aguda - Lusotopie

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aguda - Lusotopie
Olabiyi BABALOLA YAI, Lusotopie 1997, pp. 275-284
LES « AGUDA » (AFRO-BRÉSILIENS)
DU GOLFE DU BÉNIN
IDENTITÉ, APPORTS, IDÉOLOGIE : ESSAI DE RÉINTERPRÉTATION
Le concept comme la réalité de ceux que l’on désigne, dans la littérature
africaniste, du nom de « Brésiliens » ou d’« Afro-Brésiliens » sur la côte
ouest-africaine, et qui se désignent eux-mêmes plus souvent comme
« Aguda », semblent aujourd’hui aller de soi (Verger 1968, Turner 1972,
Cunha 1985). Cependant, prendre le risque de problématiser ce qui passe
pour une évidence a un avantage : nous amener à voir sous un éclairage
nouveau les traits distinctifs de leur spécificité. Le lusotropicalisme s’offre
comme un concept-cadre, un concept-contexte idéal à l’intérieur duquel
cette spécificité peut prendre des contours plus nets. Dans cet article, le
lusotropicalisme devra être entendu comme l’ensemble des valeurs de
civilisation nées de la rencontre, induite par ce que Basil Davidson a
récemment si bien nommé la « malédiction de Christophe Colomb », de la
civilisation lusitanienne et des civilisations des pays qui aujourd’hui sont
appelés du Sud.
Les Afro-Brésiliens : caractéristiques communautaires
C’est sur une toile de fond à trois dimensions – lusotropicalisme,
diaspora africaine, autres diasporas – qu’il convient d’examiner la culture
afro-brésilienne du golfe de Bénin – Ghana, Togo, Bénin, Nigeria actuels –
pour bien rendre compte de sa spécificité.
Elle se distingue des cultures luso-angolaise, luso-mozambicaine ou
luso-guinéenne, par exemple, en ceci que la région qui l’a vu naître n’a
jamais été une colonie portugaise. Elle ne résulte pas non plus, à
proprement parler, d’une colonie de peuplement portugaise ou brésilienne.
Elle se démarque nettement des autres « cultures de retour » de la
diaspora africaine, notamment celles de l’Afrique occidentale. Au contraire
des Noirs affranchis des États-Unis établis au Libéria, la plupart des AfroBrésiliens étaient revenus s’installer dans leurs aires culturelles d’origine et
parlaient encore les langues de celles-ci. Ils avaient sûrement des traits
culturels communs avec leurs cousins « Saros » revenus de Freetown, en
Sierra Leone, puisque ceux-ci étaient, comme eux, de descendance yoruba
dans leur grande majorité. Ils s’en distinguaient pourtant sous des aspects
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non négligeables. Les « Saros » étaient des descendants d’esclaves rescapés,
récupérés sur les bateaux négriers par les Anglais et regroupés à Freetown.
Ils n’avaient pas eu le malheur d’arriver aux Amériques et n’avaient donc
jamais connu l’esclavage des plantations et des mines. Les Afro-Brésiliens,
en revanche, avaient connu l’esclavage sous toutes ses formes, l’avaient
combattu outre-Atlantique et avaient inventé d’ingénieux mécanismes de
résistance, ainsi que des institutions leur permettant de préserver, en les
transformant, l’essentiel de leurs cultures africaines d’origine. Ils étaient
retournés en Afrique soit de leur propre gré et à leurs propres frais, soit
avaient été déportés parce que récalcitrants et indésirables, mais jamais
avec la bénédiction et l’aide financière du maître. Les Saros, en revanche,
avaient été encouragés par les Anglais à aller s’installer à Lagos, parce que
ceux-ci comptaient les utiliser dans leur entreprise missionnaire de
christianisation et de colonisation, accomplissant ainsi, à leurs propres
yeux, une « mission civilisatrice », bien que nous sachions aujourd’hui que
leur geste était un aboutissement logique de la traite des esclaves. Alors que
les Saros avaient des raisons d’être reconnaissants envers leurs maîtres, les
Anglais, qui les avaient délivré de leurs chaînes – il est vrai, pour bientôt les
enchaîner d’une autre manière par la colonisation –, les Aguda n’avaient
aucune dette de reconnaissance envers leurs maîtres, anciens (portugais,
brésiliens) comme nouveaux (anglais, français). Lorsque, au tournant du
siècle, Français, Allemands et Anglais eurent dépecé la région en aires
d’influence et colonies, les Aguda constituaient, dans leurs aires
respectives, des élites « déjà là », formées ailleurs et n’émargeant que
partiellement à une culture européenne qui n’était d’aucune des trois
nouvelles puissances coloniales.
Ainsi, antérieurs pour l’essentiel à la Conférence de Berlin (1884-1885),
les Aguda étaient également extérieurs aux cultures des nouveaux maîtres.
Ils avaient l’avantage, comparés aux Saros, d’une connaissance plus
approfondie du monde occidental-chrétien.
Alors que les Noirs américains s’étaient installés au Libéria non pas par
affinités culturelles avec les populations autochtones, qu’ils mépriseront du
reste, mais sous l’influence idéologique d’une mythique Afrique inventée
outre-mer par réaction identitaire contre une Amérique blanche, les Aguda
tout au contraire avaient une identité africaine suffisamment marquée et
une mémoire historique pratiquement sans faille, au point de dialoguer
avec les populations locales et de se ré-enraciner aisément. À la vérité, la
plupart méritaient le trait d’union de l’appellation « Afro-Brésiliens », qu’ils
n’ont du reste pas inventée. Tous ces traits semblent faire d’eux un cas
unique de communauté et il me paraît important de s’y appesantir, surtout
parce que les chercheurs ont négligé, sans doute innocemment, mais
assurément à tort, l’approche comparative qui permet de mieux cerner ce
groupe. Ces caractéristiques ne sont pas sans conséquence sur leur mode
d’insertion dans leur nouvel habitat et leurs relations avec les autochtones.
On n’a pas suffisamment cherché à établir des corrélations entre les traits
spécifiques et les comportements, les apports et contributions, en bref,
l’idéologie des Aguda.
Il est également important et de bonne méthode de les situer dans un
monde et dans une perspective atlantiques au lieu de les confiner dans les
enclos africains, coloniaux, auxquels ils sont antérieurs. On verrait ainsi
qu’il est normal qu’en tant que communauté/élite ils aient des rêves, des
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objectifs et des ambitions spécifiques, distincts de ceux qui leur ont été
assignés par leurs nouveaux maîtres coloniaux. Il n’y a rien d’étonnant, par
exemple, à ce que les descendants de Noirs bahianais, principalement
yoruba (Reis 1986), qui prirent les armes entre 1830 et 1835 contre leurs
maîtres et ébranlèrent le système, puissent, un siècle plus tard (1936) se
rebeller contre le colonialisme français par le fameux « Procès de La Voix du
Dahomey ». Les mêmes idéaux (liberté, égalité) sont à l’œ uvre et l’on a tort
de supposer qu’il y a eu amnésie. Il en va de même de la proverbiale
superbe des Aguda. On l’a toujours interprétée, à tort à notre avis, à sens
unique, c’est-à-dire comme dirigée contre leurs autres frères africains. Il y a
lieu d’y voir également le reliquat d’un orgueil attesté, qui, outreAtlantique, s’insurgeait contre la suffisance du maître d’esclaves (Verger
1968, Reis 1986).
Emmanuel Mounier ne croyait peut-être pas si bien dire lorsqu’il
appelait « Quartier latin de l’Afrique » cette portion de pays habitée par les
Aguda. Latins, ils l’étaient, non seulement dans la consonance de leurs
noms et prénoms – Silva, Santos, Reis, Assumpção, Cruz, Pedro, Antonio,
Oliveira, Souza, etc. – mais par la permanence dans la fronde et la
conviction qu’ils étaient les porte-parole naturels de la population, ce en
quoi ils étaient les cousins d’une certaine tribu de la rive gauche de la Seine.
Sur toile de fond de colonialisme français ou anglais, les Aguda sont les
vecteurs d’un lusotropicalisme dont on ne sait trop s’il relève d’une
présence in absentia ou d’une absence in praesentia. De ce lusotropicalisme
d’un type particulier émerge une lusotropie. Car un lusotropicalisme, il faut
le poser et en convenir, est, engendre une lusotropie, et la lusotopie ellemême devrait être conçue comme une somme stellaire de lusotropies.
Risquons une définition. Prenant appui sur l’expérience historique des
Aguda, je définirais volontiers la lusotropie comme une image de soi, surgie
de l’histoire locale du groupe en même temps que référée au monde
lusitanien au sens très large, lorsqu’on en a conscience – et on en a toujours
une certaine conscience –, ainsi qu’une projection de soi vers le futur, une
utopie basée sur ces références, ce passé, à la fois réel et inventé. En d’autres
termes, au contraire des études qui ne voient dans la culture des Aguda
qu’un passéisme, un saudosismo local, je propose de l’envisager, hier comme
aujourd’hui, comme un Janus dont les deux faces sont tournées vers le
passé et l’avenir.
Dans le reste de cet essai, je choisirai la religion et la langue comme
domaines de prédilection où est à l’œ uvre le lusotropicalisme des Aguda,
car c’est à cette aune qu’ils préfèrent mesurer leur lusotropie.
Mais auparavant j’aimerais esquisser à grands traits une anatomie de la
communauté. Clément da Cruz (1983, p. 197) évaluait, dans la décennie
1970-80, « provisoirement à 350 000 personnes les descendants de ces AfroBrésiliens répartis le long de la côte méridionale du Bénin, dans les villes de
Lagos, de Porto-Novo, de Cotonou, de Ouidah, de Calavi, de Grand-Popo,
d’Agoué, d’Anecho, de Lomé, d’Allada, de Savi ». Il ajoutait que « les deux
tiers de la colonie ainsi constituée vivent au Nigeria ». Comme da Cruz est
un membre de la communauté aguda et un ethnologue chevronné, on est en
droit de supposer que son estimation est basée sur de solides recherches de
terrain.
Les Aguda sont pourtant loin de constituer une communauté
homogène. Il s’agit plutôt d’une palette bigarrée, d’un éventail dont les
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trois piliers constitutifs sont les quelques familles commerçantes
portugaises installées sur la côte, les Brésiliens libres et les anciens esclaves
brésiliens libérés (retornados), de loin les plus nombreux (Turner 1972).
Ces trois branches, par un système subtil et complexe d’alliances, de
clientélisme et une combinaison du patriarcat luso-brésilien et de la famille
étendue africaine, ont fini par engendrer, avec le temps, une communauté
que lient rites, langues, religion, intérêts, etc.
La communauté était, et demeure en partie, à la fois close par des
pratiques endogamiques, et ouverte par l’assimilation d’éléments
autochtones africains, soit par proximité, soit sur la base d’une méritocratie
bien entendue. Tel fils du cuisinier d’une famille brésilienne, devenu
médecin après de brillantes études, en partie financées par le patriarche de
la famille, pouvait se trouver « ennobli », pour ainsi dire, par mariage à
l’intérieur de la communauté. Il existait une cohésion de la communauté,
qui avait néanmoins un système interne tacite de « who’s who ». On pouvait
ainsi distinguer, à l’intérieur d’une même famille ou d’un même clan, des
Aguda « rouges » et des Aguda « noirs » selon la proximité ou la distance
par rapport au mulato, érigé en modèle tacite.
D’« étrangers » qu’ils étaient vers la fin du XIXe siècle (Cunha 1985) les
Brésiliens ont réussi le pari de s’intégrer dans la population autochtone,
tout en retenant l’essentiel de leur identité.
Une double identité religieuse
Le rôle des Aguda dans la perception et la réception des religions
révélées abrahamiques, ainsi que leur contribution spécifique à la formation
d’une variété locale du catholicisme attendent leurs analystes. Quant au cas
particulier de l’islam, on n’en saisira pas la nature spécifique dans la région
et le visage aujourd’hui protéiforme sans une appréhension de l’essence et
du mode d’insertion de sa version non-jihadienne. On s’est contenté de voir
dans les Aguda de simples intermédiaires des missionnaires dans la
propagation de la foi chrétienne, et sans doute eux-mêmes, et leurs
descendants aujourd’hui, sont-ils les premières victimes-complices de cette
image, dont ils tirent orgueil du reste. La réalité est cependant plus
complexe et incite à douter de la thèse d’une passivité des Afro-Brésiliens,
ou d’une geste chrétienne à sens unique dans des cadres préétablis par les
missionnaires. Sans doute faut-il trouver la cause de l’injustice faite à
l’importante contribution des « Brésiliens » dans le domaine de la religion
dans le fait qu’ils n’ont ni fondé une Église messianique « africaine », ni
produit des prophètes et des théologiens avec un corps de doctrine
spécifique tangible. Autant d’éléments qui font la pâture d’une
anthropologie attentive surtout aux « écarts » et « aberrations » et qui
participe d’une culture où le religieux entretient un cousinage plus que
millénaire avec l’écriture et les notions de dogme et de système. Mais au
lieu de constater cette apparente « anomalie » dans une aire culturelle où la
profusion des sectes, l’invention religieuse par scissiparité, est la règle
plutôt que l’exception, encore eût-il fallu l’expliquer. C’est plutôt dans les
attitudes diffuses et le vécu quotidien des peuples de la sous-région qu’il
faut saisir l’essence de la contribution religieuse des Aguda, et non dans les
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professions de foi et autres monuments écrits, qui constituent autant de
codes sans pertinence à l’intérieur de leurs traditions.
L’histoire du catholicisme dans la région, depuis son introduction vers
la fin du XVe siècle, a été l’histoire d’une suite d’échecs, même si les
Capucins, inspirés par une intuition qui anticipait les initiatives
missionnaires des XIXe et XXe siècles, entreprirent de traduire en langue
africaine alada la Doctrina christiana (Labouret & Rivet 1929, Yai 1993).
L’installation de quelques Africains de la diaspora sur la côte et leur arrivée
massive à partir du XIXe siècle pouvait donc redonner quelque espoir aux
missionnaires catholiques qui mettaient leurs espoirs dans ces Nègres déjà
familiarisés avec la religion chrétienne outre-Atlantique. Dans un contexte
où les « Brésiliens » fuyant l’oppression blanche au Brésil la retrouvaient
sous une autre forme dans leur propre pays, bien qu’ils forment une couche
intermédiaire dans la nouvelle texture sociale coloniale, il n’est pas
étonnant qu’ils se déclarent, se revendiquent chrétiens, alors même qu’ils
ne l’étaient pas outre-Atlantique…
Mais les témoignages contemporains des représentants des cultures
chrétiennes, particulièrement les missionnaires, ne laissent aucun doute sur
la nature du christianisme des Aguda. L’abbé Borghero dénonçait leur
tranquille propension à la polygamie et leur religion dans laquelle il voyait
un « monstrueux mélange de paganisme, de pratiques chrétiennes et de
superstitions fétichistes ». L’abbé Bouche plus tard confirmait cette
observation en ces termes : « Certains parmi eux n’avaient jamais été
chrétiens que de nom et étaient retournés aux pratiques du paganisme et de
l’islam une fois ici. "J’étais esclave lorsque je fus baptisé", disent-ils.
"J’appartenais à mon maître; il voulait que je fusse baptisé, je n’avais pas le
choix " » (Verger 1968).
Comment interpréter ces témoignages? Il apparaît que les Noirs de la
diaspora et leurs descendants Aguda voyaient dans la religion catholique
un tremplin pour leur ascension sociale et pour une meilleure intégration
dans la nouvelle écologie sociopolitique, surtout lorsque, dans le cas du
Togo et du Dahomey, le catholicisme était une religion semi-officielle. Il
s’agit donc d’un catholicisme d’identification, de distinction même, d’une
religion sans foi (religare = qui les liait au pouvoir), où les œ uvres, la
recherche ou le maintien du statut social l’emportent sur la doctrine. Dans
cette perspective, Joaquim de Almeida, ancien esclave mahi émancipé, ne
faisait pas seulement œ uvre de piété en faisant ériger une somptueuse
chapelle à Agoué en 1845. Il rééditait plutôt en terre africaine la tradition de
fraternité et d’entraide de la confrérie au titre éloquent de « Senhor bom Jesus
das necessidades e redempção dos homens pretos », fondée à Bahia en 1752 parmi
les Mahi et dont l’église d’Agoué porte significativement le même nom
(ibid., chap. XIX). Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les Aguda
revendiquent « leur » christianisme, puisque se dire chrétien c’était
s’affirmer homme libre, colonial, presque citoyen français ou britannique,
hier « civilisé » ou « évolué », « cadre » aujourd’hui. Il n’était pas question,
en revanche, de se réclamer des religions traditionnelles africaines, même si
on les pratiquait et si on les pratique le plus souvent en catimini, mais
parfois aussi avec ostentation. C’eût été se référer à un passé peu glorieux
et s’opposer ostensiblement à la civilisation et au progrès, toujours présents
alors comme attributs spécifiques de l’Europe. Ainsi, les Aguda étaient et
continuent d’être « catolicos a su maneira ». Cette attitude envers le
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christianisme est un trait distinctif du catholicisme de la sous-région et a
valeur de paradigme, parce que les Aguda, pour des raisons évidentes, ont
servi d’intermédiaires dans la « conversion » des autres éléments de la
population. Ils ont ainsi rendu le catholicisme plus acceptable aux
populations de la région par leurs pratiques personnelles syncrétiques qui,
du reste, privilégiaient plus les œ uvres que la foi.
Qu’en est-il de l’islam? Le lusotropicalisme aguda a ceci d’unique qu’il
est la seule idéologie de la lusotopie où l’islam est un facteur religieux et
qui se définit comme le catholicisme. Ce trait le distingue de tous les autres
lusotropicalismes et des autres aires influencées par la culture portugaise
où le catholicisme est souvent emblématique. Les esclaves africains s’étaient
servis de l’islam pour galvaniser toutes les énergies anti-esclavagistes
noires qui provoquèrent la sanglante révolte des Malês à Bahia en 1835
(Reis 1993). Bon nombre d’esclaves sont ainsi devenus musulmans, non pas
tant par conviction religieuse que par désir de se libérer. Cette conception
pragmatiste-utilitariste de l’islam se renforça en Afrique parmi les Aguda.
Au contraire d’un islam à coloration jihadienne, venu du nord de la région
avec les conquêtes d’Uthman dan Fodio, celui venu du Brésil était
volontiers séculier et pragmatique. Il visait à s’assurer l’amitié des Africains
animistes, et surtout celle des dignitaires locaux, et à donner à ses adeptes
une éducation occidentale qui serve de base à leur ascension sociale. Cet
islam entretient des relations cordiales avec les autres « frères » brésiliens
catholiques. On s’aperçoit ainsi qu’il s’agit d’un islam moins soucieux de
doctrine que du destin existentiel de la société dans son ensemble, et
singulièrement de la communauté brésilienne. Alors que les musulmans de
la mouture jihadienne refusaient d’envoyer leurs enfants dans les écoles du
colonisateur, craignant la christianisation de ceux-ci, les Aguda, au
contraire, adoptèrent l’enseignement colonial et en tirèrent le plus grand
profit, précisément parce qu’ils savaient qu’ils avaient une connaissance
suffisante de la civilisation occidentalo-chrétienne pour pouvoir ruser avec
elle.
Ce qu’il convient surtout de souligner, c’est la cohabitation intelligente
et même, souvent, la collaboration entre Brésiliens « musulmans » et
« chrétiens » ainsi que leur coexistence pacifique, en tant que groupe social,
avec les Africains de religion traditionnelle, alors que, sous d’autres cieux et
dans d’autres cultures, une telle cohabitation est génératrice de tensions et
guerres religieuses.
Comment expliquer que les Aguda aient été les agents historiques de
cette « neutralisation assimilative », pour emprunter une métaphore à la
science linguistique, de deux grandes religions révélées dans le contexte
ouest-africain?
Ici, une perspective atlantique nous impose un rapprochement avec le
candomblé brésilien et le phénomène religieux dit de « syncrétisme ». On
oppose volontiers le catholicisme des Aguda en Afrique au candomblé de
leurs congénères d’outre-Atlantique. Autant ceux-ci revendiqueraient leur
négritude à travers le « syncrétisme » du candomblé, autant ceux-là,
tournant le dos aux traditions africaines, auraient pris fait et cause pour le
christianisme. Ce serait s’arrêter aux apparences que de s’en tenir à cette
vue. On se doute, depuis les travaux de Bastide, que ce que l’anthropologie
religieuse appelle « syncrétisme », s’agissant du Brésil, n’est que l’encre de
seiche dont le Noir brésilien use et abuse intelligemment pour se jouer du
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Blanc hostile et surtout pour assurer la permanence de sa propre identité à
travers les vicissitudes de l’histoire et de la géographie. Le syncrétisme était
ainsi une tactique de survie dans un environnement hostile.
L’environnement culturel colonial en Afrique, avec son esprit missionnaire
chrétien, était également hostile et intolérant. Le missionnaire y prêchait
une conception schizophrénique, non africaine de l’existence, où le séculier
s’opposait au spirituel, où la religion se détachait de la vie et de ses
problèmes quotidiens. Le catholicisme d’identification et de distinction, et
l’islam ouvert inaugurés par les Aguda dans la région, et qui ont fait tache
d’huile, apparaissent ainsi comme des formes subtiles de résistance
culturelle à l’imposition d’une conception non africaine de la vie, au même
titre que le candomblé au Brésil. On feint d’accepter la religion de
l’adversaire-exploiteur, plus fort que soi, pourvu et pour qu’il vous laisse
vivre l’essentiel de votre culture. Au Brésil comme en Afrique, la même
ruse est à l’œ uvre, qui établit la parenté insoupçonnée entre le candomblé et
la santeria d’une part, et les formes africaines (Bénin, Togo, Nigeria) de
catholicisme d’autre part, et les révèle comme des modalités spécifiques de
résistance à des entreprises multiformes de génocide culturel. Dans ce
contexte, où les représentants du lusotropicalisme du golfe de Bénin ont été
les intellectuels organiques d’un syncrétisme suffisamment harmonieux
entre deux grandes religions universelles révélées abrahamiques (islam,
catholicisme) et les religions africaines, l’absence de sectes parmi eux
n’étonne pas. Ici, la fronde dont ils ont fait état en politique n’était plus
nécessaire, surtout qu’ils sont bien représentés dans la hiérarchie de ces
religions (imans, évêques). Ce n’est peut-être pas un hasard si les prophètes
et autres fondateurs des nouvelles Églises et sectes dans la région sont
toujours des personnages dont le contact avec l’Occident chrétien est récent
et en terre africaine, jamais des descendants de la diaspora avec une
histoire plus profonde et atlantique de contacts.
Un singulier impact linguistique
On ne saurait rendre justice à l’impact des Aguda sur l’écologie
linguistique de la sous-région sans commencer par une critique des travaux
qui en ont rendu compte. Ceux-ci se sont appliqués à recenser une liste de
mots, visiblement d’origine portugaise, qui ont fini par trouver asile dans
les langues africaines parlées dans la région. Exemples : asinola en fon
= nonne, provenant de a senhora portugais; dotóò en fon et yoruba du Bénin
= médecin, infirmier, sage-femme, provenant de doutor en portugais.
Cette approche est imparfaite à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle
nous a fourni, à ce jour, des nomenclatures nécessairement insuffisantes.
Pour qu’il en fût autrement, il eut fallu que leurs auteurs parlent, non
seulement le portugais, mais la plupart des langues de la sous-région : aja,
gen, fon, gun, yorub, etc., qui ont toutes reçu des mots portugais depuis les
premières années du contact entre l’Europe et l’Afrique dans cette région,
i.e. dès le XVe siècle. Ces études sont fautives aussi en ceci qu’elles limitent
leurs nomenclatures aux seules langues africaines, n’envisageant pas une
possible influence de la pratique linguistique des Aguda sur les langues
européennes de colonisation. Or celle-ci existe. Le cas typique est le mot
piron, très usité dans le français de la région (Togo, Bénin) parce qu’il se
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réfère à un plat très populaire et qui, assurément, nous vient du brésilien
pirão.
Mais, quelqu’englobante et vaste, qu’elle soit, une nomenclature reste
insuffisante parce qu’elle ne nous montrera que la partie la plus visible de
l’iceberg linguistique des Aguda. Une nomenclature des mots d’origine
portugaise dans toutes les langues de la sous-région resterait
intrinsèquement insuffisante parce qu’elle relèverait encore d’une
linguistique du mot, catégorie pour le moins problématique, surtout dans
une situation de contact de cultures comme la nôtre.
Au-delà des mots usités aujourd’hui ou hier, il faudrait aller en amont et
interroger la pratique des Aguda comme agents culturels.
Une contribution linguistique des Aguda, injustement passée sous
silence, est leur rôle dans l’émergence ou le renforcement de linguae francae
dans cette aire culturelle. L’establishment colonial français, qui n’a pas la
réputation de décerner des palmes académiques à ceux qui utilisent et
encouragent l’utilisation des langues africaines, ne pouvait être attentif à
cette contribution pourtant majeure des Aguda. Il en a résulté un black-out,
dans la littérature historique et anthropologique en français, sur les
« Brésiliens » comme promoteurs des langues africaines. Quant aux AngloSaxons, ils ont donné le beau rôle à leurs missionnaires et à leurs protégés
saro – esclaves libérés sierra-leonais d’origine yoruba retournés dans la
région –, restant muets sur la contribution pourtant importante des Aguda,
certainement par dépit pour ces Nègres passablement frondeurs, qui étaient
par surcroît à la fois catholiques et animistes. Les Aguda furent ainsi, sur ce
plan, les victimes d’une double conspiration du silence.
Conscients qu’ils ne pouvaient longtemps retenir le portugais comme
lingua franca ou lingua geral, comme ils disaient alors, dans la nouvelle
donne coloniale, ils ont encouragé, en les pratiquant activement dans leurs
communautés, trois langues importantes de la région : le yoruba au Nigeria
et au Dahomey, le fon au Dahomey et le gen ou « mina » au Dahomey et au
Togo. Ils ont même encouragé, fait singulièrement rare dans une colonie
française pour être souligné, la pratique écrite des langues africaines. Ainsi,
dans la deuxième décennie de ce siècle naissait Iwe Ajase (La Gazette de
Porto-Novo), un hebdomadaire en yoruba de bonne tenue, animé par l’élite
d’alors, parmi laquelle on trouve des Aguda en bon nombre, et qui couvrait
le Dahomey et les autres pays de la région.
Au Brésil, et plus particulièrement à Bahia, les Afro-Brésiliens baignaient
dans un milieu multilingue et multiculturel africain et afro-portugais.
Revenus en Afrique occidentale, ils ont continué cette tradition de
polyglottisme et de multiculturalisme. C’est tout naturellement au sein des
Aguda que les colons recrutaient les nombreux interprètes professionnels
dont ils avaient tant besoin dans les missions, les services et le commerce.
On peut évoquer, comme cas d’espèce, le premier président du Togo
indépendant, Sylvanus Olympio, qui parlait gen, ewe, yoruba, portugais,
allemand, anglais et français. Le regretté Luis Ignacio Pinto, premier
Africain nommé à la Cour internationale de La Haye, est un autre exemple;
il parlait toutes les langues officielles et les langues africaines de
communication interrégionales entre le Ghana et le Nigeria. Le
polyglottisme de ces deux personnalités n’était pourtant pas exceptionnel
parmi les évolués de leur génération. En tant qu’élite, donc pourvoyeurs de
paradigmes de comportement culturel, les Aguda ont promu ces linguae
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francae régionales au statut de langues de prestige, ce qui constitue une
geste culturelle anticoloniale majeure, surtout dans les colonies françaises.
Avec les Aguda, nous sommes en présence, sans doute, d’un cas unique
de lusotopie, où la mort de la langue portugaise induit une renaissance des
langues africaines, souvent accompagnée du reste d’un perfectionnisme
dans le maniement des langues européennes de colonisation (anglais et
français) qui perdure.
Noyautés et submergés par les élites coloniales d’autres groupes
ethniques au Nigeria et par celles néocoloniales au Togo et au Bénin, les
Aguda aujourd’hui perdent de plus en plus leur cohésion d’antan.
Ce n’est pas à dire qu’ils soient amorphes ou peu influents. Ils ont
seulement perdu le monopole qu’ils s’étaient assuré d’être les représentants
éclairés, et quasiment comme de droit divin, des autres secteurs des
populations africaines de la région.
Sur le plan idéologique leur situation rappelle celle de ces nobles
Espagnols « venidos a menos » avec la montée de la bourgeoisie et qui s’arcboutent sur certains symboles. La différence néanmoins est que les Aguda
ont relativement peu perdu de leur statut économique. Ils ne s’en replient
pas moins, de Lagos à Accra, sur certaines valeurs-refuge : clan ou famille,
éducation, perfectionnisme, étiquette.
Reste surtout l’entretien d’une superbe, d’une attitude de fidalgo
tropical, qu’il faut interpréter en amont comme en aval. Dans leur
imaginaire collectif et individuel, les Aguda sont censés être « nés de
quelqu’un », c’est-à-dire pas de n’importe qui; ils sont aussi « nés de
quelque chose », d’une œ uvre, et de quelque part, d’un Brésil mythique.
Mais ils sont aussi, surtout individuellement, par l’éducation familiale
qu’ils reçoivent, « filho ou filha de algo no futuro » pour ainsi dire. Autrement
dit, hommes et femmes, mais surtout hommes en devenir. En témoigne leur
activisme dans les débats et mouvements récents visant à indemniser les
descendants des victimes de l’esclavage atlantique (réparations). En
témoignent également certaines initiatives prises ces dernières années dans
la foulée des conférences de l’UNESCO sur la diaspora africaine, visant à
créer à Ouidah un « nouveau quartier Brésil » à l’intention des frères
d’outre-Atlantique.
Si le discours hypogrammatique, manipulé par les Aguda comme une
arme miraculeuse et non sans quelque succès sous la colonisation, est de
peu de recours de nos jours, il demeure que les élites qui leur ont succédé
aujourd’hui n’ont ni inventé un discours, ni articulé une pratique à la
mesure des douleurs induites par les « ajustements structurels » imposés à
la sous-région.
Notre réflexion sur les Aguda comme cas unique de diaspora africaine
dans l’aire culturelle lusophone autorise une conjecture : avec le recul du
temps et considérant leur performance culturelle et politique depuis bientôt
un siècle et demi, on est en droit de penser que les Aguda auraient pu
former un État moderne réussi sur la côte ouest-africaine, s’ils avaient reçu
l’encouragement et le soutien dont ont bénéficié les Noirs américains au
Libéria, ou si les puissances européennes et américaine réunies à Berlin
n’étaient intervenues à temps pour dépecer leur territoire et violer leur
culture, leur enlevant du coup l’initiative d’une plus profonde
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Olabiyi BABALOLA YAI
harmonisation des cultures africaines et européennes dont ils auraient pu
être les accoucheurs historiques, par le truchement d’une variété ouestafricaine de restauration et réforme Meiji.
Mai 1997
Olabiyi BABALOLA YAI
Department of African and Asian Languages and Literatures
University of Florida, Gainesville
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