henry bonnier

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henry bonnier
Foi et raison en Méditerranée
HENRY BONNIER
« Foi et raison en Méditerranée » : ainsi ai-je intitulé mon
intervention.
J’aurais pu tout aussi bien lui donner pour titre : « Folie et
déraison en Méditerranée ». C’est vous dire si le sujet est sensible.
En ayant le dessein de vous entretenir de la foi et de la raison
dans cet étonnant Pays aux deux rives qu’est la Méditerranée, notre
patrie commune, je ne souhaite en rien vous ramener aux temps
médiévaux des disputes scholastiques, quand la foi l’emportait sur la
raison, et encore moins au XVIIIe siècle français, ce siècle dit des
Lumières, où fut affirmée la suprématie de la raison sur la foi. À tel
point que l’on fit alors de la Raison une déesse et de la foi une
expression de l’obscurantisme. Cette pente se poursuivit au XIXe
siècle notamment avec Auguste Comte, père du « Catéchisme
positiviste » et philosophe du mythe du progrès indéfini comme du
bonheur – ce fameux « bonheur » dont Saint-Just devait dire, pendant
la Révolution française, qu’il était « une idée neuve en Europe ».
Belle prophétie, en vérité, puisque le XXe siècle fut celui des
idéologies, communisme d’un côté, national-socialisme de l’autre,
avec leurs avatars meurtriers !
Qu’est donc devenu le bonheur promis aux peuples par SaintJust ? Qu’est donc devenu le progrès indéfini promis par Auguste
Comte ?
Il faut avoir le courage de s’écrier une bonne fois pour toutes
que les peuples de l’Europe en particulier et de l’Occident en général
sortent du XXe siècle, hébétés, désespérés et sans repères. Leurs vies
et le monde dans lequel ils vivent ont perdu tout sens et toute
signification.
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Foi et raison en Méditerranée
Cela devrait les incliner à plus de modestie et à plus d’humilité.
Puissent-ils avoir compris que la voie glorieuse de l’orgueil n’était
qu’une impasse obscure et répugnante.
Le malheur en l’aventure, c’est que ce bon vieil Aristote, qui
allait dominer pendant des siècles la Scholastique, la théologie et
même la métaphysique sur les deux rives de notre mer commune, a
exprimé une règle qui convenait à la perfection à l’esprit binaire des
hommes, lorsqu’ il a dit que « la pensée affirme ou nie ». Rien de plus
manichéen, donc rien de plus rassurant. « La pensée affirme ou nie ».
Et je demande benoîtement : n’y aurait-il pas un passage possible
entre affirmation et négation ? Un pont, une passerelle, bref quelque
moyen qui permît de dialectiser la pensée ?
Car enfin, le débat est au point mort depuis lors. La foi d’un
côté, la raison de l’autre : rien de tel pour attiser des
incompréhensions, pour créer des conflits, alors que tout – je dis bien :
tout – devrait concourir à nous rassembler, à nous réunir et à nous
unir.
Sommes-nous condamnés à mourir en pensant que la foi, en
s’affirmant, nie la raison et, a contrario, que la raison, en s’affirmant,
nie la foi ?
Je sais que Jésus a affirmé que, si l’on n’est pas avec lui, on est
contre lui. Affirmation, soit dit en passant, qui se retrouve dans la
Torah et dans le Coran, sous une forme ou sous une autre. Qu’a-t-il
voulu dire par là ? Qu’il proposait à ceux qui le suivraient de choisir la
voie de l’humilité, et rien qu’elle. Il ne faut pas être grand clerc pour
déduire de là que l’humilité est incompatible avec l’orgueil, que le
choix de l’humilité détourne des séductions de ce monde-ci et qu’il
induit des fins dernières spirituelles.
Et la raison ? me demanderez-vous. Eh bien, la raison n’a rien à
voir avec ce qui précède.
Propre de l’homme, cet « animal logique », ce
« zôon
logikon », comme disaient les Grecs, la raison peut être appelée
« faculté de manier des concepts », « faculté de bien juger ».
Rien à voir avec la foi. À cette nuance près : si, d’aventure, la
raison s’érige en système de pensée (souvenons-nous des idéologies
assassines du XXe siècle), alors elle s’oppose, et de toutes ses forces
maléfiques, à la foi, laquelle, si elle tombe dans le piège de
l’affrontement, sécrètera, à son tour, des forces maléfiques.
Reprenons nos esprits. Notre histoire récente nous incite à nous
méfier des mots quand ils deviennent des slogans, des idéaux s’ils se
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Foi et raison en Méditerranée
dégradent en idéologies ; bref, de tout ce qui nie l’individu et son
aventure intérieure au profit de nombre, de la quantité.
La foi est un chemin personnel que la raison peut baliser,
éclairer et faciliter.
La raison, de son côté, est une faculté d’analyse de discernement
dont chacun d’entre nous est doté et qu’il lui appartient de développer
et d’éduquer.
À présent, délaissant pour un instant la foi, je vais suivre le
chemin de la raison. Aussitôt se pose une double question : qu’est-ce
qui illustre le mieux la foi, si ce n’est le culte ? Et qu’est-ce qui
exprime le mieux la raison, si ce n’est la culture ?
Or, il se trouve que culte et culture ont, en français du moins, la
même origine, cultum, supin du verbe latin colere.
J’ajouterai que ce verbe renferme quatre acceptions que je vais
illustrer par quatre exemples très simples puisés dans l’œuvre de
Cicéron :
- Premier sens : Colere agros – « cultiver des champs »;
- Deuxième sens : Colere urbem – « habiter la ville »;
- Troisième sens : Colere studium philosophae – « cultiver
l’étude de la philosophie »;
- Quatrième sens : Colere deos – « honorer les dieux ».
Quatre acceptions réunies en un seul verbe et qui résument les
activités essentielles des hommes : se nourrir, se loger, se cultiver et
honorer les dieux ; quatre acceptions qui conduisent l’esprit du plus
élémentaire au plus élevé.
Par là, il nous est loisible de constater à quel point l’ancienne
langue latine était traditionnelle, puisqu’elle pouvait marquer avec
éclat, à l’aide d’un seul verbe, la profonde unité de l’existence
humaine en ses diverses manifestations.
Par contrecoup, nous ne pouvons que regretter de voir cette
belle unité se dissocier, se fragmenter, et ces quatre acceptions
s’éloigner les uns des autres jusqu’à s’opposer, coupées qu’elles sont
à jamais de leur commune origine.
Quoi de commun, désormais, entre le culte et la culture ? Voilà,
hélas ! ce dont se glorifie l’Europe, qui se flatte que la raison ne cesse
de se développer sur la rive nord de la Méditerranée, alors que, selon
elle, la foi resterait l’apanage de la rive sud. Le penser, ce serait faire
bon marché d’Averroès, grâce à qui la pensée grecque fut introduite
en Europe. Ce simple exemple, choisi entre cent, ne témoigne-t-il pas
en faveur de la rencontre entre la raison grecque et la foi musulmane ?
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Foi et raison en Méditerranée
Vieille et magnifique histoire d’échange et de transmission, entreprise
dès le IXe siècle à Bagdad, prolongée au XIIe à Cordoue et poursuivie
dans la chrétienté entre les XIIIe et XVe siècles.
Mais laissons là l’histoire, creuset où naissent et s’alimentent
disputes et contestations. Il est vrai que l’histoire, loin d’être une
science, est devenue une idéologie. Disons : un discours au présent sur
des choses passées. Et revenons à notre réflexion centrale : ce culte et
cette culture, par quoi se caractérise le monothéisme – je dis bien : « le
monothéisme » – ce monothéisme qui, par l’intermédiaire du
judaïsme, du christianisme et de l’islam, a convaincu les croyants de
leur unité, quelles que soient leurs diversités. Unité, est-il nécessaire
de le préciser ? qui trouve sa raison d’être dans l’unicité de Dieu.
Las ! Après des siècles pendant lesquels la religion aidait à
renforcer la cohésion des peuples au moyen d’un enseignement qui
plaçait la Providence au-dessus de l’histoire : après ces longs siècles
où culte et culture, étroitement associés, donnaient un sens au monde
et à la vie, sont venus, pour notre désarroi le plus grand, les temps
troubles, ces temps que le Prix Nobel Nathalie Sarraute a appelés, au
sortir de la Seconde Guerre mondiale, « l’ère du soupçon ».
À l’urbanisation forcenée, à l’industrialisation débridée, se sont
ajoutés les fabuleux progrès de la Science et de la technique, obligeant
la religion à relever ces défis. Terrible piège ! La culture s’étant
écartée du culte, la religion a cru devoir répondre à ces défis par la
sécularisation. Elle s’est attachée au char du progrès, oublieuse de la
mise en garde qui ne cesse de nous adresser Rabelais : « Science sans
conscience n’est que ruine de l’âme ».
Après la catastrophe que représente pour la conscience
européenne la découverte des camps de concentration, après la
catastrophe que constituèrent les bombardements atomiques
d’Hiroshima et Nagasaki, après la catastrophe que provoquèrent les
idéologies meurtrières et mortifères du XXe siècle, illusoires tentatives
de créer de nouvelles religions fondées sur l’orgueil et la volonté de
puissance, ne croyez-vous pas que l’Union pour la Méditerranée nous
offre un excellent moyen de nous ressaisir et de revenir, par-delà un
progrès moribond et un bonheur illusoire, à une juste vision des
choses ?
Si, abandonnant toute idée préconçue sur les religions
monothéistes – idées, la plupart du temps, si négatives quant à la
religion de l’autre qu’elles finissent par nous convaincre du
bien-fondé de la nôtre (ce qui, par parenthèse, n’est qu’une
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démonstration a contrario) ; si donc nous consentons à regarder avec
innocence la religion de l’autre, nous serons étonnés de constater
combien de ressemblances il y a entre l’islam et le judaïsme, puis
entre ces deux-là et le christianisme. Non seulement ces trois religions
mettent en avant, dans l’ordre temporel, la responsabilité individuelle,
la morale commune, la dignité de l’homme ; mais encore, dans l’ordre
spirituel, elles émanent toutes trois du même Souffle porté et exhalé
par les prophètes, au premier rang desquels je place Moïse, Jésus et
Mohamed, tous trois « porteurs de la Parole de Dieu », puisque tel est
le sens du mot « prophète ».
Ne conviendrait-il pas de créer et de promouvoir des Maisons de
la Sagesse à l’image de celle que fonda à Bagdad le calife Ma’Mûn,
cette fameuse « Bayt al-Hikma » où se concentra l’héritage
philosophique et scientifique d’Alexandrie et où l’on vit se rencontrer
savants juifs, chrétiens et musulmans ?
À cet égard, je voudrais ajouter, quitte à passer pour un candide
indécrottable, que l’entente entre les savants des trois religions
perdura jusqu’à la fin du XVe siècle. Après quoi, nous le savons,
commença en Europe ce qu’il est convenu d’appeler la Renaissance,
qui ouvrit la grande parenthèse de la raison. Parenthèse qui se referme
en ce moment.
La nature ayant horreur du vide, il n’est que temps de lancer ces
Maisons de la Sagesse dans chacun des pays riverains de la
Méditerranée, non pas pour s’y livrer au dialogue interreligieux,
souvent superficiel et stérile, mais pour s’y consacrer à une étude
approfondie de ce qui nous réunit et nous unit. Avec, pour règle une
conviction très simple : « Qui peut le plus peut le moins ; mais qui
peut le moins ne peut pas le plus ».
Puisse l’Union pour la Méditerranée, en ses attentes, en ses
espoirs, en ses réussites, nous aider à regarder enfin au dessus de la
ligne d’horizon !
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