour son objectif, un comportement
adéquat. Quoique animal, le Chat-Huant de la fable suivante manifeste
lui aussi son
11
art de penser4566" puisqu1 il sait se donner un objectif
(économiser son effort), observer l'occasion (les souris capturées),
l f analyser, et inventer un comportement (tronquer et nourrir les
souris)»
Quel autre art de penser Aristote et sa suite
Enseignent™ils par votre foi ?
La Fontaine, qui n'est pas Aristote, enseigne cependant un "art
de penser" supérieur» A l'Oiseau qui a "soin 4567" de tronquer pour
manger, il suggère de préférer 1'homme qui se donne les "soins4568" de
planter pour jouir aujourd'hui du futur plaisir d'autrui. A "l'Oiseau
-
332
-
qu'Atropos prend pour son interprète4569", il amène à opposer l'homme
qui, "aux bords d'une onde pure", traduit "en langue des dieux/ Tout
ce que disent sous les ci eux/ Tant d'êtres empruntant la voix de la
nature4570". . . Il bâtit ainsi 1 ' image d'un "art de penser" qui accroît
pour autrui et pour soi 1 ' heureuse, ouverte et lumineuse diversité
de 1'univers. Loin d'enfermer dans 1 ' illusoire abri d' "un tronc
caverneux4571 ", cet "art de penser" "ouvre 1'esprit" au temps, au
mouvement, à 1'altérité * Il conduit à refuser 1'alliance d'Atropos
pour tenter de vivre avec la mort, en la sachant, en la gravant même
sur le marbre, tout en accompagnant le flux et en y ajoutant, par
plantation ou traduction, afin de susciter le plaisir et le sens «
Voilà,
pour La Fontaine,
ce que c'est que d'instruire. Rien
de plus nécessaire . S'il est vrai que "certaines gens", se prétendant
bons conseillers, "font partout les nécessaires" et "devraient être
4566.
4567.
4568.
4569.
4570.
4571.
Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 42.
Ibid., vers 38.
Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, vers 23.
Les Souris et Chat-Huantf vers 10.
Epilogue du second reçueil, vers 1,2,3, 4.
Les
Souris
et
le
Chat-Huant,
vers
11ceverne platonicienne...
Cet
Oiseau
conduit
au
fond
de
la
chassés4572", un maître qui instruit est personnage indispensable.
Nulle créature, en effet, ne sait tout. Chacune est limitée dans un
univers infiniment divers» De plus, les enfants voient le jour dans
l'ignorance la plus complète. Or, le monde est dangereux. C'est vrai
pour qui l'ignore comme en témoigne l'aventure du Rat avec 1 1 Huître4573
. C'est aussi vrai pour qui s'ignore, comme en témoigne la mort des
deux Chiens sans "éducation" qui voulaient boire une rivière4574. C'est
encore plus vrai pour qui n'est pas Dëmocrite4575 , ne sait pas réfléchir
à sa vie et suit sa "fureur" comme le Loup et le Chasseur 4576. . . De
plus, le monde est médiocrement délectable pour qui n'a pas su méditer,
comme certain Vizir ou le Solitaire, sur l'art d'en jouir au mieux».*
Toute créature a besoin d'un savoir minimum, qu'elle peut {et doit 4577)
accroître jusqu'à sa mort, et - puisqu'il est toujours incomplet d'une méthode pour l'optimiser. Sans méthode, gare au puits, où tombe
certain Renard4578 I
Pour s 1 instruire, il. est deux voies : l'expérience personnelle
et le discours
d5 autrui «
(parlé, écrit. . . )
L'expérience aide à éviter la prise, mais, toujours très limitée
face au nombre des cas possibles, elle doit être interprétée 4579, et
son acquisition est dangereuse. Le Rat "qui savait plus d'un tour",
"avait perdu sa queue à la bataille4580" . « * Avant de savoir les moyens
d'échapper à la prise, on a toute chance d'être pris...
Les leçons d'autrui remplacent souvent avantageusement la
connaissance
directe.
Inconvénients
:
les
avis
d 5 autrui
peuvent être mauvais, il faut savoir lire pour ne pas appeler Appenins
4572.
4573.
4574.
4575.
4576.
4577.
4578.
4579.
4580.
Le Coche et la Mouche, (VII,8), vers 29-30-32.
"Voilà ce que fait 1 * ignorance"... Le Rat et 18Huître. (VIIï, 9), vers 33.
Les Deux Ch i ens et l'Ane mort, (VIII, 25). Voi r aussi la fable précédente L'Education.
Démocri te et les Abdéri tains, (VI11,26). Fable capi taie pour la nécessi té de connaître, malgré
l8 avis du peuple, dans un monde pourtant peuplé de "Démocri tes infini s".
Le Loup et le Chasseur, (VIII, 26). Fable qui achève tout le livre, et singulièrement la série des
fables précédentes. Ces personnages sans éducation, se comportent comme les deux Chiens, et ignorent
le savoi r que tente d'édifier Démocri te.
En effet, sans cela, "tout fait qu'on dégénère". L'Education, (VIII, 24), vers 22.
Voir Le Loup et le Renard, (XI,6).
"Quiconque a beaucoup vu/ Peut avoi r beaucoup retenu". L'Hi rondelle et les Peti ts Oi seaux, (1,8),
vers 2-3.
Le Chat et le vieux Rat, (IIî,18), vers 43 et 44.
-
333
-
et Caucase s-ia moindre taupinêe458111, et les livres ne contiennent pas
tout4582 . Précaution à prendre : négliger parfois les leçons d 1 autrui
comme le fait ce Berger qui doit devenir "juge souverain 4583" et échouer
pour vraiment entendre la leçon de son voisin4584 . Malc serait-il
devenu
saint
jeunesse
s'il
avait
écouté
le
"vieillard,
censeur
de
sa
4585
" ?
Les discours d'autrui sont insuffisants, et ne remplacent jamais
tout à fait l'expérience, mais ils sont nécessaires« Ils ouvrent
l'esprit, empêchent qu'"on dégénère4586", et font éviter quantité de
"coups4587". Témoin le Souriceau4588, les Petits de l'Alouette4589,
Psyché4590, les amis du Solitaire. « . Nul ne survivrait, et nul ne
saurait vivre, sans leçons. Pour 1'écrivain, instruire est donc un
dessein légitime*
Nécessaire même « Mentir sans mener au vrai serait "d'un méchant
et d'un sot4591 " * Se contenter de plaire par quelque bigarrure,
le Léopard
4592
,
comme
serait vite stérile.
Pour instruire, 1'écrivain doit devenir un dominant » La lecture
est en effet une relation dissymétrique qui s'oppose à la conversation
où les relations sont globalement symétriques : en conversation, comme
dans la "douce société" des quatre animaux, "chacun en son endroit/
s'entremet, agit et travaille4593" . Les quatre amis de Psyché4594 ou
Hippocrate4595 ,
Démocrite et
partenaires
de
même niveau, qui s
par
1
exemple,
sont
estiment, qui tendent à même
1
but, et qui s enrichissent continûment les uns par les autres. Mais
4581. Le Rat et l8Huître, (VII!,9), vers 8.
4582. Un mari a beau avoir fait "un fort ample reçuei1/ De tous les tours que le sexe sait faire 88, sa femme
invente encore manière nouvel le de l'abuser... On ne s8avise jamais de tout. Contes et nouvel les, 11,
vers 4-5.
4583. Le Berger et le Roi, (X,9), vers 17.
4584. Pour mieux l'arracher ensuite, il doit laisser se développer le "petit grain d8ambition"„
4585. Poème de la Captivité de Saint Malc„ O.P., p. 49«
4586. L'Education, (VI II,24), vers 22.
4587. Voir Le Lion amoureux, (1,4), vers 10-11 : LaAmour; "Heureux qui peut ne le connaître/ Que par récit,
lui ni ses coups" !
4588. Le Cochet, le Chat et le Souriceau, (VI, 5).
4589. L'Alouette et ses petits avec le maître d'un champ, (IV,22).
4590. Les avis du Vieillard l'aident dans sa recherche.
4591. Le Dépositaire infidèle, (IX,1), vers 43.
4592. Le Singe et le Léopard, (IX,3).
4593. Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII, 15), vers 55 et 118-119.
4594. Psyché propose le cas remarquable - sur lequel nous reviendrons - d!une lecture dans une conversation.
4595. Voi r Démocrite et les Abdéritains, (VIII, 26).
11 écrivain instruit un lecteur qui reste muet, qui ne lui apporte rien,
et qui n!a pas toujours envie d s être instruit.
Cette envie n5 est pas universelle « Même si raisonnement et
expérience établissent 1? intérêt de l f éducation, "une multitude de
gens4596" préfère jouir de plaisirs immédiats et éviter les soins qu 5
exige tout apprentissage. Témoin les petits Oiseaux, les Compagnons
d 3 Ulysse, les Abdéritains4597» . . "Esclaves d 1 eux-mêmes", aveuglés
par le désir et par la crainte, les hommes cèdent aisément à la "légère
croyance", et s8 installent volontiers dans 11 enfance4598, ou dans 18
animalité. Aussi, pour faire apprendre,
faut-il souvent commencer
par prendre «
L!écrivain est alors en situation relativement difficile : nulle
prise ne lui est assurée tandis que, parmi ceux qui s 1 emploient à
éduquer, beaucoup sont déjà des dominants : Frères de Catalogne et
-
334
-
Maîtres d 1 école disposent d s un public captif ; les parents ont droit
d f imposer leurs conseils à leurs enfants ; le Renard peut infliger
sa "leçon" au Corbeau dès qu5 il tient son fromage ; Jupiter, parce
qu5 il est "Maître de la nature", peut aisément imposer son . discours
aux Grenouilles . . . Tous ces êtres, par des moyens divers, occupent
des positions de pouvoir avant de donner leçon. Leurs auditeurs sont
contraints à les écouter» Certes, leurs propos peuvent échouer, mais
les proférer ne leur fait pas problème : les publics qui les vénèrent
ou qui les craignent ne les interrompent pas.
Nul n3 est obligé de lire un écrivain, simple particulier qui
ne peut Imposer ses discours par la crainte» Comme il n f a pas "les
bras d 1 Hercule4599", s 1 11 veut être entendu,
4596.
4597.
Testament expliqué par Esope, (11,20), vers 92.
8
Ils sont incapables d entendre les théories de Démocrite.
4598.
Voir Le Pouvoir des fables, (VïIï,4), vers 47.
4599.
Comme la force est un point Dont je ne me
il
pique point,
Je tâche d'y tourner le vice en ridicule,
1
Ne pouvant l'attaquer avec des bras d Hercule. Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 13-16.
pas
déplaire
à
ceux
qui
-
335
veulent
-
doit
ne
spontanément le lire, et, surtout, attirer, "malgré lui4600", tel ou
tel qui ne viendrait pas» Sachant que la Volupté est
universel
4601
15 1
1
aimant
1
", et que les hommes n avancent que pour fuir une douleur
ou pour goûter ce qu1ils désirent, La Fontaine, afin d* instruire,
choisit logiquement d 1 attirer par le plaisir « S'il réussit, il pourra
peut-être faire écouter, par surprise, et selon la méthode de Lucrèce,
une leçon amère47, ou même une leçon qui n f a rien d'amer, mais dont
ou quf il avait oubliée «
autrui restait ignorant,
Deux réquisits aussitôt : savoir ce qui plaît et acquérir les
techniques pour plaire. Quant au premier, La Fontaine souligne souvent
combien il a cherché à déceler le "goût du temps4603", toujours variable,
presque insaisissable mais qui s1 impose comme une règle à qui prétend
instruire. 11 suffit de lire ses Préfaces, et' singulièrement celle
de Psyché, pour mesurer combien il a étudié les désirs de son public
potentiel. Quant au second réquisit, il le satisfait en travaillant
beaucoup. Ls Epître à Huet témoigne ainsi de la diversité de ses
lectures, de son art pour imiter en "transportant48" dans son oeuvre
maint trait qus il recueille au cours de ses périples littéraires...
D1 autre part, toutes ses publications sont expérimentales. Chaque
fois, il essaie de résoudre des problèmes techniques pour un public
dont il guette les réactions4605 .
Pour lui, 15 écrivain qui veut plaire dispose d'abord de trois
moyens : la flatterie, la beauté, les fictions . Ces trois moyens ne
s1excluent pas . Le Renard, La Rochefoucauld, et le Chiaoux les
emploient respectivement, et ils sont d8 effets très différents quand
on désire aussi instruire.
La flatterie vit d1 amour-propre dont la première moitié du
premier livre montre
la fréquence.
Beaucoup de lecteursdésirent
sans doute être flattés4606, et on peut espérer, paradoxalement, les
4600. Préface des Contes et nouvel les, II., p. 603.
4601. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 257.
4603. Avertissement d8Adonis, O.P., p. 3.
4605. "J'ai cherché ce tempérament avec un grand soin : que je Paie ou non rencontré, c8est ce que
le public m'apprendra". Préface de Psyché, O.P., p. 123. Nous montrerons comment, par cet
échange, La Fontaine cherche à réduï re à presque rien la relation de pouvo i r qu5implique son
dessein d'instruire.
instruire ainsi. Dès la seconde fable, après avoir piégé le Corbeau,
le Renard ne lui impose-1- il pas une "leçon" ? Attirer en flattant,
puis instruire en détrompant paraît possible. Cependant, le Corbeau
jure, mais un peu tard, " qu
1
on ne 1
1
y prendrait plus4607". Le mécanisme
flatterie/dêception/instruction, parce qu
5
il inflige une douleur qui
fait fuir, ne peut, au mieux, fonctionner qu' une fois» Le lecteur
flatté, puis blessé, a toute chance d'abandonner le livre, même s'il
a beaucoup appris au tour qu'on lui a joué. Comme, il y a beaucoup de
leçons à faire entendre, la méthode Renard paraît mauvaise pour qui
prétend "instruire les hommes4608"... D'autre part, un écrivain qui
flatte, s'il n'est pas cruel finalement, n'instruit pas : il satisfait
un désir d 3 autrui, mais il l'aveugle au monde et à lui-même.. Si
flatter est utile quant le lecteur est un dangereux dominant, et qu'on
veut éviter les coups, l'auteur flatteur est haïssable. La Fontaine,
quant à lui, critique les hommes - ses lecteurs - , et les expédie même
47Voi r le De natura rerum, chant I, vers 936-950.
48Voi r A Monseigneur l8évêque de Soissons, O.P., p. 648.
-
336
-
chez les Barbacoles4609. Ulysse ne flatte pas les appétits de ses
Compagnons . devenus des animaux« Un écrivain, qui veut instruire, ne
saurait dispenser partout l'encens.
La Rochefoucauld use d'une autre méthode. A en croire L1 Homme
et son image, il choisit d'attirer son lecteur par la beauté de son
texte. L'Homme de la fable est ainsi presque pris par "le canal formé
par une source pure" qui se trouve en "lieux écartés"
:
Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau. Mais
quoi, le canal est si beau Qu'il ne le quitte qu'avec
peine49.
Le pouvoir de la beauté est réel sur l'Homme, et même sur les
4606.
4607.
4608.
4609.
La Fontaine souligne la rareté des gens qui n1aiment pas la louange, comme Mme de La Sablière.
Le Corbeau et le Renard, (î,2), vers 18.
A Monseigneur le Dauphin, vers 6.
La Querelle des Ch i ens et des Chats et celle des Chats et des Souris, (XII,8), vers 46.
dieux :
La beauté, dont les traits même aux dieux sont si doux Est quelque
chose encor de plus puissant que nous4611.
déclare Achille dans la tragédie qui porte son nom. L1 homme et les
dieux désirent la beauté, et c1 est un de leurs désirs essentiels. Dans
la onzième fable du • premier livre, comme déjà dans la seconde4612,
il est ainsi difficile de dire si 1 ' amour-propre est enté sur un désir
de beauté, ou si le désir de beauté est enté sur 1f amour-propre. Les
deux désirs sont fondamentaux, et paraissent inextricables. Le Corbeau
et 11 Homme s 1 aiment beaux» Ils adorent leur ego et ils adorent la
beauté, mais l f habileté de La Rochefoucauld est, sans saisir un
fromage, d8user du désir de beauté pour faire éclater la sottise de
vouloir se croire le plus beau.
Méthode remarquable, et beaucoup plus efficace que celle de
Jupiter qui, renonçant à son pouvoir, propose, mais en vain, aux
animaux et aux hommes, de corriger leurs "défauts 4613"* Méthode
meilleure que celle de l'Hirondelle qui ne capte pas 1!attention des
petits
Oiseaux4614.
Méthode
beaucoup
moins
dangereuse
que
les
!
expériences que font le Rat des Champs et surtout 1 Agneau... Au centre
exact du premier livre, L? Homme et son image, est bien un hommage à
La
Rochefoucauld,
écrivain
capable
d 1employer
la
beauté
pour
instaurer, vis à vis de son lecteur, une relation de pouvoir qui lui
permet de l'instruire»
Les Fables, pourtant, se distinguent du "livre des Maximes". D
' abord, à suivre le fil du premier livre, le pouvoir de la beauté est
très dangereux : le Corbeau est piégé parce qu'il se croit "beau", la
Grenouille explose pour avoir voulu imiter le boeuf qui lui semblait
49L8Homme et son image, (1,11), vers 18-20.
4611. Achille, O.P., p. 459.
4612. Le Renard commence par dire au Corbeau qu'il lui semble "beau".
4613. Voi r La Besace, (1, 7), vers 34.
337
4614. L'Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1,8).
4615. La Grenouille qui se veut fai re aussi grosse que le Boeuf, (1,3), vers 2.
4616. Les Peux Mulets, (1,4), vers 3.
4617. Le Loup et le Chien, (î ,5), vers 3. Ce qui ajoute encore de la cohérence à la série, c'est que dans
ces diverses fables, l'adjectif beau se trouve au deux i ème ou au troi si ème vers.
de "belle taille4615", le Mulet meurt glorieux d! une "charge si
belle4616",
et
le
dogue
"aussi
puissant
que
beau4617"
est pourtant esclave de son maître..» La singulière beauté fascine,
attire. La Rochefoucauld sait 13 utiliser, mais le goût qu? on a pour
elle peut conduire aux désastres. On finit par faire "cas du Beau",
par mépriser "l f Utile", "et le beau souvent nous détruit4618". Formule
d
1
une extraordinaire profondeur si l'on y songe, et qu'on rencontre
dans Le Cerf se voyant dans l'eau, fable qui subtilement dialogue avec
L'Homme et son image... Si la beauté est puissante, et si La Fontaine
l'emploie pour instruire, elle est dangereuse, et le fabuliste préfère
de loin, contrairement à La Rochefoucauld - nous y reviendrons - user
des "grâces". A le lire d'aileurs, la réussite des Maximes paraît
douteuse : l'Homme "ne quitte qu'avec peine" le canal, mais on ignore
ce qu'il devient ensuite* Il a certes vu son défaut, qu'il n'aurait
pas vu par l'expérience directe des "sottises d 5 autrui", mais on ne
lui a pas montré l'utilité de se corriger par la présentation d'une
multitude de cas. Le canal ne renvoie que son image, en "lieu
écarté4619", quand les fables proposent toujours, au moins, une "double
Image", construisent une "ample comédie4620", et dessinent continûment
un réseau de replis, qui se glissent en tous lieux, et permettent une
infinité de réflexions diverses. Là où le "livre des Maximes" se coupe
de l'expérience du monde pour proposer un beau portrait - mais le
portrait seulement de l'homme atteint d1 amour-propre4621 -, elles sont
à fois "canal", ou plutôt "onde pure4622" et multiplicité de points de
vue sur "autrui4623" qui parle, agit, se trompe, se moque, triomphe,
perd, meurt, est Loup, Agneau, Rat de ville, Rat des champs, petits
Oiseaux,
Hirondelle,
Envoyé
du
Grand
Seigneur,
Allemand,
ou
Dragons...
Au pouvoir de la beauté, La Fontaine préfère le pouvoir des fables
qui permettent des articulations entre les leçons
4618.
4619.
4620.
4621.
a
Le Cerf se voyant dans l eau, (VI,
9) ,
1
21-22.
25, 15 .
vers
L Homme et son image, (ï, 11), vers 20,
Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 23 et 27.
Les dix premières fables du premier livre - tout en
insistant
sur
8
l amour-propre-
f
ne s y
limitent pas, et les dix fables suivantes (jusqu'à Le Chêne et le Roseau) le laisseront relativement de côté.
4622. Voir 1 'Epilogue
du second recueil.
4623. L'Homme et son image, ( ï, 11 ), vers 25.
et 11 expérience, évitent, par la diversité qu'elles autorisent, toute
lassitude, permettent la "grâce plus belle encor que la beauté4624",
ou même les "grâces4625" plurielles, que connaît si bien, Mme de
Montespan, Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues
apparaît dans le flux du premier livre comme un exemple de ce que sait
faire La Fontaine par rapport à La Rochefoucauld, tandis que la fable
- L1 Homme et son image - verticalement met en image "le livre des
Maximes"., le donne à voir comme il donne lui-même à voir, et le dépasse
à la manière de la Poésie qui, dans Le Songe de Vaux, paraît devoir
11 emporter sur la Peinture, puisqu1"elle peint quand il lui plaît la
Peinture elle-même50 : les Fables peuvent inclure les Maximes qui ne
peuvent pas inclure les Fables «
50Voir Le Songe de Vaux, O.P., p. 95.
-
338
-
Au succès incertain du "livre des Maximes" s1 oppose la réussite
du Chiaoux : devant un Allemand qui dit que la multiplicité des
"dépendants" donne force à 1 * Empereur, cet "homme de sens" emploie
une "aventure" étrange et qui pourtant est vraie51". Il la conte. L f
Allemand se tait, écoute jusqu1 au bout, ne dit mot ensuite, vaincu
comme la Cigale et le Corbeau, mais sans blessure et sans que son
vainqueur veuille autre chose que 11 instruire. Cette fable, en mettant
tout le livre en abyme et en dépassant de beaucoup sa moralité
politique, montre donc comment on peut instruire un homme par un
récit52. Or, en ce cas, 11 entreprise se présentait mal et s 1 annonçait
même dangereuse : tout se passe "chez 15 Empereur4629". L f Allemand est
dans son pays, en présence de la puissance de son dominant, et il est
risqué, pour un étranger, de trop préférer chez autrui
de son maître
4630
".
"les
forces
On sait ce qu'encourut la Fourmi à se trouver "chez
sa voisine11... D1ailleurs, d'affirmation en affirmation, la dispute
pouvait s 1 échauffer, devenir violente, ou, au moins, stérile. Pas
moyen
d'en
sortir»
Heureusement,
le
Chiaoux
comprend
que
si
4624. Adonis, O.P., p. 6,
4625» "Eh qui connaît que vous les beautés et les grâces ? A Mme de Montespan, vers 22»
l'Allemand, "chez L'Empereur", peut et doit s5 offenser d'une critique
contre son maître, il reste indifférent aux malheurs du "Dragon à
plusieurs têtes". Cet "envoyé du Grand Seigneur" commence donc un récit
4629. Ibid., vers 2.
4630. Ibid.. vers 3.
qui fait sortir de "chez l'Empereur" et mène vers un ailleurs, dont
on sait seulement qu'il contient "un lieu sûr4631 ", image de l'espace
que ce récit constitue... Celui-ci met, face à 11"étrange", les deux
interlocuteurs en position commune. Même si l'un parle tandis que
l'autre écoute, ils se découvrent participant ensemble du non étrange,
et
ils
peuvent
communier
dans
1'"étonnement".
Alors
qu'ils
s'opposaient, le récit crée le lieu du passage et de la rencontre. Par
rapport aux deux Dragons qu'il introduit, il met Chiaoux et Allemand
en connivence. Alors qu'ils étaient étrangers l'un à l'autre, il en
fait deux hommes face à l'étrange. Cathartique, il assure ainsi la
sécurité de son auteur et permet à son auditeur de concevoir, hors des
brumes du patriotisme, l'argument qu'on lui présente. Si le conflit
menaçait, il détend la relation et permet, par un détour, d'avancer
vers 1'énonciation de la vérité. Calmé, apaisé, réjoui peut-être par
le plaisir qu'il a reçu, l'Allemand peut admettre sereinement le point
de vue de "l'homme de sens".
Cette fable suggère comment un récit peut instruire et plaire.
Peu Importe finalement qu'il soit vrai, c'est-à-dire qu'on puisse
vérifier que le Chiaoux - personnage de fable -ait vu les deux
51Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues, (î, 12), vers 5, 8, 12»
52Sur ce système de "moralité prétexte" qui ouvre une autre morale, voir l'intéressant échange entre André
Tournon et Patrick Dandrey à la suite de l'intervention de Patrick Dandrey. La notion de "moralité prétexte",
tirée de Clarac, nous paraît cependant très contestable. La fontaine, Fables, livres VI î à XII, in Littératures
classiques, Supplément 1992, janvier 1992., p. 45-46.
-
339
-
Dragons... L'important est que son récit soit "étrange" et qu'on le
dise initialement "vrai". Si sa vérité n'était pas affirmée, son
étrangetë apparaîtrait d'emblée comme absurde production d'un esprit
vagabond..» Dégoûté, l'Allemand s'en détournerait, mais, en lui
annonçant
"une
aventure
étrange
et
qui
pourtant
v
estvraie ", le Chiaoux lui laisse entendre qu elle est "étrange", mais
non absurde46^3, parce qu1 elle est vraie. Garantir la vérité, c'est
garantir aussi i1êtrangeté contre 1 absurdité, et permettre ainsi à
-
11 étrange de circuler dans le non étrange, chez 1! Empereur. D'un autre
point de vue maintenant, si ce récit n3 était pas étrange, et s'il
n 1 était donc pas dit vrai, il ne permettrait pas 11énonciation d1 une
vérité4634 * S'il était d f ici, s3 il était même de "chez 15 Empereur"
c1 est-à-dire d'un espace connu, contrôlé, parfaitement réel, il
aurait peu de chances d f intéresser 11Allemand. L'étrange attire.
L!"homme de sens" le sait bien, qui lance sa phrase, avant son récit,
comme un appât «
Pour plaire, ce récit doit être "étrange" et "vrai", êtrangeté
et vérité se liant et s1 opposant comme en une spirale » Plaisant, il
peut contraindre 15 Allemand, qui ne perd en cette affaire ni un fromage
ni la face, à recevoir une vérité sans souffrance, voire sans "jurer
qu'on ne 1 1y prendrait plus4635". Par ce chemin et ce détour agréable,
glissant, sans heurt, sans rien lui prendre et sans rire de lui, le
Chiaoux le conduit vers une vérité qu 1il n f aurait peut-être pas su
entendre. Sa méthode est très différente de celle du Renard qui fait
souffrir le Corbeau avant de lui dire sa "leçon", mais elle se distingue
aussi de celle de La Rochefoucauld : point ici de résistance et
d1efforts pour s
1
arracher "avec peine 53 ". L ' Allemand est mené
souplement, en douceur, sans aucun trouble, "insensiblement", par un
"charme4637", et toujours de son plein gré. Il passe commodément vers
la vérité comme le Dragon à une seule tête, qui
"chef"
et
son
"corps",
"1? un
s 1aide
avec
son
faisant chemin à l 1 autre % et
qui évoque obliquement les fables qui ont deux parties dont "on peut
appeler l'une le corps, l'autre 1s âme46391! . « . Ainsi, la complexité
de la méthode du Chiaoux, loin de faire obstacle à la progresion de
4632. Le Dragon à plusieurs têtes __ , (1,12), vers 12.
4633. A opposer au mauvais menteur de Le Déposi tai re infidèle, (IX,1), vers 89 : "Quand l 1 absurde
est outré...".
4634. La véri té annoncée - toute factuel le- n{est pas celle qui advi ent, mais le Chi aoux, quoique ambigu
dans son emplo i de l!adjectif "vrai", n'a pas ment i en caractérisant son réci t.
4635. Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 32.
4637. Voir, à propos du charme des dialogues de Platon, l'Avertissement des Ouvrages de
poésie, O.D., p. 655. Le "charme" est, pour La Fontaine, ce pouvo i r délie i
insensible, qu'il attend des dominants selon Oronte, (voir les yeux de Sylvie dans
Vaux), et qu'il reconnaît aux fables (c1 est proprement un charme), et à la gai été
Fables, p. 7)...
prose et de
eux, léger,
Le Songe de
(Préface des
l'Allemand vers la vérité, est-elle une aide efficace. Par le plaisir
qu'elle lui procure, elle lui enlève l'envie de résister, et, comme
l'atteste son silence ultime, lui permet d'exactement juger la valeur
de ce qui lui est dit4640
53L8 Homme et son image, (1,11), vers 20.
-
340
-
Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues
fournit, à l'intérieur des Fables, - si l'on excepte la Préface et la
Vie d'Esope le Phrygien - un premier exemple du pouvoir de ces récits
où s'entremêlent étrangeté et vérité, et qu'on peut appeler, d'un terme
générique, les fables.
Leur pouvoir résulte du désir de l'étrange chez les hommes,
c'est- à -dire du désir de tout ce qui est autre, ailleurs, hors des
limites du monde connu, et, en définitive, hors du réel. Désir
universel et essentiel, aux yeux de La Fontaine : il rend "de glace
aux vérités", et "de feu pour les mensonges4641 ", il fait oublier la
certitude de la "bise", convainc qu'on est "Phénix" quand on est
"Corbeau", fait oublier "l'impossible4642", et surtout la mort, fait
se plaire aux "chimères4643", aux Dragons, ou, même, quand on est
Allemand, aux discours orientaux d'un "Envoyé du Grand Seigneur4644"...
Si le réel paraît dur, dangereux, fixe, sans diversité, et, s'il
interdit surtout 11 expansion indéfinie de 11 ego, 1'étrange suggère
au contraire des espaces souples, sûrs, mobiles, divers, où l'ego peut
oublier la mort et déployer délicieusement ses orbes.
chacun
se
met
volontiers,
en
mouvement
Aussi,
vers
13 étrange, et même vers cet "étrange maître4645" qu? est l f Amour. On
(1,12),
vers
25-26.
4638.
Le Dragon à plusieurs têtes...,
4639.
Préface des Fables, p. 9.
4643.
Le Statuaire et la Statue de Jupiter, (IX,6), vers 30.
4644.
Le Dragon à plusiurs têtes..., (1,12), vers 1.
4640.Autre exemple remarquable de ce cheminement vers le vrai, Le Lion amoureux, adressé à Mlle de Sévigné, qui s'annonce rebelle
à un énoncé direct : "Si la vérité vous offense/ La fable au moins se peut souffrir"... Le Lion amoureux, (IV,1), vers 13-14.
4641. Le Statuaire et la Statue de Jupiter, (IX,6), vers 35-36.
4642. Le Lion, le Loup, et le Renard, ( VIII, 3), vers 3, et Les Deux Chiens et l'Ane mort, (VI11, 25), vers 32.
11
s1 écarte4646" . On se dégage * On cherche un lieu de libre circulation
où 11 échange est indéfiniment possible, "à tout venant",
"bise",
sans murs,
sans
sans mort.
Autant les sages que les fous,
Chacun songe en veillant, il n 1 est rien de plus doux4647.
Les fables fournissent un moyen aisé d5 accéder à 15 étrange .
Par elles, sans effort et sans risque apparent, on se trouve
"transporté^648" « On outrepasse les limites. On regarde au-delà du
"logis4649", de la cage, de la prison, ou même ce que Victor Hugo appelle
"noir verrou de la porte humaine"* Par un "trou de la serrure", on
aperçoit Peau d5 âne et, par delà son habit de Souillon, on découvre
des robes merveilleuses qui "Egalaient du Soleil la clarté la plus
pure"» Derrière ce monde que 1'on jugeait obscur et où on va "de
basse-cour en basse-cour", il y a donc peut-être de 1
"comblé de plaisir
4650
1
éclat. On est
1
" comme le Prince de Perrault et 1 on goûte comme
La Fontaine, "un plaisir extrême4651 " *
"Plaisir extrême", à qui 1!accorde, donne moyen d f un grand
pouvoir. Ls attention que le Lion obtient grâce aux institutions, à
"1s histoire", au "Ciel4652", et, en définitive, à la peur, Démade, qui
ne saurait s5 aider de tout cela, 11 obtient par le plaisir que donne
4645. Le L î on amoureux, (IV,1), vers 9.
4646. La Laitière et le Pot au lait, (VI 1,9), vers 39. Remarquer aussi que L3 homme de L8 Homme et son image
trouve le canal en des lieux écartés" où il tentait de fuir le réel qui le contredisait douloureusement.
4647. Ibid., vers 33-34.
4648. Ibid., vers 22.
4649. Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 2.
4650. Charles Perrault, Peau d'âne, in Contes, Gallimard, collection Folio, 1981, p.107-108.
4651. Le Pouvoir des fables, (VIII, 4), vers 68.
341
4652. Les Animaux malades de la Peste,, (VI 1,1), vers 16 et 21.
4653. "On cria haro"...
4654. Le Pouvoir des fables, (VI11,4), vers 53-54.
"un trait de fable" . De même que le Lion reconstitue le conseil et
crée un "on4653", il recrée, à partir d'éléments dispersés, une
"assemblée" qui "crie tout dfune voix4654" et lui demande, comme la
Cigale à la Fourmi, quelque chose qu!il peut donner ou
La
relation
de
pouvoir,
dès
refuser...
lors,
est
constituée, et il peut instruire. Sa méthode : interrompre la fable,
briser le mouvement de ses trois personnages "qui faisaient voyage un
jour4655", et stopper le mouvement de "11 animal aux têtes frivoles4656"
vers la Volupté. Dans le silence créé entre l'unité attentive et le
désarroi, dans cet écart ouvert comme "un large bec" entre plaisir et
désir, il jette une leçon, à la manière du Renard, mais en visant au
bien de "qui l'écoute"... Il plaît, puis il fait mal, puis il instruit.
Le "trait de fable4657" est élément d'un piège par lequel Démade
contraint les Athéniens à considérer le dur réel guerrier où ils
doivent vivre et agir.
Belle réussite. Elle n'est pourtant pas typique de 1'emploi
lafontainien des fables, même si notre fabuliste interpelle parfois
son public. Comme Démade, La Fontaine utilise le goût humain pour
l'étrange4658, mais il donne toute la fable, et s'il prive parfois de
morale, c'est pour inviter à poursuivre le mouvement, comme en un j
eu d'énigme, avec plaisir, et parce que la morale est double, à triple
étage, en labyrinthe, ou dans cette quête d'elle-même. Fidèle à la
tradition
ésopique,
sa
méthode
pour
instruire
consiste
fondamentalement à proposer un récit érrange, qui plaît, et qui s '
applique au réel. Certes, il ne s ' en contente pas. Il dépasse toute
application simple, ou même la méthode des applications, mais, comme
il apparaît dès la Préface des Fables, et aussi dans la pratique des
Contes, cette méthode est essentielle. Son efficacité tient au plaisir
que donnent les récits fictifs, au refroidissement cathartique qu'ils
entraînent,
et
à
un
phénomène
de
proportion
:
mieux
que
les
abstractions, ou même que i3 histoire, ces récits peuvent être
"proportionnés" à 1'intelligence des écoutants. C'est vrai, pour les
enfants4659 .
C'est
vrai
aussi
pour
la
plupart
des
hommes,
4655
.
4656
.
4657
.
4658.
4659.
Ib d- vers 4
i
,
9
Ib
vers 4
i
4
Ib d. vers 6
i
,
4
Le voyage commun de Cérès, de L'Anguille et de L1Hi rondelle en fourni t un bel exemple...
Voi r la Préface des Fables, p. 8.
puisque le monde est "comme un enfant4660 » « « Si le diseur de fables
choisit bien cette proportion, il peut espérer, grâce au plaisir qu ?
il donne, capter son public et l'instruire. Cf est ainsi que procèdent
le Chiaoux, Malherbe, ou Mênénius * » «
L'efficacité du pouvoir des fables en fait aussi le danger. A
suivre le raisonnement de Dëmade, les "contes d5 enfants" peuvent être
frivoles, n 1 instruire en rien, et faire dangereusement oublier le
réel„ L1amorce d'une telle pensée apparaît au début de 11 oeuvre de
La Fontaine dans la Relation d
-
1
un voyage de Paris en Limousin : madame
342
-
de La Fontaine, que les "romans" seuls "divertissent", puisqu'elle
a lu tous les anciens et qu' il s'en fait peu de bons, devrait les
abandonner, et "considérer" "l'utilité" des récits vêridiques que lui
propose son mari» En les lisant, elle pourrait s'accoutumer "à 11
histoire, soit des lieux soit des personnes 4661 " . . . Elle s '
instruirait ainsi utilement. Propos moqueurs..» La Fontaine n'accuse
pourtant pas sa femme de bovarysme et on ne rencontre jamais chez lui
1'équivalent de Don Quichotte. Il ne manifeste ainsi aucune réserve,
dans Psyché, quand il conseille aux mères de laisser lire leurs
filles4662 : elles glaneront touj ours quelque instruction dans les
"livres d5 amour". D8 ailleurs, même s ' ils n1 instruisent pas, si 11
on s ' y plaît4663, que peut-on leur reprocher ? Si Peau d1 âne fait
un "plaisir extrême",
quoi de mieux ?
La conviction fondant la tactique de 11 Orateur grec, La Fontaine
la critique par ce retournement final de sa fable » Prise en totalité,
celle-ci indique de plus le véritable danger du pouvoir des fables.
Elle commence en effet par 15 éloge de monsieur de Barillon, qui est
un appel à la paix européenne, un appel préparé par la critique des
luttes entre courtisans (fable 3), et un appel enfin qui n'est pas
souhait ridicule comme celui de 15 Homme à la Puce
4660.
4661.
4662.
4663.
(fable 5).
Le Pouvoir des fables, (VIIf4), vers 70.
Relation d'un voyage de Paris en L i mous i n, O.D., p. 533.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 206.
Voi r la Ballade qui finir le premier livre des Contes.
Cet appel
1159
-
importe d 1 autant plus que le huitième livre tente
de définir les conditions du bonheur terrestre : après avoir Indiqué
une règle fondamentale pour 15 individu (admettre le mouvement du
monde, ce qui implique d 1 accepter la mort et de ne pas prétendre fixer
un bien), il envisage les relations sociales, d1 abord dans un groupe
limité (la cour), ensuite entre les nations. Dans les deux cas, la
règle fondamentale est de chercher la paix. Or, Démade appelle à la
guerre. Certes, c'est la meilleure de toutes les guerres, puisqu f il
s 1 agit de défendre sa liberté contre un tyran envahisseur. Cependant,
c'est la guerre ! Curieux texte que ce texte de La Fontaine : il loue
la paix et un homme chargé de la faire, puis il loue un orateur qui
sait, par une fable, convaincre les Athéniens de s'intéresser à la
guerre. Pourquoi La Fontaine n'a-t-il pas raconté comment un orateur,
par "un trait de fable", est parvenu - à convaincre des rois de faire
la paix ? Apparemment, au cas de monsieur de BarilIon, cela aurait
mieux convenu que l'entreprise de Démade. La Fontaine n' a pu que le
penser. Aussi ne fait-il pas en vain apparaître Démade t l'introduire,
c'est appeler comme en fantôme, cet orateur qui saurait, -par une
fable, amener la paix. Quadruple effet : constater la tragique absence
d'un tel orateur dans l'histoire, inviter monsieur de Barillon à
tenter d'être le premier, suggérer que la fable peut-être une machine
à faire faire la guerre, (chose acceptable dans un cas seulement, celui
dans lequel se trouve Démade), suggérer que le fabuliste La Fontaine,
au contraire de Démade, mais sans le blâmer, emploie des fables pour
favoriser la paix4664. . . Logique du texte ' : Il serait souhaitable
4664. Voi r la dernière fable du livre VII, Un animal dans la lune.
que les fables eussent été employées . pour susciter la paix, mais
l'histoire n'en présente aucun cas, et les fables servent plutôt à
susciter la guerre. Danger considérable : Démade n'aurait-il pas
réussi, par "un trait de fable", si, loin de vouloir le bien des
Athéniens, il les avait dressés
contre quelque bienfaiteur
?
La
fable n'est-
elle pas un moyen efficace pour gui veut dominer selon la logique de
la Fourmi ?
Les Membres et 11 Estomac nous sont alors nécessaires. La
Fontaine y dit comment, par un "apologue insigne entre les fables",
Ménénius "ramène dans leur devoir4665" les plébéiens en révolte. Pareil
texte confirme apparemment qu
1
il refuse toute "contestation4666" de
11 ordre établi comme 11 écrit Marc Fumaroli. Cependant, à le lire
précisément, comme nous 1
1
avons déjà tenté, on aperçoit que "Messer
1
Gaster" n' est 1 image du Sénat, ou de la Royauté, que "d'un certain
côté4667" « Il en est donc d 1 autres. Cette seule indication éveille
l'attention du
lecteur qui aurait pu être "par l'apologue 4668"
endormi.... Elle suggère que Ménénius, comme plus tard et par d f autres
moyens le Lion dans. Les Animaux malades de la Peste, tente de
reconstituer par une fable une position de pouvoir que des dominants
sont en train de perdre « Avec lui, "le Sénat 11 veut manipuler "la
Commune", Comme "le Loup devenu berger4669", mais plus habilement, le
groupe dominant, cherche à se faire passer pour ce qu ' il n'est que
"d'un certain côté", et qu'il voudrait qu'on croit qu'il est
entièrement « Le peuple ne sachant pas retourner, à la manière
d'Esope4670, l'apologue en ses divers "côtés", il accepte, sans
discuter, l'application qui lui en est faite» Grand succès pour
Ménénius et le Sénat. Succès amer aux yeux de La Fontaine qui sait
11 ordre en place injuste et différent de i1 image idéale qu'en propose
l'application de 1'apologue . Pour lui, le peuple a raison de se
plaindre,
mais,
il
le
voit
aussi
manipulations et de se gouverner
chaos
qu1 entraînerait
4671
.
incapable
Comme
de
il
déceler
les
craint
le
sa sécession, et qu? il ne sait pas d'ordre
meilleur, il admet, comme un "devoir", cet ordre injuste, qu f Il décrit
comme tel, et qui tient par des fables, trompeuses, qui n'instruisent
pas, et dont les diseurs veulent essentiellement maintenir leur
4665. Les Membres et l'Estomac, (II1,2), vers 43-44.
4666. Marc Fumaroli, éd i t i on des Fables, L3 Imprimerie nationale, collection "Lettres françaises", 1985,
tome I I , p. 333. Voi r la contestation de ce point par Jùrgen Grimm, dans "Y-a-t-il une c r i t i que
sociale dans les Fables de La Fontaine", in Li ttératures classiques, supplément au n° 16, janvier
1992, p. 71.
4667. Ibid., vers 3-4.
4668. Voir Le Pouvoir des fables, (VI11,4), vers 62.
4669. Titre de la fable suivante.
4670. Voi r Testament expliqué par Esope. (II, 20). Pour bien li re la succession des premières fables du
livre III, i l faut tenir compte de cel le-ci : el le montre ce qu'est un bon lecteur, et combien les
bons lecteurs sont rares dans une "multitude de gens".
4671. Voi r la qua t r i ème fable du livre, Les Grenouilles qui demandent un roi.
position de pouvoir*
Ménénius,
force
comme
la
Fontaine,
de 11 apologue,
-
344
-
a
compris
la
C'est proprement un charme : il rend l'âme attentive, Ou plutôt
II la tient captive, Nous attachant à des récits
Qui mènent à son gré les coeurs et les esprits 4672 .
Ménénius réussit parce que son apologue, étrange, plaît. Alors
que le peuple est en voie de dispersion, par le plaisir, Il le rassemble
et il le captive. Il réussit ensuite parce que cet apologue est "moins
disproportionné4673" qu'un pur discours politique à l'intelligence de
son auditoire. Etrange, il est aussi familier : le peuple connaît les
membres et l'estomac, et 11 peut comprendre la logique de cette brève
histoire. Ménénius réussit enfin parce que' son apologue, très simple
et très bref, n'a qu'un sens (il l'Indique) et qu'il paraît rendre
l'occasion plus intelligible qu'elle n'était avec ses contradictions,
ses mouvements incohérents, son tumulte. En fait, comme l'Indique La
Fontaine au début de sa fable, loin d'"ouvrir 1'esprit", cet apologue,
tel qu'il est utilisé, le ferme. En ne faisant voir qu'"un certain
côté " des choses, il offre une intelligibilité partielle, plus
séduisante qu'une vision complète, nécessairement complexe, et qui
fait oublier à la "Commune" la valeur de son propre point de vue.
Ménénius corrige ainsi une erreur du peuple, mais pour i'installer
dans une autre erreur, avantageuse au Sénat. Loin de chasser 1'erreur,
il la déplace, en profitant, comme un Renard,
peuple pour
le
plaisir,
de
de
l'attrait
du
son indiscrétion, et de sa confusion
entre même et "semblable". Or ce qui "peut s'appliquer 4674" ne le doit
pas touj ours «
La Fontaine, que nous avons déjà aperçu en fantôme inverse de
4672. A Mme de Montespan, vers 7-10.
4673. Préface des Fables, p. 8.
Démade, se refuse à user des fables comme Ménénius : il le prouve par
sa fable qui met en abyme Les Membres et 11 Estomac et secrète, sur
le pouvoir des fables, une autre morale que l f apologue» Son Maître
est plutôt Malherbe, qui suit Esope, et qui sait conter Le Meunier,
son Fils et l'Ane pour inciter Racan à user librement de sa "tête4675".
Loin de vouloir perpétuer un pouvoir par une fable, Malherbe l'utilise
pour inviter à se passer de lui et de tout autre» Sans expliciter
lourdement, il laisse construire l'utile morale de sa fable. Ainsi,
loin d'aveugler, il éclaire « Loin de tronquer, il ouvre. Loin de
contraindre et de fixer, il incite au libre mouvement. Son pouvoir
tend à se résorber dans l'emploi qu'il en fait.
La leçon qu'il donne - première du livre - est primordiale : s'il
faut être un vieux Rat expérimenté pour échapper au Chat 4676, il est
nécessaire d'abord de vouloir être libre, comme le voudra le vieux
Rat, pour échapper aux "gens4677" qui comptent, par leurs paroles,
imposer des choix. Malherbe serait incohérent s'il usait de la fable
pour placer ou maintenir Racan sous sa domination. Il lui propose donc
une fable à sa demande, un jour qu'ils se rencontrent "tout seuls et
sans témoins4678", et il lui laisse l'initiative de 1'interpréter.
Pratiquant la logique d'Oronte, ce maître favorise les plaisirs de
son dominé, et efface son provisoire pouvoir dès qu'il n'est plus
utile» Avertissant son disciple des dangers de se laisser prendre et
4674.
Ibid., vers 42 et 24.
4675.
te Meunier, son Fils et i'Ane,
(111,1),
vers 80.
4676.
4677.
Voir Le Chat et le vieux Rat, dernière fable du livre I I I .
2
Le Meunier, son Fils et l Ane, ( 1 1 1 , 1 ) , vers 84. Noter que le mot "gens" est aussi le dernier mot de la dernière fable du
4678.
Ibid., vers 11.
livre I I
.
lui disant le moyen d'échapper, il est, en cette occcasion, un modèle
pour La Fontaine dont le dessein est largement d'aider ses lecteurs,
parmi tant de relations de pouvoir,
à créer leur espace de liberté
«
Refusant d 1 être Ménénius54, et opposant pour le dire Malherbe
à Ménénius, La Fontaine n' est pourtant pas Malherbe. Au début du
troisième livre, et à 11 inverse des censeurs qui paraissaient au début
du second4680, ce Maître lui est un point de départ nécessaire, mais
dont il s 1 éloigne en agissant à sa "tête". S1 il est intéressant, pour
nous, de savoir que Le Meunier, son Fils et l'Ane est sans doute sa
première fable, nous devons mesurer l'écart qui,
de ses Fables,
dans l'entreprise
le sépare de Malherbe.
Ce poète, d'abord, est l'homme d'une seule fable. C'est bien,
mais c'est peu, et c'est insuffisant pour instruire. L'univers est
divers, les positions à prendre multiples, et il faut sans cesse
chercher des tempéraments. Exemple immédiat : Malherbe, par sa fable,
propose de refuser de "contenter tout le monde 55 " et d'agir "à sa
tête". Excellent conseil, sans doute, mais dangereux. Peut-on oublier
que l'on fait partie d'un corps politique où chacun ne peut dire, sans
destruction globale, "j
5
en veux faire à ma tête4682" ? Ce qui est vrai
au niveau privé (porter un âne à la foire), ne l'est plus quand on
considère l'Etat. Au demeurant, la fable de La Fontaine, prise
globalement, nuance déjà le propos de Malherbe. Commençant par l'éloge
des "maîtres4683", elle invite finalement moins à agir "à sa tête" qu'à
constater
que,
quoi
qu'on
fasse,
"les
gens
en
parleront"
%
décrochement significatif, et qui prépare Les Membres et l'Estomac
qui interroge, à son tour, toute cette première fable» Ouvrir l'esprit
d'autrui, pour La Fontaine, c'est lui faire prendre en compte l'un
et l'autre «coté4684" des choses, l'amener au grand écart, à une
position instable,
lucidement
et
le
conduire
ainsi
la meilleure attitude possible
4685
à
inventer
. Cela, Ménénius le
4680. Voi r Contre ceux qui ont le goût difficile, ( 1 1 , 1 ) .
4682. Ibid., vers 80.
4683. Ibid., vers 10.
4684. Les Membres et l8Estomac, (111,2), vers 3.
dissimulateur ne le fait pas. Malherbe,
non plus.
Contrairement à 15 habitude lafontainienne, d3 autre part, il
conte sa fable en alexandrins» Pas de vers variés, qui permettent
54Pour ce refus lafontainien d'une certaine utilisation de la fable par les dominants, voir Marcel Gutwirth, On Merveilleux sans
éclat : La fontaine ou la poésie exilée, Droz, 1987, p. 18-20.
55Ibid., vers 25.
-
346
-
divers décrochements et .contribuent au charme des textes. Des
alexandrins succèdent aux alexandrins, régulièrement, et forment
masse, sans que le regard puisse vagabonder. Pas non plus d!appel
malicieux au lecteur, d'interrogations, de réserve, de retour sur soi,
ou d 1 irruption de l'auteur comme voix singulière. Malherbe prend une
position d'énonciation, et il s'y tient de bout en bout. Il n'instille
pas non plus des allusions à d'autres oeuvres littéraires. Il ne
suscite pas de labyrinthe. Il se fonde sur ce qu'il a lu "en quelque
endroit" et il n'en sort pas* Point d'écart dans son récit « Peu de
gaieté, sinon par quelques traits. Pas de poésie, sinon par la mise
en vers, Malherbe conte tout uniment, sans détour, sans se mettre en
jeu, sans offrir d'échappée, même typographique, au lecteur, et sans
l'inviter à emprunter quelque trou, à vagabonder, à renverser ou à
pervertir le sens de son récit» Par ce texte sans aventure, il assure
tant qu'il le conte, et avant de la perdre à dessein,
sa position
de pouvoir.
Cette fable en un bloc s ' oppose à l'entretien qui la précède
et pendant lequel Malherbe et Racan se confiaient "leurs pensers et
leurs soins". Dans une conversation qui ne s'y mêle pas, elle se dresse
comme un monolithe. Brusquement, une dissymétrie succède à la symétrie
entre les partenaires . En lieu et place de 13 égalité, on rencontre
une relation de pouvoir « Celle-ci est certes provisoire et vise au
bien du dominé, mais elle se maintient, sans ouverture, tout le temps
que parle Malherbe.
La Fontaine s'en méfie. Il sait qu'un dominant, même bien
intentionné, est à la merci de son désir de pouvoir» Les Pédants de
collège croient parier dans 1'intérêt d1autrui
leur position
de
parole.
A
4685. Bon exemple : L'Octogénaire du l ivre XI
vivant, et qui invente de "planter".
quand
ils
assurent
la longue, et souvent très vite, au
qui
sait qu 3 i l
va mou ri r mais qui
se sai t aussi
lieu d5 ouvrir, le dominant risque de fermer. Il doit donc remettre
sans cesse en jeu son pouvoir, le briser, interroger sa nécessité,
le fonder par i 1 accord de son dominés, 11 Interrompre, le reprendre,
11 abandonner... La continuité, toujours susceptible de fixer la
relation, doit être réduite au minimum, et laisser place à une
succession de prises puis d'abandons, un clignotement discontinu et
minimmum comme, dans Le Songe, ce "léger mouvement de tête" d'Oronte
qui accompagne, sans le figer ou le troubler, le mouvement vers
"d'autres merveilles4686". Même bien intentionnée, une domination
continue, et qui s'installe, tend vite à ne viser qu'à son maintien.
Témoin les mariages... De plus, quand II s'agit d'instruire, elle
lasse et provoque des résistances qui risquent de faire échouer les
desseins du maître. Le Pédant répétitif, parce qu'il endort, cesse
bientôt d'instruire. La relation dominant/dominé, si elle doit
exister pour ëduquer, doit donc être minimale, discontinue, toujours
au bord de l'extinction. Quand il s'agit d'instruire, elle doit se
rapprocher au mieux de- la conversation.
Grande différence entre Malherbe et La Fontaine : quand le
premier oppose la conversation et la leçon par la fable, le second
voudrait les faire fusionner* Sans se contenter d'établir entre elles
une
succession,
il
cherche
à
les
mêler
pour
créer
une
leçon-conversation, que nous devons- appeler, comme une chimère, une
lecture-conversation, puisque ses leçons supposent la lecture de
textes fictifs, et non l'écoute d'un enseignement*
En cette lecture-conversation qui, par delà Malherbe, rejoint
la tradition de Montaigne, le pouvoir des fables, sans être abandonné
puisqu'il sert l'instruction, doit se trouver désigné, interrompu,
mis à distance, mis en scène., et comme exorcisé. Si La Fontaine
réussit cela, on ne pourra dire qu
1
il montre., comme Ménénius, un
seul "côté" des choses pour reconstituer une position de pouvoir
:
son oeuvre sera appel à débattre, à renverser la pensée, à distinguer,
à être habile.., D 1 autre part, on ne pourra dire qu5 il donne, comme
4686. Le Songe de Vaux, O.D., vers 96.
Malherbe, après un discours univoque, une leçon qu 1 on doit compléter
en songeant aux occasions possibles. En cette lecture-conversation,
on pourra modifier une leçon, la réadapter, méditer ses diverses
applications, infléchir le sens, revenir sur telle ou telle idée,
procéder par va-et-vient, interrogation et réponse, grâce au travail
simultané de 1 ' auteur et du lecteur. En somme, sans renoncer au
nécessaire pouvoir des fables, on pourra approcher en littérature
d'une fructueuse réciprocité qui apparaît impossible en politique «
La conversation constitue, pour La Fontaine, le modèle d'une
relation humaine parfaite4687, et qui serait presque utopique si Mme
de La Sablière n'existait pas» L'importance qu'il lui accorde n'est
pas singulière au XVIIème siècle. Dans le sillage des précieuses, "cet
entretien familier qu'on a avec ses amis" selon Furetière, suscite
les réflexions d'un grand nombre d'auteurs comme Mlle de Scudéry,
Pellisson4688, La Rochefoucauld, Mme de Sablé, le chevalier de Méré,
Saint-Evremond, le père Bouhours, La Bruyère.*. On n'en finirait pas
de citer ceux qui écrivirent sur- ce sujet aux enjeux considérables
puisqu'ils tenaient à la définition de 1 ' homme, aux règles et aux
fins de la socialitê, aux rapports entre les sexes, aux rapports entre
plaisir et savoir, mouvement et fixité, unité et diversité, règle et
liberté.» « Un peu partout, mais avec des inflexions variées, la
conversation apparaît comme le moment et 1'instrument d'une socialitê
élégante, agréable, par lesquels s'éprouve la qualité des hommes et
des femmes. Epreuve et mise en scène d'un monde par lui-même, la
conversation
favorise
nouvelles,
"interrompre
1'échange
des
personnes,
des plaisirs par un mouvement,
4
911
des
idées,
des
où 1 ' on doit ne jamais
* Tempérament entre la volonté de parler et la
nécessité de ne pas trop imposer son discours, entre 11 exigence ds
un savoir et l f obligation ne pas 1!infliger, entre le respect pour
autrui et le désir de le convaincre ou de lui plaire, la conversation,
4687. Même l'amour, quand i l est parfait, devient une "conversation de baisers". Les Amours de Psyché et de Cupidon,
O.P.. p. 252.
4688. Nous renvoyons ici à Marc Fumaroli, et à "La Leçon de Paul Pell isson" dans la Préface de son édition des
Fables, à L8 Imprimerie nationale, collection "lettres françaises", 1985.
inventive bien que très codifiée, est fragile, presque miraculeuse,
sans cesse en danger d 1 ennui ou de dispersion. Elle crée cependant,
quand
elle
réussit,
-une
fluidité
-
348
-
délicieuse
et
"sans
aucune
contrainte4690" des échanges humains puisque les relations de pouvoir.,
qui troublent, tendent à s 1 y dissoudre : c'est qu'on n'y doit "jamais
parler avec des- airs d'autorité", et qu'il est même "dangereux devouloir toujours être le maître469111. . .
La Fontaine, "chose légère4692" aime la conversation "à la
légère4693". Sinueuse, mouvante, diverse, ouverte, hasardeuse, c'est,
pour lui, une relation égale, entre quelques partenaires qui refusent
de se dominer, qui s1 estiment, et qui s1 aiment* Ensemble, en un
mouvement potentiellement infini, qui se développe par leur diversité
acceptée, et qui n' a pour bornes que celle qu'ils choisissent ou la
durée du jour, ils cherchent à s'instruire et à se plaire, sans que
plaisir et instruction s'opposent, puisque l'instruction est ici
plaisir, et que le "bon", le "beau", les raisons du plaisir et l'art
de le goûter, sont les objets essentiels de la conversation. L'âpreté
du débat entre Ariste et Gêlaste, dans Psyché, prouve cependant que
cette harmonieuse dynamique, quand elle est réussie, ne tronque pas,
a des fins consensuelles, les différences de pensée « La diversité
de ses participants se manifeste tout entière,
oppositions.
Celles-ci,
à la fin,
et donc leurs
ne sont pas toujours dépassées,
mais elles ont été vécues sans trouble et légèrement comme parties
ou plutôt moments nécessaires d1une unité diverse qui s1 est équilibrée
grâce au mouvement commun et désiré vers la connaissance : puisqu1"on
4689.
La Rochefoucauld, De la conversation. "Interrompre" est aussi verbe .important dans le vocabulaire lafontainien.
Voi r le début de Psyché, ou Le Rat de ville et le Rat des champs,
4690. Mlle de Scudéry, Clél ie, l ivre III, p. 1139, ci té et commenté par Mireille Gérard dans "Art épistolai
re et art de la conversation : les vertus de la familiari té", in R.H.L.F. „ nov.déc.1978, p. 958-974.
4691. La Rochefoucauld, De la conversation.
4692. Discours à Mme de La Sablière, O.D., p. 645.
4693. A M. de Saint-Evremond, O.P., p. 677. Apparemment, il y réussissai t auss i fort bien. Voi r le portrait
que dressa en 1696 M*** (Mme Ulrich ? Maucroix ? ) de ses quai i tés de causeur. Portrait de La Fontaine
par M***, cité par Georges Mongrédien in La Fontaine, C.M.R.S., 1973, p. 197.
ne peut connaître parfaitement la moindre chose qui soit au monde 4694",
ce mouvement toujours en suspension comme 1s onde, est, pour ceux qui
savent le comprendre, indéfiniment voluptueux. La connaissance et le
plaisir s'unissent ici en un même soleil, et ce soleil n'éblouit pas.
Plusieurs
conversation
4695
textes
explicitent
l'idée
lafontainienne
de
. La lettre de 1687 A M. de Saint - Evremond insiste
sur la diversité des plaisirs qu'on peut goûter en y participant en
des lieux divers, ouverts, parmi les multiples circulations de
l'univers, et "à la légère":
On peut goûter la joie en diverses façons : Au
sein de ses amis répandre mille choses,
Et, recherchant de tout les effet et les causes,
A table, au bord d'un bois, le long d'un clair ruisseau,
Raisonner avec eux sur le bon, sur le beau,
Pourvu que ce dernier se traite à la légère,
Et que la Nymphe ou la Bergère
N'occupe notre esprit et nos yeux qu'en passant 4696.
En 1678, le Discours à Mme de la Sablière créait déjà un espace
ouvert en évoquant les abeilles et la diversité des sujets qu'abordent
les entretiens :
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses :
Jusque là qu'en votre entretien
La bagatelle a part : le monde n'en croit rien.
Laissons le monde, et sa croyance :
La bagatelle, la science,
Les Chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens Qu'il
faut de tout aux entretiens. C'est un parterre, où Flore
épand ses biens ; Sur différentes fleurs l'Abeille s'y
repose, Et fait son miel de toute chose4697.
Averti" s sèment aux Ouvrages de prose , O.D., p. 653.
4695. La "dispute" est plus agitée et semble concerner un objet plus précis. Les "entretiens" paraissent
être, en revanche, chez La Fontaine comme chez Bouhours, l 1 exact synonyme de "conversation".
4696. A H. de Saint-Evremond, O.D., p. 677.
4697. Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 13-23.
4694.
En 1669, les abeilles lafontainiennes prenaient leur vol à la
première page de Psyché. On y lit que les quatre amis, "quand ils se
trouvaient
ensemble
et
qu5
ils
avaient
bien
parlé
de
leurs
divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point
de science ou de belles-lettres , ils profitaient de l'occasion :
c'était toutefois sans s'arrêter trop longtemps à une même matière,
voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreraient
en leur chemin diverses sortes de fleurs 4698".
Dans un jardin, parmi les fontaines, et tandis que passe le jour,
Psyché, qui est l'évocation d'une conversation, en propose un modèle
accompli, fort loin des règles qui président aux "conférences
académiques4699". Continûment, ce roman insiste sur la diversité
d'Acante, de Poliphile, d'Ariste et de Gélaste, sur la qualité de leurs
échanges, sur leur art de passer souplement d'un propos à l'autre,
"sans que de tant d 1 objets les beautés se confondent4700", et sur leur
mouvement indéfini _ vers le plaisir. Leur conversation est une
conversation de rêve, et le rêve d'une conversation, telle que La
Fontaine, n'en connut peut-être jamais, mais qu'il proposait à ses
lecteurs et à lui-même comme un modèle d'art de vivre, où se
réfléchissaient les Amours de Psyché et de Cupidon, les feux du Soleil,
la domination royale et la lecture qu'on peut en faire.
Dans Psyché, comme en ses autres textes, La Fontaine fait
osciller la conversation entre instruction et plaisir. Quand ces deux
pôles s'équilibrent dans le mouvement de la conversation, ils assurent
sa perfection, mais cet équilibre mouvant, fragile, et nécessaire
n'existe pas toujours. Dans 1'Avertissement qui précède les Ouvrages
de Prose et de poésie, La Fontaine distingue ainsi les Athéniens et
les modernes : "Si on prétend que les entretiens du Lycée se devaient
passer
comme
nos
conversations
ordinaires,
on
se
trompe fort : nous ne cherchons qu'à nous amuser ; les Athéniens
4698. Les Amours de Psyché et de Cupidon. O.D., p. 127.
4699. Ibid., p. 127.
4700. Ibid., p. 187. Les fontaines où "Amphi théâtres, jets , tous aux palais répondent' 3 sont à l a
fois un décor de la conversation et une de ses métaphores.
-
1170
-
cherchaient aussi à s'instruire4701 ". A lire ces lignes, chez les
modernes, instruction et plaisir tendent à s 1 opposer, et leur
oscillation laisse souvent place au divorce. La conversation alors
ne vaut guère « Ce constat confirme que La Fontaine, dans les textes
que nous venons de citer, propose un modèle de conversation plutôt
-
350
-
que la description des pratiques de son siècle. La conversation des
11
quatre amis peut même passer pour une critique des
conversations
ordinaires" tandis que les dialogues de Platon, qui suscitent aussi
une critique par contraste, attestent qu'autrefois, en autre pays,
des hommes surent merveilleusement se parler» «. Nostalgique, et
amer, La Fontaine ne désespère pourtant pas des modernes * Grâce à
Mme de La Sablière et à quelques êtres déterminés comme les quatre
amis de Psyché, on peut encore vivre des conversations parfaites, ou
les rêver, et élaborer, à partir d'elles,
l'image d'une amitié
féconde entre des hommes.
Les plus belles conversations ont deux limites nécessaires»
Ephémères, s5 évaporant avec leur jour, elles ne concernent que
quelques personnes. Pas de conversation avec une foule. Ajouter un
cinquième
aux
quatre
amis
de
Psyché
pourrait
tout
perturber.
D'ailleurs, bien des gens sont indésirables dans les conversations
: les rieurs4702, les fous4703, ceux qui ne peuvent se défaire de
"l'envie" de "la malignité", de la "cabale4704". « . D'autre part, des
dominants potentiellement dangereux les déstabilisent : la Pie a peur
avec l'Aigle4705 . Enfin, il serait sot d'introduire des ignorants
parmi les habiles : Démocrite et Hippocrate4706 ne sauraient, sans les
détruire, mêler le peuple à leurs entretiens- Aussi ne peuvent
s'instruire, dans les fugaces conversations,
nombre
4701.
d 1 hommes,
qui
qu'un
petit
désirent
Avertissement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine, O.D., p. 654.
4702. Le Rieur et les Poissons, (VI11,3).
4703. Le Fou qui vend la sagesse, (IX,8).
4704. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 127.
4705.
L'Aigle et la Pie, (XI1 , 1 1 ) .
4706. Démocrite et les Abdéritains , (VIII,26).
1! être, qui le sont déjà largement, et qui n 5 ont guère besoin des
leçons du Renard,
du Roseau,
ou de La Fontaine.*.
Quant à lui, comme il a dessein d f "instruire les hommes" - ou,
au moins, "la plupart des hommes4707" - la conversation, toute privée,
ne saurait le satisfaire. Par ailleurs, comme il ne se veut pas pareil
aux Pédants de collège, qui séparent instruction et plaisir et qui
assènent vainement leurs leçons aux écoliers occupés par d 1 autres
fruits4708, comme il refuse d! être Ménénius qui ne montre qu'un seul
"côté" des choses à un peuple aveuglé par le pouvoir des fables, et
comme il souhaite ouvrir l'esprit, il doit conserver les principes
et les modes de la conversation. Devant cette double contrainte
qu'implique son dessein, il s'agit, pour lui, de préserver au mieux
les avantages de la conversation et d'y 'amener "la plupart des hommes"
en tenant compte de leurs diverses qualités.
Publier des conversations paraît alors un excellent projet.
Leurs lecteurs seraient tour à tour convaincus, détrompés, convaincus
encore...
Ils
intervenants,
trouveraient
seraient
et
ils
ainsi
diversement
pourraient
plaisir
et
appelés
s'imaginer
Instruction
à
répondre
aux
participer.*.
Ils
à
des
dialogues
agréablement écrits. Témoin ceux de Platon que La Fontaine loue et
où il reconnaît son art de penser et ses intentions d'écrivain ; dans
11 Avertissement des Ouvrages croisés, son commentaire, s'il vaut pour
Platon, et même indirectement pour Molière, vaut aussi pour lui-même
:
Transportons-nous en ce siècle-là, ce sera d'excellentes
comédies4709 que ce philosophe nous aura données, tantôt aux
dépens d'un faux dévot, d'un ignorant plein de vanité, d'un
pédant ; voilà proprement les caractères d'Euthryphon,
d'Hippias, et des deux sophistes. Il ne faut point croire
que Platon ait outré ces deux derniers ; Ils portaient le
sophisme eux-mêmes au-delà de toute croyance, non
qu'ils
prétendissent
faire
autre
chose
que d1
embarrasser les auditeurs par de pareilles subtilités;
c f étaient des impertinents, et non pas des fous : ils
4707. L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (II,13), vers 6.
4708. Voir L8 Eco lier, le Pédant, et le Maître d'un jardin, (IX,5).
4709. La Fontaine définit aussi son oeuvre comme une "comédie". Le Bûcheron et Mercure (V,1), vers 27.
voulaient seulement faire montre de leur art, et se
procurer par là des disciples4710 « Tous nos collèges
retentissent des mêmes choses. 11 ne faut donc pas qu 1
elles nous blessent, il faut au contraire s1 en divertir
et considérer Euthydémus et Dionysodore comme le docteur
de la comédie, qui de la dernière parole qu'on profère
prend occasion pour dire une nouvelle sottise, Platon les
combat eux et leur pareils de leurs propres armes 4711, sous
prétexte d'apprendre d'eux : c'est le père de l'ironie.
On a de la volupté4712 à les voir ainsi confondus * Il les
embarasse eux-mêmes de telle sorte, qu'ils ne savent plus
où ils en sont, et qu'ils sentent leur ignorance. Parmi
tout cela leur persécuteur sait mêler des grâces
infinies4713» Les circonstances du dialogue, les caractères
des personnages, les interlocutions et les bienséances,
le style élégant et noble, et qui tient en quelque façon
de la poésie4714 : toutes ces choses s'y rencontrent en un
tel degré d!excellence, que la manière de raisonner, n'a
plus rien qui choque : on se laisse4715 amuser
insensiblement comme en une espèce de charme4716. Voilà ce
qu'il faut considérer là-dessus : laissons-nous entraîner
à notre plaisir4717» . .
Les dialogues de Platon instruisent et plaisent « Ils semblent
atteindre au tempérament, recherché par La Fontaine, entre les
bienfaits de la conversation et la volonté d'instruire "la plupart
des hommes". Bien avant Fontenelle, au XVIIème siècle, beaucoup
d'auteurs empruntèrent d'ailleurs la voie ouverte par le philosophe.
Balzac laissa -des Entretiens qui parurent en 1658» Saint-Evremond
publia sa Conversation du maréchal d 1 Hocquincourt avec
Canaye
en
1665,
Méré
ses
Conversations
le
Père
en
4710. La Fontaine prolonge ici la critique contre les Pédants qu 8on rencontre dans les Fables ou dans les Contes. Il définit a contrario
ce que serait pour lui un homme qui cherche à instruire sans bâti r,
pour satisfaire son amour-propre et ses
appétits financiers,
une
position de pouvoir»
4711» Voir bien des passages de la technique lafontainienne dans notre précédent chapitre. 4712. Terme essentiel de
l8hymne de Poliphi le.
4715. Plusieurs termes capitaux du vocabulaire lafontainien. "Grâces88,évidemment; "Infinies88, tout autant, mais aussi
"mêler": les grâces pluriel les ne se superposent pas à la leçon, l'esthétique n' enrobe pas le projet
pédagogique, mais elle s'y mêle, comme en un flux d'où l 8 on ne saurai t les dissocier. Ce qui vaut
pour Platon vaut pour La Fontaine.
4714. Platon réussi t comme La Fontaine la promotion de ses leçons en poésie. Voi r, sur ce point, l'ensemble
des analyses de Patrick Dandrey.
4715. Voilà la prise.
4716. "C'est proprement un charme"... A Mme de Montespan, vers 7.
4717. Avertissement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine, O.D., p.
652.
1668-1669, le Père Bouhours ses Entretiens D 1 Ariste et d1 Eugène à
partir de 1671... Ce furent souvent de jolis succès tant il est vrai,
comme 1f écrit Emmanuel Bury, que "cette forme convient parfaitement
à 11 esthétique mondaine, qui demeure rétive à 11 exposé dogmatique
et qui est sensible à la présentation des débats d 1 idées sous forme
de conversation4718".
Le goût du public mondain n!a pas conduit La Fontaine à publier
de pures conversations. Ce genre 11 a pourtant intéressé comme
l'atteste 1!Avertissement de 1685. Peut-être envisagea-t-il
de
traduire quelques-f-uns des célèbres Dialogues4719, mais il ne le fit
pas,
et
nous
n'avons
pas
de
Dialogues,
de
Conversations
ou
d'Entretiens qui portent son nom.
11 jugeait sans doute Platon un modèle insurpassable, au moins
par lui. Esope laissait des chances à ses imitateurs,
philosophe atteignait
un
tel
point
mais
le
de
perfection que rivaliser eût été téméraire. D'autre part, -et nous
touchons
au
centre
-
les
conversations
publiées
ne
pouvaient
s'adresser qu'à un public mondain éclairé, même si le chevalier de
Méré, parlant des siennes, écrivait qu'"il ne faut que du bon sens
pour les comprendre4720". Pour La Fontaine, le bon sens n'est pas la
chose du monde la mieux partagée. A l'en croire, le public mondain
lisait même fort mal les Dialogues de Platon. Son Ave r t i s s ement
n 1 explique-t-il
pas comment les lire ? SI l'écrire lui parut
nécessaire, c'est qu'il doutait qu'une large part de ce public fût
à même de sentir le charme du philosophe et de "se laisser aller
insensiblement"... En fait, pour lui, il faut déjà beaucoup d'

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