Qui est Charlie? - Diffusion Dimedia

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Qui est Charlie? - Diffusion Dimedia
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Qui est Charlie?
Sociologie d'une crise religieuse
TODD, EMMANUEL
Éditeur : Seuil
Collection : Essais H.C.
EAN : 9782021279092
Format : Broché
Pages : 252
En librairie le 9 juin 2015
3 à 4 millions de personnes ont défilé en France, les 11 et 12 janvier dernier, sous une revendication
d’identité commune : « Je suis Charlie. »
Mais qui est Charlie ?
Qui sommes-nous, nous qui avons affiché une telle détermination dans le refus de la violence aveugle, la
réaffirmation que la République est notre socle commun ? À quoi aspirons-nous vraiment, et de quoi
Charlie est-il le nom ?
Par sa forme (10 à 12 cartes bichromes in texte) et son ton, ce petit essai prend délibérément la suite du
Mystère français (2013), dont il constitue en quelque sorte la conclusion, telle que « l'événement Charlie
» autorise à l’écrire.
En 140 pages, il pose un diagnostic éclairant sur le mal qui ronge les classes moyennes françaises. Un livre
bien peu consensuel, et qui donnera matière à débats, loin de l’unanimisme ambiant.
AUTEUR(S)
Emmanuel Todd est historien et démographe, chercheur à l’INED. Il a notamment
publié Le Rendez-vous des civilisations (Seuil, 2007, avec Youssef Courbage), Après la
démocratie (Gallimard, 2008) et, avec Hervé Le Bras, deux ouvrages qui ont fait date,
L’Invention de la France. Atlas anthropologique et politique (Hachette, 1981, rééd.
Gallimard, 2012) et Le Mystère français (Seuil, La République des idées, 2013).
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2015-05-27
L'OBS
Date : 30 AVR/06 MAI 15
Page de l'article : p.73,74,76
Journaliste : Aude Lancelin
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire Paris
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EXCLUSIF
ii
A
Quatre mois après les manifestations post-attentats, l'historien et démographe
Emmanuel Toddpublie « Qui est Charlie ? ». Un livre réquisitoire contre une France pétrie
de bonne conscience, qui a fait sécession de son monde populaire
® PROPOS RECUEILLIS PAR AUDE LANCELIN
[H MATHIEU ZAZZO
Tous droits réservés à l'éditeur
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L'OBS
Date : 30 AVR/06 MAI 15
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Journaliste : Aude Lancelin
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DEBATS
I
I reste encore quèlques écriteaux
« Je suis Charlie » qui jaunissent
aux murs des rédactions. Sur les
réseaux sociaux, des crayons à
papier décorent encore ça et là les
profils Facebook. Quatre mois après
les tueries de janvier, tout se passe
pourtant comme si rien ne s'était
passé, comme si le réservoir de l'indignation avait
flambé d'un coup dans le noir de la nuit française,
sans laisser aucune empreinte. Ni nouveau pacte
républicain, ni fraternité régénérée, ni main tendue
à une fraction de la jeunesse des quartiers socialement et mentalement désorbitée. Une pure orgie
émotionnelle, infertile politiquement, et dont la seule
efficacité tangible aura été de demeurer aujourd'hui
encore spectralement menaçante pour ceux qui refusèrent de « marcher » - à tous les sens du terme.
C'est le moment qu'a choisi l'historien et démographe Emmanuel Todd pour publier « Qui est Charlie ? »
(Seuil), réquisitoire terrible contre la France de François Hollande. Un texte écrit dans la fièvre, en trente
jours à peine. Son angle d'attaque, particulièrement
original, consiste à observer l'origine régionale et
sociopolitique des manifestants du ll janvier. Une fois
encore, Todd fait parler les cartes et les statistiques
pour comprendre, sous les bons sentiments brandis,
la signification profonde de ce qui restera comme le
plus important rassemblement dè l'histoire moderne
du pays. Et ce qu'il voit n'est pas destiné à plaire. Ce
qu'il voit, c'est un épisode de « fausse conscience »
(Marx) d'une ampleur inouïe. Ce qu'il voit, ce sont des
millions de somnambules se précipiter derrière un
président escorté par tous les représentants de l'oligarchie mondiale, pour la défense du droit inconditionnel à piétiner Mahomet, «personnage central d'un
groupe faible et discriminé ». Ce qu'il voit, c'est un mensonge d'unanimisme aussi, car, ce jour-là, le monde
populaire n'était pas Charlie, les jeunes de banlieue,
qu'ils fussent musulmans ou non, n'étaient pas Charlie, les ouvriers de province n'étaient pas Charlie.
Après le temps de la stupeur, celui du dégrisement.
La charge de Todd est rude, mais d'un intérêt considérable pour le débat public. On pourrait bien sûr la
discuter de bout en bout. On pourrait notamment
trouver très insouciants les raccourcis par lesquels
l'auteur ramène tout l'enjeu des affaires dites de
« caricatures » à des violences idéologiques infligées
à une religion minoritaire. On pourrait craindre aussi
que son approche des problèmes posés au pays par
un islam conquérant ne pèche par excès d'optimisme, lorsqu'il préconise des accommodements
pragmatiques avec la laïcité, dont l'acception française actuelle est à ses yeux trop rigoriste.
Reste l'avertissement lancé à une France inégalitaire et autoritaire, en sécession totale avec son
peuple, mais n'hésitant pas, encore et toujours, à se
parer des oripeaux révolutionnaires d'hier et à se voir
si belle dans la devise de ses frontons républicains.
Une France qui, ainsi, avance inexorablement vers
l'abîme. A.L.
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Né eh 1951,
EMMANUEL
TODD est
Démographe
et historien.
Ingénieur
cle recherche
à l'Ined, il est '
i l'auteur
de nombreux
essais, parmi
lesquels
« Après la
démocratie »
(2008) et
« le Mystère
^ancais », avec
Hervé Le Bras
(2013)
Vous avez refusé de réagir à chaud aux événements de janvier. Seul un journal japonais avait
fait part de votre méfiance par rapport au mouvement « Je suis Charlie ». Pourquoi ce silence,
qu'avez-vous craint alors ?
Pour la première fois de ma vie, j'ai eu le sentiment
d'être confronté à une vague irrésistible face à laquelle
il ne servirait à rien de parler, et même face à laquelle
ça pouvait être dangereux de parler. Donc j'ai attendu.
Et ce qui m'a probablement décidé à faire ce livre,
c'est la déformation professionnelle. Lorsque j'ai
commencé à voir la carte des manifestations du
ll janvier, leur distribution selon des paramètres
régionaux, socioprofessionnels et religieux, j'ai eu la
révélation instantanée que les discours unanimistes
étaient bidon. Je me suis mis à écrire, mobilisant quarante années de recherche. Olivier Bétourné, le
patron du Seuil, m'a dit de foncer. Je l'ai écrit en trente
jours secs, porté par une véritable exaspération.
Pourquoi porter un jugement aussi dur sur la
réaction de masse qui a suivi les attentats ?
N'est-il pas permis de la voir simplement
comme l'expression d'une révolte face à l'horreur de ces crimes, voire aussi comme un sursaut face au sentiment de délitement du corps
collectif que chacun ressent bien depuis des
années ? Imaginez si rien ne s'était produit
après, si l'atonie avait été totale après des événements pareils, que n'aurait-on pas dit !
On a voulu y voir un salutaire sursaut collectif. Moi,
j'y vois au contraire une perte de sang-froid de la part
du pays. Pour la première fois de ma vie là encore, je
n'ai vraiment pas été fier d'être français. Dans tous les
livres que j'avais jusque-là écrits sur la France, il y
avait une dimension patriotique. Même un livre
comme « le Destin des immigrés », je l'ai fait en 1994
pour répondre aux Anglo-Saxons qui nous renvoyaient sans arrêt à la face le phénomène Le Pen. Je
voulais leur dire : mais regardez les taux de mariages
mixtes en France ! J'ai toujours défendu mon pays.
Et là, pour la première fois, je me suis dit : si c'est en
train de devenir ça, la France, eh bien ce sera sans
moi. Lorsqu'on se réunit à 4 millions pour dire que
caricaturer la religion des autres est un droit absolu
- et même un devoir ! -, et lorsque ces autres sont les
gens les plus faibles de la société, on est parfaitement
libre de penser qu'on est dans le bien, dans le droit,
qu'on est un grand pays formidable. Mais ce n'est pas
le cas. Il faut aller au-delà du mensonge, au-delà des
bons sentiments et des histoires merveilleuses que
les gens se racontent sur eux-mêmes. Un simple coup
d'œil à de tels niveaux de mobilisation évoque une
pure et simple imposture. Il y a certainement une
quantité innombrable de gens qui ne savaient pas ce
qu'ils faisaient là le ll janvier. Mais nul n'est censé
ignorer pour quoi il manifeste, tout de même.
Qu'est-ce qui vous a à ce point troublé dans ces
manifestations monstres ?
A la suite des travaux de Durkheim sur le suicide, ou
de ceux de Max Weber, mon but, c'est de faire comprendre aux gens les valeurs profondes qui les font agir
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et qui ne sont généralement pas celles qu'ils imaginent
Quand on observe la carte des manifestations, la première chose qui frappe, c'est ce que l'Insee appelle avec
élégance la prédominance des « cadres et professions
intellectuelles supérieures ». C'est elle qui permet de
comprendre l'importance qu'elles ont prise à Paris,
Toulouse, Grenoble, etc. L'autre variable qui, pour moi,
d'une certaine manière, est encore plus importante
encore, c'est la surmobilisation des vieilles terres issues
du catholicisme. Là, il faut que je rappelle ma théorie
des deux France, un modèle avec lequel je fonctionne
depuis longtemps déjà. D'un côté nous avons la vieille
France laïque et républicaine - le Bassin parisien, la
façade méditerranéenne, etc. -, la France qui a fait la
Révolution en somme. De l'autre, il y a la France périphérique : l'Ouest, une partie du Massif central, la
région Rhône-Alpes, la Lorraine, la Franche-Comté.
Ce sont les régions qui ont résisté à la Révolution et
dans lesquelles l'imprégnation catholique est restée
très forte jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale. Quand on descend au niveau des structures
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La «Marche republicaine»
du11janvier2D15,aLvDn,
apres les tueries
Al'arnere-plan, la basilique
Notre-Dame de Fourviere
familiales de ces zones, que j'appelais « catholiques
zombies » dans mon précédent livre « le Mystère français », écrit avec Hervé Le Bras, on remarque une
absence de valeurs d'égalité, notamment entre frères
et soeurs concernant l'héritage.
Eh bien, ce qui a inspire ma méfiance immédiate,
c'est que le ll janvier, la mobilisation a été du simple au
double entre la France de tradition athée et révolutionnaire et cette France périphérique, historiquement
antirépublicaine. Ce sont les régions les moins républicaines par le passé qui ont le plus manifesté pour la
laïcité, avouez qu'il y a là quelque chose d'étrange. En
somme, les bastions ex-catholiques sont les endroits
où on a le plus milité pour le droit au blasphème. Si on
compare Marseille et Lyon, on voit même que l'intensité des manifestations est du simple au double. Qu'on
ne vienne pas me dire dans ces conditions qu'il s'agit
de la même laïcité que celle d'hier !
Tout le débat actuel sur la laïcité ne s'inscrit
pas dans la continuité des valeurs laïques, écrivez-vous en effet dans ce livre. Les forces qui
se réclament aujourd'hui le plus des valeurs
laïques sont les forces en réalité les moins
républicaines. Comment en est-on arrivé à un
tel paradoxe?
Ce que j'ai eu, au fond, face à ces manifestations, c'est
une sorte d'illumination concernant la vraie nature du
système social et politique français. C'est-à-dire pas du
tout une République prenant en compte toute la population, plutôt ce que j'appelle une « néo-République »
qui n'aspire à fédérer que sa moitié supérieure éduquée, les classes moyennes et les gens âgés. Tous ceuxlà forment un bloc hégémonique qui a une incroyable
puissance d'inertie et paralyse tout le système français.
Il y a là à l'oeuvre une formidable dynamique d'exclusion : exclusion des électeurs du FN - ce qui en termes
sociologiques signifie aujourd'hui l'exclusion des
ouvriers - et exclusion des enfants d'immigrés, qui ne
sont pas venus manifester. La « néo-République » est
cet objet sociopolitique étrange qui continue à agiter
les hochets grandioses de la liberté, de l'égalité, de la
fraternité qui ont rendu la France célèbre dans le
monde, alors qu'en fait le pays est devenu inégalitaire,
ultraconservateur et fermé. En gros, la France qui est
aux commandes, c'est la France qui a été antidreyfusarde, catholique, vichyste. Mais lorsqu'on le dit
comme ça, les gens sont évidemment stupéfaits.
Votre livre est particulièrement cruel pour le
PS, dont vous faites aujourd'hui la principale
incarnation de cette idéologie inégalitaire...
En effet, l'objet politique nouveau et important dans
l'histoire de France aujourd'hui, ce n'est pas le Front
national, c'est en réalité que le PS soit devenu la composante principale de la gauche. A la veille des années
1960 et 1970, il n'en était qu'une composante secondaire, très forte dans le Sud-Ouest, région d'héritier
unique qui ne croit pas à l'égalité. La montée en puissance du PS, cela a signifié la prise de contrôle du pays
par des régions sortant du catholicisme. Notre illusion
fondamentale, notre erreur à tous, ça a été alors de se
dire que c'était la gauche qui avait conquis les
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régions catholiques, au moment même où c'étaient
les régions catholiques qui faisaient en réalité la
conquête de la gauche. Tl y a eu une subversion de ce
qu'était la gauche française. Cette dernière, aujourd'hui
dominée par le PS, est en vérité tout à fait autre chose
que ce qu'elle prétend être. C'est une gauche qui n'adhère pas aux valeurs égalitaires, et qui n'est pas claire
sur la question de l'homme universel, au contraire de
la vieille gauche républicaine communiste ou radicalsocialiste. Il faut voir les choses en face : l'agent le plus
actif et le plus stable des politiques économiques qui
nous ont menés au chômage de masse actuel, c'est tout
de même le PS. Le franc fort, la marche forcée à l'euro,
toute cette création idéologique extrêmement originale
s'est faite sous Mitterrand, traînant Giscard derrière lui
comme un bateleur. Le niveau de bonne conscience de
ce pays est devenu littéralement insupportable. La
France actuelle se gargarise de bons sentiments. Mais
la réalité de ce pays, c'est que c'est peut-être la seule des
sociétés les plus développées européennes qui accepte
de vivre avec 10% de chômage, en massacrant son
monde ouvrier et en excluant massivement les jeunes,
à commencer par ceux qui sont d'origine maghrébine.
Le PS avait jusqu'à encore récemment réussi à faire passer l'idée qu'il était le défenseur naturel des enfants
d'immigrés. Il est en fait la force politique principale
qui les condamne à la mort sociale.
En quoi François Hollande est-il, comme vous
l'écrivez, l'apothéose de ce « catholicisme zombie » qui s'était politiquement incarné en 1992
dans le moment Maastricht et s'est aujourd'hui
réinvesti dans l'« esprit du ll janvier » ?
On voit souvent ce président comme l'incarnation de
l'univers torride du conseil général de la Corrèze [rires].
On pense que sa capacité à ne rien faire, à ne prendre
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Les Mamfs du ll janvier
un mensonge
d'unammisrnepour
car, ce jour-la,
le monde populaire
n'était pas Charlie
« Qui est Charlie ?
Sociologie d'une
crise religieuse »,
par Emmanuel
Todd, Seuil,
à paraître le 7 mai.
aucune décision, est un produit
dérivé du radical-socialisme. Mais
en fait, François Hollande est un
catholique zombie typique, avec un
père catholique d'extrême droite et
une mère catholique de gauche. Et,
d'ailleurs, Manuel Valls lui-même
vient de Catalogne, province de
famille souche différentialiste, et,
qui plus est, lui aussi vient d'un
milieu catholique catalan parmi les
plus durs. A cet égard, Hollande
aura eu un rôle historique : celui de
révéler que la gauche pouvait se
concilier avec les structures les plus
inégalitaires, prouvant par là même
que le système politique français
est totalement détraqué. On pourrait bien sûr me reprocher d'évoquer les origines de ces gens, et
moi-même d'ailleurs, je ne devrais
pas avoir à faire ma généalogie personnelle, celle d'une famille juive
mélangée à des origines bretonnes
et anglaises. Mais il est désormais
impératif de le faire, parce que si on
renvoie tout le temps les musulmans à leur origine, on
doit renvoyer tout le monde à son origine. C'est un acte
de justice.
Vous considérez que l'islam ne compromet
nullement en France le ciment républicain et
ne pose pas de problème particulier aux
sociétés occidentales. Ne peut-on toutefois
penser que la vigueur d'une religion, quelle
qu'elle soit, lorsqu'elle vient percuter un
vieux pays dévitalisé métaphysiquement
comme la France, pose au contraire certains
problèmes spécifiques ?
Tout le monde est dans une logique d'anxiété par rapport à l'islam. Le point de départ du livre, c'est justement
de renverser la perspective : d'apercevoir que c'est la
France des classes moyennes centristes qui est en état
de crise religieuse, qui a été ébranlée par la disparition
ultime de toutes ses croyances, qui est dans un état de
vide métaphysique abyssal et joue donc un jeu tout à fait
pervers avec les musulmans pour se trouver des boucs
émissaires. Or c'est dans cette ambiance de reflux inexorable du religieux que la France se découvre d'un seul
coup obsédée par les symboliques religieuses. Tout est
religieux désormais. Mais tout est religieux parce que
la religion s'éclipse, et parce que rien ne l'a supplantée.
Le sous-titre de votre livre est : « Sociologie
d'une crise religieuse ». A tort, ce dernier peut
donner le sentiment que vous prenez au
sérieux les histoires de « choc des civilisations », d'affrontement entre bloc occidental
et bloc musulman qui fournissent une grille
d'interprétation à la fois facile et tendancieuse
depuis les années 2000...
On doit prendre la religion au sérieux, surtout quand
elle disparaît. Je suis totalement sceptique sur le plan
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religieux, mais il n'a jamais été prouvé qu'une société
pouvait vivre sans croyance. Or la réalité de la société
française aujourd'hui, c'est quoi ? Une société dominée
par des classes moyennes qui ne croient plus à rien, qui
ne savent plus où elles vont, qui se sont seulement lancées dans la construction d'un euro qui ne mène nulle
part. Tout l'objet du livre est de ne pas tomber dans le
panneau manifeste du problème. Ainsi, ce qui m'inquiète n'est pas tant la poignée de déséquilibrés mentaux qui se réclament dè l'islam pour commettre des
crimes que les raisons pour lesquelles, en janvier dernier, une société est devenue totalement hystérique
jusqu'à aller convoquer des gamins de 8 ans dans des
commissariats de police. On entend vraiment dire
n'importe quoi au sujet des musulmans de France.
Ceux-ci sont tout sauf un bloc. Ils sont au contraire
fragmentés par des niveaux de croyance très différents,
des nationalités très différentes et on y observe des
taux de mariages mixtes extrêmement élevés. Ils sont
souvent beaucoup plus assimilés de par leurs unions
matrimoniales que les intellectuels néoréactionnaires
comme Eric Zemmour ou Alain Finkielkraut qui les
ciblent constamment
La vraie question aujourd'hui pour la France,
écrivez-vous, ce n'est pas le droit ou non à la
caricature, c'est la « montée de l'antisémitisme dans les banlieues ». Pour expliquer ce
renouveau de la haine antijuive, vous mettez
en cause la politique économique menée
depuis des décennies, qui, en fragilisant les
jeunes musulmans, aurait à nouveau livré les
juifs à la vindicte nationale...
Pour le moment, anxiétés religieuse et économique
mises à part, ça ne va pas trop mal pour les classes
moyennes françaises qui tiennent le pays... On lance
les minorités les unes contre les autres, c'est génial,
c'est du billard ! Les ouvriers « de souche » marginalisés et maltraités s'en prennent aux milieux populaires arabes, les jeunes Maghrébins s'en prennent
aux juifs et réciproquement, et pendant ce temps rien
ne se passe, le système reste intact. Vous voyez que je
ne fais pas dans l'angélisme : l'antisémitisme des banlieues doit être accepté comme un fait nouveau et
indiscutable. Ce que je ne peux pas accepter cepen-
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"La
control!
(illion
hystérique
avec
lislam,
c'est 100%
de chances
de désastre
pour la
France/
dant, c'est l'idée qui est en train de s'installer selon
laquelle l'islam, par nature, serait particulièrement
dangereux pour les juifs. Il n'existe qu'un continent
où les juifs aient été massacrés en masse : c'est
l'Europe. D'ailleurs, l'une des choses que je reproche
fondamentalement à la manifestation charliste, c'est
d'avoir considéré que la tuerie de l'Hyper Cacher était
secondaire par rapport au problème de crayons à
papier et de caricatures. Quant à ce nouvel antisémitisme issu des banlieues, je maintiens que je suis incapable de dire là-dedans ce qui vient de la tradition
égalitaire républicaine française et ce qui vient spécifiquement de l'islam. Les deux se conjuguent probablement. Mais j'attends de pied ferme, après la percée de l'islamophobie, le retour de l'antisémitisme
dans les classes moyennes catholiques zombies.
Il y a tout de même une pointe d'optimisme
certain dans ce livre, c'est le moment où vous
expliquez qu'un islam de France lui-même
devenu zombie pourrait contribuer à un rééquilibrage positif de notre culture politique.
Autrement dit, que la culture musulmane
pourrait participer au rétablissement d'une
véritable culture républicaine en France... Il
y a peu de chances que vous soyez entendu
sur ce point.
Peut-être est-ce excessif. Mais en fait je m'en suis tenu
à deux scénarios dans ce livre : le scénario de la
confrontation hystérique avec l'islam et le scénario
de l'accommodement. Or la confrontation, c'est 100%
de chances de désastre pour la France. Donc là c'est
une question de règle de vie fondamentale : si tu as le
choix entre la mort et l'incertitude, tu choisis l'incertitude, c'est tout. Alors oui, je plaide pour qu'on les
laisse tranquilles, les musulmans de France. Qu'on ne
leur fasse pas le coup qu'on a fait aux juifs dans les
années 1930 en les mettant tous dans le même sac,
sous la même catégorie sémantique, quel que soit leur
degré d'assimilation, quel que soit ce qu'ils étaient
vraiment en tant qu'êtres humains. Qu'on arrête de
forcer les musulmans à se penser musulmans. Qu'on
en finisse avec cette nouvelle religion démente que
j'appelle le « laïcisme radical », et qui est pour moi la
vraie menace.
SEUIL 3656483400508
Date : 15 MAI 15
Journaliste : H.H.
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
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PHÉNOMÈNE
Les vieux cathos zombies
Le Seuil a réussi un joli coup la semaine dernière, en décrochant
la couverture de L'Obs et celle de Libération pour le dernier essai
d'Emmanuel Todd, qui s'est attiré une tribune-réponse courroucée du premier ministre Manuel Valls dans Le Monde. Ainsi
adoubé, et porté par son analyse furieusement non consensuelle
des motivations inavouées de la France manifestante du ll janvier, le livre a soulevé une polémique immédiate et les ventes
ont suivi. D'abord tiré à 25 000 exemplaires, Qui est Charlie ?
Sociologie d'une crise religieuse en est maintenant à 60 DOO exemplaires après trois réimpressions. D'une lecture souvent stimulante, parfois irritante, l'essai affirme,
Emmanuel
cartes et statistiques à l'appui, que les défenseurs
revendiqués de la liberté d'expression, apparemTodd
ment généreux, ouverts et tolérants, trimbalent
en fait avec eux les résidus d'un catholicisme mort
qu'ils ne pratiquent plus mais qui les nourrit toujours de ses structures profondes et inégalitaires. Au
nom d'un paradoxal devoir du blasphème, ces vieux
cathos zombies et déboussolés s'en prendraient
sournoisement à la religion des dominés, l'islam. Ce
que dit Emmanuel Todd « n'est pas scandaleux, c'est
tout simplement f aux », répond, dans son édition du
6 mai, le principal intéressé. Charlie Hebdo. H. H.
Qui est
Charlie?
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SEUIL 9947893400504
Date : 04 MAI 15
Page de l'article : p.1,2,3,4,6,7,...,8
Journaliste : Grégoire Biseau/
Cécile Daumas/ François
Héran/ Catherine Calvet
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 93781
Page 1/20
-1,80 EURO. PREMIÈRE ÉDITION
LUNDI 4 MAI 2015
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WWW.LIBERATION.FR
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BLASPHEME
CONTRE Lf
11 JANVIER
Dans un livre polémique, l'essayiste
Emmanuel Todd dénonce la fausse
unanimité du mouvement «Je suis
Charlie». LaurentJoffrinluiapporte
*—
la contradiction.
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SEUIL 3199683400508
Date : 04 MAI 15
Page de l'article : p.1,2,3,4,6,7,...,8
Journaliste : Grégoire Biseau/
Cécile Daumas/ François
Héran/ Catherine Calvet
Pays : France
Périodicité : Quotidien
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Emmanuel Todd et Laurent Joffrin débattent dè l'aprèsCharlie, du rôle de la gauche, du FN et dè la xénophobie.
Un pessimiste revendiqué face à un optimiste forcené.
«Le ll janvier est un
tour de passe-passe»
Recueilli par GREGOIRE BISEAU
et CÉCILE DAUMAS
omme Us le reconnaissent euxmêmes, ces deux-là ne peuvent pas «sepiffer». Et cela fait
presque trente ans que ça dure.
Pourtant, ils se revendiquent tous les
deux de gauche, et ont voté pour François Hollande en 2012. Sinon, tout ou
presque les sépare. Pourfendeur d'une
pensée unique de gauche à la fois proeuropéenne, libérale et antiraciste, Em
manuel Todd n' a jamais cessé de provoquer sa famille politique d'origine. Le
traité de Maastricht (1992), puis le référendum pour la Constitution européenne (2005) ont, selon lui, entériné
la grande rupture du Parti socialiste
avec les classes populaires, et contribué
à l'émergence du Front national. Avec
son dernier ouvrage, Qui est Charlie ?
(Seuil), ce défenseur de la sortie de
l'euro persiste dans son rôle de mouton
noir de la gauche, en analysant les défilés du ll janvier comme une «manifes-
C
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tation d'exclusion». Sur des thèses diamétralement opposées, Laurent Joffrin,
directeur de la rédaction de Libération
et par ailleurs auteur du Réveil français
(Stock), lui porte la contradiction.
Libération: Après le ll janvier, Libération titre «Nous sommes un peuple», et
Laurent Joffrin son édito «Un élan magnifique»...
Emmanuel Todd : C'est contre ça que
mon livre a été écrit. J'ai vécu ce mo
ment d'unanimité apparent, relayé par
les médias, comme un flash totalitaire.
C'est le seul moment de ma vie où j'ai
eu l'impression que ce n'était pas possi
ble de parler en France. C'était paradoxal puisque tout le monde était en
train de se gargariser du mot «liberté»,
et pour la première fois de ma vie, j'ai
eu peur de m'exprimer. C'est vrai que
la situation était compliquée. C'était
une énorme manifestation. Impossible
de ne pas prendre au sérieux 4 millions
de personnes dans la rue, des gens qui
avaient de bonnes têtes, qui étaient
sympas, qui formellement ne disaient
rien d'horrible. Je me suis dit que la
seule façon de démonter cette image
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Héran/ Catherine Calvet
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Périodicité : Quotidien
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L'ESSENTIEL
LE CONTEXTE
De nombreux ouvrages
reviennent sur l'après-Charlie,
dont un essai très polémique
de l'historien et démographe
Emmanuel Todd.
LENJEU
Que reste-t-il des manifestations
du il janvier qui ont rassemblé
plus de 4 millions de personnes
en France ?
d'unanimité, c'était de faire un véritable travail d'enquête sociologique. J'ai
calculé des intensités de manifestations
par ville. J'ai fait des cartes. J'ai rapporté cela à d'autres variables, notamment la proportion de cadres et professions intellectuelles supérieures et aussi
la carte des empreintes et pratiques religieuses. Ce que je constate, ce jour-là,
c'est une surmobilisation des catégories
moyennes et supérieures de la société,
et en particulier de la partie de la France
qui est de tradition catholique. Les régions qui étaient censées se battre pour
le respect de la liberté de conscience, de
la liberté d'expression et de la laïcité,
sont les régions qui, dans toute l'histoire de France, ont combattu la laïcité.
Pour moi, il y a une escroquerie fondamentale dans ce qui s'est passé le
ll janvier, un tour de passe-passe, qui
n'était pas conscient chez les acteurs.
La simple exclusion du Front national
de la manifestation allait signer l'absence des ouvriers. Ce que j'ai constaté,
c'est le contraire de l'unanimité.
Laurent Joffrin : Si l'on excepte le chapitre sur l'immigration, je suis en désaccord avec tout le livre d'Emmanuel
Todd. Le ll janvier est la plus grande
manifestation qu'on ait connue en
France. Bien sûr, tout le monde n'y était
pas; on l'a dit, on l'a écrit. Certains
l'ont dit eux-mêmes, comme Le Pen :
«Je suis Charlie Martel» ; c'est une formule. Une partie des jeunes de banlieue
ne sont pas venus non plus. Ils étaient
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choqués par le fait qu'oâ attaque le Prophète, ce qui est légitftne et compréhensible. Mais 3 ou 4 millions, cela fait
quand même beaucoup de monde. J'en
ai déduit que la culture républicaine, en
tout cas s'il s'agit de la liberté d'expression, était largement majoritaire en
France ; qu'elle est précieuse à tout le
monde, presque tout le monde, quelle
que soit l'origine religieuse, politique, etc. C'est rassurant. Ensuite,
l'unanimité s'est faite autour de la liberté d'expression, qui est le contraire
de l'unanimisme. Tout le monde était
d'accord pour dire qu'on a le droit de ne
pas être d'accord. La plupart des gens
qui sont venus manifester ne lisaient
pas Charlie Hebdo, la plupart des gens
qui sont venus manifester pouvaient
être choqués par tel ou tel aspect de ce
qu'il y avait dans Charlie Hebdo, y compris des musulmans, des catholiques ou
d'anciens catholiques. On a été unanimes pour dire : «On a le droit de ne pas
être unanime.»
Deuxièmement, la manifestation a été
tout sauf antimusulmane. Au contraire,
elle était fraternelle. Son message était
clair : «On fait tous partie (même si
c'est en partie faux) de la même communauté nationale, qui est républicaine» et «ce sont les valeurs républicaines qui nous tiennent ensemble», et
non pas telle ou telle opinion politique,
telle ou telle croyance. C'est la république qui est le cœur de l'affaire.
E.T. : On démarre dans un débat qui
tourne en rond, parce que ce que Laurent a réexposé toute l'autosatisfaction
des gens qui ont manifesté, l'unanimité
de la classe médiatique. Il ne suffit pas,
pour un sociologue et un statisticien, de
répéter comme avec un moulin à prières
tibétain «nous étions 4 millions». Les
Français sont 65 millions. Je fais une
analyse statistique...
LJ. : C'est la critique fondamentale que
je porte a votre livre : je ne pense pas
que les structures anciennes de la religion ou de la famille déterminent à ce
point les comportements. Elles jouent
un rôle, bien sûr, elles ont une influence
diffuse. Mais elles ne déterminent pas
mécaniquement la vie politique. Il y a
bien d'autres facteurs : le
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taux de chômage, le
taux d'immigration, la composition sociologique. Et les mythes politiques qui
ont une autonomie, qui influent par euxmêmes sur les comportements. Vous faites
une sociologie purement déterministe. Je
n'y crois pas.
E.T. : Ce que vous dites ne présente rigoureusement aucun intérêt, parce que tout
le monde Fa dit mille fois. Je ne suis pas
un idéologue, je suis un chercheur empiriste et je dis : 4 millions, ce n'est pas tout
le monde. Quand on entre dans le détail,
on trouve tout à fait autre chose. Je m'excuse, mais lorsque vous dites un truc du
genre : «Cela ne tient pas debout, l'analyse anthropologique et ces trucs sur la
sphère familiale», vous êtes un f ache, là !
L.J. : Parce que je conteste la causalité
simpliste que vous décrivez...
E.T. : Alors démontrez que les cartes sont
fausses ! Démontrez que les coefficients de
corrélation sont pourris !
LJ.: Ils me paraissent bizarres, oui. Je
conteste la méthode.
Quelle république ?
Pourquoi, Emmanuel Todd, parlez-vous
d'une «néo-république» à propos du
ll janvier, alors que Laurent Joffrin y voit
tout simplement la république ?
E.T. : La république au sens où on l'entendait, c'était un système censé être pour
tout le monde. C'était associé à l'idée de
suffrage universel, d'une gestion en tout
cas, pour la république sociale d'aprèsguerre, de l'économie dans l'intérêt de
l'ensemble de la population. C'était une
république à laquelle les ouvriers et les
paysans participaient. Maintenant, ce que
j'appelle la néo-république, c'est l'appro
priation de tout ce bagage historique prodigieux de la France par une moitié dè la
société seulement, c'est-à-dire les classes
moyennes et supérieures. Ce que la manifestation du ll janvier, dans sa structure,
exprimait, c'était en fait une république
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Laurent Joffrin et Emmanuel Todd, jeudi à Libération. PHOTO SAMUEL KIRSZËNBAUM
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d'exclusion. Les milieux populaires
n'étaient pas là. Les gosses des banlieues, les gosses d'origine immigrée
n'étaient pas là. Laurent Joffrin nous
dit ; «Nous défendions la liberté, c'était
merveilleux.» Mais qu'on ne me raconte pas que blasphémer sur la religion
d'un groupe dominé est super classe,
parce que la vérité, c'est que les musulmans en France, c'est 5% des gens,
principalement en bas de la société !
LJ. : C'est faux. Charlie Hebdo n'est pas
du tout antimusulman. Ils sont antireligieux, ce n'est pas la même chose. Dans
Charlie, le nombre de couvertures ou de
plus éduqués que la moyenne des Fran
çais, c'est possible -c'est peut-être
aussi pour cela qu'ils ont une culture républicaine historique supérieure - qui
savent ce que c'est Suit® page 6
Suite de b page 4 qu'une intolérance
ethnique ou raciale ou religieuse. Donc
ils disent : «Plus jamais cela. »
Quelle gauche?
Dans votre dénonciation de l'hostilité à
l'islam, vous accusez carrément le PS
d'être un parti xénophobe...
E.T. : J'ai soutenu François Hollande. J'ai
toujours été un électeur de gauche, mais
plutôt dans la tradition communiste. Le
comportement objectif du PS, ce sont
«La manifestation du
ses choix de politiques économiques de
ll janvier, dans sa structure, puis
1983 ; c'est la politique du franc
exprimait une république
fort, c'est l'alignement sur des modes de
d'exclusion. Les milieux
gestion de type allemand inadaptés pour
populaires n'étaient pas là. » la société française qui fait un tiers d'enfants de plus, c'est la monnaie unique,
Emmanuel Todd
c'est l'acceptation d'un taux de cho
dessins dirigés contre la religion catho- mage de 10%. C'est la promotion, la
lique est au moins égal, sinon supérieur, perpétuation et l'obstination dans des
au nombre de caricatures et de couver
politiques économiques qui vont détures dirigées contre l'islam. Elles sont truire la classe ouvrière française en géd'ailleurs dirigées contre les terroristes néral. N'oublions pas les Français de
et contre les intégristes, ce qui n'est pas souche des milieux populaires, mais
la même chose. Du coup, les gens qui aussi, spécifiquement, les plus faibles,
manifestent pour Charlie Hebdo ne peu
les derniers arrivés, ceux qui sont le
vent pas être assimilés à des gens qui, moins protégés par leurs réseaux famimême par contagion, seraient antimu- liaux et de parenté : ce sont les enfants
sulmans. Ils sont pour une cohabitation d'immigrés. Ce que j'appelle «xénophoaussi harmonieuse que possible, en tout bie objective», c'est une xénophobie qui
cas pacifique, entre les différentes reli- n'a pas conscience d'elle-même.
gions. On ne peut pas les accuser d'être, Evidemment, les socialistes pensent
même inconsciemment, même s'ils être du bon côte ; que les méchants, ce
sont influencés par des structures su- sont Estrosi, Copé, le FN, etc. Mais la
breptices, hostiles aux musulmans. Au vérité, c'est que leur attachement à une
contraire, ce sont des gens peut-être politique économique qui échoue et qui
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n'en finit pas d'échouer trahit leurs valeurs latentes. L'idéal d'égalité des
hommes, la protection authentique des
gosses d'immigrés dans les banlieues,
comme des ouvriers français, est nonsincère, et la valeur qui domine dans
leur tréfonds subconscient et inconscient est une valeur d'inégalité. En fait,
ce qui s'est passé depuis trente ans,
c'est que le catholicisme ou, plutôt, les
valeurs sociales latentes du catholicisme (les valeurs d'autorité, d'inéga
lite, de différenciation humaine), ce que
j'appelle dans le livre le «catholicisme
zombie», ont conquis la gauche.
Une fois qu'on a compris ça, on peut
commencer à réfléchir utilement au
Front national et à comprendre qu'il
n'est qu'un effet de ce mouvement
d'ensemble, et pourquoi le FN, ce parti
xénophobe et arabophobe, se retrouve
de plus en plus implanté dans les vieilles
régions libérales égalitaires françaises.
LJ. : Ce n'est pas le Parti socialiste qui
a créé l'inégalité, c'est la mondialisation et l'économie de marché mondialisée. On peut reprocher aux socialistes
ou aux sociaux démocrates de ne pas
avoir lutté avec suffisamment d'énergie
contre l'inégalité, mais ce n'est pas eux
qui l'ont créée. C'est purement polémique de dire cela. Les socialistes pensent,
peut-être à tort, que le fait de passer un
compromis avec le patronat permettra
de relancer l'économie et de réduire le
chômage. Cela marche mal pour l'instant, ou pas du tout, en France. Cela a
marché dans d'autres pays. Tout cela
n'a rien à voir avec leur origine catholique supposée. Quant à imputer la crise
à Maastricht et à la monnaie unique,
c'est d'un simplisme confondant. On
peut le dire pour certains pays qui sont
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en position de faiblesse, mais c'est faux
pour d'autres. Certains pays qui sont
dans la zone euro ont un taux de chômage très faible. Prenez aussi le Danemark et la Suède, pays proches à tous
égards... L'un est dans l'euro et l'autre
non. Comment expliquer qu'ils ont à
peu près le même taux de chômage et
un système social extrêmement protecteur tous les deux?
E.T. : La France est le seul des pays très
avancés historiquement qui accepte de
vivre avec 10% de chômage. C'est tres
spécifique de la France. C'est la promotion, la perpétuation et l'obstination
dans des politiques économiques qui
vont détruire la classe ouvrière française en général. Alors faites une pétition pour sortir de l'euro ! Cessez d'être
résigné ! Libérez-nous !
LJ. : Donc, selon vous, c'est l'euro qui
crée le chômage ?
E.T. : Le taux de chômage de la France
à 10% .oui.
LJ. : Sortir de l'euro ne résoudra rien.
E.T. : Si vous le dites... C'est votre religion.
Crise existentielle
Selon vous, Emmanuel Todd, la France
traverse une crise existentielle, une espèce dè grande dépression spirituelle du
fait du retrait du catholicisme, et ce vide
est notamment comblé par la recherche
d'un bouc émissaire, en l'occurrence
l'islam...
LJ. : Je ne pense pas que la fin de la religion crée un vide existentiel. Je ne
pense pas que la religion soit la seule
manière de remplir le vide existentiel.
Je pense que les citoyens se réfèrent à
des valeurs non religieuses, républicaines, laïques et que cela remplit leur vide
«existentiel». On dit qu'il y a un vide
depuis 1789, depuis qu'on a répudié les
traditions et qu'on aïompu avec certains aspects de l'Eglise catholique ou
avec la hiérarchie catholique. On nous
explique que les gens ne savent plus où
ils habitent, qu'Us n'ont plus de valeurs,
qu'ils ne croient plus à rien, etc. C'est
complètement faux. La manifestation
du ll janvier l'a montré, comme toute
l'histoire du XIXe siècle et du XXe siècle.
La démocratie est un système imparfait.
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Il est donc en crise par définition. On
n'a jamais vu de démocratie qui ne soit
pas en crise. Mais, contrairement à ce
que vous affirmez, les sociétés individualistes gardent des valeurs collectives. Elles se sont manifesté le ll janvier.
E.T. : Je suis personnellement un scepti
que religieux, je n'ai pas de problème
avec la religion. J'essaie de démontrer
dans le bouquin que dans les trente dernières années, on a vécu l'effondrement
de ce catholicisme de résistance qui
structurait une partie de la société. On
vient enfin d'atteindre une situation de
«II y a le vieil antisémitisme bourgeois,
mais aussi un antisémitisme que j'appelle
égalitaire, universaliste, qui fonctionne
selon une logique complètement inverse.
Là, ce qui est reproché aux juifs, ce n'est pas
de vouloir devenir comme vous, c'est
de vouloir rester différents. »
Emmanuel Todd
vide religieux complet ! Cela n'a jamais
existé dans l'histoire de France. Je dis de
façon répétitive : «II faut prendre la religion au sérieux, surtout quand elle dis
paraît. » Lorsque la religion disparaît, il
y a des phénomènes de vide, des problèmes de substitution, des phénomènes de
violence. On en est la ! Comme par ha
sard, c'est le moment où plus personne
ne croit et où tout le monde devient obsédé par la religion. On est obsédé par
l'islam... Finalement, il y a une sorte
d'inconscient coEectif qui cherche dans
l'islam un substitut du catholicisme qui
ne peut plus servir. Mais c'est complètement fantasmé, car les indicateurs de
pratique religieuse du monde musulman, difficiles à mesurer, sont beaucoup
plus faibles que ce qui existait dans les
provinces catholiques d'autrefois.
Pour vous, c'est l'islamophobie qui renforce l'antisémitisme?
E.T. : Si je cherche dans mon irrationnel
profond ce qui me rend vraiment inquiet sur le sort du pays, c'est la renaissance de l'antisémitisme, parce que
cela me renvoie à l'histoire de ma famille, et je ne pensais pas que c'était
possible. J'accepte maintenant l'antisé
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mitisme de pas mal de gosses arabes des
banlieues comme un fait sociologique
dont il faut tenir compte. Cela a été difficile pour moi. Mais c'est logique : la
montée d'une passion religieuse islamophobe, dirigée contre une minorité,
ne peut que raviver, inévitablement,
toutes les passions religieuses et finalement cibler la religion des autres minorités, conduire donc à l'antisémitisme.
C'est ce qui se passe.
Mais il existe plusieurs types d'antisémitisme. Le vieil antisémitisme, catholique, bourgeois, différentialiste, ciblait
des juifs assimilés auxquels on reprochait d'être différents, malgré les apparences. Il y a aussi un antisémitisme que
j'appelle égalitaire, universaliste, qui
fonctionne selon une logique complètement inverse. Là, ce qui est reproché
aux juifs, ce n'est pas de vouloir devenir
comme vous, c'est de vouloir rester différents. C'est celui que subissent les
juifs pratiquants dans les banlieues, et
il est peut être aussi typique de la
France du Bassin parisien que de Tis
lam. La France est formidable avec ce
concept d'homme universel. Mais être
universaliste, pour un anthropologue,
c'est penser que les gens sont les mêmes partout. Si les immigrés qui arri
vent sont raisonnablement les mêmes,
super, on se mélange tout de suite, et on
a les sociétés les plus ouvertes qui existent. La France, c'est cela, pour une
bonne part. Dans mon village du Midi,
quand j'étais enfant, je n'avais même
pas compris qu'il y avait des gosses
d'origine italienne et des gosses d'ori
gine provençale, parce que c'est le
même système culturel. Mais si vous
voyez arriver des hommes qui ont visiblement un système de mœurs différent, votre système a priori va être mis
sous tension tant qu'ils ne seront pas
complètement assimilés, et vous avez
la possibilité, théorique et pratique,
d'un autre type de xénophobie, que
j'appelle xénophobie universaliste. Je
crois que c'est très important pour
comprendre une chose comme le Front
national. Il faut essayer de comprendre
que ce qu'on appelle le racisme ou la
xénophobie des prolos du Front national, ou même des petits commerçants
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du Midi, n'est pas la même chose que le
racisme, l'antisémitisme ou la xénophobie de la bourgeoisie catholique.
LJ. : La distinction que vous faites me
paraît oiseuse. L'universalisme ne veut
pas dire que les hommes sont tous pa
reils. Ils sont très différents mais quel
que chose les relie. Ils ont des cultures,
coutumes et croyances différentes.
Mais leur humanité les réunit. C'est
pour cela que Jaurès a appelé son journal l'Humanité.
E.T. : Ce sont les cultures qui sont différentes, pas les gens. Je suis un universaliste, ce qui n'est pas votre cas, vous
êtes un différentialiste.
LJ. : En aucune manière ! Pour un universaliste comme moi, les hommes sont
différents mais égaux en droit. Pour un
différentialiste, les hommes sont trop
différents pour avoir les mêmes droits.
C'est la base même de la xénophobie ou
du racisme. Donc dire qu'un universa
liste est un xénophobe est un oxymore
complet. C'est un paradoxe mirobolant,
qui n'a pas de sens.
E.T. : En fait, vous n'aimez pas les progrès de la science... Vous avez une attitude antiscientifique. Je ne suis pas le
seul à penser que cela existe.
LJ. : Vous êtes plusieurs à vous tromper, voilà tout. Ce concept n'a rien de
scientifique. Il a une fonction purement polémique. Il consiste à dire que
les antiracistes sont en fait racistes.
C'est ridicule.
Emmanuel Todd, qu'est-ce qui vous
rend particulièrement pessimiste pour
l'avenir dè notre pays ?
E.T. : II y a une forme d'hégémonie d'un
bloc socioculturel qu'incarné de façon
assez magnifique Laurent Joffrin. Ce
que dit ce bouquin, c'est qu'il y a une
structure de pouvoirs très puissante à
l'œuvre dans la société française. Et
comme je suis un scientifique plutôt
qu'un idéologue ou un politique, je
n'arrive pas à me raconter que cela va
changer d'un seul coup. Il n'empêche,
mon livre plaide pour une réconciliation
des Français. Que Français d'extrême
droite et Français musulmans com
prennent les problèmes qu'ils partagent
et contribuent à la refondation d'une
république. Sortons de
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l'euro et retrouvons
nous entre Français de toutes origines
pour sortir le pays du bourbier !
L'autre vérité, c'est que le vieillissement
de la population française risque d'aggraver les choses. L'âge médian du corps
électoral, qui est déjà de SO ans, augmente de 0,2 à 0,3 an chaque année. On
est dans une société non seulement
crispée sur ses concepts, non seulement
frissonnante d'angoisses religieuses accumulées, mais qui, en plus, continue
de vieillir. En 2017, on va devoir encore
choisir entre François Hollande, Nicolas
Sarkozy et Marine Le Pen : trois grands
politiques français qui ont tout foiré et
qui ne proposent rien. Seule une société
«Cette idée selon laquelle
on va vers une guerre civile
contre l'hégémonie
musulmane est une idée
folle.»
Laurent Joffrin
gâteuse peut avoir un système politique
comme ça. C'est angoissant et c'est
pour ça que je suis pessimiste.
LJ. : Contrairement à ce qu'on dit,
l'économie française n'est pas en capilotade. Le drame, c'est le chômage. Ce
n'est pas l'économie en général, qui est
la sixième du monde, qui est ouverte
sur la mondialisation, avec une productivité forte et une main-d'œuvre très
qualifiée. Je rejoins Todd sur un point :
l'Europe a fait une mauvaise politique,
qui a étouffé la croissance. Elle vient
d'en changer, mieux vaut tard que ja
mais. Comme je suis un optimiste, je
pense que le redressement viendra à la
suite de ce changement de politique.
S'agissant des rapports avec les minor!
tés, c'est le seul chapitre de votre livre
avec lequel je suis d'accord : l'intégration est beaucoup plus forte qu'on ne le
croit, l'intégration et la fusion des mi
norités, notamment la minorité musul-
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Placede la République, le ll janvier. PHOTO EDOUARD CAUPEIL
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mane, qui n'est pas du tout un bloc
mais très différente selon les catégories
socioprofessionnelles ou les pays d'origine. Les citoyens de culture musulmane sont maintenant à 80% intégrés
dans la sociéte. Cette idée selon laquelle
on va vers une guerre civile contre l'hégémonie musulmane est une idée folle,
mais je constate que cette idée folle est
légitimée par un certain nombre d'intellectuels qui vivent dans un monde
qu'ils ne connaissent pas, qui repro
chent à la classe moyenne de ne pas
connaître la société, alors que ce sont
eux qui la méconnaissent.
Et si on élargit le raisonnement, on
constatera que l'idée démocratique, sur
le moyen terme, est à l'offensive dans
le monde, et que l'intégrisme est une
réaction contre l'influence croissante
des idées de liberté. C'est ce qui me
rend optimiste : les hommes préfèrent
finalement décider de leur vie par euxmêmes plutôt que se soumettre à la tra-
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dition, l'Etat, ou je ne sais quel prêtre ou
dictateur. Je pense que, in fine, même
si c'est un vertige métaphysique, les
gens préfèrent être libres. Donc, à
terme, à travers toute sorte de convulsions, de reculs et d'avancées, la liberté
finira par l'emporter.
E.T. : Dire cela dans un pays qui vient de
redécouvrir des phénomènes de xéno
phobie et d'antisémitisme, cela me
laisse sans voix. Votre optimisme
n'apaise pas du tout mon inquiétude !
LJ. : C'est typique. Dès que l'on dit:
«Vous savez, il y a des éléments positifs», on vous répond «Donc vous pensez que tout va bien».
E.T. : Si j'étais psychiatre, je dirais que
vous avez une nature optimiste qui vous
fait croire que la liberté progresse. C'est
juste l'inverse !
LJ. : Je peux le démontrer par les statistiques.
E.T. : C'est clair que vous êtres plus
heureux de vivre que moi, c'est une
évidence. •»•
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Les catégorisations opérées par Emmanuel Todd et son déterminisme sociologique sont discutables.
Un esprit de système caricatural
liberte d'expression Que certains
commentateurs aient confondu le
droit a la caricature avec le «devoir
de blasphémer» est indéniable et,
a mon sens, inacceptable Maîs
es voix discordantes comme comment conclure que tel était
celle de Todd sont necessai
l'objectif de la majorité des partiel
res, sa liberte de ton est de
pants ? Hormis une allusion en pre
capante, son écriture a du souffle, miere page, Todd finit par oublier
un essayiste Imaginatif est un que la France a d'abord réagi a
aiguillon utile pour le
l'horreur du massacre de
chercheur Maîs ces quah
TRIBUNE 17 personnes sans defense,
tes sont gâtées par des par
tuees pour leurs idees,
tis pris de fond et de methode irre
leurs fonctions, leur religion
mediables Des les premieres lignes, «Sociologie d'une crise religieuse»,
l'affaire est entendue la France a annonce le sous titre Maîs de
vécu en janvier un acces d'hystérie quelle sociologie s'agit iPConvo
Et Todd d'accumuler sur les mam
quer Max Weber est inapproprie car
festants du ll janvier les qualifica
le sociologue allemand avait a cœur
tifs les plus infamants egoisme, de dégager les raisons du compor
manque de dignite, mensonge, isla
tement Or Todd n'interroge pas les
mophobie Aurait il consenti a de
acteurs, il fait parler leur mcons
filer qu'il eut ete frappe, au eon
cient via des «systemes anthropo
traire, par le calme de la foule et la logiques latents» attaches au
sobnete des slogans, m xénophobes territoire de residence, qui deter
m islamophobes maîs attaches a la mineraient leurs choix a travers les
Par FRANÇOIS HERAN
Démographe et sociologue,
ancien directeur de I Institut
national detudes démographiques
D
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siècles La coutume successorale
egalitaire qui prévalait au
Moyen Age dans le Bassin parisien
ou en Provence continue ainsi de
manœuvrer en douce les habitants
du lieu, y compris les immigrants
Difficile d'imaginer un modele plus
déterministe
Porte par l'esprit de systeme, Todd
veut tout expliquer Sa technique
favorite croiser deux catégories
binaires et remplir toutes les cases
(si la droite règne en terre egalitaire,
il faut bien qu'une gauche lui fasse
pendant en terre megalitaire) Ce
carre magique des partis et des
nations met tout en ordre et lui pro
cure un sentiment de «bien etre
esthetique» (p 176) Todd juge
raciste le fait de coller l'étiquette
«musulmans» ou «juifs» sur des
personnes de tout milieu ayant un
rapport variable a la religion, maîs
«catholicisme zombie» ou «protes
tantisme zombie» ne valent pas
mieux U ouvrage fourmille d'autres
SEUIL 3199683400508
Date : 04 MAI 15
Page de l'article : p.1,2,3,4,6,7,...,8
Journaliste : Grégoire Biseau/
Cécile Daumas/ François
Héran/ Catherine Calvet
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 93781
Page 16/20
assignations, comme «classes
moyennes», «Charlie», «zone euro»,
conçues comme autant de sujets
collectifs malfaisants, «objectivement» xénophobes à défaut de
l'être en conscience. Pire, même s'il
s'en défend par une pirouette rhétorique, Todd rabat l'individu sur
ses origines : Hollande est le «catholique zombie» tout craché, Valls
«l'inégalitarisme» catalan, Melenchon la famille souche occitane.
Seuls les musulmans détiennent le
privilège de diluer leur fond anthropologique dans le creuset de
l'assimilation, pour peu qu'on ait la
patience d'attendre. Cette dissymétrie de traitement élude les
questions que posent certains musulmans libéraux. Par exemple,
peut-on appliquer à l'islam le prin
dpe du libre examen et de la critique historique sans ruiner la foi?
Ces questions sont en lien étroit
avec la radicalisation violente de
l'islam, qui est tout de même le
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nœud de l'affaire. Mais, pour Todd,
les assassins de janvier relèvent tout
au plus de la psychiatrie.
Même légèreté à l'égard de l'antisémitisme propagé dans les
banlieues : il tient en dernier ressort
à la politique sociale et monétaire
du gouvernement, qui «écrase»
le peuple et les enfants de l'immi
gratien. On en finirait par oublier
que l'antisémitisme a sa logique
propre, qu'il faut combattre en tant
que telle.
Désireux d'en finir avec la tentation
du bouc émissaire, Todd appelle de
ses vœux une attitude «bienveillante» envers l'immigration.
Mais croit il y parvenir en désignant à la vindicte publique ces
nouveaux coupables que sont le
catholicisme ou le protestantisme
«zombie», «Maastricht» et, finalement, tout le spectre des partis
politiques? A ce compte, nous
sommes tous des zombies. Mais
qu'y gagne-t-on?
SEUIL 3199683400508
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 93781
Date : 04 MAI 15
Page de l'article : p.1,2,3,4,6,7,...,8
Journaliste : Grégoire Biseau/
Cécile Daumas/ François
Héran/ Catherine Calvet
Page 19/20
Selon la psychanalyste Julia Kristeva, le «déni des Lumières» de Todd «conduit à un défaitisme toxique» :
«Des catholiques ont repris le flambeau de Voltaire»
our la psychanalyste et sémiologue Julia Kristeva, il est
bien qu'Emmanuel Todd rap
pelle l'importance de croire, mais
elle récuse sa vision «messianique»
de la religion.
«Face aux profondeurs de la mutation existentielle en cours, des esprits nostalgiques et messianistes
préfèrent se bercer de l'illusion que
"seule une religion peut encore
nous sauver", quand ce n'est pas un
"événement révolutionnaire" ou
"une idéologie de substitution",
comme le suggère Emmanuel Todd.
Cette opinion vient sans doute
d'une idéologie inconsciente et
quasi religieuse.
«Je ne suis pas démographe et je
n'aimerais pas l'être si je devais
analyser une matière si complexe
que la croyance religieuse. Je me
demande quel inconscient convoque Todd quand il analyse la foule
du ll janvier sans passer par l'interprétation de la parole des manifes-
P
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tants, comme le veut la notion freu- est risquée et loin d'être achevée.
dienne. Je suis un peu saisie par Pire, elle a pris un retard considécette démarche qui n'est cependant rable depuis deux siècles, en se li
pas illégitime pour un démographe. mitant le plus souvent à cibler les
«Il est étonnant de noter, abus des religions. Mais cette couchez deux intellectuels qui s'expri- pure a aussi sous estimé, quand
ment sur le fait religieux en France, elle ne l'a pas oublié, le besoin de
Michel Onfray et Emmanuel Todd, croire: une composante anthropole déni d'un événement historique logique universelle chez l'être parunique au monde, qui s'est produit lant. Investissement de l'autre,
en France et en Europe, les Lumiè- dépassement de soi, don, reconres. Onfray considère que la Re- naissance, confiance, dialogue:
naissance ouvre une période de dé- c'est sur la satisfaction de ce besoin
cadence. Pour Todd, elles semblent de croire préreligieux et prépolitique
avoir disparu. Or, ce déni des Lu- que se bâtit - ou pas - le désir de
mières, mais aussi du
savoir. Et c'est sur ce décontexte international VERBATIM
sir de savoir que s'appuie
actuel, conduit à l'enferégalement la critique des
mement de la pensée et à un défai
religions... Les Lumières ne rejet
tisme anxiogène, toxique. La Re- tent pas l'expérience religieuse, elnaissance et les Lumières ont les l'interrogent et décèlent en elle
pourtant amorcé un mouvement des obstacles, mais aussi des soursans précédent en rompant le fil ces de créativité. Il est possible
avec la tradition religieuse. Cette d'accompagner le religieux sans s'y
transformation, qui a libéré les soumettre, comme l'envisage
énergies des corps et des esprits, d'ailleurs la psychanalyse. Il est
SEUIL 3199683400508
Date : 04 MAI 15
Page de l'article : p.1,2,3,4,6,7,...,8
Journaliste : Grégoire Biseau/
Cécile Daumas/ François
Héran/ Catherine Calvet
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 93781
Page 20/20
temps d'inscrire Freud dans la mémoire du monde.
«Utilisée dans l'ouvrage de Todd,
l'expression "catholiqueszombies"
est plus qu'étrange. Les catholiques
peuvent se sentir l'objet d'une persécution constante d'une vieille Republique. On pourrait dire que des
catholiques, enfin civilisés, ont repris, à l'occasion de Charlie, le
flambeau de Voltaire. Il existe une
culture européenne, dont la catholique fait partie intégrante avec la
grecque, la juive et la greffe musulmane, qui ont permis l'expérience
intérieure, la liberté comme dépassement de soi, la vérité comme mise
en question. La sécularisation, les
droits de l'homme, l'athéisme s'approprient cet héritage, pour le problématiser et le rénover. Cet arrachement ne se passe pas dans le ciel
suprasensible des idées, mais dans
les corps et les biographies des
hommes et des femmes qui viennent de ces origines-là.
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«En revanche, Todd a raison, on n'a
pas dénoncé suffisamment l'abominable tuerie de l'Hyper Cacher.
On aurait dû le faire le jour même et
après la manifestation émotive,
dans des discussions à l'école, a
l'entreprise. Si l'Europe est capable
de poursuivre l'anamnèse de ses
crimes ; si elle parvient à assumer
et recréer sa culture plurielle, pour
laquelle l'identité et la tradition ne
sont pas des cuites mais des questions et des expériences, alors elle
pourrait être un rempart contre
l'antisémitisme, le nationalisme et
le fanatisme. Il est possible de rcfu
ser le choix entre confrontation et
accommodement avec l'islam. Depuis l'affaire Merah, le projet Montesquieu du Collège des Bernardins
regroupe des rabbins, des imams,
des prêtres et des non-croyants qui
essaient de questionner leurs traditions, comme l'exige toute pensée qui se respecte.»
Recueilli par CËCILE DAUMAS
SEUIL 3199683400508
Date : 12 MAI 15
Page de l'article : p.5
Journaliste : Richard Werly
Pays : Suisse
Périodicité : Quotidien
Page 1/1
«L'esprit Charlie du ll janvier, c'est
bien plus que des statistiques»
> France L'ex-directeur de «Charlie Hebdo» répond à Emmanuel Todd
Cette polémique-la, Philippe Val
l'avait en quelque sorte prédite
dans son dernier livre, Malaise dans
l'inculture (Ed Grasset) Le chroniqueur et essayiste, ancien patron de
Charlie Hebdo et de France Inter, voit
dans les critiques au vitnol du sociologue Emmanuel Todd sur «l'imposture» constituée par la grande
marche du ll janvier la preuve
d'une certaine dérive de la part d'intellectuels français avant tout préoccupés selon lur à produire des
grilles de lecture Alors que
l'ouvrage de Todd Qui est Charlie7
(Ed du Seuil) est partout commenté, il en réftite les présupposés
Le Temps: Emmanuel Todd vient de
publier un livre réquisitoire contre
la France qui, le 11 janvier, s'est
donné bonne conscience en manifestant pour «Charlie». Hy voit,
cartes et statistiques a l'appui, la
trace d'une «néo-république qui
n'aspire qu'à fédérer la moitié
supérieure éduquée de la population, les classes moyennes et les
gens âgés». Qu'en pensez-vous?
~"
*] Philippe Val:
% ^
L'esprit du
,\ -«Zi ^%
11 janvier, c'est
bien plus que
^-^v
des statistiques '
C'est une réalité
Ce sont des
millions de gens
qui auraient sans doute, si tout le
monde avait pu se rendre à Paris ou
dans les grandes villes, été encore
plus nombreux On n'aurait aloi s
pas eu 4, maîs 40 millions de per-
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sonnes dans la rue pour dire combien ces attentats les avaient touchées au cœur, et combien elles se
sentaient unies, toutes ensemble,
dans cette tragédie Emmanuel
Todd peut toujours scruter les cartes
et les chiffres Ce que nous avons
tous vu et entendu, c'est un formidable élan, l'expression d'un besoin
commun de démocratie Cela
n'enlève nen aux arrière-pensées de
certains, maîs pourquoi juger7
Pourquoi ne pas écouter ces gens7
Je n'en peux plus de ces diagnostics
sociologiques qui ne laissent
aucune chance à la volonté commune qui, soudain, s'exprime Pour
ces sociologues, vous n'êtes pas ce
que vous faites ou ce que vous dites
Vous êtes ce qu'ils écrivent
- Ouvrir le débat sur un sujet aussi
sensible que la liberté d'expression,
la laïcité, l'islam en France, n'est-ce
pas salutaire?
-Je suis le premier à écrire, dans
mon livre, que notre démocratie a
besoin d'être provoquée, pour
attiser les réflexions Maîs ce que je
constate est différent beaucoup de
nos intellectuels passent leur temps
à juger, à diviser la population en
catégories, à refuser le réel Je vis à
cheval entre Pans et un village de
campagne Je peux vous dire que
le 11 janvier, tout le monde aurait
voulu être à Pans, ou presque Cette
ferveur était palpable Elle n'émanait
pas de «catholiques zombies»
comme l'écnt Emmanuel Todd line
faut pas s'étonner, dès lors, du fossé
abyssal qui sépare, en France, ceux
qui disent et parlent - professeurs,
journalistes, experts - dè la population On dit aux Français ce qu'ils
sont On ne regarde pas ce qu'ils
font On n'écoute pas ce qu'ils veulent
- Parions justement de ce que vous
voulez. On vous a connu, à «Charlie», libertaire, pamphlétaire, révolté. Vous dirigiez le journal lors
de la publication des caricatures de
Mahomet en 2007 et 2008. Puis une
crise a éclaté en 2009 et vous avez
quitté «Charlie» avec fracas. Et
aujourd'hui, vous défendez les idées
libérales, reprochant à la gauche
son «inculture»...
-Je plaide pour qu'en France, on
regarde enfin la réalité en face Celle
du retour de l'antisémitisme Celle
de l'islam radical qui s'installe et
progresse Celle de l'échec du discours misérabiliste et des milliards
d'euros déversés sur les banlieues
Et je suis inquiet lorsquej'apprends
que le projet de reforme scolaire va
diminuer les heures d'enseignement
consacrées aux philosophes des
Lumières, ou que l'on ne défende
pas plus l'Etat de droit, socle de nos
libertés Je déteste la gauche de
pensionnat, bien pensante Le
respect libéral de la sphère privée
est une bonne chose Les musulmans ont besoin de comprendre
cela La vie pnvée, ce n'est pas l'affaire de l'Etat Reconnaître cela,
c'est le début du bonheur, bien
plus qu'une promesse de rencontrer
72 vierges au paradis ' Propos
recueillis par Richard Werly PARIS
SEUIL 8363593400506
Date : 07 MAI 15
Page de l'article : p.26
Journaliste : William Bourton
Pays : Belgique
Périodicité : Quotidien
OJD : 90091
Page 1/3
l'entretien
« La manif pro-Charlie
avait un élément
xénophobe »
Emmanuel Todd a dressé la cartographie et la
sociologie des manifestants « pro-Charlie » du
ll janvier. En gros : des petits-bourgeois et des «
catholiques zombies » crypto-islarnophobes...
'ouvrage n'est disponible
qu'aujourd'hui en librairie, mais il provoque déjà
d'âpres controverses à Paris,
line s'agit pourtant pas d'un
pamphlet écrit à la va-vite : Qui
est Charlie ? (Seuil) fourmille de
tableaux, de courbes et de
cartes... Son auteur, l'historien et
anthropologue Emmanuel Todd,
y fait tout bellement voler en
éclats l'image d'unité nationale
et de réconciliation républicaine
promptement associée à la mobilisation qui suivit les attentats
de Charlie Hebdo et de l'Hyper
Casher. Chiffres à l'appui, Todd
soutient en effet que, dans sa
structure, les manifestations du
ll janvier exprimaient tout au
contraire une « République d'exclusion ». En clair, les catégories
moyennes et supérieures de la
société - et en particulier celles
issues de la partie de la France
qui est de tradition catholique étaient surreprésentées, tandis
L
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que les Français de confession tion des agglomérations urmusulmane et de milieux popu- baines, j'ai calculé des taux ;
laires, avaient été ostracisés. j'ai mis ces taux en rapport
Avec des conséquences poten- avec d'autres taux, que j'ai
également calculés, de protiellement funestes...
pension de cadres, de profesComment avez-vous procédé
sions supérieures, d'ouvriers,
des indicateurs de pratique
pour établir cette cartographie des manifestants?
religieuse... Et des corrélaVous parlez au savant Cosi- tions sont sorties à un niveau
nus, à un type qui fait des très net et élevé. Bref, il y a du
milliers de cartes de France, travail statistique empirique.
culturelles, religieuses, etc.
J'ai dans le cerveau des indi- Votre méthode se base tout
cateurs avancés, et si je vois, à de même sur un culturalisme
l'œil, avant même défaire le critiquable. Le fait qu'historipourcentage, que le taux de quement une région ait été
manifestation est beaucoup
plus élevé à Lyon qu'à Marseille, j'ai déjà une indication
qu'il va y avoir une opposition sur les traditions religieuses et les structures familiales. Ensuite, avec l'aide
d'un informaticien compétent, j'ai rentré toutes les données disponibles, la popula-
SEUIL 4714193400504
Date : 07 MAI 15
Page de l'article : p.26
Journaliste : William Bourton
Pays : Belgique
Périodicité : Quotidien
OJD : 90091
Page 2/3
très catholique implique-t-il
que les habitants actuels de
cette région, orphelins de
Dieu, « catholiques zombies »
comme vous les appelez,
remplissent leur vide existentiel en se coalisant contre un
« autre » - les musulmans en
l'occurrence ?...
J'ai eu l'occasion de travailler
systématiquement, à l'échelle
européenne, sur le processus
de déchristianisation. En
199O, fai écrit un pavé pas
du tout polémique, qui s'appelle L'invention de l'Europe
(Seuil), dans lequel j'ai décelé
une sorte d'association mécanique entre le reflux des
croyances religieuses - qu'on
peut mesurer - et des bouleversements de remplacement.
En France, entre 173O et 174O,
vous voyez s'effondrer la pratique religieuse dans le bassin
parisien et sur la façade méditerranéenne et en 1789,
vous avez la Révolution.
Dans la partie protestante de
l'Europe, plus avancée sur le
plan éducatif, il n'y a pas de
phénomènes comme ça jusqu'en 188O. Mais entre 188O
et 193O, le protestantisme, à
son tour, s'effondre et en
1933, vous avez le nazisme et
l'ensemble de l'Europe du
Nord qui se fait un trip natio-
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SEUIL 4714193400504
Date : 07 MAI 15
Page de l'article : p.26
Journaliste : William Bourton
Pays : Belgique
Périodicité : Quotidien
OJD : 90091
Page 3/3
naliste. La troisième vague de
déchristianisation, qui a
commencé dans les années
SO, a laissé un vide et, oh
quelle surprise !, une utopie
politique nouvelle arrive :
l'euro! Voilà, c'est tout, c'est
empirique. On ne peut pas
dire: «Mais non...» L'histoire est terrible. Et je l'ai travaillée, en plus, à d'autres
échelles. Au Japon, la révolution du Meiji a été précédée
par une crise du bouddhisme... Il faut faire de l'histoire comparée pour voir la
puissance de ces mécanismes.
Moi, je suis un sceptique total, je ne crois en rien du tout.
Je m'en sors par une vie familiale sympa, des revenus corrects, la sécurité de l'emploi de
la fonction publique et un
attachement à la recherche et à la
science. Mais pour toute une
société, vivre sans cadrage
métaphysique, sans définition da sens de la vie, ce n'est
pas évident. C'est tout ce que
je dis. Et le nier, quand on
gère des sociétés en crise économique, ce n'est pas bon...
Nous allons y venir. Mais
d'abord : vous avez manifesté
lei! janvier?
Non. J'ai eu instantanément
un mouvement de recul - qui
n'a pas été produit par la cartographie d'un événement qui
n'avait pag encore eu lieu. Je
pensais d'abord que c'était
glorifier les frères Kouachi,
c'était donner un sens à un
acte ignoble. Et puis, j'ai une
personnalité archaïque et
dans ma famille, la doctrine,
quand il y a des crises,
ou lors des enter-
rements, c'est plutôt de se tie de la manif parisienne et
pour toutes les manifs de protaire et de serrer les dents.
vince, avec leur empreinte
« catholique zombie », pour
Pourquoi les musulmans et
moi, oui : Hy a une empreinte
les ouvriers se sont-ils moins
mobilisés que les autres ? On
isknnophobe, certes inconsles en a exclus?
ciente et pétrie de bons sentiAu-delà de l'horreur suscitée ments. Et de fait, dans les
par l'attentat du 7, le thème jours qui ont suivi, des gacentral de la manifestation mins de 8 ans ont été convoétait, de manière tout à f ait qués dans des commissariats
explicite, le droit de caricatu- de police... La vague d'islarer le personnage central de la mophobie a atteint les classes
religion d'un groupe minori- moyennes, c'est ca qui est
taire plutôt faible. Il y avait grave. Quand on regarde
donc un élément xénophobe. l'Histoire, ce sont les classes
Il est donc juste normal qu'en moyennes qui font les révolugénéral, leg musulmans n'y tions, s'appuyant sur les
soient pas allés. Les types des classes populaires. La Rêvobanlieues sont des gens intel- lution française, le nazisme
ligents... Pour les ouvriers, ce ou la révolution islamique en
n'est même pas ca. Le Front Iran, ce sont les classes
national, qui est désormais le moyennes. Et là. voir les
plus grand parti ouvrier de classes moyennes françaises
France, a été explicitement qui commencent à être senexclu de la manifestation. Le sibles à des thèses islamomessage subliminal délivré, phobes, ça, ça méfait peur.
c'est qu'on ne tenait pas tellement à avoir les ouvriers. De Mais vous allez plus loin :
toute manière, les ouvriers vous faites aussi le lien avec
ont été relégués très loin dans l'antisémitisme...
l'espace francais, ils sont très C'est la première fois que
j'écris un livre noir sur la
lain du cœur des villes.
France. Car cette islamophoVous laissez entendre que ces bie, en effet, interagit avec
l'antisémitisme et le nourrit.
milliers de manifestants,
« catholiques zombies » pour Dans mon bouquin, j'utilise
l'image d'une partie de
la plupart, étaient mus par
une islamophobie inavouée... billard sociologique. La socié// y a toute une frange des té lance les ouvriers contre les
manifestants, et particulière- Arabes et les musulmans
ment en région parisienne, contre les Juifs. Et quand au
pour laquelle ca n'est sans terme de tout cela, dans votre
doute pas correct de donner analyse, dans les mobilisacet ie interprétation. J'irais tions que je considère «proplutôt chercher dans un ré- caricatures de Mahomet »,
flexe frileuct
de
classe vous découvres la trace du camoyenne qui découvre l'hor- tholicisme qui vient de dispareur de l'histoire et qui raître, et que vous savez
cherche à se réunir elle-même qu'historiquement, les cathopour oublier. Mais liques et les classes moyennes
pour
une étaient les vrais soutiens du
régime de Vichy, vous elites :
bonne
«Aïe, aïe, aïe ! » II y a danger.
parEt pas seulement pour les
musulmans. Pour les Juifs
aussi, rn
Propos recueillis par
WILLIAM BOURTON
EMMANUEL TODD
Qui est Charlie ?
Seuil
252 pages, IS euros
Tous droits réservés à l'éditeur
SEUIL 4714193400504
Date : 21 MAI 15
Page de l'article : p.140-141
Journaliste : Saïd Mahrane
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
OJD : 383570
Page 1/2
LE POSTILLON
POLITIQUE
Todd, après la tempête
Avec son essai « Qui est Charlie? » (Seuil), Emmanuel Todd a mis le feu à la gauche. Rencontre.
PAR SAÏD MAHRANE
A
rriver en retard à un rendez-vous a toujours été sa hantise. Il confie être là depuis un moment, installe dans
une brasserie parisienne du boulevard du Montparnasse, un café fumant sous le nez. Ses yeux rougis disent la
fatigue, les nuits d'écriture. Le matin, il a fait RMC, la veille
«Le Grand Journal» de Canal +. Mais Emmanuel Todd va
«franchementbien». Il insiste, sans que l'on ait pourtant émis
Ie moindre doute : «Non, vraiment, ça va, je suis tranquille. »
Même la tribune de Manuel Valls dans Le Monde ne semble
pas avoir entamé sa quiétude. « Une coquille typographique
dans un de mes textes peut perturber mes nuits, une tribune de
Valls, non. » II nous explique que c'est de famille, depuis son
grand-père Paul Nizan jusqu'à son père, Olivier Todd: dans
l'adversité, on fait face, on rend les coups. En parlant du père,
bel homme à la chevelure léonine, le voici justement qui pénètre dans la brasserie. Cet ancien jounaliste de 85 ans, venu
saluer son fils, raconte qu'il vient de croiser Alain Finkielkraut devant le restaurant La Coupole, à 50 mètres de là, et
qu'il n'a pu s'empêcher de lui dire sa colère. «Ila déclaréau 'Emmanuel "chiait sur les lecteurs de L'Obs".' Eh bien, je me suis permis de lui signifier que, venant de la part d'un défenseur de la
langue française, ce propos était insupportable. » On règle les
comptes. Plus tôt, le fils nous confiait les « vraies raisons » de
sa brouille avec Valls. Un jour, sur un plateau télé, Todd a
lancé à celui qui n'était pas encore Premier ministre qu'il ferait un meilleur président de la République que lui. Pris d'une
«fureur homicide», Valls a éructé jusque dans les coulisses de
l'émission... Mais venons-en à l'affaire, celle qui porte son
nom. Un nom devenu hashtag sur les réseaux sociaux, qui
conduit à des messages de rejet, voire de dégoût. L'objet de
l'outrage est ce livre, « Qui est Charlie ? » (Seuil), qui prétend
dresser le portrait-robot du marcheur du 11 janvier. Sorti de
l'ombre, après trois mois de gamberge et de superposition
de cartes, l'historien a pris un angle de vue hors foule pour
déconstruire froidement un mouvement structure avec soudaineté. «Et je ne regrette pas d'avoir attendu... »
Selon le démographe, les manifestants ne s'étaient pas seulement regroupés pour défendre la liberté d'expression, non.
Dans les stylos levés au ciel, Todd a vu une bravade des biennés contre le dieu des «plus faibles». «On devait blasphémer.
Dixit Voltaire !» Alors lui aussi blasphème. S'attaque au sacré.
Parle d'islamophobie. Au moins, Todd n'est pas homme qui
dévie. En 1988, il écrivait dans un livre intitulé « La nouvelle
France » : «L'immigréjoue le triste rôle de bouc émissaire dans une
sociététemporairementmaladedesestransformations,ravagéepar
des angoisses qui lui sont propres. »En remplaçant l'immigré par
le musulman, on croirait lire un extrait de « Qui est Charlie ? ».
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«Ma radicalité langagière masque la modération de mon objectif.
Je suis l'anti-Hollande: il a une modération dans les mots qui
masque unprojetradical», dame l'auteur. Reconnaissons qu'en
face on ne lui fait pas de cadeau et que l'agressivité des commentateurs et des politiques à son endroit s'inscrit parfois
dans ce que Régis Debray appelle un «maccarthysme démocratique», le fait de «l'intolérant prêchant la tolérance». Républicain communiste et électeur de Hollande en 2012, Todd a
porté la plume là où ça fait le plus mal : la gauche, selon lui,
déconnectée et excluante, est incapable de réduire les inégalités, à force de bonne conscience et d'erreurs économiques.
« Todddénonce le contre-poison à l'islamophobie, estime Philippe
Corcuff, penseur de la gauche radicale et auteur d'un essai
intitulé "Mes années Charlie et après ?" (Textuel). Hy a chez
lui, en plus des fantasmes, quelque chose de paternaliste, comme
si les musulmans étaient incapables de penser par eux-mêmes. »
L'intéressé se moque des critiques, jure être libre. «Je n'aurais
désormais plus d'amis et en même temps je n'ai jamais reçu autant de mails de soutien. J'ai l'attitude d'un mec qui a 64 ans et qui
n'en a plus rien à faire, fe vais bientôt être vieux, alors autant se
faire carboniser dignement.» Descendant d'un grand rabbin
de Bordeaux, l'essayiste affirme avoir écrit ce livre «en tant
SEUIL 8645304400501
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
OJD : 383570
Date : 21 MAI 15
Page de l'article : p.140-141
Journaliste : Saïd Mahrane
Page 2/2
que juif». Le déclic est venu de l'attentat de l'Hyper Cacher.
«Pour le commun des mortels, c'est un argument de plus pour devenir islamophobe. Or, pour moi, l'islamophobie produit de l'antisémitisme.» On peine à le suivre lorsqu'il explique, dessin
à l'appui, la montée des haines par la conjonction d'un « vide
religieux» et d'une «crise economique» accentuée par l'euro.
L'économiste Jacques Sapir, qui dit rester son ami, pointe
chez le contempteur des « catholiques zombies» une contradiction: «Quand quelqu'un de pauvre dit une bêtise, cela ne se
transforme pas en vérité parce qu'il est pauvre, à moins d'avoir
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une vision chrétienne, et donc là aussi religieuse, de la pauvreté. »
Ce livre n'est en fait rien d'autre que l'expression d'un vieux
rêve cher à l'auteur : celui d'une nation retrouvée et forte de
l'union de ses damnés. Son contre-i i janvier ressemblerait
à une marche de Français d'origine arabe, de musulmans,
d'ouvriers abandonnés au FN et même de juifs, que d'aucuns voudraient opposer aux autres. Et si tous pouvaient
défendre la sortie de l'euro... En attendant, Todd encaisse et
riposte. «Ich kann nicht anders... [NDLR: "Je ne puis autrement"] », soupire-t-il, citant Luther •
SEUIL 8645304400501
Date : 08 MAI 15
Page de l'article : p.7
Journaliste : Raphaëlle Bacqué
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 273111
Page 1/2
FRANCE
Emmanuel Todd, homme de tumulte
L'essayiste n'est pas mécontent de l'émoi que suscite son dernier ouvrage sur « l'esprit du ii janvier »
PORTRAIT
E
mmanuel Todd est un enfant de l'intelligentsia
française. Le fils d'une famille à la fois bourgeoise
et boheme, dont les figures totemiques comptent un grand-père écrivain, Paul Nizan, un père journaliste, Olivier Todd, un anthropologue mondialement reconnu,
Claude Lévi-Strauss, dont il est le
petit-cousin, et toute une kyrielle
de parents cultivés, athées le plus
souvent - même si un aïeul fut rabbin-, éclectiques presque toujours.
Ses amis sont journalistes, professeurs ou chercheurs, venus pour
beaucoup de la deuxième gauche.
«Autant dire que les manifestants du u janvier me sont familiers », lâche-t-il comme pour justifier le portrait brutal - « délirant », disent ses premiers détracteurs - qu'il brosse, dans son
dernier essai, Qui est Charlie ?
(Seuil, 252 pages, 18 euros), des
quelque quatre millions de personnes qui, ce jour-là, défilèrent
en France derrière des pancartes
affirmant « fe suis Charlie ».
Le démographe n'est pas mécontent de l'émoi qu'il suscite déjà.
« Mon livre est un missile Exocet
magnifiquement construit, sourit-il, un chef-d'œuvre de maîtrise
intellectuelle avec quèlques bonnes
blagues dedans. » C'est en tout cas
un ouvrage qui lui ressemble. On y
trouve une excellente idée de départ : construire une géographie
des exceptionnelles manifestations nées en réaction aux attentats terroristes contre la rédaction
de Charlie Hebdo et les clients juifs
d'un hypermarché cacher. On y
trouve aussi une interprétation à
coup de corrélations discutables.
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Et des formules à remporte-pièce
destinées à heurter les esprits. « II
y a toujours, chez lui, un mélange
de fulgurance et de maladresse »,
remarque son ami, l'essayiste
Jean-Claude Guillebaud.
« Une touche cle folie »
Son éditeur au Seuil, Olivier Bétourné, qui faisait partie des manifestants du ii janvier, a relu soigneusement l'ouvrage, écrit fiévreusement en trente jours, biffant parfois les phrases les plus
choquantes comme pour protéger
l'auteur contre lui-même. «J'ai
tout de suite vu que le début du livre, notamment, était excessif et
qu'il serait un pavé dans la mare,
reconnaît-il Mais j'espère que ces
provocations stimulantes ouvriront un débat critique. »
A 64 ans - il en tait dix de
moins -, Todd n'en est pas à sa première polémique. Depuis ses débuts, ce chercheur traduit au Japon, en Angleterre ou en Allemagne chevauche tous les grands débats politiques de l'époque en
portant haut ses travaux éclairants et ses contradictions personnelles. De La Chute finale, son premier livre prédisant la décomposition de l'empire soviétique, publié
en 1976 par Robert Laffont, à Après
l'empire (Gallimard), son best-seller international analysant,
en 2002, le déclin économique et
stratégique des Etats-unis, en passant par L'Invention de la France,
coécrit avec le démographe Hervé
Le Bras (1981, rééd. Gallimard 2012),
ses ouvrages mêlant recherche
scientifique et sens certain du public sont des succès, et ses réflexions font débat.
«Dans n'importe quel pays, il
aurait eu une place dans l'université, assure Hervé Le Bras. Mais les
commissions universitaires françaises, dominées par les syndicats,
lui ont chaque fois refusé un
poste. » Malgré de multiples tentatives, Emmanuel Todd n'est jamais
parvenu à obtenir plus que la direction de la bibliothèque de l'Institut national des études démographiques (INED), puis ce poste d'ingénieur de recherche qui lui a valu,
encore cette semaine, le mépris du
normalien et philosophe Alain
Finkielkraut, outré par la prétention scientifique de son dernier essai : « Ingénieur de recherche ?
Mais qu'est-ce que c'est ? »
Est-ce cette marginalisation universitaire qui l'a peu à peu affranchi de toutes les prudences vis-àvis de ses pairs ? Ou un caractère à
la fois solitaire, émotif et provocateur ? « II ressent toujours le besoin
de sortir l'épée du fourreau », souligne son ami d'enfance, le journaliste Bernard Guetta, qui reconnaît, en souriant : « II n'y a pas eu
un seul moment de nos existences
où nous n'avons pas été en désaccord complet. C'est bien simple,
nous nous effarons mutuellement... » L'écrivain Pascal Bruckner affirme plus nettement qu'il
y a chez Todd « une touche de folie », citant à propos des corrélations statistiques brandies abondamment par le démographe ce
mot du grand écrivain anglais
Chesterton : « Le fou est celui qui a
tout perdu sauf la raison. »
II y a en tout cas un goût pour le
tumulte et les soubresauts. Cet
homme, qui n'oublie jamais de
convoquer sa famille et cette culture de gauche européenne et so-
SEUIL 9447193400506
Date : 08 MAI 15
Page de l'article : p.7
Journaliste : Raphaëlle Bacqué
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 273111
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ciale-démocrate dans laquelle il a
grandi, a multiplié les emballements politiques. En 1992, il s'est
affiché en fervent militant contre
le traité de Maastricht ; en 2005, il
clamait son « oui » à la Constitution européenne, avant de redevenir le plus dur contempteur de
l'euro. En 2007, il expliquait que Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy
étaient « deux candidats du vide » -,
en 2012, il a appelé à voter François
Hollande, voyant dans le candidat
socialiste un nouveau Roosevelt
capable de mettre en oeuvre un
« hollandisme révolutionnaire ».
« Une blague », balaye-t-il
aujourd'hui qu'il est redevenu le
critique le plus acerbe du PS.
On l'a vu flirter dans les années
1990 avec les souverainistes et le
journaliste Philippe Cohen, avant
de s'éloigner de ce dernier - « Je
trouvais son intérêt pour le Front
national très exagère et son indulgence pour Eric Zemmour beaucoup trop grande », dit-il -, puis de
se réconcilier avec le rédacteur en
chef de Marianne, juste avant
qu'un cancer ne l'emporte.
« Analyse très personnelle »
Ces dernières années, bon nombre
d'intellectuels ont pris leurs distances, mais ses interventions à la
télévision contre l'euro ou le libreéchangisme ont presque toujours
battu des records d'audience. S'attaquer aux manifestations du
u janvier, c'est autre chose. Même
ses plus proches soutiens ont
frémi en Usant, dans L'Obs, l'entretien où il affirme que « La France
aux commandes (celle de "Je suis
Charlie"), est celle qui a ete antidreyfusarde, catholique, vichyste. »
Hervé Le Bras, qui juge « très fructueux de travailler avec un homme
aussi Imaginatif», reconnaît s'être
éloigné lui aussi, « sur des desaccords méthodologiques et son analyse très personnelle des données
statistiques ». « Après ce livre, tu
n'auras plus aucun ami », lui a souffle l'un de ses proches. Dans son
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petit appartement, dans le XIV6 arrondissement de Paris, entouré de
livres et de cartes, Emmanuel Todd
a juste fait mine de s'en moquer. •
RAPHAELLE BACQUÉ
LE CONTEXTE
Mardi, apres avoir entendu Emmanuel Todd sur France Intérêt
lu ses interviews dans L'Obs et
dans Liberation, Matignon a reclame au Seuil quèlques exemplaires de Qui est Charlie 7 En
moins de vingtquatre heures, le
livre de l'historien démographe a
ete lu par les collaborateurs du
premier ministre et un texte signe de Manuel Valls rédige.
L'ouvrage n'était même pas encore en vente Devant les debats déjà vifs suscites par
l'ouvrage, les editions du Seuil,
qui avaient imprime
25 DOO exemplaires pour une
mise en place en librairie de
15 000 opus, ont décide d'en imprimer 15 DOO supplémentaires
afin de faire face a un éventuel
afflux de lecteurs, jeudi 7 mai,
jour de la mise en vente
« ll y a toujours,
chez lui,
un mélange
de fulgurance et
dè maladresse »
JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD
essayiste et ami
d'EmmanuelTodd
SEUIL 9447193400506
Date : 08 MAI 15
Page de l'article : p.7
Journaliste : Nicolas Truong
Pays : France
Périodicité : Quotidien
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FRANCE
Une critique paradoxale des illusions de la France du ii janvier
Pour Emmanuel Todd, les valeurs affichées par les manifestants « Je suis Charlie » masquent des pratiques foncièrement inégalitaires
U
n spectre hante la France.
Celui du « catholicisme
zombie ». Une survivance
de l'empreinte catholique dans les
mentalités qui, selon l'historien et
anthropologue Emmanuel Todd,
explique en grande partie « l'accès
d'hystérie » de la mobilisation historique du ii janvier. Une détermination puissante et inconsciente
qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l'islamophobie » des
classes moyennes, la dévotion
européiste des élites, le mépris des
ilotes taxés de « populistes » et
même pourquoi le Parti socialiste
de François Hollande est désormais « ancré à droite ».
Dans Qui est Charlie ? Sociologie
d'une crise religieuse (Seuil,
252 pages, 18 euros), Emmanuel
Todd veut démonter « l'imposture » de la communion nationale
du ii janvier. Comme l'avaient
déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France
n'était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève
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aujourd'hui Emmanuel Todd,
c'est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté,
pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues
et des ouvriers de province boudait l'événement.
L'unanimisme politique et médiatique lui fit l'effet d'un «flash
totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique
n'aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin
sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l'intimidation morale » en
expliquant ce qui l'avait empêché
de rejoindre le cortège (Le Monde
daté du 16 janvier), tandis que le
philosophe Alain Badiou raillait
cette injonction à manifester :
« Cest tout juste si Manuel Valls
n'envisageait pas d'emprisonner les
absents », écrivait-il (Le Monde
daté du 28 janvier). Comme on
peut le constater, l'originalité de
l'essai d'Emmanuel Todd ne réside
pas dans la victimisation d'un
auteur alors prétendument
bâillonné et qui fait aujourd'hui la
couverture des journaux de toute
l'intelligentsia de la gauche.
« Oligarchie de masse »
L'ouvrage est une invitation à
comprendre les mécanismes du
pouvoir idéologique et politique
de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d'une nation qui « se
ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accordet-il, les manifestants ont, en toute
conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n'est pas la réalité
des « valeurs latentes » qui les
agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « U
s'agissait avant tout d'affirmer un
pouvoir social, une domination ».
Celle de la « France blanche » des
catégories supérieures qui s'est
précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le
droit de cracher sur la religion des
faibles ». Celle d'une France méga-
SEUIL 1267193400508
Date : 08 MAI 15
Page de l'article : p.7
Journaliste : Nicolas Truong
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 273111
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litaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes,
mais dans ses comportements
pratiques et inconscients.
Car « les forces qui se réclament
aujourd'hui de la République ne
sont pas d'essence républicaine »,
explique-t-il. Comme l'illustre
l'écart entre les manifestations
massives de Lyon et celles plus
modestes de Marseille, ce sont les
habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se
sont mobilisées le ii janvier. C'est
cette « oligarchie de masse » qui
accepte la ségrégation sociale des
populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans
dans les ghettos urbains qui s'est
indignée, insiste-t-il.
Cartographie à l'appui, le démographe veut démontrer qu'une
« subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin
dè l'Eglise, détermine à leur insu
les individus. Et favorise l'avènement d'une « néo-République »
inégalitaire. Sous son influence, la
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« divinité cruelle » de la monnaie
unique européenne a remplacé la
Sainte-Trinité. Car le traité de
Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son
emprise également, le PS s'est
droitisé. Ainsi François Hollande,
fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car
« il exclut les enfants d'immigrés de
la nation française ». En résumé, il
y a un décalage complet entre les
paroles et les actes dè ces dominants qui composèrent l'essentiel
des manifestants.
De l'islamophobie des beaux
quartiers à l'antisémitisme des
banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néoRépublique » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire
alors ? Combattre « la nouvelle
hystérie laïciste », écrit-il, qui n'est
autre qu'une « religion » qui fait
de l'islam son bouc émissaire en
proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».
Après l'outrance de la démonstration, place à l'œcuménisme de
la conclusion. Toute la panoplie de
la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s'acharne à combattre y est sagement déclinée.
Droit au blasphème, liberté d'expression protégée par l'Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l'islam... Même
l'interdiction du foulard à l'école,
considérée comme islamophobe
par beaucoup, est considérée par
l'auteur, qui n'est exempt ni de paradoxes ni de contradictions,
comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s'achève
donc sur le catalogue d'un pur catéchisme républicain. Il est enfin
temps de répondre à la question
posée par l'anthropologue : « Qui
est Charlie ? » C'est Emmanuel
Todd, mais il ne le savait pas. •
NICOLAS TRUONG
SEUIL 1267193400508
Date : 08 MAI 15
Page de l'article : p.13
Journaliste : Manuel Valls
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 273111
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DEBATS
Nous devons résister
au pessimisme ambiant
Contrairement à ce qu'affirment de nombreux intellectuels
adeptes de l'idéologie du déclin, la France du ii janvier
n'est pas une « imposture ». La lucidité sur les failles
de notre société doit au contraire nous conduire
à réaffirmer notre confiance dans l'idéal républicain
PAR MANUEL VALLS
C
ertains voudraient tirer un trait
sur le ii janvier, le remiser, minimiser la portée d'une mobilisation sans précédent, d'un gigantesque
élan de fraternité. Il a fait marcher ensemble, dans nos rues, plus de quatre
millions de personnes. Contrairement à
ce que l'on voudrait faire croire, ce fut
bien un mouvement spontané, populaire, venu des citoyens eux-mêmes. Le
peuple français, dès le y janvier au soir,
s'est dressé.
Bien sûr, il faut se garder de toute idéalisation de l'événement. De nombreux
Français, notamment dans les quartiers
populaires, délibérément, n'y ont pas
pris part. D'autres ne se sont pas sentis
concernés, non par opposition au mouvement, mais simplement parce que les
difficultés quotidiennes - le réel - les empêchent, trop souvent, de croire à cet
idéal rappelé avec force par les slogans et
les pancartes : la citoyenneté, la cohésion, la solidarité. Que des citoyens aient
volontairement fait le choix de se tenir à
l'écart doit évidemment nous interroger,
et nous commande d'agir. Le ii janvier, je
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l'ai déjà dit, était d'abord une exigence
adressée aux responsables politiques de
tous bords.
Pour autant, faut-il noircir le tableau, céder à l'autoflagellation ? C'est un fait : notre nation, chahutée par les bouleversements du monde, connaît une forme de
dépression, elle-même alimentée par les
diagnostics réguliers d'intellectuels.
Ceux-ci, bien que venus d'horizons différents, se retrouvent dans un même constat : celui du déclin. Un constat devenu
une véritable idéologie, un leitmotiv.
Trop souvent, notre nation ne sait plus
s'émerveiller d'elle-même. Le devoir des
responsables politiques est alors, aussi,
de descendre dans l'arène des idées, de répondre, de combattre les faux-semblants.
REFUS DES AMALGAMES
L'historien et démographe Emmanuel
Todd publie un ouvrage dans lequel il entend dénoncer « l'imposture » du ii janvier /Qui est Charlie ?, Seuil, 252 p., 18 €].
D'autres l'ont précédé sur cette voie, et
d'autres le suivront sans doute, mais je
veux répondre à son analyse en pointant, pour reprendre sa terminologie,
quatre impostures.
La première, c'est de vouloir faire croire
SEUIL 5447193400524
Date : 08 MAI 15
Page de l'article : p.13
Journaliste : Manuel Valls
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 273111
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que le ii janvier était une attaque contre
une religion, contre l'islam. « Piétiner
Mahomet »? A aucun moment ! Cette
manifestation fut un cri lancé, avec dignité, pour la tolérance et pour la laïcité,
condition de cette tolérance. Elle fut également un cri lancé contre le djihadisme,
qui, au nom de la foi, d'un islam dévoyé,
s'en prend à l'Etat de droit, aux valeurs
démocratiques, tue des juifs, des musulmans, des chrétiens. Elle fut, enfin, un refus des amalgames. Il fallait entendre
cette Marseillaise chantée spontanément
dans tous les cortèges pour saisir cet attachement viscéral aux valeurs qui nous
unissent, au-delà de nos désaccords politiques, de nos appartenances culturelles ; un attachement à ce qui fait la nation républicaine, son caractère profondément consensuel et contractuel
qu'Ernest Renan a si bien démontré.
Est-ce que cela veut dire qu'il n'existe pas
en France une tentative de stigmatiser
les musulmans sous couvert de « laïcité » ? Bien sûr que non. Ces faits existent. On ne peut pas les accepter.
La deuxième imposture tient à la définition de la liberté d'expression. Sur ce
point, face aux confusions dangereuses,
notamment au sein de notre jeunesse,
les intellectuels ont une responsabilité
éminente : éclairer et non pas tout mélanger. Dans notre pays, la caricature a
toujours eu un rôle essentiel dans la
construction de l'opinion publique. Elle
est ce mode d'expression si singulier qui
permet la dénonciation de l'injustice, la
contestation des abus, la critique des
« puissants ». Elle est le plus souvent,
n'en déplaise à Emmanuel Todd, du côté
des « faibles » et des « discriminés ». En
l'espèce, la caricature de Mahomet est du
côté de ceux subissant le poids des fondamentalismes, la violence des fanatiques
qui détruisent, terrorisent, assassinent. Il
y a là une inversion des valeurs, une perversion des idées, qui consiste à penser
que ceux qui tuent sont les faibles. Ce
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genre de justification provoque des conséquences désastreuses, car elle séduit
tant d'individus, tant de jeunes qui pensent que ce sont les assassins les victimes.
La troisième imposture, c'est cette
théorisation d'une néo-République, concept pour le moins brumeux. Emmanuel
Todd veut voir dans le ii janvier une confiscation idéologique par certaines catégories sociales supérieures, coupables
par essence. L'historien ne prend alors
plus aucune prudence avec sa discipline,
au point de devenir inquiétant : c'est la
France antidreyfusarde, catholique, vichyste ! N'en jetez plus !
La vérité, c'est que, dans les cortèges,
chaque citoyen comptait à égalité, quelles que soient ses croyances, ses origines,
sa couleur de peau, sa classe sociale. Propager l'idée que la République serait aux
mains de certains et agirait au détriment
d'autres, c'est jouer un jeu dangereux :
celui des populismes, des extrêmes qui,
eux, nous conduiraient vers la ruine.
Dans cette crise d'identité que traverse la
France, plus que jamais nous devons défendre la République, car elle est protectrice des citoyens et émancipatrice des
individus. La République est notre
meilleur atout.
RELEVER L'ÉTENDARD DE L'OPTIMISME
Enfin, quatrième imposture : la définition donnée de la gauche. Une définition
qui reflète la tentation populiste en vogue, qui voit dans les « élites » un groupe
fondamentalement méprisant, « mondialiste », dont la seule motivation serait
de trahir le peuple. La définition de la
gauche que donne Emmanuel Todd traduit en fait les passions personnelles de
Fauteur : lorsqu'elle est proeuropéenne,
la gauche est forcément synonyme de
« traîtrise », de « soumission » à un supposé diktat. Tout est noir ou blanc,
aucune place n'est laissée à la nuance. La
gauche de gouvernement est présumée
coupable et même condamnée avant
d'avoir été jugée sur son action. Au fond,
pour Fhistorien-démographe, devenu
gardien du temple, la gauche ne vivrait
bien que dans la contestation, le mythe
révolutionnaire.
Je réponds, ici, à Emmanuel Todd, mais
je ne réponds pas qu'à lui. Le plus inquiétant dans ses thèses, c'est qu'elles participent d'un cynisme ambiant, d'un renoncement en règle, d'un abandon en rase
campagne de la part d'intellectuels qui ne
croient plus en la France. J'aimerais que
plus de voix s'élèvent pour défendre notre pays, pour mieux en penser les défis,
pour relever l'étendard de l'optimisme.
Ce qui n'interdit en rien la lucidité. Je
l'ai moi-même rappelé à la tribune de
l'Assemblée nationale, dès le 13 janvier :
pour beaucoup de nos concitoyens, la
promesse républicaine est devenue un
mirage. L'accès à l'éducation, à l'emploi, à
un logement, à la santé, à la culture se
heurte trop souvent à la réalité des faits.
Mais c'est au nom de cette lucidité, et
parce que je ne conçois pas la politique
autrement que comme un combat, que
je souhaite participer au débat sur le
ii janvier, pour entretenir ce mouvement, cette énergie. Elle est vitale pour
notre pays. Le ii janvier, la France s'est retrouvée, forte et fière. Ce souffle ne doit
pas s'éteindre.
C'est à chaque citoyen de l'entretenir,
de lui donner sens, sans prétendre le confisquer. Et, à la place qui est la mienne, je
mesure combien ce sursaut comporte
d'exigences. Exigence d'agir, de s'élever à
la hauteur des enjeux, de faire vivre nos
valeurs. La lucidité n'empêche pas l'espoir, et la difficulté de ce combat républicain ne doit jamais nous faire oublier
combien il est noble. •
«J
Manuel Valls
est premier ministre
SEUIL 5447193400524
Date : 10 MAI 15
Page de l'article : p.25
Journaliste : Patrice Trapier
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
OJD : 212516
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Le livre
de la semaine
Todd
et « Charlie »
sous la
provocation,
la réflexion
C
6d7835f159f0c40f927041e4ad00a5bc19f32e0021a5523
ette semaine, de nombreux lecteurs, par
l'odeur du scandale
alléchés, ont fait le siège des
librairies, réclamant le nouveau
livre d'Emmanuel Todd avant
même sa sortie. Il faut dire que
Todd avait allumé une grosse
mèche : le ll-Janvier, « imposture, accès d'hystérie, flash
totalitaire, fausse conscience,
lâcheté et cynisme, islamophobie... » Scandale donc, mais
pas seulement: de nombreux
lecteurs citoyens sont à l'affût
d'idées nouvelles sur les sujets qui fâchent. Cet appétit,
qui n'implique pas forcément
adhésion, explique les succès
du dernier roman de Michel
Houellebecq, des essais d'Eric
Zemmour ou de Philippe Val.
Emmanuel Todd. E EFEFERBERC/AFP
PROVOCATION ET RÉFLEXION...
Emmanuel Todd mélange
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savamment les deux dans ce
livre fiévreusement écrit en
trente jours : l'anthropologue
cartographie les marches de
janvier, concluant qu'elles
ont rassemblé la France périphérique-catholique « zombie »-inégalitaire plutôt que
la France centrale-républicaine-égalitaire. Il n'avait certes
échappé à (presque) personne,
pas même aux affreux médias
toujours « unanimes », que les
3 ou 4 millions de marcheurs
n'étaient pas toute la France,
que les cités et les zones périurbaines étaient majoritairement restées à la maison.
MAIS PEUT-Ot qualifier
l'immense défilé de Paris de
néo-catho périphérique?
C'est le point faible du travail
de Todd : on manque d'éléments pour savoir qui a défilé
de la République à la Nation,
Ménilmontant ou Versailles
ou bien les deux (et alors en
quelle proportion). Quant aux
motivations des manifestants,
Todd les interprète follement
(de la fausse conscience, on
passe vite à la non-conscience),
les rangeant tout uniment dans
le camp des laïcistes, partisans
d'un droit absolu au blasphème.
C'est oublier la dignité d'une
bonne part des marcheurs,
leur vœu d'une France pluriculturelle (pour reprendre
SEUIL 9108293400505
Date : 10 MAI 15
Page de l'article : p.25
Journaliste : Patrice Trapier
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
OJD : 212516
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Todd dans le texte), leur refus
de toute attaque contre l'islam.
L'auteur fait une impasse totale
sur la sidération produite par
les attentats, la dimension de
deuil. Tout comme il évacue
la question du terrorisme dans
la confrontation actuelle. À ce
point, cela relève de l'impensée.
/IAIS IL Y A AUTRE CHOSE, et
c'est beaucoup plus fécond, dans
le travail d'Emmanuel Todd : son
étude de la montée d'une pulsion
inégalitaire dans cette France
centrale, laïque et traditionnellement égalitaire. Todd l'analyse
en corrélation avec les effets destructeurs de la crise économique,
de l'échec de l'euro, des tensions
d'une Europe à direction allemande et aussi, c'est le plus étonnant, de « la plus forte polarisation éducative observée dans les
régions de tempérament égalitaire
où l'on enregistre, relativement,
beaucoup d'éduqués primaires et
beaucoup de supérieurs ».
in KE i KU' le Todd que
l'on lit avec plaisir depuis de
nombreuses années, le scientifique qui cherche toujours
plus loin, le spécialiste du temps
long et des structures familiales,
celui qui programmait la fin
inéluctable de l'empire soviétique; qui, avec le démographe
Youssef Courbage, mettait en
évidence les progrès continus
de l'alphabétisation des filles et
du contrôle des naissances dans
l'essentiel du monde arabo-musulman. On aurait tort de laisser
la polémique nous détourner de
sa démonstration sur « l'égalité
malheureuse »; de ses analyses
sur les Français d'extrême
droite et la tension croissante
entre « une idéologie qui affirme
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unprincipe d'inégalité » et « une
détermination égalitaire du
vote » ; sur les Français musulmans dont « l'assimilation est en
marche » même si elle subit « un
coup de frein récent ».
TOUTÀ SA FUREUR contre les
triomphantes « MAZ » (classes
moyennes-personnes âgées-cathos zombies) dont le PS serait
le guide suprême, Emmanuel
Todd a clos la semaine par sa
diatribe contre Manuel Valls
assimilé « au maréchalPétain ».
Dès qu'il s'approche de la politique, Todd perd toute mesure ;
c'est le cas de certains passages
de son essai.
.N REVANCHE, le Premier
ministre a tort de parler
« d'intellectuels qui ne croient
plus en la France ». À tout
prendre, il faudrait entamer la
lecture dè Todd par sa double
conclusion (la confrontation ou
l'accomodement avec l'islam)
dans laquelle il fait preuve
d'une nuance et d'une finesse
remarquables. Il s'y montre tel
qu'en lui-même, amoureux viscéral de son pays (osons écrire,
depuis tant de générations), inquiet de ses blessures intestines
et d'un avenir incertain (islamophobie + antisémitisme)
qui conclut son propos par
ces mots : « Oui, les choses vont
vraisemblablement s'aggraver.
Avant de s'arranger ? » Tout est
dans le point d'interrogation.
PATRICE TRAPIER
Qui est Charlie ?,
Emmanuel Todd,
Le Seuil,
248 p., 18 €.
SEUIL 9108293400505
Date : 14 MAI 15
Page de l'article : p.13
Journaliste : Éric Zemmour
Pays : France
Périodicité : Quotidien Paris
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IDÉES
Le terminus du prétentieux
CHRONIQUE
Éric Zemmour
[email protected]
Ce brûlot anti-Charlie
fait hurler ses pairs
de la gauche
antiraciste.
Et si Todd lui aussi
posait de bonnes
questions mais
donnait de mauvaises
réponses ?
QUI EST CHARLIE ?
Emmanuel Todd,
Seuil, 243 p., 18 €
Qui est
Charlie?
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C
harlie est un salaud. Un xénophobe, un islamophobe,
un raciste. Charlie est un
minable. Marche mais ne
sait pas vers où et dit le
contraire de ce qu'il pense ; défend la liberté pour mieux combattre l'égalité ; dame « pas d'amalgame »
pour mieux écraser l'Arabe. Comme naguère David Vincent dans la série Les Envahisseurs, Emmanuel Todd sait. Devine
tout, comprend tout, révèle tout. Emmanuel Todd est un universitaire, un anthropologue, un historien. Il est la Science. L'homme se croit libre, mais il est
dans la main de Todd.
Notre savant a reconnu dans les foules
du ll janvier les groupes sociaux qui
avaient voté oui au référendum sur
Maastricht. Il sait lire une carte, Todd ;
mais n'est pas le seul à avoir remarqué
que les pays de l'ouest et de l'est de la
France, autrefois catholiques et antirévolutionnaires, avaient été les plus fervents
européistes. Et que les classes populaires
qui votent pour le Front national sont issues des terres historiquement révolutionnaires. Philippe Séguin ne l'avait pas
attendu pour deviner que « 1992 serait
Panti-1789 ». Partant de cette intuition
juste, Todd règle ses comptes avec la gauche européiste sans mesure ni rigueur
scientifique. Bien sûr, la caste se cabre.
On compte les coups en attendant que les
deux boxeurs s'épuisent.
Todd estime depuis longtemps que les
modèles familiaux déterminent le positionnement politique. Et que les vagues
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Date : 14 MAI 15
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Journaliste : Éric Zemmour
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d'immigration ne changent rien à l'affaire. On est de son pays avant que d'être de
ses origines. « La terre, elle ne ment pas ».
Mais Todd est aussi un homme de gauche,
un progressiste, qui croit que chaque individu peut s'émanciper de ses déterminismes. Il jongle depuis toujours avec
cette contradiction originelle au gré de
ses besoins et de ses engagements politiques, avec une mauvaise foi teintée d'arrogance. Pour Charlie, sa religion (i) est
faite : « Le droit au blasphème sur sa religion ne doit pas être confondu avec le droit
au blasphème sur la religion d'autrui.
Blasphémer de manière répétitive, systématique, sur Mahomet, personnage central de la religion d'un groupe faible et discriminé, devrait être, quoi qu'en disent les
tribunaux, qualifié d'incitation à la haine
religieuse, ethnique ou raciale. »
Todd s'en prend à Charlie pour mieux
défendre l'islam. Il réclame que la République accepte des « accommodements »
avec l'Islam. Qu'elle évite l'affrontement
à tout prix. Car elle n'en a pas les moyens.
Au diable la laïcité et la liberté, pourvu
qu'on ait la paix ! Todd renoue ainsi avec
la traditionnelle litanie pacifiste qui traverse l'histoire de France et en particulier
de la gauche. « Plutôt Allemand vivant que
Français mort », disait Giono dans les années 1930, obsession pacifiste qui conduira nombre d'hommes de gauche dans la
collaboration.
La double imposture
Mais Todd n'en démord pas : « Nous devons accorder à l'islam ce qui a été accordé
au catholicisme. » C'est le coeur du livre ;
et de sa double imposture. D'abord, la
III6 République (et on ne parle même pas
de la Terreur et dè la Vendée ! ) n' a pas été
tendre avec l'Église. Toujours méfiante,
féroce même sous le petit père Combes,
entre « mise à jour des inventaires » par
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l'armée et officiers catholiques fichés.
Mais surtout, l'égalité mise entre le catholicisme et l'islam est inique historiquement. Le catholicisme a forgé la nation française. Todd oublie que les
confessions minoritaires, judaïsme et
protestantisme, ont, elles, accepté de reconnaître la prééminence culturelle du
catholicisme (édifices religieux discrets,
prénoms choisis dans le calendrier composé de saints catholiques, etc.). C'est
cette sujétion culturelle que refuse l'islam ; et cette résistance islamique que
Todd et d'autres utilisent comme un bélier pour détruire les derniers reliquats de
la christianisation de la France. Ils sonnent ainsi la revanche historique de l'extrême gauche, devenue islamo-gauchiste, sur Briand et Jaurès qui, lors de
l'élaboration de la loi de 1905, avaient
contenu leurs assauts antichrétiens, en
limitant leur combat au seul cléricalisme.
Nostalgique impénitent de « la bonne
vieille lutte des classes », il veut la ressusciter en sonnant l'alliance « contre Charlie » des deux « universalismes égalitaires » des classes populaires françaises et
immigrées. Todd n'invente rien de neuf,
et ne fait que reprendre les chimères qui
vont de l'extrême gauche à l'extrême
droite. Seul le nom dè l'ennemi diffère :
quand Besancenot cible les « sionistes »,
Mélenchon « l'Allemand », Soral parle
du «juif», Todd évoque pudiquement
« Charlie ». Todd est un Soral gourmet.
Un personnage de Houellebecq
Mais le catholicisme est lui aussi le produit d'une inspiration universaliste et
égalitaire. Comme la Révolution. Et comme l'islam. Ces trois universalismes sont
des rivaux inextinguibles ; ils ne peuvent
être que des alliés de circonstance. Le
Code civil ne tolère pas une religion qui
ait des prétentions législatives et politi-
ques (Napoléon l'avait fait savoir au judaïsme autant qu'au catholicisme) et l'islam - sous toutes ses variantes - refuse de
se concevoir comme une religion confinée au privé. C'est bien pour cela que catholicisme et islam se sont affrontés depuis plus de mille ans. Et que Daech cible
la France en souvenir et des croisades et
de la Révolution.
Pour fonder son alliance, Todd fait le
malin avec des chiffres de mariages mixtes mirifiques. Que la démographe Michèle Tribalat conteste. Todd reconnaît
lui-même que depuis 1992 cette tendance
se retourne ; mais c'est la faute à Maastricht, bien sûr ! Mais quelle est la réalité
d'un mariage « mixte » lorsque l'époux
français - se mariant avec une étrangère
issue d'un pays du Maghreb - est lui-même un Français issu de parents venus du
même bled ? Quand le footballeur Ribéry
épouse une jeune femme algérienne, qu'il
se convertit à l'islam, et chante partout
son adoration pour son «pays d'adoption », l'Algérie ?
« Hésitant entre une belle exotique et un
boudin national, l'universaliste fera en général le bon choix... » À la fin de son livre,
Todd ressemble à l'universitaire inventé
par Houellebecq dans Soumission : il finit
par se convertir à l'islam pour goûter aux
délices de la polygamie.
«La France redeviendra elle-même
quand Paris sera devenue la ville où auront
fusionne des représentants de tous les peuples du monde, une nouvelle Jérusalem »...
Longtemps, Todd nous a asséné son optimisme méprisant. L'homme avoue désormais son doute. « II est déjà certain que ma
génération ne verra pas la terre promise. »
Todd se prenait pour le nouveau Moïse
d'une « humanité libérée de tout sentiment
racial». Todd le prophète s'avère un
Docteur Folamour. Dans ses éprouvettes,
c'est avec notre peau qu'il joue. •
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Date : 15/17 MAI 15
Page de l'article : p.18
Journaliste : Jean Emmanuel
Ducoin
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C'est vous qui le dites
LE BLOC NOTES
DE JEAN EMMANUEL
DUCOIN
Charlie(s)
ZOMBIES. Emmanuel Todd dit ne pas regretter « d'avoir attendu » avant de reagir aux evenements de janvier dernier Au
moins a t il raison d'affirmer qu'un chercheur de son rang doit
apporter autre chose « qu'une morale pure ou une idéologie de
meilleure qualite, maîs une interprétation objective des faits qui
ont échappe aux acteurs eux mêmes, emportes par l'émotion,
mus par des préférences souvent obscures ou carrément incons
cientes » Quèlques mois donc, avant de publier le tonitruant
Qui est Charlie 9 (Seuil), un peu plus de 240 pages souvent brillantes,
parfois irritantes, toujours dérangeantes dans la mesure ou le
célèbre historien, anthropologue et démographe, qui n'a plus a
prouver l'excellence m l'importance de la plupart de ses travaux
depuis quarante ans, s'emploie dans ce texte a deconstruire l'une
des rares communions solennelles de la République depuis la
Liberation, celle du ll janvier, qui avait rassemble dans la rue
quatre millions de personnes, censément venues la pour defendre
l'essentiel, une certaine idée de la démocratie, de la liberte
d'expression et, sait on jamais, un goût pour l'incarnation de
l'être republicain Une espèce de sursaut citoyen en somme,
que nous imaginions assez populaire pour nous en réjouir, maîs
qu'Emmanuel Todd décide a toute force de delegitimer car,
selon lui, ce « Je suis Charlie » témoigne « d'une volonté de masse
ou emane d'une pure logique mediatique, (et) fut, au cœur de notre
societe posûndustnelle, une manifestaûon emblématique défausse
conscience » Comment s'accorder avec ces mots qui nous
heurtent de plein fouet, même si nous savions que cette émotion
hors norme et collectivement partagée face a l'horreur des crimes
commis n'était sans doute pas un moment d'euphorie trans
cendantal maîs instantané, fugace, et destine a ne pas survivre
Derrière quèlques saillies de polémiste et des propos d'une vi
rulence qui nuisent a ses intuitions
0 ll cl lld
(sincères) comme a ses démons
trations (réelles), Emmanuel Todd
EfimiaXlliel
va beaucoup plus loin pour lui le
„ _.j
ll janvier n'est qu'une «impos
1 OClCl ÏGHtC
tuj-g » ) une « hystérie coîJective »
HP
ue Hppnn«triiirp
uccuiisn un e
et un
« happeningeuropeiste »
Comme lui> avons nous w ^
Jg JJ îaiïvieF.
foule de « zombies » islamophobes
a l'inconscient « vichyssois »,
autrement dit non pas une France
de l'égalité et de la fraternité maîs celle, sournoise et revancharde,
de l'inégalité et des préjuges sociaux et racistes ? L'affaire, en
tant qu'instant potentiel de notre Histoire, est sérieuse
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Journaliste : Jean Emmanuel
Ducoin
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ISLAM. Comme le propose Emmanuel Todd, nous pouvons en
effet admettre que ce serait « une erreur que de supposer aux
foules du ll janvier une homogénéité essentielle », sans forcement
accréditer l'idée d'une sécession a la française la théorie fa
vonte des neoconservateurs au prétexte qu'une partie de la
population, une partie non négligeable et consubstantielle de
notre societe, n'était pas la les classes réellement populaires et
les Français héritiers de l'immigration, qu'ils soient musulmans
ou non, et qui n'ont pas attendu le choc émotionnel du 7 janvier
pour être diabolises Attention, voila le point aveugle de la France
de 2015 que nous aide a identifier Emmanuel Todd « L'islam
est bien le bouc emissaire d'une societe qui ne sait plus quoi faire
de son incroyance et qui ne sait plus si elle a foi en l'égalité ou en
l'inégalité » L'historien y va fort, il laisse si peu de place a l'es
poir qu'il en vient a penser que les classes moyennes, apeurées
par le déclassement et menées par les classes supérieures, sont
devenues « fondamentalement égoïstes, autistes et d'humeur
répressive » et que « les musulmans, catégorie fantasmee, de
viennent ainsipour elles un deuxieme problème, a cote de celui des
milieux populaires » Pour Todd, la France aurait besoin d'une
nouvelle fête de la Federation Car « une accentuation de la lutte
contre l'islam ne saurait en aucune maniere aboutir a sa reduction,
maîs elle aliénera les musulmans complètement assimiles » qui
n'aspirent qu'a «l'egalite republicaine» Dont acte •
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HD L'HUMANITE DIMANCHE
Date : 13/20 MAI 15
Page de l'article : p.18,20
Journaliste : Diego Chauvet /
Marc de Miramon
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Périodicité : Hebdomadaire Paris
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(POLITIQUE "ENTRETIE^
La sortie de «Qui est
Charlie? » a provoqué
une violente polémique
dans les médias.
Le premier ministre
Manuel Valls s'est
fendu d'une tribune
dans «le Monde» pour
condamner le livre
et son auteur, le
chercheur Emmanuel
Todd. Dans ce grand
tohu-bohu autour
de cette «sociologie
d'une crise religieuse»,
les questions de fond
soulevées par le livre
sont passées à la
trappe. Que l'on soit
d'accord ou non avec
les constatations
révélées par Emmanuel
Todd, que l'on apprécie
ou pas ses prises
de position sur les
manifestations
dull janvier, «Qui
est Charlie?» mérite
pourtant que l'on
regarde de près le
portrait de la France
dressé par le
chercheur. Nous
l'avons donc interrogé
sur ses méthodes
de recherche,
sur l'ampleur cle
la polémique qui a
accompagné la sortie
du livre, et sur «l'esprit
dull janvier» qu'il
qualifie cle «flash
totalitaire ». Entretien
avec Emmanuel Todd,
sur une France
«néo-républicaine»
à la mécanique sociale
inquiétante.
EMMANUEL
TODD
ont fait dérailler
la Repu b iq ue»
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HD. Vous attendiez-vous à déclencher
une telle polémique avec « Qui est
Charlie?»?
EMMANUEL TODD. Le sujet est central,
maîs je ne me projetais pas au
centre d'un débat national Je veux
aujourd'hui rester sociologue sur
l'événement et m'interroger sur la
signification de cette violence que
je sens autour de moi On m'oppose
que tous ces gens étaient dans la
rue pour défendre la liberté, l'égalité, la fraternité Maîs, dans mon
livre, j'écris clairement que le
ll janvier, toutes sortes de manifestants étaient là un peu par hasard,
sans savoir vraiment pourquoi,
émus par l'horreur de la tuerie du
7 janvier La méthodologie statistique que j'utilise laisse tout à fait
sa part à la liberté humaine Les
gens qui ont défilé dans les rues de
Paris sur la base d'une émotion
simple et saine peuvent se dire au
pire que l'auteur de ce livre se
trompe Maîs la fureur que j'entends autour de moi provient sans
doute plutôt des autres, c'est-à-dire
des gens qui ont été identifiés
comme étant là pour de moins
bonnes raisons
Mon livre a un rôle de dévoilement
d'une réalité qui était cachée aux
acteurs C'est ce que je rappelle
dans mon introduction en citant
Marx, la fausse conscience,
Durkheim, Max Weber C'est un
livre wébénen dans le sens où l'on
doit révéler aux acteurs les motivations profondes de leurs actes, et je
le fais avec des méthodes scientifiques banales Avec le concept de
« catholicisme zombie », je m'appuie sur une notion élaborée dans
«LACULTURE DOMINANTE
ACTUELLEMENT AU PS
SORTDELAFRANCE
CATHOLIQUE
PÉRIPHÉRIQUEJUSQU'À
RÉCEMMENTDEDROITE,
AUTORITAIRE ET
INÉGALITAIRE.»
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HD L'HUMANITE DIMANCHE
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Journaliste : Diego Chauvet /
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un autre livre, « le Mystère français » (I), écrit avec Hervé Le Bras
Nous avions constaté empiriquement, dans l'analyse des performances éducatives et des taux de
chômage, la permanence de deux
France (une laïque, républicaine,
traditionnelle et une France catholique récemment passée à un autre
type de laïcité) La culture actuellement dominante au Parti socialiste,
avec sa bonne conscience, sort de
la France catholique périphérique,
jusqu'à très récemment de droite,
autoritaire et mégalitaire Elle a
produit ce néo-républicanisme qui
promeut une politique économique
(dont l'euro) menant à des mécanismes d'exclusion, et qui conduisent eux-mêmes au développement
de la xénophobie, arabophobie,
puis islamophobie, puis antisémitisme Les fondements culturels du
néo-républicanisme socialiste sont
ici dévoilés' c'est vraisemblablement ce qui produit un effet de fureur chez certains des individus
concernés
HD. On vous reproche de ne pas être
Charlie... Comment avez-vous réagi
lors des attentats?
E. T. Je regrette qu'on essaie de me
faire passer pour un type qui n'était
pas conscient de l'horreur du 7 janvier J'ai fait partie de l'immense
majorité de Français presses que les
frères Kouachi soient trouvés et
abattus Je ne dis pas que justice a
été faite Maîs j'ai été soulagé
quand ça a été réglé
L'esprit du ll janvier était sans
doute double II y avait des gens
sincères maîs j'ai dû évoquer un
flash totalitaire avec ces enfants de
8 ans convoques dans des commissariats Des foules immenses qui
acclament la police, ce n'est pas le
monde habituel des manifestations
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ouvrières auxquelles je participais
dans ma jeunesse Dans le studio de
France Inter, le 4 mai dernier, chez
Patrick Cohen, où on ne me laissait
pas parler avant que je ne menace
de quitter le studio, j'ai retrouvé
cette face noire du ll janvier
Je suis pour le droit au blasphème,
maîs je suis aussi un militant du
contre-blasphème On a le droit de
blasphémer sur toutes les religions
On devrait réfléchir à la responsabilité de Bernard Cazeneuve (le
ministre de l'Inténeur-NDLR) qui
n'a pas été capable de protéger les
gens de « Charlie Hebdo » Maîs
d'autres Français, d'origine musulmane ou non, ont tout à fait le droit
de dire que ce n'est pas très classe
de se mettre à 20 contre I pour cibler le personnage central d'une
religion minoritaire et d'un groupe
qui, quoique très divers, est statistiquement sur les franges plutôt défavorisées de la société
HD. Comment en arrivez-vous aux
constats, à cette cartographie des
manifestants du 11 janvier?
E. T. Je suis rentré dans un processus de recherche lorsque j'ai senti
que Lyon et Marseille avaient manifesté avec des intensités très différentes, deux fois plus à Lyon qu'à
Marseille Ce sont les deux grandes
métropoles régionales qui incarnent des types polaires en France
Lyon est la grande ville du catholicisme zombie, Marseille celle de la
culture laïque, déchristianisée depuis le milieu du XVIIIe siècle J'ai
construit toute la carte, en travaillant avec un informaticien cartographe extrêmement compétent
Nous avons rapporté les nombres
de manifestants publiés par « Libération » à la population des villes,
nous avons fait des cartes de la pro-
portion de cadres et de professions
intellectuelles supérieures dans
chacune des villes, de la proportion
d'ouvriers, de l'imprégnation religieuse traditionnelle Ensuite nous
avons comparé les cartes, maîs pas
à l'œil ' Nous avons utilisé les techniques de recherche standards en
statistiques Nous avons calculé des
corrélations, fait une analyse de régression multiple pour vérifier l'mdépendance réciproque des facteurs économiques et de la variable
religieuse Nous sommes arrivés à
la conclusion qu'en combinant les
trois variables « ouvriers »,
« cadres » et « religion », nous pouvions expliquer, en première approche, 40 % de la vanance des
taux de manifestation dans toute la
France Si l'on intègre en plus dans
le calcul le fait que les données
étaient passablement aléatoires au
départ (il s'agit des chiffres publiés
dès le 12 janvier), on se situe sans
doute au-dessus de la moitié de la
vanance expliquée (2) Ça ne dit pas
tout des gens qui étaient là. La statistique ne dit pas que les hommes
ne sont pas libres Elle dit que les
hommes ne sont pas complètement
libres des cultures auxquelles ils
appartiennent.
J'utilise ensuite la manifestation
comme un révélateur du système
social français, d'un bloc hégémonique MAZ (classes Moyennes,
gens Âgés, catholiques Zombies),
j'en viens à l'analyse du système
politique et j'aboutis à cette bizarrerie qu'une force politique comme
le Parti socialiste est plus puissante
dans les vieilles régions françaises
de tradition mégalitaire que dans
les autres Pour ce faire, j'utilise des
graphiques qui sont de types standards en biologie ou climatologie.
L'une des bizarreries de la
«LESPRIT DU
11 JANVIER ÉTAIT SANS
DOUTE DOUBLE. DES
GENS ÉTAIENT SINCÈRES
MAIS J'AI DÛ ÉVOQUER
UN FLASH TOTALITAIRE
AVEC CES ENFANTS
CONVOQUÉSAU
COMMISSARIAT.»
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HD L'HUMANITE DIMANCHE
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Le ll janvier, la foule s'est rassemblée, émue par l'horreur, et suivant des motivations profondes dont le sociologue veut dévoiler « le sens caché».
droite, qu il s'agisse du FN ou de
I UMP, c'est quel le fonctionne plutôt mieux dans les regions dc tradition égal italie qui ont fait la Revolution française J'en conclus que Ic
système fiançais est complètement
détraqué C'est de la recherche
HD. Certains de vos collègues
remettent pourtant en doute
vos méthodes d'analyse...
E. T. J'ai été extrêmement surpris
François Héran a eté directeur de
l'INhD pendant dix ans il a le
droit dc ne pas être d'accord avec
moi Les conti ovei ses entre savants
doivent exister Maîs dans son article de « Libéi alien », il ne paile
pas de l'anal) se statistique centrale
que je viens d'évoquer brièvement
Pour rn attaquer raisonnablement,
la premiere chose à faire aurait été
de contester la legression multiple,
les analyses de \anance et de correlation lacartographiedu livre Je
ne me souviens pas l'avoir lu dans
son ai tick. C'est une critique qui se
dit savante, maîs qui est en réalité
un rejet de la science Je suis accusé
de mettre a priori les gens dans des
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cases. Je f a i s exactement le
contraire je constate empiriquement une distribution statistique
non aléatoire des individus Je suis
stupéfait de découvrir chez Héran
une telle ignorance du sens même
«LA STATISTIQUE NE DIT
PAS QUE LES HOMMES
NESONTPASLIBRES,
ELLE DIT QU'ILS NE LE
SONT PAS DES CULTURES
AUXQUELLES ILS
APPARTIENNENT.»
de l'analyse sociologique Je suis
aile rechercher la lecon inaugurale
au Collège dc France, dc mon
maître F ni manuel Le Roy-Laduric « Pour nous, letude du hasard
ne va pas sans celle de la nécessite,
même et surtout quand celle-ci
prend le v isage d'une régularité ou
d'une probabilité statistique »
S'étant assis sur le cœur de la méthodologie standard aujourd'hui,
Héran écrit ensuite bizarrement
« Cette dissymetne de traitement
élude les questions que posent certains musulmans libéiaux Pai
exemple peut-on appliquer à l'islam le pimcipe du libie examen et
de la critique historique sans ruiner
la foi 9 Ces questions sont en lien
étroit aveclaradicalisation violente
de l'islam, qui est tout de même le
nœud de l'affaire » C est une proposition antisociologique et idéologiquenient suspecte Si I on s intéresse sérieusement à la sociologie
de la violence islamique en Fi ance.
il faut lire l'étude de terrain de FaihadKhosiokhavai (3) Elle nous
révèle que « ce n'est pas une
connaissance préalable profonde
de l'islam qui induit la radicahsation religieuse dans les banlieues,
maîs bien au contiane une inculture profonde qui provoque un effet de ciedulité accentuée, une
forme de naïveté résultant de la
méconnaissance voire de l'ignorance de l'islam qui joue en laveur
de l'extrémisme religieux ». La
conclusion étrange de Héran sur
l'islam est, au minimum, virtuellement islamophobe
HD. Votre livre sort concomitamment
à celui de Philippe Val (4), qui est une
charge contre le « sociologie »
et tous ces outils qui aboutiraient
à la conclusion que les élites
seraient forcément malfaisantes...
Qu'en pensez-vous?
E. T. J'ai participe il y a quèlques années à un debat sur l'islam avec Philippe Val pour « le Monde des religions », maîs je ne garde aucun
souvenir de son contenu II faut
due que la journaliste qui gérait le
débat était exceptionnellement jolie \h si, je me souviens qu'en partant je pensais • « La culture, c'est
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EMMANUEL TODD : « LES SOCIALISTES ONT FAIT DÉRAILLER LA RÉPUBLIQUE =
comme la conclure, moins on en a,
plus on l'étale » Je ne croîs pas que
je vais lire le livre de Val Je peux discuter de sociologie avec des ouvriers
de la CGT on se comprendrait certainement Maîs avec Philippe Val,
je serais dans Ph} perespace
HD. Vous avez aussi décidé d'écrire
ce livre en réaction à la tuerie
de l'Hyper Cacher..
E. T. C'est la léalisation que l'antisémitisme des banlieues était devenu
Fun des problèmes fondamentaux
de la societé française qui m'a mis
au travail J'essaie ici encore et encore, de rester sociologue durkheimien et wébenen, de résister à la
tentation de foncer dans l'évidence
Nous sommes dans le développement d'une ambiance islamophobe
dans les classes moyennes Dcs
gosses d'origine musulmane perpètrent des horreurs antisémites La
solution de facilité intellectuelle
e est de conclure sans réfléchir que
e est une preuve de plus que l'islam
est malfaisant Maîs c'est plus compliqué que ça Tout est plus compliqué L'islamophobie et l'antisémit i s m e sont a u j o u r d ' h u i en
interaction, deux produits de la société française Mon analyse, que je
ne fais ici qu'évoquer, conclut une
fabrication de l'antisémitisme par
l'islamophobie Remarquez, un
bon sens honnête mène à la même
conclusion N'importe quelle haine
leligieuse fmiia pai encouiagei
toutes les haines religieuses C'est
une sorte de partie de billard sociologique. Les classes moyennes françaises autosatisfaites maintiennent
la société dans le carcan de la monnaie unique, acceptent le pourrissement du bas et de la périphérie
sociale, lancent les milieux populaires contie les Fiançais d'origine
arabe, eux-mêmes enfermés par la
stagnation économique Ce qui
produit, dans un contexte de vide
religieux l'antisémitisme des banlieues Et quand on a constaté que
les milieux sociaux et géographiques qui ont ete dans le passe
antidreyfusards ou vichystes sont
aux manettes de la société on commence à être inquiet Maîs personne n'a voulu ça, personne n en
est conscient C'est une mécanique
sociale Je suis le contraire d'un
complotiste
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ciale complètement différente,
une République qui procede par
exclusion, relegation, et dressage
des groupes dominés les uns
contre les autres C'est la contribution de mon livre à la sociologie
d une France en crise religieuse et
économique à la fois -K
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR
DIEGO CHAUVET ET MARC DE MIRAMON
«PAR UN COUP DE
BILLARD SOCIOLOGIQUE,
L'ISLAMOPHOBIE MÈNE
À L'ANTISÉMITISME
DES BANLIEUES.»
d exclusion La IIP République associait les deux minoiites leligieuses protestante et juive au
pacte républicain et a la fondation
de la laïcité, elle intégrait le monde
ouvrier par la valeur d'égalité La
néo-République ne fonctionne
correctement que poui les classes
moyennes, celles-ci étant fortement pénétrées de catholicisme
zombie Les ouvriers sont exclus
et relégués, les minorités religieuses lancées les unes contre les
autres C est une mécanique so-
[email protected],
[email protected]
(1) «Le Mystere français»,
d'Emmanuel Todd et Hervé Le Bras,
Editions du Seuil, 2013
154 pages, 17,90 euros
(2) Régression methode statistique
qui permet d'analyser la relation
d'une variable par rapport a
une ou plusieurs autres Vanance
mesure qui permet de mesurer
la dispersion d'une distribution
ou d'un échantillon de donnees
(dispersion autour de la moyenne
par exemple)
(3) « La Radicahsation »,
de Farhad Khosrokhavar, Editions
de la Maison des sciences de I homme,
2014 224 pages, 12 euros
(4) « Malaise dans l'inculture »,
de Phihpe Val, Editions Grasset, 2015
302 pages, 20 euros
RETOUR À LA RÉPUBLIQUE
OU CONFRONTATION?
HD. Maîs lorsque vous
comparez Valls à Pétain
ce n'est pas une blague ?
E. T. Le premier ministre m'a insulté, j'ai lépondu, pour moi l'affaire cst close Jc préfere parler du
Parti socialiste Ce qui rend fous
les socialistes, je le répète, c'est le
concept de néo-République La
gauche est maintenant dominée
par un PS qui est lui-même domine par les catholiques zombies
Lune des thèses centrales du livre,
c'est que c'est le PS qui a fait dérailler la Republique II a remplacé le PCF comme force principale
de la gauche, il n'est pas vraiment
de gauche, et l'émeigence du FN
n'est qu'une conséquence Si la
gauche n est plus la gauche, la représentation des ouvriers commence à tanguer La néo-République actuelle est une République
Au-delà de la polémique et des recherches
sociologiques qu'il livre dans son ouvrage,
Emmanuel Todd propose des pistes possibles
pour la société française dans « Qui est Charlie ».
Qui est
Sa page 233 propose notamment un « retour
Charlie? à la République » qui passe par un
« accommodement avec l'islam ». Et, thème
cher au chercheur, « une sortie de l'euro »
sans laquelle selon lui il n'y a « pas de politique
économique possible, pas de baisse du chômage,
pas d'amélioration concevable de la situation des plus fragiles
économiquement ». Il rappelle dans cette conclusion que « le droit
au blasphème est absolu » et qu'il doit être protége par les forces de
l'ordre. Mais que les citoyens qui souhaitent critiquer l'usage de ce même
droit soient tout aussi protégés au lieu d'être accusés d'apologie
du terrorisme. C'est l'un des possibles que décrit Emmanuel Todd,
maîs il n'est pas le seul. La « confrontation » notamment aurait des
conséquences redoutables: « ll est évident qu'aujourd'hui, la réduction à
un statut de citoyens de deuxième zone de 10 % de sa population jeune et
la fuite probable vers le monde anglo-américain des plus doués d'entre
eux marqueraient la f in de la France en tant que puissance moyenne. »
« Qui est Charlie7 Sociologie d'une crise religieuse », d'Emmanuel Todd,
Editions du Seuil 252 pages, 18 euros
i
SEUIL 8751693400524
Date : 06 MAI 15
Page de l'article : p.8-9
Journaliste : Guillaume Erner /
Philippe Lançon
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
Page 1/6
DE TOUS US PAYS, UNISSEZ-VOUS!
A-T-ON LE DROIT DE
CARICATURER «CHARLIE»?
Ça vous est déjà arrivé de devenir une «breaking news»? Parce que, ici, à Charlie,
oui. L'histoire, vous la connaissez, vous faites des dessins, des papiers. Et puis
un jour le ciel vous tombe sur la tête, et vous voilà transformé en machine à buzz.
Il y a maintenant les pro-Charlie, les contre, les tout contre. Emmanuel Todd a décidé
de participer à ce débat via un livre. Évidemment, il a le droit de caricaturer Charlie.
Ce qu'il dit n'est d'ailleurs pas scandaleux, c'est tout simplement faux. Voici pourquoi.
mmanuel Todd nest pas le Booba de la
sociologie ce serait plutôt lAkhenaton
Le chanteur d IAM fait du rap au musee
Todd pense une France qui n existe plus Depuis
une trentaine d annees Todd applique la même
methode convoquer les structures anthropolo
giques pour expliquer les phénomènes sociaux
Selon lui il existe différentes France façonnées
entre autres par la religion les types familiaux Et
quel que soit le sujet traite du communisme au
suicide il utilise la même recette il sort une carte
de France et analyse
Aujourd hui la victime de la methode est
Charlie Les villes qui ont le plus manifeste pour
Charlie dit il sont celles ou le «catholicisme zom
ble» est le plus fort Catholicisme zombie parce
que pour Todd le christianisme e est Walking
Dead dans certains lieux il survit a sa mort Et
les statistiques toddiennes démontrent que ceux
qui ont manifeste pour Charlie sont des MAZ
avec un « M » comprenez des classes Moyennes
personnes Âgees catholiques Zombies G est
nul d etre un MAZ Parce que sous la plume de
Todd ceux ci militent pour une societe megali
taire sécuritaire libérale et au fond hberticide
Vous avez reconnu les valeurs que Charlie défend
depuis sa creation Todd redoute d ailleurs que ce
mouvement engendre un «monstre autoritaire et
inegahtaire » voila pourquoi il attend de vous lec
leur un sursaut
L erreur de Todd a un nom la corrélation
sans cause Pas la peine de remonter a 1793 et aux
guerres de Vendee pour comprendre pourquoi la
France de I Ouest a plus manifeste que la France
du Sud Todd invoque une mystérieuse «memoire
des lieux» maîs les habitants de Marseille au
jourdhui ne sont probablement pas les mêmes
que ceux de Massilia Inutile de revenir a Chilpenc
pour comprendre pourquoi on a surtout manifeste
le ii |anvier a Brest Rennes Quimper Grenoble
ou Paris Cette carte na rien a voir avec I heritage
gallo romain e est avant tout celle de la France
riche intégrée et hélas blanche Evidemment
cette situation reflète la fracture sociale de notre
pays notion qu Emmanuel Todd avait soufflée en
1995 a Jacques Chirac Maîs si ces manifestants
révélaient un clivage ils ne le justifiaient pas au
cun d entre eux ne cherchait a le defendre
Et voila pourquoi Todd pense faux chez lui
les individus ne savent pas ce quils font Les
E
Tous droits réservés à l'éditeur
manifestants croient descendre dans la rue pour
defendre la liberte d expression' Pas du tout
ils soutiennent un mouvement réactionnaire
Quelquun qui découvrirait Charlie dans le livre
de Todd penserait avoir affaire a Valeurs actuelles
avec une caricature de Mahomet en couverture
Le o janvier Todd a vu les rues pleines de zom
bles voulant s en prendre a un groupe faible et
discrimine les musulmans Pauvres Charlie
ils se réclamaient de Voltaire maîs e est derrière
Zemmour qu ils ont marche Les manifestants '
Quatre millions de crétins ou plus précisément
quatre millions d idiots utiles de I extreme droite
une extreme droite qui a toujours bénéficie ici
même d un soutien sans faille Les marcheurs
du IT janvier ne savaient pas ce quils faisaient
les trois terroristes non plus Maîs Todd lui le
sait I acte des freres Kouachi ne possédait aucun
«sens idéologique» il n appelait quune «mterpre
talion psychiatrique» Des dingues voila ce quils
étaient pourquoi nont ils pas pris leur medica
ment a temps J Contre le djihad une pilule et au
ht 1 Alors résumons des manifestants zombies
une poignee de fous et tant pis pour la pelletée
de travaux qui témoignent au contraire de la ratio
nalite pleine et entière des terroristes La France 5
Des mabouls contre des MAZ avec une seule
conscience claire Emmanuel Todd
C est vrai la science aboutit souvent a des
paradoxes maîs tout ce qui est paradoxal nest
pas nécessairement scientifique La methode
de Todd ne révèle pas hnconscient de la societe
française maîs le sien Y a t il vraiment quelqu un
pour prendre au sérieux une phrase comme «la
France qui est aux commandes cest celle qui a ete
antidreyfusarde catholique mchyste»^ Hollande
Petam Charb cherchez I intrus Du reste a quoi
bon lutter contre I extreme droite si celle ci est déjà
au pouvoir a quoi bon lut
ter contre Minute puisque
Emmanuel
Ion a Charlie^ Todd ne
Todd
comprend pas les acteurs
quil étudie parce quil les
prend pour des zombies
Et cest parce quil leur
coupe la tete que son exph
cation ne marche pas
Qui est
Charlie?
Guillaume Erner
• Emmanuel Todd Qui est
Charlie "> (editions du Seuil)
SEUIL 4448983400503
Date : 06 MAI 15
Page de l'article : p.8-9
Journaliste : Guillaume Erner /
Philippe Lançon
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
Page 2/6
LES NOBLES AVEUGLES
uelques menus problèmes physiques
dus a l'attentat du 7 janvier m'empê
cheront, hélas, comme d'autres, d'être
present a Manhattan pour la remise a Charlie
du Prix du courage pour la liberte d'expression
par l'Amencan PEN Club Je ne m'attribue pas
plus j'imagine, que mes collègues et amis un
courage particulier Quant a la liberte d'expression, j'ai grandi comme eux dans les journaux
qui m'ont accueilli sans trop y penser, tant elle
constituait l'air qu'on y respirait, pour le meilleur et pour le pire Aurions-nous dû être plus
conscients du privilege que nous avions ? Nous
sentir plus responsables, « juste milieu » ' fe
ne le croîs pas Un exces de conscience reduit la
liberte, la fantaisie, l'imagination II augmente,
non pas la rigueur, maîs l'esprit de sérieux Un
tel esprit tuerait Charlie
II faut ici de nouveau le rappeler nous
étions bien seuls, en 2006, lorsque nous avons
publie les caricatures de Mahomet Les uns
nous reprochaient de désespérer le Billancourt
musulman, les autres, d'afficher des dessins de
mauvais goût D'un côte, les idéologues et les
couards , de l'autre, les arbitres des élégances
Tout ce beau monde faisait mme de croire que
Charlie devait se sentir responsable de ses choix
au même titre et selon les mêmes criteres qu'un
gouvernement, une ONG, un conservateur de
musee, une tenancière de salon de the ou le
journal Le Monde Cette fable concernait un
hebdomadaire satirique, le nôtre, qui avait une
histoire politique précise, que nul n'était oblige
d'acheter et qui n apparaissait pas même a la
devanture des kiosques
Sur ce point, la célébration de Charlie par
une institution comme le PEN Club me semble
relever de l'un de ces hasards cocasses qui
rappellent la rencontre entre le parapluie et la
machine à coudre sur une table de dissection
symbolique Du moins, me semblait, jusqu'au
moment où l'on a su qu'un troupeau de plus de
deux cents écrivains notables et anglo-saxons,
pour la plupart issus d'un univers multiculturel, refusaient de participer a la cérémonie
Ces écrivains sont naturellement libres de ne
pas adhérer a « Je suis Charlie », de se mefier
d'un mouvement collectif de bonne conscience
et de ne pas venir au PEN Club Charlie s'est
assez fichu des institutions pour ne pas en devenir une a son tour — l'un de ces lieux ou il est
indispensable de se montrer bien-pensant pour
faire carriere et se croire aime Ce n'est donc pas
leur abstention qui me choque, c'est la nature
de leurs arguments Que des romanciers d'une
telle qualite — Peter Carey, Michael Ondaatje,
Francme Prose, Teju Cole, Rachel Kushner,
Taiye Selasi — en viennent a dire autant de
Tous droits réservés à l'éditeur
stupidités mal informées en aussi peu de mots,
avec toute la vanité des belles âmes, voila qui
attriste le lecteur que )e suis Même si ce lecteur
sait, par experience, qu'un bon écrivain n'est
jamais rien de plus, ni de moins, qu'un bon
écrivain un type qui sait bâtir quelque chose de
beau, de surprenant et d'intelligent, maîs qui,
en dehors de son art, peut hélas penser et écrire
à peu pres n'importe quoi.
LIRE RUSHDIE
Agglomérée en une phrase, la ratatouille
de leurs arguments est la suivante ces atten
tats sont regrettables maîs ne comptez pas sur
nous pour defendre un journal raciste, admirer
un journal blessant et de mauvais goût, devenu
emblème d'un pays donneur de leçons, alors
que tant d'hommes meurent, victimes de l'Oc
cident, sur cette planete L'Américain Teju Cole,
dans un article en ligne du New Yorker, publie
le 9 janvier et intitule « Unmournable Bodies »
(Des corps qu'on ne peut plaindre), avait ouvert
le feu Le texte révélait la stupidité du moralisme ethnique americain lorsqu'il s'appuie sur
une ignorance complète de ce qu'il dénonce
l'histoire d un journal, Charlie Hebdo, que son
auteur n'avait probablement jamais lu, maîs
aussi le contexte politique et social d'un pays, la
France La mauvaise foi ajoutait au reste Cole
interprétait ouvertement de travers le célèbre
dessin de Cabu (« C est dur d'être aime par des
com ») C'est dur d'être condamne par des
cons qui ne vous lisent pas
L'Australien Peter Carey, bon romancier,
dénonce, lui, « l'arrogance » française veut-il
parler de Charlie, du mouvement du ii janvier,
du gouvernement ou de la France en general,
depuis Louis XIV peut-être > Tout cela est si
confus, a un tel fumet de dîner en ville trop
arrose, qu'il est préférable d'en rire Le mieux
est de conclure avec Salman Rushdie, qui aime
l'œuvre de Carey, maîs qui sait de quoi il parle
« Si le PEN, en tant qu'organisation défendant la
liberte d'expression, ne peut pas defendre et rendre
hommage a des personnes qui ont ete tuees pour
avoir dessine des caricatures, alors je ne sais vrai
ment pas a quoi il sert Ce que je peux dire a Peter,
Michael et aux autres, c'est "J'espère que jamais
personne ne vous prendra pour cibles " » Si
je les connaissais, je leur dirais volontiers la
même chose Je me contenterai de lire leurs
romans sur mon ht d'hôpital Et de relire, avant
tout, Joseph Anton Une autobiographie (Folio),
livre ou Rushdie raconte, avec beaucoup d humour et de precision, ce qu est sa vie d'homme
et d'écrivain condamne par une fatwa
Philippe Lançon
SEUIL 4448983400503

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