Guelph Jazz Festival Guelph, Ontario Une chorégraphie des instants

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Guelph Jazz Festival Guelph, Ontario Une chorégraphie des instants
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Guelph Jazz Festival
Guelph, Ontario
Une chorégraphie des instants :
Réponse au discours d’ouverture de Paul D. Miller (alias D.J. Spooky)
au Colloque du Festival de jazz de Guelph en 2003
par Jesse Stewart
Mai 2004
Le jeudi 5 septembre 2003, Paul D. Miller — certainement mieux connu sous le nom de D.J.
Spooky That Subliminal Kid — prononçait le discours d’ouverture du Colloque du Festival de
jazz de Guelph. Au premier abord, il peut paraître étrange qu’un animateur de la scène musicale
contemporaine soit invité à prononcer une allocution à un colloque parrainé par un festival de
jazz. Cependant, le remarquable profil interdisciplinaire de Miller, à la fois artiste conceptuel,
auteur, théoricien et musicien, s’inscrit parfaitement dans la thématique du Festival et du
Colloque de Guelph, lesquels franchissent régulièrement les frontières disciplinaires en
présentant des performances musicales saisissantes et des connaissances novatrices qui remettent
en question les idées reçues. Intitulé Activating Jazz: Human Rights, Resistant Sounds, and the
Politics of Music Making, le Colloque de 2003 se concentrait sur le rôle que le jazz et la musique
improvisée ont joué et jouent encore dans la lutte pour les droits humains et la justice sociale. La
présentation multimédia de Miller était librement adaptée de son essai intitulé Freeze Frame,
coécrit avec Ken Jordan (disponible en ligne à l’adresse suivante :
http://www.newmusicbox.org/page.nmbx?id=42tp00). Son discours exposait une variété
étourdissante de sujets, de l’histoire et des répercussions de la muzak à la révolution de la
musique numérique.
À plusieurs reprises, Miller a lié l’art de l’échantillonnage numérique — il y fait allusion de
manière poétique en évoquant la « chorégraphie des instants » — à l’improvisation en jazz. Selon
lui, de la même manière qu’une formation de jazz dépend étroitement du dialogue musical,
l’échantillonnage numérique offre une gamme illimitée de possibilités de dialogue grâce à des
systèmes d’ordinateurs en réseau et de transferts de fichiers électroniques. Pour Miller, l’univers
numérique fournit des archives infinies de matériel pour l’échantillonnage et représente en
quelque sorte une mémoire culturelle collective, continuellement modelée et remodelée par la
culture contemporaine D.J.
À mon sens, la dimension extrêmement performative de l’allocution de Miller en constituait
l’aspect le plus intéressant. En surface, sa présentation était d’une extrême finesse technologique,
utilisant des platines, des sons numériques et l’imagerie projetée par ordinateur (des fondus
enchaînés ultra-léchés et d’autres gadgets numériques accrocheurs). Miller passe d’une
technologie à l’autre aussi rapidement qu’il saute d’un sujet à l’autre, tissant un réseau serré
d’informations audiovisuelle. Doublant cette version particulière de l’allocution The Canadian
Mix, il commence par manipuler une version 33 tours de The Medium Is the Message du
théoricien canadien des communications bien connu, Marshall McLuhan sur un rythme illbient
inspiré du hip-hop. En guise d’illustration visuelle au concept de village global prôné par
McLuhan, la silhouette de Miller se détache sur fond de projection vidéo extrêmement rapide
montrant divers drapeaux du monde découpés et assemblés de différentes manières.
Conceptuellement, cette composante vidéo non seulement illustrait avec pertinence les idées de
McLuhan, mais constituait aussi un fascinant analogue visuel aux procédés de coupure et de
mixage, que l’on retrouve dans la musique de Miller en particulier et dans la musique
électronique en général. Selon moi, cette approche était révélatrice d’une autre dimension
performative importante de son exposé — la démonstration d’une sensibilité esthétique et d’un
système de logique dérivant, du moins partiellement, de sa pratique musicale actuelle
d’animateur. L’intervention ressemblait beaucoup à une réorchestration, un collage audiovisuel
de matériel apparemment disparate assemblé par Miller dans le rôle de D.J. Spooky.
C’est la prestation de ce personnage qui a constitué pour moi la dimension la plus intrigante de
son allocution. D’une certaine manière, la présentation entière était comme un spectacle
sophistiqué au contenu hautement complexe et fluide. À un moment donné, Miller commente
l’invention de l’art de la pochette de disque par Alex Steinweiss en 1939. Il soutient que l’arrivée
de la pochette de disque illustrée peut être interprétée comme un pas vers la démocratisation de la
culture, une tentative de sortir l’art visuel de l’espace élitiste des galeries d’art au bénéfice de la
société de masse (c’est l’une des rares occasions où Miller a explicitement abordé la dimension
politique du thème du Colloque, bien que l’allusion aux « sons résistants » ait été sous-entendue
tout au long de son discours). Miller a alors fait circuler plusieurs disques vinyle, qu’il considère
comme certains de ses exemples favoris de pochettes de disque. Il s’agissait du disque de
McLuhan mentionné plus haut, d’une copie à tirage limité de Speaking in Tongues des Talking
Heads, dont la pochette reprend une œuvre d’art du célèbre artiste américain Robert
Rauschenberg, et plusieurs disques de Spooky.
J’affirmerais qu’en plus d’asseoir fermement sa position dans la culture D.J. par cette
fétichisation des vinyles, Miller a utilisé ces disques de façon stratégique afin de créer un lien
entre son identité de D.J. Spooky (et la mettre en scène) et plusieurs figures clé, notamment celle
d’un théoricien influent des communications (McLuhan) et celle d’un artiste visuel renommé
(Rauschenberg). Il n’est peut-être pas étonnant de retrouver sur la version 33 tours du disque de
Spooky, portant le titre Optometry, une illustration de Miller sur le devant de la pochette et une
image en spirale tirée d’Anemic Cinema, le film dadaïste de Marcel Duchamp datant de 1926. Le
contenu musical du disque présente Spooky en dialogue avec des musiciens de jazz
contemporains, notamment William Parker, Mathew Shipp et Joe McPhee. Pendant son discours,
Miller a plus d’une fois fait référence à l’œuvre de Duke Ellington, Richard Wagner, John Cage,
Edgar Varèse, Georges Antheil et de beaucoup d’autres. À un moment donné, il a montré une
photo de lui avec Yoko Ono et Thurston Moore (du célèbre groupe Sonic Youth), avec qui il a
collaboré dans le passé. En l’espace d’une heure, à l’aide d’exemples divers — sonores, visuels et
intellectuels —, Miller s’est défini comme étant dans la mouvance de pratiquement tous les
grands courants de l’avant-garde musicale et artistique des 80 dernières années, de Dada à l’art
conceptuel en passant par le free jazz, et en dialogue avec eux. Pour Miller, tout est dans le
mixage.
Son allocution a soulevé chez moi un certain nombre de questions. Y a-t-il des limites, me suis-je
demandé, à l’hybridité musicale et au dialogisme que permet la technologie numérique et
qu’épouse la chorégraphie des instants chère à Miller ? Que gagne-t-on dans la dépendance
extrême vis-à-vis des technologies médiatisées et que perd-t-on ? Son discours a également
suscité des questions sur la relation complexe entre théorie et pratique. Selon moi, considérer la
conférence de Miller dans une perspective « théorique » et la performance de boîte de nuit de D.J.
Spooky de ce soir-là comme de la « pratique » serait passer à côté du caractère novateur et de
l’importance culturelle de l’un et de l’autre. Je pense que chacun des aspects de la carrière à
multiples facettes de Miller doit être considéré à la fois comme de la théorie pratique et de la
pratique théorique critique.

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