1 Laurence GERVAIS Université Paris VIII Privatisation de l`espace

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1 Laurence GERVAIS Université Paris VIII Privatisation de l`espace
Laurence GERVAIS
Université Paris VIII
Privatisation de l’espace urbain aux Etats-Unis et renforcement des
normes/contraintes de genre : le cas de Chicago
La ville de Chicago par la voix de son maire Richard Daley, a amené à son paroxysme
la rhétorique de la privatisation de l’espace public. Disparition du logement social public,
politiques « revanchardes » d’exclusion des sans-abri, revitalisation des quartiers centraux et
minorités pauvres repoussées toujours plus loin dans les quartiers sud ségrégués,
multiplication des « gated communities » et vente des espaces publics au marché privé afin de
se soumettre à une stratégie de marché censée bénéficier à tous, Chicago est devenue une ville
privatisée. Dans un environnement global où les villes sont en compétition les unes avec les
autres, et plus encore aujourd’hui avec la récession économique, les autorités de la ville ont
mis en place depuis une dizaine d’années déjà, une politique qui implique aussi parfois un
certain interventionnisme.
Loin de l’idée que la citoyenneté implique l’inclusion dans la sphère publique, loin des
mouvements sociaux de la première moitié du XXème siècle, les villes globales telles que
Chicago, cherchent aujourd’hui à rétablir une citoyenneté excluant un certain nombre de
groupes. C’est, selon Setha Low et Neil Smith, un retour à un accès réservé à la sphère
publique1. L’arrivée du néo-libéralisme depuis les années 1980 a marqué l’avènement non
seulement d’une fusion entre société et Etat selon la théorie d’Habermas, mais une fusion
entre l’Etat et la sphère du capitalisme privé. Ainsi Neil Smith et Setha Low voient dans la
création de l’espace « pseudo-public » contemporain, le danger d’un retour aux théories
libérales du XVIIème et du XVIIIème siècle2 selon lesquelles la propriété privée est à la base
de la démocratie, des « droits naturels » et l’occupation de l’espace basée sur la propriété
privée et la production.
1
2
Setha Low et Neil Smith,eds., The Politics of Public Space, New York, Routledge, 2006, p.10.
Adam Smth, John Locke.
1
Que l’espace public-privé américain contemporain fasse penser à la sphère publique
d’Habermas au XIXème siècle, ou à un retour à la gestion du public par un nombre restreint
de citoyens ayant accès à la propriété privée comme au XVIIIème, l’avènement d’un tel
espace qui n’est plus ni public ni privé, pose un problème de définition à la fois de ce qu’est
cet espace et de qui y a accès. Dans une optique néo-libérale, l’occupation de l’espace urbain
basé sur la propriété et la production exclut de facto les sans-abri, voire les non-propriétaires,
mais aussi dans une certaine mesure les femmes, les minorités visibles, les pauvres et les
sans-emploi. La réglementation de l’espace public et des personnes qui y ont accès, montrent
à quel point l’espace public contemporain est normatif.
1. Un espace résultat de pratiques sociales et d’idéologies
1.1 Cadre théorique
Nous poserons donc tout d’abord la question de la nature de ce nouvel espace urbain
contemporain.
Depuis les années 1970, les théories de Michel Foucault, Henri Lefèbvre ou Edward
Soja3, nous ont appris que l’espace était loin d’être déterminé par sa simple matérialité. Selon
ces philosophes, anthropologues et ethnologues, l’espace serait au contraire le résultat de
pratiques sociales, d’idéologies et de relations de pouvoir. Selon ces auteurs, l’espace ne
précède donc ni les relations sociales, ni les ordres symboliques mais résulte de leurs discours
et doit donc être compris comme un ensemble de différences multiples. A côté de catégories
telles que « race » ou « classe », la « catégorie de genre » (ou « catégorie de sexe » pour
utiliser l’expression de Monique Wittig4) représente donc un outil indispensable dans toute
analyse de la façon dont les villes sont construites sur un plan symbolique et dont elles
organisent et divisent les espaces urbains.
La privatisation de l’espace urbain change la donne de l’environnement social. La
création d’espaces « privés-publics » ou « pseudo-publics » a des conséquences sur la
dichotomie privé-public que l’on aurait pu croire en passe de disparaître, créant une sorte de
« troisième espace » pour reprendre l’expression de Edward Soja. Quelles sont ces
conséquences ? Pour qui ?
3
Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Gallimard, collection Tel, 1975; Henri Lefèbvre,
La production de l’espace, Anthropos, 4eme edition, 2000, première edition 1991; Edward Soja, Thirdspace:
Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places, Oxford, Basil Blackwell, 1996.
4
Wittig, Monique, La Pensée Straight, Paris, Editions Amsterdam 2007.
2
Une manière de s’interroger sur un espace urbain issu des représentations, perceptions
et vécus de genre de race et de classe, est celle de Joan Kelly, citée par Teresa de Lauretis5: Si
l’on accepte la notion féministe de base issue de la deuxième vague selon laquelle le
personnel est politique, alors selon Kelly, il devient impossible de soutenir qu’il existe encore
deux sphères sociales, l’une privée, de la famille, du domestique, de la sexualité et de la
reproduction, et l’autre publique du travail et de la production. Il faut plutôt considérer qu’il
existe plusieurs sphères de relations sociales (de travail, de classe, de race, de genre ou de
sexe), dans lesquelles les hommes et les femmes, et nous pouvons ajouter les blancs et les
noirs, les différentes classes sociales, occupent des positions différentes et sont affectés de
façon différente par ces relations sociales. Toujours selon Kelly, il existe deux ordres sociaux
qui opèrent ensemble : le sexuel et l’économique.
“Dans toutes les formes historiques que prend la société patriarcale (féodale, capitaliste,
socialiste), il y a un système sexe/genre et un système de production qui opèrent
simultanément (…) de manière à reproduire les structures socio-économiques de cet ordre
social particulier dominé par les hommes”6. Avec cette double perspective il est possible de
comprendre à la fois comment ce que De Lauretis appelle “l’idéologie de genre” persiste
aujourd’hui dans nos sociétés occidentales modernes malgré l’accession des femmes à la
quasi-totalité du marché du travail et des positions de pouvoir ; et comment la production de
nouveaux espaces urbains ne peut se faire qu’en reproduisant cette “idéologie de genre” où la
représentation sociale du genre (dans les espaces commerciaux dédiés à la consommation, les
espaces dédiés spécifiquement aux femmes, les emplois) en affecte la construction subjective
: dictant aux femmes leurs comportements, leurs habitudes de vie et leurs culpabilités (ne pas
travailler trop loin de l’école, ne pas habiter trop loin de son lieu de travail…), qui à leur tour
construisent l’espace. A l’inverse, la représentation subjective du genre ou son autoreprésentation, affecte sa construction sociale (ou comment une mère se conforme à une
image de mère, et, en ville, construit l’image par exemple de la mère de classe moyenne qui
emmène ses enfants à leurs diverses activités périscolaires et participe aux activités mèresenfants organisées par les écoles privées du centre-ville). Il paraît ainsi clair que la
construction du genre est à la fois le produit et le processus de sa représentation7 et participe à
la construction de l’espace urbain comme un espace genré8.
5
Teresa de Lauretis, Théories Queer et cultures populaires, La Dispute, Le Genre du Monde, 1996, p. 53.
Ibid, p. 54.
7
Ibid, p. 56.
8
Gayle Rubin, anthropologue américaine et féministe queer, dans ses deux essais « The Traffic in Women :
Notes on the Political Economy of Sex » publié en 1975, et « Thinking Sex » publié pour la première fois en
6
3
Ces relations sociales sont soumises à des représentations, des pratiques, un contrôle,
des pressions, des normes –parfois auto-infligées : selon Foucault depuis le début du XXème
siècle « le corps social tout entier, et presque chacun de ses individus, a été appelé à se mettre
en surveillance. 9»- différentes selon que l’on est un homme ou une femme, selon sa couleur
de peau et son niveau social.
L’espace urbain est construit par les représentations et à son tour, il construit les
relations sociales qui s’y développent, par les pratiques sociales. Selon Urry « les relations
spatiales sont elles-mêmes sociales, produites socialement, et socialement reproductives »10,
c’est à dire que l’espace urbain reflète et influence à la fois la division sexuée du travail, le
rôle des femmes dans la famille, la séparation travail-vie domestique.
1.2 Espaces genrés, hiérarchies spatiales et privatisation dans une
perspective féministe
J’ai donc tenté ici de concilier ces héritages théoriques avec une approche empirique
du terrain et les diverses informations collectées à Chicago. J’ai tenté de distinguer dans les
relations sociales produites par l’espace urbain et dans l’espace produit par les relations
sociales, les « assignations genrées normatives » dont parle Judith Butler11, ainsi que le
genre/la classe/la race comme langage de pouvoir dans ces relations.
Par exemple lors d’entretiens avec des familles vivant dans la « gated community »
de Burr Ridge, le partage sexué des rôles dans la conversation apparaissait clairement (épouse
infirmière ayant arrêté de travailler pour élever son fils, son époux étant chirurgien et
« rapportant assez d’argent à la maison ») mais cet aspect genre n’était manifestement pas
remarqué, voire il était dénié (l’époux reprenant sa femme dans l’utilisation de l’expression
« housewife » et lui suggérant d’utiliser « homemaker », moins marqué sexuellement). Dans
l’exemple de ce couple d’origine indienne, de classe moyenne supérieure habitant la gated
community de Burr Ridge, une « macmansion » d’environ 300m2 à une heure de route de
1984, est celle qui a fourni les bases théoriques de la distinction entre sexe et genre, suivie en 1997 parJudith
Butler avec Gender Trouble. Gayle Rubin explique ce qu’elle appelle le sex/gender system, comme étant « the
set of arrangements by which a society transforms biological sexuality into products of human activity, and in
which these transformed sexual needs are satisfied » (p. 159). Le mot « gendered » décrit ainsi une société où la
« division des sexes est socialement imposée » (p.179). « Genré » est la traduction française de plus en plus
utilisée de « gendered » par les post-féministes françaises s’inspirant de la feminist theory américaine.
9
Michel Foucault, The History of Sexuality, vol.I : An Introduction, Vintage Books Edition, March 1990, p.116.
10
John Urry, “Localities, Regions, and Social class”, International Journal of Urban and Regional Research,
5(4), 455-473, cité dans Linda McDowell, “Towards an Understanding of the gender Division of urban Space”,
Environment and Planning D: Society and Space 1(1) 59 – 72, 1983. (la traduction est mienne).
11
Judith Butler, Trouble dans le genre, le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte 2006,
première ed. Gender Trouble, Routledge New York, 1990.
4
Chicago, on voit bien comment se construisent conjointement les représentations du féminin
et du masculin, en même temps que les représentations de l’espace urbain : par exemple,
habiter Burr Ridge, selon le couple, était essentiellement dû au désir d’habiter à la campagne
loin de la ville et de ses turpitudes, mais parallèlement ils se plaignaient de ce que les
propriétaires du lotissement ne soient pas assez riches pour payer un système de caméras, ou
expliquaient que les écoles étaient bien meilleures et plus sûres qu’en centre-ville (renforçant
ainsi un stéréotype auquel pourtant ils ne sont pas confrontés : ville/violence contre
banlieue/sécurité).
Par ailleurs, on a pu constater un décalage dans le rapport des jeunes filles à
l’embellissement de leur corps –obsession renforcée par l’omniprésence des boutiques de
vêtements et sous-vêtements féminins,
salons de beauté faisant également cabinets de
chirurgie esthétique, salons d’esthétique des ongles, etc. renforçant l’identification des jeunes
filles au statut d’objet de désir sexuel− et, d’autre part, dans leur discours, une manière de se
penser comme ayant dépassé les normes de genre.
On citera encore, le double discours de l’école privée Catherine Cook School en
centre-ville organisant un forum des métiers et appelant les mères à y participer, mais
préférant une maman assistante dentaire, plus « représentative », à une maman dentiste, pour
expliquer son métier aux élèves de l’école12.
Mais le genre se mêle aux questions d’identification à l’appartenance ethnique et à
la classe sociale . Il n’est que de comparer l’image rendue par les shows télévisés de la vie de
la classe moyenne noire avec la réalité des quartiers noirs et pauvres. Médias et campagnes de
publicité montrent une société multi-raciale et où les femmes participent à la vie publique à
tous les niveaux sociaux alors que la réalité de terrain reste très ségréguée et la vie privée
reste sous le contrôle d’une stricte division sexuée (amoureuse, domestique…). On voit ici
comment fonctionne la co-construction du genre et de la classe/race à la fois par les
représentations et par les pratiques. Il est donc nécessaire d’articuler le genre à d’autres
rapports/ relations sociales de domination. On doit aussi souligner que les femmes, africainesaméricaines ou latinos sont préférées pour les emplois peu rémunérés de maintenance des
grands malls et espaces privés-publics (Millenium Park) du centre-ville, parce qu’objets d’une
représentation qui les figure dociles, peu éduquées et peu syndiquées, ne rendant compte que
d’un seul aspect de la réalité.
12
Florence Mussat, MD.
5
Le discours/la représentation est aussi un outil de pouvoir utilisant certains
stéréotypes pour masquer les inégalités sociales et construites des normes de
genre/race/classe. A preuve encore, l’idéal de « communauté » à l’appui de la création des
quartiers « privés-publics » (qu’il s’agisse des gated communities ou des nouveaux quartiers
créés par la ville selon les critères du « nouvel urbanisme ») : un quartier où les femmes se
sentent en sécurité, un quartier où l’on se connait entre voisins, un quartier qui rappelle les
petites villes du début du siècle, un quartier à proximité des écoles et des commerçants.
2. Retour sur l’histoire de la construction genrée de l’espace urbain à
Chicago
La construction de l’espace urbain par le genre n’est pas quelque chose de nouveau, ni à
Chicago ni ailleurs, et la restriction des femmes au domaine domestique est transversale aux
sociétés urbaines et rurales, capitalistes et socialistes13. La division public/privé est parallèle
en bien des points à la dichotomie ville/banlieues, intérieur/extérieur, danger/sécurité.
Toutefois la transformation des centres-villes à laquelle on assiste actuellement -qui consiste
en partie à recréer la banlieue en centre-ville- restreind encore plus l’espace public accessible
aux femmes, d’autant plus que cette transformation s ‘accompagne de la diminution des
services publics qui permettaient aux femmes d’être moins contraintes par l’espace privé
(garderies d’enfants, allocations etc.).
2.1 Urbs in horto
Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi. Chicago, Urbs in Horto, la ville dans un jardin,
appelée “the garden city” avant les années 1880, est l’une des villes qui inspira Ebenezer
Howard, célèbre urbaniste britannique, inventeur des “garden cities” et autres expériences de
gestion domestiques coopératives, lors de son voyage aux Etats-Unis. Dans les premières
tentatives de garden cities de Howard, en Angleterre comme aux Etats-Unis, les maisons
étaient construites sans cuisine, avec une cantine commune (1909, 1915, 1924) : les femmes
d’ouvriers préparaient un repas par jour avec une rotation de deux semaines. Par la suite un
cuisinier fut même engagé. Ces expériences durèrent jusqu’aux années 194014.
Après la guerre, le nombre de propriétaires augmenta, et l’étalement urbain signa la fin
des expériences communautaires. Au cours de cette période se développa une idéologie
13
Shirley Ardener, (Ed.), Women and Space, London, Croom Helm, 1981.
D. Harvey, “Melusina Fay Pierce and Cooperative housekeeping”, International Journal of Urban and
Regional Studies, vol. 2, 1978, pp. 404-420.
14
6
représentant l’accès à la propriété comme “un désir basique et naturel” dans laquelle le
propriétaire était forcément masculin15. Il n’est évidemment pas anodin que cette période
corresponde au développement du “culte de la domesticité” et de la “Mystique féminine” telle
que décrite par Betty Friedan en 1963. Le développement du mode de vie suburbain, basé sur
la consommation des ménages d’un éventail de biens de consommation durables de plus en
plus grand passa aussi par le développement de la consommation féminine de nouveaux
produits pour la maison et de la transformation des femmes, épouses et mères par l’industrie
de la publicité en “creative managers of modern homes”. On en rappellera les conséquences,
décrites par Friedan : baby boom ; diminution du nombre de filles allant à l’université ;
abaissement de l’âge du mariage et du premier enfant ; reconnaissance des femmes comme
prescriptrices dans l’achat des vêtements pour toute la famille, des voitures, par les
spécialistes du marketing ; et développement de l’industrie des machines à coudre…
Selon McDowell :
In Western cities the idea of « public city » and the « private suburbs » has
strongly influenced
planning regulations. These have essentially
privatized women, leaving them confined to the domestic sphere in the
suburbs or with an increasingly difficult mix of paid employment, child
care responsibilities, and domestic work in a city which separates all these
features through planning and zoning regulations16.
2.2 La transformation dans les années 1950
La transformation des années 1950 de l’économie en une économie de services,
l’entrée dans l’ère postindustrielle dans les années 1970, puis dans l’économie électronique,
ont profondément changé l’organisation sociale du travail. On a notamment assisté à
l’émergence de nouveaux emplois, en grande partie dans le secteur des services, et pour ce
qui nous concerne, dans les espaces privés-publics, des emplois de maintenance ou de
sécurité, comme dans les parcs par exemple. En dépit du nombre croissant de femmes sur le
marché du travail, on a assisté à une polarisation socio-spatiale, à une augmentation des
emplois peu rémunérés, des contrats à durée déterminée et des emplois à faible protection
sociale chez les femmes. La polarisation de classe s’est accentuée chez les femmes et
parallèlement une polarisation de genre pouvait être constatée à tous les niveaux de classe
15
D. Harvey, “Class Monopoly, rent, finance, capital and the urban Revolution”, Regional Studies, 8, 239-255,
1974; “Class Structure in Capitalist Society and the Theory of Residential Differentiation”in Processes in
Physical and Human geography: Bristol Essays, Eds R. Peel, P. Haggett, M. Chisholm, Heinemann Educational
Books, London, pp. 354-372, 1975; “Government Policies, Financial Institutions and neighborhood Change in
United States Cities” in Captive Cities, Ed. M. Harloe, John Wiley, Chichester, Sussex, pp. 123-140, 1977; “The
urban process under capitalism: a framework for analysis” International Journal of urban and regional Studies,
2, 101-131, 1978.
16
McDowell, op.cit., 1983, p.17.
7
sociale. La structure de la ville a créé et renforcé la dépendance des femmes, les confinant
spatialement et socialement à la sphère domestique, et ce faisant leur rendant difficile l’accès
aux espaces publics.
3. Quelles sont les contraintes et oppressions dues aux normes imposées
de classe/race/genre dans le contexte de l’espace public privatisé de
Chicago ?
L’organisation de la ville et les contraintes liées à l’accès à la ville ont changé en regard
de ces nouvelles données socio-économiques. Avec internet, la frontière privé/public est
moins prégnante aujourd’hui. Il ne s’agit plus d’un dualisme/binarisme clair mais plutôt de
nuances à l’œuvre dans les espaces semi-publics de consommation par exemple. Les produits
de consommation adressés aux femmes restent des produits destinés à la maison, à l’espace
domestique, ou au corps, à l’espace privé. Le dualisme privé/public a aujourd’hui de multiples
facettes dans l’espace urbain public-privé.
Hannah Arendt a étudié la genèse de la division des sphères publiques et privées dans la
Grèce antique17. Il ressort que la sphère publique y était originellement clairement une sphère
masculine et élitiste. Ce qui est intéressant, c’est que ce qui était alors défini comme la sphère
publique était en fait un espace où n’avaient accès que les hommes, grecs et propriétaires.
L’agora y était donc définie en opposition à l’oikos (sphère domestique et privée), par
l’exclusion des femmes, des esclaves et des non citoyens. On est finalement pas très loin de
cet espace semi-public créé par la revitalisation et la privatisation de Chicago, une ville gérée
par des intérêts privés et où n’a accès qu’une partie de la population, propriétaires, de classe
moyenne supérieure, plus souvent blanche et où la prise de décision et l’accès au pouvoir
restent essentiellement masculins.
On se rend finalement compte qu’il est possible de définir l’espace public en fonction
de l’accès /l’accessibilité des espaces physiques de la ville, ce qui nécessite que l’on se pose
la question de qui a accès à ces espaces que l’on dit publics.
3.1 Un espace contraignant qui reproduit ou renforce des normes de
genre/race/classe
17
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, coll. « Pocket Agora », Paris, 1983, p.35
8
L’espace est lui-même à la fois producteur de représentations et théâtre de pratiques
qui construisent le genre, la race et la classe. Ainsi comme l’explique Butler18, les identités de
genre, mais aussi de race et de classe, et les normes sous-jacentes à ces « catégories » doivent
être constamment répétées, performées, rejouées, pour être maintenues, reproduites,
renforcées. Les exemples de cette performativité dans la ville privatisée qu’est devenue
Chicago sont légion : qu’il s’agisse des caméras de surveillance « nouvelle génération » qui
réagissent aux coup de feu installées à Cabrini Green, et qui envoient le message, si ce n’est
d’un quartier sûr et sécurisé par la surveillance policière, du moins d’un quartier dont il faut
se méfier, qui est potentiellement dangereux puisque les autorités prennent la peine d’y
installer de telles caméras. Ces caméras sont elles en effet un signe de sécurité ou de la
performativité de l’identité violente du quartier ? Ou encore le grand magasin installé depuis
peu sur Michigan Avenue, sur le Magnificent Mile : American Girl19, ce temple de la
consommation féminine qui s’adresse aux petites filles et aux mamans qui les accompagnent
pour y acheter des poupées reproduisant des siècles de stéréotypes féminins (la pionnière
travaillant dans sa cuisine pour nourrir les hommes ; la jeune immigrée juive se pliant aux
traditions ; l’Américaine moderne et ses propres poupées…) et les mêmes vêtements pour soi
que ceux de sa poupée préférée. Ou, bien sûr, les gated communities, reproduisant déjà en
elles-mêmes des normes de genre et de classe en voulant échapper à l’espace public. La
privatisation, ainsi que la création d’espaces semi-publics en lieu et place des espaces publics,
crée le théâtre nécessaire à la performativité des normes de classe/race/genre que la société
américaine contemporaine dit avoir dépassé (société « color-blind » et multiculturelle). La
privatisation rend également difficile l’action politique recommandée par Butler de « défaire
le genre » (mais on pourrait tout aussi bien dire « défaire la classe » ou « défaire la race » ) en
ce que cet espace est à la fois contrôlé et privé, et rend de ce fait la « subversion » par
l’opinion publique difficile (politiques de tolérance zéro interdisant un certain nombre
d’actions en public, comme celles de dormir, mendier… diversité « contrôlée » : espaces pour
les femmes et pour les hommes, voire pour les gays avec des quartiers clairement définis… ).
De la même façon, l’universalisme revendiqué par les défenseurs de cette ville nouvelle créée
par les politiques de revitalisation (une ville pour tous, « color-blind », quartiers « mixtes »,
théories « holistiques », tendances nouvelles en terme de planification urbaine aux Etats-Unis,
18
Judith Butler, Trouble dans le genre, le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, Editions La Découverte,
Poche, 2006, première édition, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York,
Routledge, 1990.
19
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9
comme le concept de « mixed-income community »20, ou celui de « new urbanism ») n’est en
fait qu’une stratégie de légitimation des pouvoirs qui brandit l’épouvantail des
communautarismes qui menaceraient la classe moyenne (après avoir pendant des années
veillé à concentrer les minorités pauvres hors des quartiers habités par cette classe moyenne).
3.2 Un espace contraint par des normes de genre
Selon Kirsten Day21, les caractéristiques de l’espace public privé des villes américaines
peuvent être vécues différemment selon que l’on est un homme ou une femme. Ces
caractéristiques, déjà évoquées longuement ici, sont les suivantes : propriété privée,
importance accordée à la consommation, aux loisirs, à la sécurité, public captif,
comportement contrôlé. Pour Kirsten Day, cet espace est, pour les femmes, à la fois contraint,
contraignant et peut être ou devenir une forme de résistance aux contraintes.
Selon Day, l’espace public privatisé est contraint par des normes de genre qui obligent
les femmes à utiliser les lieux en fonction de responsabilités dites « féminines » (enfants,
courses…) et selon des normes sociales imposées (façon de se comporter en public). L’espace
public privatisé est également contraignant en ce qu’il reproduit ou renforce des normes de
genre (comme le fait que certains commerces/services soient réservés aux femmes
uniquement –ongleries, clubs de fitness pour femmes22, boutiques de vêtements/lingerie- et
mettent l’accent sur l‘importance de l’attractivité physique pour les femmes). Enfin, certains
espaces privés-publics peuvent être utilisés de façon à remettre en question les rôles sociaux
imposés aux femmes, (par exemple aller dans les bars, les clubs de boxe traditionnellement
réservés aux hommes, résister aux normes de genre qui découragent les activités non
féminines)23 de façon à « défaire le genre ».
Kirsten Day insiste d’abord sur le fait que l’utilisation des espaces publics par les
femmes (qu’ils soient entièrement publics, semi-privés ou privatisés) n’a pas toujours été libre
de certaines contraintes, sans même revenir sur le fait que l’espace public a longtemps été
20
Derivé des travaux de William Julius Wilson notamment sur la corrélation entre concentration de la pauvreté
et les différents maux sociaux liés à l’existence d’une « underclass » ou encore le concept de « spatial
mismatch ».
21
Kirsten Day, « Introducing Gender to the Critique of Privatized Public Space », Journal of Urban Design,
vol.4, N°2, 1999.
22
Publicités pour un nouveau club de yoga dans Chicago TimeOut :
http://chicago.timeout.com/articles/spas-gyms/79008/corepower-yoga; http://www.mokshayoga.com/;
http://chicago.timeout.com/articles/spas-gyms/74089/the-dailey-method
Bell hooks, Yearning: race, gender, and cultural politics. Boston, MA: South End Press, Shaw, op.cit. 1994,
Soja, op.cit., 1996.
23
10
interdit aux femmes, aujourd’hui elles sont souvent considérées comme des objets dans un
espace public masculin (objet d’observation, d’objectivation sexuelle, d’appréciation de leur
apparence physique). L’utilisation de l’espace public par les hommes et les femmes est inégal,
asymétrique. Ensuite elle critique l’idée que les espaces publics-privés sont purement
récréationnels. Ceci n’est pas vrai pour les femmes dont les activités sont mêlées (travail,
famille, vie privée), par conséquent ces endroits sont pour elles des endroits de semi-loisirs.
On peut cependant se poser la question de savoir si le fait de pouvoir faire un bowling, un golf
miniature ou faire garder les enfants dans un centre commercial, n’est pas plutôt le signe d’un
espace contraignant. Le centre commercial, étant vu comme un espace essentiellement
féminin et de consommation, renforce les normes sociales de genre affirmant que les femmes,
dont le rôle est avant tout nourricier et domestique, sont consommatrices avant tout. Est-ce
que le fait même d’affirmer que les activités féminines sont « holistiques » n’est pas en soi
une représentation construite sur et par des normes de genre ? « The Ethics of Care » (placer
les besoins des autres avant soi) censé gouverner les décisions morales de beaucoup de
femmes n’est-il pas typiquement une représentation construite qui façonne la ville de façon à
répondre à cette représentation ? De la même façon que la représentation selon laquelle « une
bonne mère passe son temps de loisir avec ses enfants » construit des centres commerciaux
« holistiques », l’idée que les femmes sont en ville des « victimes potentielles » fabrique à son
tour le besoin de sécurité, et influence l’utilisation de la ville et des espaces publics par les
femmes, qui à son tour influence la reconstruction des centres-villes en endroits « sûrs »,
« récréatifs » et « children/mothers-friendly ».
Les espaces publics privatisés reproduisent des relations de genre oppressives en ce que
ces espaces ont pour cible les femmes ou plutôt une représentation construite des femmes.
Elles sont en termes de marketing des « niches » étroites, avec des critères de genre et d’âge
importants. La stratégie marketing à l’œuvre dans ces espaces privatisés procède en isolant ou
en créant un besoin, un désir, une réponse à un désir, en général ancré dans des normes et des
stéréotypes de genre. Ainsi même des endroits librement choisis peuvent reproduire des
relations de genre oppressives. La consommation dans les grands « malls » de la ville est
représentée comme un loisir pour attirer les clientes,
Les associations de mères se multiplient dans les écoles privées et organisent des
activités à l’extérieur correspondant aux représentations construites de ce qu’une mère doit
être/faire avec ses enfants (sorties à la « fontaine de chocolat » des clubs de mamans avec les
enfants de Catherine Cook School, alors que le club des papas allait voir un match de foot au
11
bar sportif avec les garçons24 ; club de Pilates (gym douce) à Lincoln Park25 ; associations
caritatives de femmes26). Le concept des « courses-loisirs » s’est développé ces dernières
années avec les évènements pour enfants organisés au sein des centres commerciaux, les
produits de beauté ou soins du visage sur place gratuits, les démonstrations ou cours de
cuisine, etc. Le lien femmes/consommation n’est pas nouveau, déjà au XIXème siècle les
références abondaient à « the unruly feminine desire to consume », preuve de l’incapacité des
femmes à s’engager dans une « rational urban présence »27 . La consommation féminine et la
culture de la consommation chez les femmes était rien moins que liée à la dégradation de la
vie urbaine selon les chercheurs de l’époque. Par ailleurs, identifier les femmes à la
consommation revenait à leur assigner la tâche de consommer pour toute la famille, les reliant
encore une fois au domestique. Cette consommation féminine est également liée à
l’importance donnée à l’aspect extérieur des femmes, et à leur sexualité.
En témoigne cette publicité pour un nouveau club de yoga ouvert sur la Gold Coast, les
femmes du centre-ville ne peuvent qu’être occupées à faire des courses ou à soigner leur
apparence :
CORE OF THE COAST Whether you need some stress relief after a day of Mag
Mile shopping or your body simply begs for intense stretching, you’ll find an
urban escape at CorePower Yoga’s new Gold Coast outpost, set to open Friday 2.
The new studio accommodates around 90 yogis—so forget using that full-room
excuse to skip your workout. Plus, post-class, you can cool down while perusing
the active-lifestyle clothing in the studio’s retail boutique.
Ou encore, très à la mode également le daily method :
Bucktown has plenty of boutiques, but you gotta be able to fit into all those
trendy clothes, right? Enter the Dailey Method, a new studio that combines ballet
barre work, core conditioning, stretching and orthopedic exercises in its classes
offered, uh, daily. The combination of exercises works on toning, strengthening
and lengthening—and since each class lasts only an hour, you can get your hot
24
Association des parents volontaires de Catherine Cook : les volontaires sont toutes des femmes, et se
concentrent sur des évennements tels que pique-niques, organisation d’Halloween, ou « journée des mamans ».
http://www.catherinecookschool.org/page.cfm?p=2424
25
http://www.corechicagopilates.com/contact/
26 Association Nurture, http://nurtureyourfamily.org
27
G. Swanson, « Drunk with the Glitter » : Consuming Spaces and Sexual Geographies », in S. Watson and K.
Gibson, (Eds) Postmodern Cities and Spaces, pp. 80-98, Oxford, Blackwell, 1995.
12
bod back to shopping in no time. 1714 N Damen Ave, second floor (847-4777423)28
Les vitrines immanquables dans tous les malls des grandes villes présentant les sousvêtements de la marque Victoria’s Secret, participent à la construction identitaire des jeunes
filles et des petites filles qui les regardent. Le centre commercial n’est pas neutre en termes de
sexualité et d’identification des femmes comme objets sexuels, il est contraignant.
Contraignantes aussi pour les hommes sont les images d’hypermasculinité véhiculées par les
cours de paint ball, les bars sportifs et la peur homophobe de la féminité qu’ils véhiculent. Les
hommes sont représentés comme des conquérants sexuels et des agresseurs violents.
3.3 Genre et gentrification
Enfin, tout comme Tim Butler29 et Kirsten Day on ne peut éviter la question du rôle
des femmes dans la gentrification des centre-villes. La gentrification est un des effets des
politiques de revitalisation et de privatisation des centre-villes. Or les catégories de classe et
de genre sont impliquées dans le processus de gentrification, les femmes sont parfois
considérées comme gentrifieurs en réponse à l’oppression ressentie en banlieue30. Kirsten Day
évoque la possibilité d’une gentrification
due à la recherche des femmes de zones
« fortifiées » en réponse à la peur de la criminalité. Beauregard considère que la gentrification
est liée historiquement et socialement à l’évolution des femmes et des gays sur le marché du
travail31. Cependant si genre et classe sont liés dans le processus de gentrification, il apparaît
de façon aussi évidente que genre et classe sont également liés dans l’exclusion et le
déplacement de certaines populations, conséquence de la gentrification.
En raison du report du mariage ou du premier enfant32, ou du nombre croissant de
femmes/couples « childless »33 c’est à dire sans enfant, ou encore à cause de l’augmentation
du nombre de femmes dans les professions dirigeantes ; les chercheurs disent que les femmes
font partie des groupes typiquement demandeurs de logements chers et par conséquent
28
thedaileymethod.com
Butler, T & Hamnett, C. (1994) Gentrification, class, and gender: some comments on Warde’s “Gentrification
as consumption”. Envi- ronment and Planning D: Society and Space, 12: 477-94.
30
John Caulfield, City Form and Everyday Life: Toronto's Gentrification and Critical Social Practice,
University of Toronto Press, Toronto, 1994.
31
Beauregard, R.A., (1986), « The Chaos and Complexity of Gentrification », in Smith, N., Williams, P. (sous la
direction de), Gentrification of the City, Boston, Allen and Unwin, pp. 35-55.
32
Ibid..
33
Elisabeth Badinter, Le Conflit, la femme et la mère, Paris, Flammarion, 2010, p.37.
29
13
gentrifieurs34. Mais, et c’est tout aussi flagrant, elles font aussi partie des groupes typiquement
« déplacés » par les effets de la gentrification : parce qu’elles sont les premières touchées par
la crise, parce qu’également elles sont les plus représentées dans les emplois sous-payés du
tertiaire dans les centre-villes.
Toutes ces raisons, démographiques ou économiques, supposent que les femmes
(lorsqu’elles veulent et peuvent acheter un bien immobilier) préfèrent les centre-villes à la
banlieue. Cette préférence est généralisée par les chercheurs parfois à toutes les femmes, sans
tenir compte de la diversité de leurs expériences, parfois seulement aux femmes plus
fortunées et sans enfant, ou simplement appliqué aux femmes faisant partie de familles nontraditionnelles (couples non mariés, gays, familles mono-parentales)35. Le capital scolaire des
femmes sert avant tout à faire appel à des services extérieurs à la famille nous rappelle
également Badinter36, et ces services sont plus nombreux en ville qu’en banlieue. Ainsi, dans
une certaine mesure, et en ce qui concerne les femmes ayant une éducation supérieure, un
revenu élevé et plutôt sans enfant ou un seul, on peut considérer la gentrification comme une
mesure de résistance des femmes. Elle est alors le fait de femmes ayant mieux réussi que leurs
consœurs dans leurs carrières et ainsi, ayant plus de poids au sein de la famille dans le
processus décisionnel. Elles font donc partie de couples « symétriques » à l’opposé des
couples dit « asymétriques » plus traditionnelles, où l’épouse s’identifie à la carrière de son
mari, et qui vivent plus souvent en banlieue37. La planification urbaine a toujours rendu
difficile la situation des femmes voulant combiner enfants et emploi, en séparant
géographiquement les sphères et les espaces. Dans cette optique, la gentrification peut être
considérée comme une forme de résistance, une réponse des femmes à ces difficultés38
Mais les femmes sont aussi sur-représentées dans les CSP les plus mal rémunérées de
la population urbaine et, partant, les plus vulnérables au « déplacement » entrainé par la
gentrification. L’augmentation du nombre de femmes seules, avec ou sans enfants (divorcées,
élevant leurs enfants seules, personnes âgées issues du baby-boom d’après-guerre) implique
34
Neil Smith, « Of Yuppies and Housing, Gentrification, Social Reconstructering, and the urban Dream »,
Environnemental Planning, D : Society and Space 5 ; 1987, p. 151-172.
35
B. Holcomb, « Women in the Rebuilt Urban Environment : the United States Experience », in Built
Environment 10, 1984, p. 18-24 ; G.R. Wekerle, « A Woman’s Place is in the City », in Antipode 16 , 1984, p.
11-19 ; « From Refuge to Service Centers : Neighborhoods that Support Women », Sociological Focus 18, 1985,
79-95 ; D. Rose, « A Feminist Perspective of Employemnt Restructuring and gentrification :the case of
Montreal », in Wolch, J., et Dear, M., (eds), The Power of Geography, Boston, Unwin Hyman, 1989.
36
Op.cit. p.30.
37
Mackenzie S. and Rose, D., « Industrial Change, the Domestic Economy and Home Life » in Anderson, J.
Duncan, et Hudson, R., (eds), Redundant Spaces in Cities and Regions, Londres, Academic Press, 1983.
38
A. Warde, « Gentrification as Consumption :Issues of Class and gender », communication présentée à la
septième conférence Urban Change and Conflict, Bristol, 1989.
14
des ménages à revenus inférieurs, plus fragiles, vivant en centre-ville près des services ou
dans des quartiers menacés de gentrification car vétustes mais proches de quartiers gentrifiés
ou ayant atteint le niveau de « différentiel de loyer » dont parle Smith.
Les urbanistes ont depuis longtemps démontré que l’accès à l’espace urbain était
déterminé par des variables économiques elles-mêmes répondant à des indicateurs de race,
classe et genre39. En dépit de l’augmentation de la proportion de femmes sur le marché du
travail, une polarisation socio-spatiale s’est mise peu à peu en place, c'est-à-dire que les
femmes sont soit confinées à la sphère domestique dans les banlieues si elles appartiennent à
la classe moyenne aisée, contraintes dans leur utilisation des nouveaux espaces privés-publics
par une obligation de consommation, ou bien présentes en ville mais prises au piège
d’emplois les moins bien rémunérés et des responsabilités liées à la sphère domestique
(enfants, travail domestique)40. Les catégories de classe et de genre sont impliquées dans la
gentrification des centres ; et genre, exclusion et pauvreté sont des variables interconnectées
dans l’étude des quartiers pauvres. Prises au piège de leur « catégorie », les femmes voient
leur rôle citoyen réduit à la portion congrue, c'est-à-dire à un rôle de consommation dans les
grands malls de la ville. Les femmes croisées dans les quartiers gentrifiés sont donc soit des
visiteuses qui habitent la banlieue et ne sont là que dans un but de consommation, soit des
femmes à revenus élevés, et souvent sans enfants (DINKS, double income no kids), les écoles
publiques du centre ayant mauvaise réputation, habitant le centre-ville.
De plus cette
privatisation de l’espace urbain qui va de pair depuis les années 1970 avec un désengagement
progressif de l’État des services publics, a diminué l’espace de liberté que ces services
sociaux publics avaient créé pour elles (gardes d’enfants, piscines publiques, bibliothèques
municipales…). Cependant, les centres revitalisés qui sont fortement consommateurs de
services emploient des travailleurs à bas salaires, et on préfère souvent engager des femmes
dans ces emplois, pour des raisons de docilité et de sécurité. On croisera donc également des
femmes hispaniques ou africaines américaines employées au nettoyage, à l’entretien et dans
les nombreux emplois liés à l’exploitation de ces zones semi-publiques des centres revitalisés.
On voit ici comment les contraintes de genre et de classe se croisent dans cette ville privatisée
et gentrifiée.
39
40
MCDowell 1983; Massey 1994; Bondi et Christie 2003
Mc Dowell, 1983, p.17.
15