De la fascination du voyageur à la curiosité de l`historien

Transcription

De la fascination du voyageur à la curiosité de l`historien
De la fascination du voyageur à la curiosité de l’historien
Les chrétiennes de Goa dans la littérature historiographique
Ernestine Carreira
Université de Provence
[email protected]
La modeste étude que je présente ici n’a d’autres prétentions que de faire connaître en
France les efforts de ceux et celles qui, depuis la fin du XIXe siècle, tentent de mettre sur les
rails l’immense chantier de l’histoire des femmes et leur expression culturelle dans les régions
lusophones de notre planète. C’est uniquement à ce titre que je me détourne provisoirement
d’un domaine de spécialité où la présence féminine était quasi inexistante - la navigation et
les réseaux marchands dans l’océan Indien au XVIIIe siècle – pour établir un très rapide état
des lieux de la bibliographie concernant l’Inde portugaise.
Force est de constater que la monumentale historiographie des cinquante dernières
années sur l’expansion portugaise en Asie n’accorde à la population féminine des territoires
sous administration portugaise (XVI-XXe siècles) qu’une place très périphérique, infiniment
loin derrière la conquête, la diplomatie, la navigation et le commerce1. Si l’on considère
l’importance et la visibilité que ce domaine d’études atteint aujourd’hui au Brésil, en partie
grâce aux travaux de Beatriz Nizza da Silva pour la période coloniale, l’Asie se présente, pour
paraphraser son homologue goanaise Fátima Gracias, sous la forme d’un Kaléidoscope
d’études embryonnaires2. Ce dernier nous projette des informations dont nous ne pouvons
pour l’instant nous servir pour édifier cette histoire, faute d’une approche systématique et
d’une contextualisation historique globale, puisque même la recherche contemporaine
s’aventure rarement au-delà du glorieux XVIe siècle. Curieusement, l’épopée portugaise en
Asie s’est écrite au masculin chez les Portugais, alors que les voyageurs européens du siècle
suivant (XVIIe siècle) démontrent que cette population féminine était le résultat le plus
visible de la rencontre entre cultures occidentale et orientale. Le même constat s’établira dès
la fin du XIXe siècle dans les premières études publiées par les érudits goanais. Malgré tout, il
ne sera pas étonnant de constater, au long de cette présentation, que nous connaissons
aujourd’hui un peu mieux les chrétiennes de la Goa à l’époque de l’empire ( XVII et XVIIe
siècles), que celles des périodes postérieures. Celles où les élites chrétiennes natives
remplacèrent ou supplantèrent les élites européennes ou luso-descendantes locales.
Notre travail proposera, dans une perspective chronologique, la visibilité de la femme
dans la bibliographie historique à partir de la fin du XIXe siècle et jusqu’aux années 1980, qui
amorcent le renouveau de l’historiographie lusophone partout dans le monde, en la faisant
sortir des carcans idéologiques du totalitarisme et de la censure. Puis il établira un état des
lieux sommaire de l’orientation actuelle de la recherche et des axes non encore explorés.
1
Constat encore confirmé par le dernier article en date sur cette question : Maria de Deus Manso,
« The ‘other woman’ in the portuguese overseas space : the case of portuguese india » in Westwards :
which Direction for Gender Studies in the 21st Century ?, ed. Clara Sarmento, Cambridge Scholars
Publishing, 2007.
2
Fatima da Silva Gracias : Kaleidoscope of women of Goa, New Delhi, Concept publishing company,
1998. En cours de réédition.
1
1 - La littérature pionnière (années 1840-1940) Les érudits de Goa et d’ailleurs
L’historiographie concernant les femmes de Goa à l’époque coloniale se conjugue
aujourd’hui presque exclusivement au féminin. On pourrait établir le constat exactement
inverse pour cette première période de construction de la visibilité historique de la société
féminine de l’Inde portugaise, ou plutôt des « Portugaises de l’Inde » puisqu’une partie des
communautés chrétiennes et luso-descendantes se retrouva installée, dès le XVIIe siècle, hors
des limites des territoires administrés par la couronne du Portugal, après son effondrement
maritime et continental.
Contrairement aux affirmations publiées ici et là par les chercheurs européens
contemporains, Charles Ralph Boxer, l’un des fondateurs de l’historiographie sur l’expansion
portugaise, n’est pas le pionnier de l’histoire des femmes dans l’Asie portugaise. Il est certes
le premier à tracer les orientations méthodologiques et thématiques encore en vigueur
aujourd’hui. Mais il est surtout l’héritier, parfois ingrat et condescendant, d’une tradition
goanaise à laquelle il doit l’ensemble de ses premiers travaux. Reconnaissons-lui cependant le
mérite de l’articulation entre l’érudition locale et l’actuelle génération d’historiens qui
essayent de mieux connaître cette partie oubliée de la société d’outre-mer.
Cette visibilité historique de la société féminine naît avec le développement précoce
d’élites locales (natives, métropolitaines, eurasiennes) dans l’ancienne capitale de l’Asie
portugaise, au XIXe siècle. L’Inde du XIXe siècle était britannique et le modèle social anglais
prédominait. Modèle que créait une tradition de formation locale, d’érudition et d’exploitation
de la mémoire historique conservée dans les archives locales. Cela se traduira, en territoire
portugais par la fondation, dans les premières décennies du XIXe siècle, d’institutions
comme : un Lycée, une école de médecine, et une imprimerie officielle (Imprensa Nacional),
qui allaient permettre l’éclosion et la publication de nombreux travaux. Cette élite s’intéressa
à l’histoire de Goa, autant pour affirmer sa légitimité face à une Inde anglaise envahissante,
que pour réclamer son statut de citoyenneté dans un « empire portugais » tenté par l’idéologie
colonisatrice des autres puissances européennes, puis par la discrimination entre les
métropolitains et les autres habitants de ses territoires d’outre-mer.
Entre l’indépendance du Brésil et les premières années du gouvernement de Salazar,
deux groupes d’historiens amateurs vont faire régulièrement tourner les presses de Goa,
créant revues et journaux, publiant des ouvrages savants. Ils mettent ainsi à jour le magnifique
patrimoine documentaire des archives de Goa3 qu’ils publient en partie après avoir classé et
organisé les collections. Le premier groupe est celui des hauts fonctionnaires portugais lettrés,
dont l’un des plus connus est Joaquim Heliodoro da Cunha Rivara 4. Le deuxième groupe
incluait les élites chrétiennes brahmanes et des descendants de Portugais (luso-descendants)
tels que Miguel Vicente de Abreu (1827-1883), fonctionnaire du gouvernement comme la très
grande majorité des autres érudits de Goa. Les frères Gracias 5 restent les plus prolifiques
3
Les archives de Goa ont été crées à la fin du XVIe siècle par Diogo do Couto, ancien « guarda-mor »
(conservateur) de archives royales de Lisbonne (Torre do Tombo), Fourth Centenary volume of the
Goa Archives, 1595-1995, ed. S.K. Mhamai, Panaji, Directorate of Archives and Archaeology, 2001.
4
Joaquim Heliodoro da Cunha Rivara (1809-1879) fut directeur de la bibliothèque publique de Évora,
qui conservait aussi un important fonds d’archives sur l’Asie portugaise. Il fonda la revue Arquivo
Português Oriental où furent publiées les archives anciennes de Goa. Il est également l’auteur de
plusieurs études très documentées sur l’Inde portugaise des XVII au XIXe siècle. Cf Caetano
Gonçalves, Biografia de J.H. da Cunha Rivara, Vila Nova de Famalicão 1952.
5
Les frères Gracias étaient issus d’une vieille famille de Goa et fils d’un gouverneur de Daman. José
António Ismael Gracias (1857-1919), directeur de la bibliothèque publique de Goa, publia une
quarantaine d’ouvrages sur l’histoire, l’administration et la législation de Goa. Il fonda et dirigea O
Oriente português, revue consacrée à l’histoire et l’archéologie de l’Inde portugaise. Son frère João
Baptista Amâncio Gracias (1872-1950) fut directeur des finances de Goa, Il publia sept ouvrages,
2
dans les trois premières décennies du XXe siècle. Quant à Alberto C. Germano da Silva,
médecin de profession, il entreprit, entre les années 1930 et 1950, une monumentale histoire
sociale de l’Inde portugaise6. Même si son travail manque d’approche méthodologique et peut
être sur de multiples points contesté, il n’en a pas moins mis à jour une partie des sources
publiques concernant les femmes de Goa dans toute leur diversité ethnique (européennes,
eurasiennes, africaines, asiatiques, natives).
En ce qui concerne l’histoire des femmes, le groupe va publier au moins quatre
ouvrages ainsi qu’une série d’articles assez divers et qui laissent entrevoir les multiples
facettes des sociétés féminines de l’Inde portugaise et/ou chrétienne jusqu’à la fin des années
1930. Ces études ne relèvent pas de la simple volonté d’érudition. L’histoire des femmes met
en évidence les efforts de la minorité luso-descendante pour faire reconnaître son rang d’élite
dans la citoyenneté portugaise. Cette communauté est en voie de disparition dès le XIXe
siècle et elle souhaite mettre en évidence son rôle dans la construction et la pérennité de l’Inde
Portugaise7. La métropole n’est pas l’unique objectif : le groupe se trouve marginalisé par les
élites brahmanes chrétiennes de Goa, elles aussi reconnues et parfois anoblies par la couronne
portugaise. Par ailleurs, la communauté s’inquiète de la politique du gouvernement colonial
britannique, farouchement opposé au métissage anglo-indien8. Enfin, le groupe affirme
surtout son identité européenne et accueille avec une certaine sympathie l’idéologie
« missionnaire » de Salazar.
La thématique fondatrice de l’histoire des femmes de Goa, et la préférée des
chercheurs encore d’aujourd’hui, concerne l’histoire religieuse au féminin. En effet, la
première étude « de genre », publiée en 1882 par Miguel Vicente de Abreu, raconte l’histoire
de l’unique couvent féminin de l’Asie portugaise, celui de Santa Mónica, fondé en 1606 par
l’ordre de Saint Augustin, et qui resta longtemps une des institutions les plus riches de l’Asie
chrétienne9. L’auteur reprenait d’ailleurs le seul écrit de langue portugaise connu à ce jour sur
la société féminine de Goa, rédigé par le prêtre du couvent, et imprimé au XVIIIe siècle au
Portugal10. L’Histoire de Santa Mónica inscrit elle aussi dans la mémoire collective
l’ascension sociale de la communauté des descendants et des chrétiens natifs qui, dès la fin du
XVIIe siècle, eurent les moyens et l’influence pour imposer leurs filles, mères ou sœurs, dans
cette institution strictement réservée, depuis sa création, aux dames issues de la noblesse
majoritairement axés sur les finances et l’histoire de la médecine à Goa. Le troisième frère, Caetano
Xavier Gracias (1865-1944), médecin de formation, publia sept ouvrages sur la flore et la faune de
Goa.
Le travail d’érudition des frères Gracias obtenait un excellent écho en Inde comme au Portugal. Ils
reçurent les très prestigieux ordre du Christ et ordre de Santiago. Ils devinrent également membres de
l’Académie des Sciences et de la société de Géographie de Lisbonne.
6
Alberto C. Germano da Silva (1888-1967) écrivit six volumes de la História da colonização
portuguesa na Índia, Lisboa, Agência Geral das Colónias, 1948 à 1958. Il est également l’auteur d’une
soixantaine d’autres ouvrages et articles à caractère historique et médical, écrits en français et
portugais.
7
Après le récits de batailles et conquêtes, Germano da Silva Correia conclut sa description en
précisant : « Vem isto a propósito para demonstrar que os Portugueses e os Luso-descendentes do
século XVII não eram em nada inferiores, como batalhadores, aos seus predecessores da centúria
precedente ». Cf.Alberto Germano Correia da Silva, Os Luso-descendentes da Índia, Bastorá,
Tipografia Rangel, 1946, 36p. p. 16.
8
Cf Durba Ghosh, Sex and the Family in Colonial India, The Making of Empire, Cambridge
University Press, 2006.
9
Miguel Vicente de Abreu, Real Mosteiro de Santa Mónica de Goa : memória Histórica, Nova Goa,
Imprensa Nacional, 1882.
10
Frei Agostinho de Santa Maria, História da fundação do Real Convento de Santa Mónica da cidade
de Goa. Lisboa, António Pedroso Galram, 1699.
3
métropolitaine.
Menacée et diminuée par la suite, la communauté luso-descendante va dès le début du
XXe siècle tenter de s’inventer, dans et hors de Goa, une généalogie mythique et héroïque à
l’échelle continentale, en reprenant à son compte l’idée du métissage fondateur cher à Afonso
de Albuquerque. Deux biographies historiques vont ainsi voir le jour respectivement en 1907
et 1937, écrites par les frères Gracias. Elles concernent les deux figures de la lusodescendance les plus internationalement connues. La première est dona Juliana Dias da Costa.
Dans Uma dona portuguesa na corte do Gran Moghol Ismael Gracias dresse le portrait d’une
des femmes les plus influentes de l’Inde à la fin du XVIIe siècle. Cette luso-descendante dont
les parents furent un jour emmenés comme esclaves à la cour de l’empereur moghol (qui
dominait alors la majeure partie de l’Inde) fit ensuite une carrière prestigieuse de gouvernante
du harem impérial jusqu’au début du XVIIIe siècle11. Femme cultivée, compétente en
médecine et parlant plusieurs langues étrangères, elle devint une habile diplomate capable de
négocier, au nom des empereurs, avec les premiers envoyés des compagnies européennes. A
en croire la documentation goanaise éditée et commentée par l’auteur, elle représente le
modèle de la patriote. Elle se déclarait vassale du roi du Portugal. Elle, qui vivait en milieu
musulman, affirmait sa foi chrétienne en favorisant les Jésuites, qui le lui rendaient bien en
faisant sa propagande à Goa. Bonne médiatrice, elle obtint des cessions de territoires pour
l’Estado da Índia. Dom João V, qui n’était pas un ingrat, le lui rendit en revenus (villages
près de Daman) et en anoblissant sa famille.
Ce n’est pas vraiment la figure féminine qui est valorisée dans l’étude de Ismael
Gracias, mais ses qualités masculines d’héroïne issue d’une double identité culturelle. Dans
les années 1930, le besoin de reconnaissance communautaire s’étend à l’Inde française. Un
des ouvrages de Ismael Gracias consacré à un luso-descendant compagnon de Dupleix sera
traduit et édité en français à Pondichéry12. Mais c’est autour de la célèbre Marquise de
Dupleix que vont s’affairer les érudits. Epouse du fondateur de l’éphémère empire français
des Indes (1742-1754) Jeanne Vincent était d’une lointaine ascendance portugaise. Elle devint
un emblème pour les descendants car elle n’était pas seulement « une des leurs ». Sa célébrité
atteignait aussi les rivages de l’Europe et la France des Lumières, où elle décéda d’ailleurs
dans la disgrâce en 1756. Héroïne tragique, victime de l’ingratitude d’une couronne
incompétente, une première biographie française lui avait été dédiée en 1892, puis un long
poème édité à Paris en 190513. Quand Yvonne Robert Gaebelé publia à Pondichéry, en 1934,
Créole et grande dame, Johanna Begum, marquise Dupleix (1706-1756), le succès fut
immédiat. Mais elle n’y valorisait que son rôle dans l’expansion française en Inde, ses réseaux
et sa connaissance de la politique régionale. L’ouvrage n’eut pas besoin d’être traduit pour
être lu à Goa puisque le français y restait la langue de culture la plus enseignée. Mais les
Goanais ne pouvaient être satisfaits de cette version très francophile. Leur réponse surgit en
1937, sous la plume de João Baptista Amâncio Gracias : Uma heroina luso-francesa ou a
célebre Jan Begum, marquesa de Dupleix. Le livre s’inspire très directement du texte
d’Yvonne Robert Gaebelé, mais en « lusitanisant » l’héroïne. La dernière page est révélatrice
de l’attachement des indo-portugais à leur ascendance européenne :
11
José António Ismael Gracias, Uma dona portuguesa na Corte do Grão-Mogol : documentos de
1710 e 1719 precedidos de um esboço histórico das relações polítícas e diplomáticas entre o Estado
da Índia e o Grão Moghol nos séculos XVI e XVII, Nova Goa, Imprensa Nacional 1907.
12
Ismael Gracias, O bispo de Halicarnasso, Dom António José de Noronha, Memória Histórica, Nova
Goa, Imprensa nacional, 1903. Ismael Gracias, Dom Antonio José de Noronha, évêque de
Halicarnasse, Pondichéry, Imprimerie moderne, 1933.
13
M.I. Guet, Origines de l’Inde française : Jan Begum, Madame Dupleix 1706-1756, Paris librairie
militaire de L. Baudouin – 1892. Emile Blémont : La Begum Jeanne – Poème – Paris A. Lemerre,
1905.
4
A nós portugueses e indianos – repetimos – é motivo de legítimo orgulho o
heroico papel que essa creoula portuguesa representou ao lado de Dupleix […] Mas a
história sagra-a como uma criatura privilegiada – alma de herói em corpo de mulher.
Honra para Portugueses e Indianos !14
Ici aussi, on retrouve la biographie d'une héroïne aux caractéristiques masculines.
Comme Juliana, ce sont des femmes qui ont exercé une forme de pouvoir et contribué au
prestige du christianisme dans l'Inde. C'est sans doute pour cela que la troisième figure
célèbre n'a pas eu sa place dans le panthéon goanais des luso-descendants. En effet, Yvonne
Robert Gaebelé avait également publié, en 1948, Des plages du Coromandel aux salons du
Consulat et de l’Empire : vie de la princesse de Talleyrand15. Mais cette dernière n’avait
jamais essayé de convaincre son ministre et diplomate de mari de favoriser les intérêts du
Portugal pendant et après les guerres de la Révolution et de l’Empire. Publier une biographie
portugaise de cette dernière aurait sans doute paru politiquement incorrect aux yeux des
autorités de la métropole.
Face à la lente progression du nationalisme contre la colonisation anglaise, il est
possible que ces biographies luso-françaises d’héroïnes métisses aient représenté une volonté
de bien se démarquer de la politique discriminatoire menée par les Britanniques et d’imposer
l’idée d’une « colonisation réussie » proche de l’idéologie salazariste.
Les trois ouvrages « fondateurs » reflètent déjà ce qui deviendra la caractéristique
principale de la majorité des futures études historiques sur la femme de Goa : son
rattachement prioritaire à la lusitanité. Le même groupe goanais avait d’ailleurs aussi produit
quelques études mineures sur ses ancêtres européennes et Germano Correia da Silva tenta
même une généalogie globale quand il entreprit sa monumentale Historia da colonização
portuguesa na Índia16. Toutefois, cela ne l’empêcha de réagir en Indien au moment de la
politique salazariste d’éradication des traditions hindoues. Il se consacra ainsi à l’étude d’un
groupe social qui avait échappé pendant plus de quatre siècles à la vindicte de la législation
métropolitaine. La profession de Bayadère (bailadeira, naiquins ou devadasi) restait une
institution en Inde portugaise. Ces danseuses sacrées des temples et prostituées rituelles
étaient également des femmes cultivées qui ne plaisaient pas qu’aux brahmanes des temples,
mais aussi aux Portugais qui les faisaient danser - et plus - dans leurs domiciles. Tous les édits
interdisant leur présence dans les espaces chrétiens depuis le XVIe siècle avaient été
systématiquement ignorés par les chrétiens et les hindous. Jusqu’à Salazar. Et cela provoqua
le départ immédiat de cette très antique classe sociale vers Bombay17. C’est par le biais de sa
profession, la médecine, que Germano Correia da Silva contourna la censure en abordant cette
14
Joao Baptista Amâncio Gracias, Uma heroina luso-francesa ou a célebre Jan Begum, marquesa de
Dupleix, Nova Goa, Tipografia Rangel, 1937, p. 225-226.
15
Ouvrage édité simultanément à Paris (Presses Universitaire de France) et à Pondichéry
(Bibliothèque Coloniale) en 1948.
16
Voir à ce propos João Baptista Amâncio Gracias, « A primeira mulher portuguesa na Índia », In O
mundo português, Vol 1, 1934, p. 143 à 150; Alberto Germano Correia da Silva, « As Portuguesas nos
primórdios da colonização da Índia », In Separata do Boletim da Sociedade de Geografia de Lisboa,
1948, 20 p.
17
Selon Fátima Gracias, les bayadères ou devadasi (esclaves de dieu) étaient une profession réservée
au départ aux petites filles offertes au temple par leurs parents. Mais dans la Goa décadente, les veuves
hindoues de toutes les classes sociales, abandonnées par leurs familles ou leurs maris, intégraient ce
milieu, faute d’autres possibilités laboriales. Parfois assez bien éduquées, elles devenaient les
concubines des riches hindous et des Portugais. Leurs gains leur permettaient d’éduquer leurs fils.
Leurs filles restaient obligatoirement vouées à la profession maternelle. Le groupe comprenait encore
400 femmes en 1921. Leur expulsion vers Bombay les força à la prostitution. Cf.Fátima Gracias, op.
cit. p. 80.
5
question sous l’angle de la prostitution et des maladies vénériennes18. Il publia, en 1940, Les
bayadères et autres courtisanes de l’Inde portugaise : étude anthropologique et
physiopathologique. L’édition à Goa d’un ouvrage en langue française n’est pas une
étrangeté. Elle seule permettait la diffusion de l’ouvrage en Inde anglaise et française, puisque
le portugais avait cessé d’être une langue de communication en Inde à partir de la fin du
XVIIIe siècle.
Jusqu’aux travaux récents de Fátima Gracias, l’ouvrage de Germano Correia da Silva
sur une communauté féminine non chrétienne de Goa reste une exception, même en tenant
compte du petit article de Charles Ralph Boxer publié en 1961, et très directement inspiré du
travail du précédent19. En effet, c’est une approche beaucoup plus traditionaliste et similaire à
la démarche des frères Gracias (biographie d’une héroïne aux caractéristiques masculines et
lusitaniennes) que propose, en cette même année 1940, le Brésilien Gustavo Barroso dans son
roman historique A senhora de Panjim. L’auteur écrivit ce roman en 1932 et il est fort
probable qu’il ait eu accès à la biographie d’Ismael Gracias sur Juliana Dias da Costa. Il
possédait un réseau de contacts à Goa où il s’était fait transcrire la majeure partie des
documents ayant servi de base à son inspiration littéraire. Il s’agit du premier roman
historique sur l’Inde portugaise ayant pour héros… une héroïne. On pourra sans nul doute
attribuer davantage le choix de Barroso à la « brésilianité » de son héroïne qu’à sa féminité.
Mais elle luttait pour la gloire du Portugal. Aussi, le roman fut publié en 1940, dans le cadre
de l’exposition commémorative des Centenaires du Portugal (indépendance de 1640) et par la
très officielle Agência Geral das Colónias. Il convient de préciser que Gustavo Barroso était
lié à l’Intégralisme, mouvement politique brésilien proche idéologiquement des totalitarismes
européens et favorable à une discrimination ethnique20. Dans ce roman, qui suit fidèlement la
documentation historique, il met en scène la vie de dona Ursula de Abreu Lencastre, jeune
carioca qui à l’âge de 18 ans, en 1700, fuit ses parents et s’embarqua, déguisée en homme,
pour Goa. Elle y mena pendant 14 ans une carrière de soldat courageux au service de la patrie
avant d’être blessée et de voir le subterfuge découvert par son sauveur qui finit par l’épouser.
Dom João V lui concéda biens et honneurs et elle vécut à Goa « entourée du respect de tous ».
Curieusement, ou peut-être pas, le roman n’eut aucun écho à Goa, pas plus qu’en
métropole d’ailleurs, si l’on en juge par la pile des invendus qui encombrait encore les
étagères de la Livraria Histórica Ultramarina de Lisbonne dans les années 1980. Pourquoi les
érudits de Goa n’ont-ils pas écrit sur cette héroïne pourtant proche, par ses caractéristiques
masculines, de celles des frères Gracias et dont ils connaissaient l’existence par les archives
de Goa? Sans doute parce qu’ils ne lui trouvaient aucun ancrage indien. Les hauts faits
d’armes de ce personnage lui ont valu le Panthéon au Brésil où elle reste une des femmes les
plus célèbres au XIXe siècle. Dans ces circonstances, une réappropriation indienne semblait
difficile. On pourrait argumenter aussi que les précédentes héroïnes possédaient les
caractéristiques du héros masculin sans endosser une profession masculine (militaire), ce qui
certainement heurtait encore les mentalités de la Goa du début du XXe siècle. Quand au
18
L’existence des Bayadères posa des problèmes à l’ensemble des gouvernements coloniaux de l’Inde.
ConsulterKay Kirkpatrick Jordan, From sacred servant to profane prostitute : a history of the
changing legal status of the Devadasis in India, 1857-1947, New Delhi : Manohar, 2003.
19
Charles Ralph Boxer : "Fidalgos portugueses e bailadeiras indianas. Séc. XVII e Séc. XVIII". In
Revista de História, São Paulo (Brésil), N°56, 1961, pp. 83-105.
20
Gustavo Barroso (1888-1959) est une des grandes figures de la vie intellectuelle de Rio de Janeiro
dans la première moitié du XXe siècle. Avocat, haut fonctionnaire, membre de l’Académie
Brésilienne des Lettres qu’il présida longtemps, fondateur et directeur du Musée historique de Rio de
Janeiro, il fut essayiste, folkloriste et romancier. Il fut l’auteur d’une cinquantaine d’ouvages, dont
certains dévolus aux racines lusitaniennes du Brésil. Citons en en 1943 Portugal semente de
impérios .
6
roman, dont l’absence de qualité littéraire est évidente, il contient des propos qui montrent
une société de classes basées sur une discrimination entre Européens et indigènes, laquelle
correspondait à la réalité Brésilienne, mais que les luso-descendants cherchaient justement à
contredire21.
Il est amusant de constater qu’en cette première moitié du XXe siècle à Goa, les héros
virils de l’expansion portugaise sont curieusement devenus… des héroïnes. Côté indien, ce
n’est pas un hasard car si la conquête et l’empire ont été essentiellement une affaire
d’hommes, le seul héritage qui a survécu en Inde est la société métisse, la transmission de la
double culture, des racines « lusitaniennes » en Inde française et anglaise. Et cela a été
prioritairement l’affaire des femmes.
2 – La difficile émergence de la recherche historiographique en Occident à partir des
années 1960
Entre 1940, l’Indépendance de Goa en 1961 et la Révolution des œillets en 1974, les
femmes de l’Inde portugaise retournèrent à leur silence historiographique. Les indépendances
de l’Inde britannique en 1947, puis portugaise expliquent sans doute la rupture de l’édition
érudite à Goa. La censure salazariste, puis la fermeture en 1961 de la Imprensa Nacional de
Goa aussi. La relève apparaîtra en Occident, presque quarante ans plus tard, sous la plume des
historiens britanniques. Charles Ralph Boxer et, dans une moindre mesure, Elaine Sanceau,
vont assurer l’articulation entre les fondateurs goanais et l’historiographie contemporaine. Les
grands axes de recherche qu’ils défrichent restent encore aujourd’hui les plus exploités.
Les thèmes du métissage, des pratiques non chrétiennes et les échecs de la colonisation
portugaise en termes sociaux, représentent des sujets problématiques qu’on ne peut diffuser
dans le Portugal salazariste. Après quelques essais critiques sur les travaux des érudits
goanais, Boxer publie en 1961 (au Brésil) un article au titre aguicheur de Fidalgos
portugueses e bailadeiras indianas…, puis en 1963 son premier ouvrage sur la société
coloniale de l’empire portugais : Race relations in the Portuguese Colonial Empire, 14151825. Edité par la prestigieuse Oxford University Press, l’étude ne sera traduite et publiée au
Portugal qu’en 1988. Il y aborde la question des mariages inter-ethniques et du métissage. Il
approfondira cette thématique dans son unique ouvrage sur l’histoire des femmes dans
l’empire. Boxer est issu de l’école coloniale britannique. Ses points de vue ne sont pas
révolutionnaires, loin s’en faut, mais il y défend la thèse que la couronne portugaise n’avait eu
d’autre choix que d’accepter et d’encourager le métissage dans la période de conquête et
peuplement, car elle avait commis l’erreur d’interdire aux femmes métropolitaines
d’accompagner l’aventure expansionniste. Maris, frères et pères quittaient seuls l’Europe pour
les terres lointaines, contrairement aux souverains espagnols qui encourageaient le
regroupement familial pour stabiliser le peuplement européen de leur empire. Le livre de
Boxer parut à Londres en 1975 sous le titre Mary and Misoginy, Women in iberian expansion
overseas- 1415- 1515. La version portugaise sortit en 1977, sous le titre plus politiquement
21
Il est intéressant de comparer les derniers mots de la biographie de la Marquise de Dupleix, déjà
cités, et ceux du roman A senhora de Panjim. Maria Ursula de Abreu e Lencastre reçoit du roi Dom
João V honneurs et biens. Sa maison est gérée par Manuela, lisboète bien portante, qui a suivi sa
maîtresse aux Indes. L’auteur la met en scène en train d’organiser la maison : “Manuela encarregada
de gerir as intimidades da nova residência, tendo como ajudantes os sipahis Dukta e Kirpa, não cabia
em si de contente. A cada instante mandava os Singaleses fazer isto ou aquilo, e reclamava a
saúdação indú :
- Façam-me o salamaleque, animais ! Eu sou uma mulher branca, seus mestiços do inferno.” Cf.
Gustavo Barroso, op. cit. p. 126.
7
correct de A mulher na expansão ibérica22. Cette étude a tracé les deux grands axes
postérieurs de la recherche dans l’histoire du genre : le métissage, puis l’articulation régionempire pour une approche panoramique des réalités sociales.
Dans un tout autre genre, les travaux d’Elaine Sanceau fondent la lignée des études sur
les Européennes dans l’outre-mer. L’auteure n’était pas une spécialiste d’histoire de la femme
mais plutôt une divulgatrice de l’expansion portugaise dans et hors de l’aire lusophone. Elle
laissa à sa mort, en 1978, une centaine de publications sur le Brésil, l’Afrique, l’Inde, les
conquêtes. Ses travaux sont contemporains de ceux de Boxer, mais beaucoup plus
politiquement corrects et appréciés par le pouvoir portugais, qui régulièrement les a primés.
Ainsi, en 1961, elle reprit à son compte les deux articles publiés quelques décennies plus tôt
par João Baptista Amância Gracias et Germano Correia da Silva et présenta une
communication au très officiel Congresso internacional de História dos Descobrimentos .
L’article intitulé « Portuguese women during the first two centuries of expansion overseas »,
ne parvint pas à dépasser l’énumération et la paraphrase de documents déjà publiés. Mais elle
poursuivit ses recherches et élabora un travail qui fut finalement publié au Portugal en 1979,
après son décès, sous le titre Mulheres portuguesas no ultramar23. Elle y aborde l’histoire, un
peu romancée, du petit groupe de Portugaises qui a défié les océans pour s’installer en Inde
dans la première moitié du XVIe siècle. Ces femmes nobles, la plupart du temps orphelines,
furent les héroïnes de cette première phase de conquête et installation. Sont naturellement
exclues de cette fresque les « autres Portugaises » : prostituées, déportées, femmes en fuite…
qui s’embarquaient clandestinement à Lisbonne, dans les mêmes navires que les nobles
donzelles.
Malgré leurs insuffisances et leur idéologie très nettement marquée, ces travaux restent
aujourd’hui la référence fondatrice chez les spécialistes de l’histoire sociale de l’Inde
portugaise. Ils n’ont cependant pas lancé de dynamique de recherche puisqu’il a fallu attendre
encore vingt ans (1994) et tout l’appui financier et logistique de la Comissão dos
Descobrimentos pour aboutir à l’organisation d’un premier grand Congrès International sur
l’Histoire des femmes dans l’outre-mer portugais. Au total, les actes publiés en 1995 sous le
titre de O Rosto Feminino da Expansão Portuguesa rassemblent plus de cent trente
communications sur la période coloniale, post-coloniale, ainsi que sur les diasporas féminines
dans le monde. La revue Oceanos complète ce travail en publiant aussi cette année-là, dans un
numéro intitulé Mulheres no mar salgado, quatorze articles davantage destinés au grand
public et magnifiquement illustrés24.
L’ensemble de ces travaux permet immédiatement de prendre la mesure de l’avancée
de la recherche au Brésil et, au contraire, de l’absolue indigence des connaissances sur l’Asie.
Entre les actes du colloque et la revue Oceanos, on dénombre quinze communications et
articles concernant spécifiquement l’Inde portugaise. Tous les auteurs présentent des projets,
des ébauches de travail et des promesses de développement. Seuls trois de ces participants
parviendront plus tard à transformer l’essai en thèse publiée: Maria Jesus de Matos, Timoty
Coates et Fina d’Armada25.
22
C.R Boxer, Mary and Misogyny: Women in Iberian expansion overseas – 1415-1515, Londres,
Duckworth, 1975; C.R. Boxer, A mulher na expansão ibérica, Lisboa, Livros Horizonte, 1977.
23
Elaine Sanceau (1896-1978), Mulheres portuguesas no ultramar, Porto, Livraria Civilização 1979.
24
O rosto feminino da expansão portuguesa, Congresso internacional, 21-25 de Setembro 1994 –
Lisboa, 2 Vols, ed. Comissão para a Igualdade e para os direitos das mulheres, 1995; Revista
OCEANOS, Mulheres no mar Salgado, N°21, 1995, ed. Comissão Nacional para as Comemorações
dos Descobrimentos Portugueses.
25
Maria de Jesus dos Mártires Lopes, Goa setecentista : tradição e modernidade (1750-1800), ed.
Universidade Católica Portuguesa, 1996; Thimoty J. Coates, Degredados e órfãs : colonização
dirigida pela coroa no império português, 1550-1755, ed. Comissão Nacional para as Comemorações
8
La majorité des articles et communications se base sur des sources portugaises, en
grande partie imprimées ou éditées. Les thèmes s’insèrent essentiellement dans un axe
« eurocentriste ». Dans la plupart des cas, on retrouve les thématiques des périodes
précédentes, présentées sans réel souci de renouvellement de la réflexion. Mais peu importe :
ce colloque représentait avant tout un événement militant. Il s’agissait de fonder une
historiographie lusophone du genre, d’introduire la dimension comparatiste dans une
thématique jusque-là orientée vers l’Histoire locale et continentale. On peut ainsi comprendre
que se soient retrouvés côte à côte des historiens aguerris comme Francisco Bethencourt et un
groupe d’historiennes amatrices ou débutantes.Les thématiques concernent essentiellement :
- les groupes de femmes envoyées par la métropole en Inde (orphelines nobles à marier
en Inde mais aussi clandestines et autres classes sociales qui commencent ici à
poindre).
- Les institutions religieuses, pour lesquelles la documentation abonde grâce en grande
partie au travail pionnier des Goanais. Citons par exemple celles concernant Santa
Mónica. Ce couvent, qui précéda d’une bonne vingtaine d’années la fondation du
couvent du Desterro de Salvador de Bahia (le premier du Brésil), répondait aux
nécessités d’une époque de décadence militaire où la communauté devait préserver ses
élites et en particulier la noblesse féminine européenne (orphelines, veuves ou jeunes
filles). Deux Recolhimentos lui furent adjoints, le premier destiné à recevoir les jeunes
nobles orphelines pauvres (métropolitaines ou filles de Portugais), à les doter et à les
marier. Le deuxième, nommé à bon escient Santa Maria Magdalena recueillait les
pécheresses repenties, les aidait à se racheter une conduite, puis les mariait ailleurs
dans l’empire. Les communications de Francisco Bethencourt et Maria de Jesus de
Matos montrent clairement et justement que ce bel ensemble de valeurs s’effrita dès
les premières décennies puisque la documentation dénonce aux XVIIe et XVIIIe
siècles : les donzelles vierges et nobles hébergées à Santa Maria Magdalena faute de
place ailleurs, les métisses et « nouvelles chrétiennes » qui prenaient aussi le voile,
moyennant des dotes assez substantielles, au couvent de Santa Mónica …. Puis,
s’ajustant sur la société, on voit ces institutions passer sous le contrôle des élites
locales, métisses et natives, au fur et à mesure que disparaît de Goa la population
blanche (à peine un millier d’hommes et de femmes en 1799 selon Maria de Jesus
Lopes)26.
Bref, ces études, même superficielles, ont mis en évidence l’impossibilité de construire
une histoire européenne de Goa, sans articulation avec le métissage, la cohabitation des
communautés, la double culture. Certaines de ces études marquent déjà une évolution dans
l’approche documentaire. Outre les archives publiées, celles de l’Arquivo Histórico
Ultramarino sont mises à contribution ainsi que celles de Goa. On voit poindre l’exploitation
des très riches archives religieuses (visites pastorales, correspondances missionnaires jusquelà exploitées dans le cadre de l’histoire religieuse et spirituelle). On notera cependant avec
curiosité que les historiens et érudits transposent difficilement les barrières linguistiques et
culturelles. Les historiennes portugaises (presque toutes des femmes dans ce congrès
l’exception de Francisco Bethencourt et de Timothy Coates) étudient la seconde moitié du
XVIe siècle et les premières décennies du XVIIe siècle, époque où la société cosmopolite de
la Goa du XVIe siècle (hindoue, chrétienne, parsie, eurasienne…) commence à se désintégrer.
dos Descobrimentos portugueses, Lisboa 1998 ; Fina D’Armada, Mulheres navegantes no tempo de
Vasco da Gama, , ed. Esquilo, Lisboa, 2006.
26
Francisco Bethencourt, « Os conventos femininos no império português. O caso do convento de
Santa Mónica de Goa »; Maria de Jesus de Matos, « As recolhidas de Goa em Setecentos », in O rosto
feminino da expansão, op. cit.
9
La décadence de l’empire à partir de l’Union des deux couronnes (1580) est aussi celles des
valeurs et de la solidarité. La corruption et la désorganisation caractérisent l’ensemble, et la
société suit. La documentation portugaise sur les XVIe et XVIIe siècles a en grande partie
disparu à Lisbonne, emportée par le tremblement de terre de 1755. Celle de Goa est surtout
abondante à partir du XVIIIe siècle. Mais il existe toute une documentation à exploiter,
imprimée en son temps : les récits de Voyage. La plupart des grands récits de voyages aux
Indes (Jan Van Linschoten, Pyrard de Laval, Jean Mocquet, Jean Baptiste Tavernier…) ont
été réédités au cours des dernières décennies, grâce au travail d’éditeurs de qualité comme
Michel Chandeigne. Et pourtant ils restent largement inexploités par les chercheurs portugais.
Les chercheurs indiens, au contraire, les considèrent comme source première, et oublient
parfois de prendre le recul nécessaire. Ils parviennent ainsi à des conclusions idéologiquement
hâtives que celles des voyageurs eux-mêmes. Mais on aurait tort de négliger cette littérature
viatique tant par son contenu humain qu’iconographique.
Pourquoi ce corpus des voyages français, anglais et hollandais n’est-il pas exploité?
Certainement parce qu’il renvoie une image inversée par rapport à celle que construisent les
sources portugaises. C’est une image plutôt brouillée par les règles de ce genre littéraire et qui
montre en particulier la fascination sexuelle que la femme exotique exerce alors sur les
occidentaux. La femme qui décide d’assouvir sa sexualité ou qui est au contraire l’esclave de
l’exploitation masculine27. Or, les sources portugaises publiées présentent une société
féminine, hindoue comme chrétienne, dominée par un système exclusivement masculin et qui
l’enfermait dans un monde quasi carcéral : celui de sa maison. A Goa les hautes classes
étaient celles où dominait la plus grande pauvreté intellectuelle et oisiveté chez les femmes:
enfermées, condamnées à regarder le monde extérieur par les persiennes (et ceci jusqu’au
XIXe siècle)28. Femmes mariées, filles à marier et veuves, hindoues comme chrétiennes,
européennes comme métisses, elles vivaient dans le même isolement. On comprend dans ce
cas que la vie d’une moniale cloîtrée à Santa Mónica ait été finalement plus gaie et raffinée
(éducation soignée et instruction). D’où le prestige du couvent auprès de la gente féminine
goanaise. Sur ce point, la culture portugaise et indienne se rejoignaient : elles construisaient
l’invisibilité publique de la femme.
Les récits de voyage laissent surgir pourtant une autre réalité, non incompatible
d’ailleurs avec la première, et qui en serait même plutôt la conséquence. On y voit une société
portuaire extrêmement violente où les déportés et soldats qui arrivaient d’Europe par
centaines chaque année, se retrouvaient livrés à eux mêmes, sans revenus, et n’hésitaient pas à
voler, violer et violenter29. Une société où les esclaves abondaient, en provenance de toute
l’Asie et de l’Afrique. Même les récits de missionnaires dénoncent les harems que se
constituaient les maîtres chrétiens de Goa (il pouvaient disposer des femmes esclaves avant de
les marier)30 avec les conséquences familiales et maritales que cela pouvait entraîner :
jalousies et meurtres (poison pour les femmes, couteaux pour les maris)31. Les esclaves étaient
27
Voir à ce propos la très intéressante analyse de Sophie Linon Chippon, Gallia orientalis, Voyages
aux Indes Orientales 1529-1722, poétique et imaginaire d’un genre littéraire en formation, Presses de
l’Université de Paris Sorbonne, 2003, p. 473.
28
Pyrard de Laval, Voyage aux Indes orientales (1601-1611), Paris, éd. Chandeigne, 1998, volume 1,
p. 633. Carletti
29
Francesco Carletti, Voyage autour du monde (1594-1606), Paris, Chandeigne, 1999, p.252.
30
Pyrard de Laval, op. cit. p. 591. Cette pratique n’était pas propre à Goa comme le démontrent les
très nombreuses études publiées sur la société coloniale brésilienne. Elle n’était même pas propre aux
territoires d’outre-mer, puisqu’elle était tolérée aussi en Europe jusqu’au XVIIIe siècle. Consulter à ce
propos Alessandro Stella, « Des esclaves pour la liberté sexuelle de leurs maîtres », In Clio, numéro
5/1997, http://clio.revues.org/document419.html.
31
Pyrard de Laval, op. cit. p. 633. Barthelemy Carré, le courrier du roi en Orient, relations de deux
10
poussées à la prostitution par les mauvais traitements et l’exploitation des maîtres (qui en
tiraient des revenus). Mais elles n’en étaient pas moins les seules femmes visibles dans
l’espace public car on les autorisait à y exercer un métier : celui de vendeuses de rue32.
La Goa dourada des XVIe et XVIIe siècles, c’était aussi une capitale portuaire où la
mort rodait constamment : naufrages maritimes, guerres, épidémies… Très souvent, les
familles (femmes et filles) se trouvaient désemparées, sans aucun revenu. En effet, en Europe,
les terres rapportaient des revenus réguliers. En Asie, marchands, militaires et fonctionnaires
dépendaient des aléas du commerce maritime. Par ailleurs, les veuves obtenaient rarement des
pensions après les décès de leurs époux33. La Santa Casa da Misericórida, les Recolhimentos
ne subvenaient qu’à la détresse d’une petite minorité. Pour la grande majorité, l’effondrement
de l’empire représenta une perte de leur statut social et économique. Cela entraîna une
augmentation substantielle des comportements déviants (prostitution par exemple, et même
dans les classes hautes où il n’était pas permis aux femmes de travailler) dont les voyageurs
européens furent les témoins intéressés. Les récits de voyage soulignent les dangers de cette
situation, avec la prolifération des maladies vénériennes34. Les veuves chrétiennes, en
particulier celles des classes aisées, n’avaient souvent d’autre choix que le remariage précipité
puisqu’elles n’obtenaient que très rarement la tutelle des enfants et des biens de l’époux
défunt35. Les voyageurs furent également les contemporains de l’émergence de la société
métisse, qu’ils décrivent abondamment, parfois pour la condamner36. La documentation
portugaise est naturellement moins prolixe sur ce point. Mais les voyageurs en profitent
aussi, en nouveaux conquérants qui souhaitent asseoir leur légitimité, pour justifier leur
présence en Asie en pointant systématiquement la « dégénérescence » des mœurs des
Portugais d’Asie37. Les métis et Indiens sont souvent classés dans une position éthique et
culturelle plus élevée que le Portugais d’Europe. Ce sont sans doute aussi ces considérations
discriminatoires que déclassent à leur tour ces sources viatiques aux yeux des historiens
portugais d’aujourd’hui.
Cette légende noire et dorée de l’Inde portugaise, écrite par les voyageurs Français et
les Anglais, mais pour laquelle les archives religieuses et institutionnelles recèlent aussi des
trésors d’informations inexploitées, cette légende reste à écrire car si l’on devait aujourd’hui
faire un bilan de l’héritage du colloque de 1994, on s’apercevrait que les axes de recherche
actuels continuent de naviguer entre les classiques schémas de l’histoire de l’expansion
européenne, comme en témoignent les travaux de Timothy Coates et Fina d’Armada.
Malgré tout, ce congrès a représenté une étape dans la prise de conscience de la
nécessité de repenser au féminin l’histoire de l’expansion portugaise en général et de l’Inde en
particulier. La nécessité d’une connexion trans-nationale de la recherche peine pour l’instant à
se structurer, à l’inverse par exemple de ce qui s’est passé depuis la fin des années 1970 avec
voyages en Perse et en Inde, 1668-1674, présenté et annoté par Dirk Van der Cruysse, Fayard 2005,
p.575.
32
Gautier Schouten, Voyage aux Indes Orientales, 1658-1665, Amsterdam, 1712.
33
Charles Boxer cite la célèbre Isabel Fernandes, la velha de Diu. Dans une lettre envoyée en 1559 à
la régente du Portugal, elle lui rappellait qu’elle n’avait jamais reçu la moindre aide ou récompense
pour ses services (défense de Diu), et que sur ses 18 fils, un seul était vivant. Tous les autres étaient
morts au service du roi. Cf. C.R. Boxer, op.cit. p. 99.
34
Sophie LINON CHIPON, op. cit. p. 496.
35
C.R. Boxer, op. cit. p. 19.
36
Francesco Carletti, op. cit. pp. 248 à 258.
37
Sophie Linon Chippon, dans le très bel ouvrage gallia orientalis, revient sur le récit de voyage et la
vision de la femme orientale. Basé sur les récits de voyage français du XVIIe siècle, elle fait émerger
la défense du métissage auquel les voyageurs attribuent des lettres de noblesse,, à quelques exceptions
près. Le métissage fait l’objet d’un débat constant au XVIIe siècle.
11
les colloques périodiques d’Histoire indo-portugaise qui ont fédéré peu à peu des dizaines de
chercheurs de différentes nations et établi un pont scientifique entre l’Asie et l’occident. Un
deuxième congrès international a pourtant été organisé à Feira de Santana (Brésil) en 2004 sur
le thème de Escravatura, orfandade e pobreza femininas no império colonial português
(séculos XVI a XX). Il n’a malheureusement laissé d’autre trace écrite que l’annonce de son
programme. Et ce dernier montre que l’Inde n’y figurait plus. Un troisième congrès a eu lieu
à Porto en 2006 et les actes viennent d’être publiés (sept communications)38. Il propose une
réflexion sur l’évolution des études de genre dans l’aire Asie et Asie-pacifique. Un seul article
concerne l’Inde : celui de Maria de Deus Manso, spécialiste d’histoire religieuse, et la seule à
avoir suivi les trois congrès, sans doute parce que ses recherches s’étendent également au
Brésil. Mme Manso annonce dans son travail l’intérêt des axes de recherche concernant la
législation religieuse, les codes des us et coutumes et la femme hindoue dans les « Velhas e
Novas conquistas de Goa». Son étude ne cite pas les publications de ses homologues
indiennes actuelles sur ce même sujet, mais écrites en langue anglaise. Son travail, et au-delà
le résultat des deux derniers congrès, posent donc une question importante : celui de la
connexion non encore établie entre recherche asiatique et occidentale.
Si l’on considère l’ensemble de la production « atlantique » depuis 1994, force est de
constater que deux axes prédominent :
- La continuation de l’histoire des Européennes aux Indes, les « colonisatrices », ce qui
représente une communauté très marginale et plutôt concentrée sur le XVIe siècle.
Nous avons déjà cité les travaux de Timoty Coates et Fina d’Armada. Fina D’Armada
esquisse des mini-biographies de voyageuses et colonisatrices pionnières. Dans une
période plus éloignée (XVIII-XXe siècles), celle d’après la chute de l’empire, Carmen
d’Assa Castel-Branco a exploré, dans un mémoire encore inédit la visibilité de cette
frange populationnelle en voie de disparition39.
- L’autre orientation concerne l’histoire comparée des communautés.
Le travail de Timoty Coates concerne les orphelins et déportés (hommes et femmes)
dans l’empire. Son travail a le mérite de proposer une vision croisée des divers espaces, bien
qu’il s’attache surtout à mettre en évidence son unité 40. Mais comme tout travail pionnier, le
très long laps de temps choisi (1550-1755) ne lui permet pas de reconstruire avec précision les
histoires de vie ou plus largement l’histoire de la vie de ces migrantes forcées. En revanche, il
explore avec brio les stratégies de la couronne portugaise pour mettre ses vassaux au service
de son propre projet expansionniste, n’hésitant pas à disposer de leurs destins en les expédiant
malgré eux sur les mers du globe. Toutes les classes sociales étaient concernées, en particulier
la noblesse. Les orphelines « de qualité étaient la meilleure garantie de création de noyaux de
population fidèles à la couronne. Même si la couronne et les institutions locales se
substituaient aux intéressées sur le choix du lieu, de la dote et du mari.
Dans la même perspective comparatiste, la sociologue brésilienne Margareth de
Almeida Gonçalves a publié à São Paulo (Brésil) en 2005 : Império da fé, andarilhas da alma
na era barroca41 . Elle y établit un parallèle entre la pratique de la foi chrétienne chez les deux
38
Maria de Deus Manso : « The ‘other woman’ in the portuguese overseas space : the case of
portuguese india » in Westwards : which Direction for Gender Studies in the 21st Century?, ed. Clara
Sarmento, Cambridge Scholars Publishing, 2007.
39
Carmen d'Assa Castel-Branco, Na Diáspora Portuguesa: a Intervenção da Mulher em Goa (17501900), dissertação de mestrado de Relações Interculturais da Universidade Aberta, Lisboa, 1996.
40
Cette étude a été rééditée aux Etats-Unis en 2002 : Timoty Coates, Convicts and Orphans: Forced
and State-Sponsored Colonizers in the Portuguese Empire, 1550-1755, Stanford University Press.
41
Margareth de Almeida Gonçalves, Império da fé, andarilhas da alma na era barroca, São Paulo, ed
Rocco 2005. Cette publication est issue d’un doctorat soutenu à l’Université de Rio de Janeiro
12
fondatrices des deux grands couvents féminins de l’empire (Desterro de Bahia et Santa
Mónica de Goa), toutes deux métropolitaines établies outre-mer.
Les chercheurs brésiliens ne sont pas les seuls se focaliser sur cet espace
emblématique qu’est le couvent de Santa Mónica. Les Européens et les Indiens ne sont pas en
reste, sans doute en raison de la récente disponibilité des sources, aujourd’hui numérisées
(grâce aux efforts de l’infatigable professeur Artur Teodoro de Matos). Cette fascination n’est
pas nouvelle, puisque le couvent a été l’objet d’études dès le XVIIIe siècle. Dans des régions
qui manquaient cruellement de femmes européennes, la pugnacité de quelques pieuses
résidentes, bien décidées à ne plus se laisser exploiter par des mariages hasardeux et qui firent
le choix du spirituel plutôt que de la position sociale, continue d’interpeller les chercheurs.
D’autant plus que le couvent représenta aussi un des hauts lieux de la spiritualité et de la
culture en Asie chrétienne.
Le goanais Leopoldo da Rocha, spécialiste de l’histoire des confréries en Inde lui a
consacré deux articles dans les années 1990, suivi par un successeur espagnol en 200542.
Quant aux chercheuses, citons les deux articles récents de deux historiennes d’origine
goanaise : Maria de Jesus dos Mártires Lopes et de Maria Carmen d'Assa Castel-Branco 43.
On pourrait même ajouter un troisième axe indirect, peu suspect de scientificité ou de
respect de la réalité historique, mais représentant un incontestable facteur de « visibilisation »
de cette thématique auprès du grand public, et donc susceptible d’attirer la curiosité des futurs
chercheurs. Je veux parler bien sûr des romans historiques occidentaux récents.
Les auteurs des trois récents romans historiques sur Goa sont des journalistesromanciers, et les lointains descendants des voyageurs de l’ancien régime. Contrairement à
leurs « ancêtres », écrivains amateurs qui s’adressaient à un public européen avide d’exotisme
et d’images d’un ailleurs inconnu, les nouveaux voyageurs sont des professionnels de
l’ écriture. Ils s’adressent à un public gavé d’images et d’informations, lequel tourne vers le
passé le regard nostalgique de l’aventure individuelle. Le voyageur rendait compte de la
diversité du monde, le romancier de son unité, ici en l’occurrence de l’universalité de la
« guimauverie » sentimentale. Mais tous exploitent les mêmes vieilles recettes : rencontres
sensuelles entre deux groupes ethniques et culturels, même si l’Européen qui succombait à la
tentation se transforme par la magie de la fiction en Européenne, et puis surtout une même
vision condescendante et réprobatrice de l’action colonisatrice portugaise. Comme chez les
voyageurs d’autrefois, l’association Portugais/inquisition/persécution/décadence est une
formule qui continue de faire recette dans l’édition.
En réalité, actuellement en Occident, les deux genres littéraires parviennent
simultanément auprès du grand public, puisque les célèbres voyages du XVIIe et XVIIIe
siècles sont pratiquement tous réédités et accessibles dans les mêmes rayons des librairies que
les romans d’aventures. Le goût actuel du grand public pour le roman historique l’amène
naturellement à acheter l’édition actualisée et annotée du texte ancien. Et se construit ainsi
l’image d’une société féminine indienne cosmopolite, sensuelle, aventurière, cultivée et
(I.U.P.E.R.J.) en 2002 sous le titre : Império da fé : misticismo em narrativas do feminino em Goa e
Rio de Janeiro (séculos XVII e XVIII).
42
Leopoldo da Rocha, « What the chronicler missed about Santa Monica of Goa : the untold history
os a rebellion (1730-1734)” In Separata of Indian Church Review, Bangalore, 1992; Leopoldo da
Rocha, « Uma pagina inédita do real mosteiro de Santa Mónica de Goa (1730-1734) e achegas para a
história do padre nativo”, In Mare Liberum, 1999; Alonso Carlos. « El convento de santa Mónica de
Goa durante los primeros decenios del siglo XVIII ». In Archivo agustiniano 2005, Vol. 89, N° 207,
pp. 91 à 113, Valladolid, Espagne.
43
Maria de Jesus dos Mártires Lopes, "The sisters of Santa Monica in the 18th Century. Details of
Their Daily Life", in Goa and Portugal. History and Development, New Delhy, Concept Publishing
Company, 2000; Maria Carmen d'Assa Castel-Branco, " The Presence of Portuguese Baroque in the
Poetic Works of the Sisters of Santa Monica in Goa" Idem, Ibidem.
13
active, sans doute aux antipodes de la réalité historique.
Les deux romans anglo-saxons sont aujourd’hui des best-sellers en Europe. John
Speed a publié, en 2006, The temple dancer : a novel of India, édité peu après en France sous
le titre La danseuse du temple44. Il met en scène une héroïne portugaise, la noble Lucinda qui,
en 1658, quitte Goa pour accompagner une expédition qui porte à Bijapur, sultanat voisin, une
bayadère offerte en cadeau au sultan. Chemin faisant elle va connaître un grand amour avec
un soldat indien. Richard Zimmler exploite la veine de l’inquisition et de la persécution des
familles de juifs et nouveaux-chrétiens dans l’Inde portugaise du XVIe siècle. Il est l’auteur
de Guardian of the Dawn, édité aux Etats Unis en 2005, traduit en portugais sous le titre de
Goa ou o Guardião da Aurora. Ce roman a été l’un des plus gros succès de librairie au
Portugal en 2006 et sa traduction doit paraître en 2008 en France.
Infiniment plus modeste, mais tout aussi fantaisiste, on citera le roman du journaliste
portugais Pedro Vasconcelos 1613 – Um amor prohibido no mundo exótico e cruel do
Império Português das Índias, dont la diffusion reste heureusement confidentielle, sans doute
pour des raisons de budget publicitaire45.
Contrairement à un Gustavo Barroso, soucieux de « vraisemblance historique » dans A
senhora de Panjim, contrairement à Rose Vincent qui publie en 1982 un roman très
documenté intitulé Le temps d’un royaume. Jeanne Dupleix (1706-1756), la recette du bestseller n’exige ni vraisemblance ni recherche spécifique. La Goa de fiction et ses habitantes
relèvent de espace rêvé et doivent répondre à tous les stéréotypes historiques qu’elles
véhiculent depuis plusieurs siècles dans la culture occidentale. Cet objectif est d’autant plus
facilement atteint que la ville n’existe plus. Elle ne peut être qu’imaginée.
C’est sans doute pour cela que nous n’oublierons pas de citer dans ce détour par la
fiction, le célèbre Nocturne Indien, du voyageur-écrivain António Tabucchi 46. Last but not
least. Ecrire les femmes de Goa et faire de la littérature semblent être deux activités
incompatibles. C’est sans doute pour cela que cet immense écrivain les a renvoyés dans son
magnifique récit à leur historique invisibilité.
La rapide et panoramique vision présentée ici révèle que la recherche historique sur
l’Histoire des femmes dans l’Inde portugaise conserve son caractère embryonnaire en
occident, même si les anglo-saxons semblent pour l’instant les plus intéressés, sans doute
parce qu’ils disposent déjà d’une littérature scientifique de qualité en ce qui concerne
l’histoire de la société féminine dans l’Inde britannique.
3 – Le retour vers l’Inde: la relève des historiennes goanaises
Le fait que la recherche historiographique occidentale ait prouvé ses limites
n’implique pas que la tâche soit irréalisable. Très certainement, elle pourra le devenir si les
chercheurs parviennent à conjuguer une connaissance globale des périodes étudiées, l’accès
aux sources et la mise au point d’une méthode d’approche et d’interprétation adéquates. Or,
l’actuelle génération des historiennes de Goa commence à disposer de l’ensemble de ces
atouts. Et les résultats atteints sont déjà loin d’être négligeables, surtout si l’on prend en
considération les faibles moyens de financement de la recherche à Goa.
La production historiographique de Goa sur la période coloniale, après avoir été
longtemps dominée par les historiens jésuites dans la seconde moitié du XXe siècle, est
aujourd’hui dynamisée par une génération d’historiennes, universitaires et titulaires de
doctorats d’Histoire soutenus en Inde et en Europe. Contrairement à leurs homologues
44
John Speed, La danseuse du temple, Paris, Presses de la Cité, 2007.
Pedro Vasconcelos, 1613 – Um amor prohibido no mundo exótico e cruel do Império Portuguêes
das Índias, Oficina do Livro, Lisboa, 2006.
46
Antonio Tabucchi, Nocturne Indien, éd. 10/18, 1987.
45
14
masculins qui se cantonnent quasi exclusivement dans la grande période de l’expansion
(XVIe-début XVIIe siècle), elles ont prospecté les siècles suivants, parvenant ainsi à acquérir
une vision plus panoramique de l’évolution de la société et de l’économie de l’Inde
portugaise. On citera, entre autres, Maria de Jesus Lopes, Pratima Kamat, Celsa Pinto,
Philomena Sequeira, Emma Maria et Fátima Gracias.
Les publications de Maria de Jesus Lopes mettent à jour le vaste champ
d’informations exploitables que représentent les sources d’origine religieuse. Après avoir
analysé la société goanaise du XVIIIe siècle, elle étudie maintenant la vie quotidienne des
religieuses de Santa Mónica. Pratima Kamat oriente davantage son travail vers les sources
littéraires et orales. Mais en définitive, à ce jour, seulement deux études exclusivement
consacrées à l’histoire des femmes dans l’Inde portugaise ont été éditées. Celle de Fátima
Gracias, Kaleidoscope of women of Goa, dont la première édition est parue en 1998, est en
tout sens pionnière et définit toutes les perspectives que cette problématique permet
d’envisager. Son domaine couvre l’ensemble de la période portugaise et s’intéresse à
l’ensemble de la population féminine, chrétienne et non chrétienne.
Sœur Emma Maria est partie sur un projet similaire quelques années plus tard, en
donnant priorité à la communauté des chrétiennes. Son travail n’est malheureusement pas
parvenu à dépasser ou développer les pistes déjà tracées par Fátima Gracias. Le principal
intérêt de son étude réside donc dans les informations orales et l’iconographie qu’elle apporte
sur le couvent de Santa Mónica et les Recolhimentos qui en dépendaient. Etant religieuse à
Goa, sa vision est à la fois celle de l’historienne et du témoin47.
L’ouvrage de Fátima Gracias ne représente pas une somme monumentale mais la
volonté de construire un schéma historique et chronologique cohérent à partir des sources
d’informations classiques : archives, études…. Elle va y ajouter une dimension nouvelle: les
archives orales. Elle va s’intéresser aux proverbes en langue Konkani, très révélateurs du rôle
exercé par la femme (ou non exercé en réalité) dans cette société, qui a su emprunter dans les
deux cultures (occidentale et orientale) ce qu’il y avait de pire pour la femme : son déni de
visibilité. En présentant de rapides synthèses, Fátima Gracias ébauche un véritable projet
global de recherche dont l’ampleur montre qu’il ne pourra se réaliser de manière satisfaisante
que dans le cadre d’un travail de groupe (ou de réseau) de longue haleine. Elle met ainsi en
évidence :
1 – Les liens entre religion et société
- Elle commence par les liens entre religion et statut civil de la femme. Le christianisme a
apporté un vrai statut à la femme indienne car la femme hindoue n’en avait strictement
aucun : ni droit de propriété, ni d’héritage, ni de gestion des biens familiaux par exemple.
Cela avait incité beaucoup de femmes hindoues à se convertir pour réclamer leurs droits48.
A partir de 1867, le code civil portugais prévalut : les femmes héritaient au même titre que
les hommes. La réaction a été la même qu’au Portugal dans les familles aisées : on
refusait de marier les filles pour garder intact l’héritage du fils.
- La permanence, dans le christianisme, de pratiques hindoues (sans doute parce que
proches aussi des pratiques portugaises de l’époque) est à étudier. Mme Gracias cite en
exemple les mariages pré-pubères sans consultation des femmes, le choix de vie imposé
par la famille (couvent/mariage), le choix du mari aussi. Elle étudie le tabou de re-mariage
chez les veuves chrétiennes natives (contrairement aux européennes et métisses) . Selon
elle, une des causes de la conversion des veuves hindoues au christianisme a d’ailleurs été
la possibilité de se remarier
- La réclusion de la femme mariée représentait aussi la réalité quotidienne dans toutes les
47
Emma Maria, Women in Portuguese Goa, 1510-1835, Tellichery, IRISH, 2002
A Goa, ce statut concernait exclusivement les chrétiennes. Les hindoues ont continué d’être régies
par les codes d’us et coutumes locaux jusqu’au XIXe siècle.
48
15
classes et castes. En 1559, l’interdiction par les gouverneurs portugais de la pratique de la
sati (immolation par le feu au moment du décès du mari) sauva les femmes hindoues de la
mort mais pas de la déchéance. Rejetées par les familles, elles n’avaient d’autre choix que
la conversion au christianisme ou la prostitution, même dans les hautes castes.
2 – La question du métissage :
Au XVIe siècle, une société multiethnique et multi confessionnelle vit le jour en Inde
portugaise. La femme en était le pivot ethnique et culturel. Prôné par Afonso de
Albuquerque, le métissage fut, dans les premières décennies du XVIe siècle, réprouvé par
les élites indiennes. En 1600, à peine 6000 casados (Portugais mariés à des Asiatiques) se
trouvaient installés dans l’ensemble de l’Asie. La politique des mariages mixtes ne fut
relancée qu’à la fin du XVIIe siècle, au moment où les élites indiennes chrétiennes
refirent surface à Goa. Il s’agissait de stabiliser soldats et déportés en territoire portugais.
3 – Les femmes et les classes sociales
Fátima Gracias définit aussi les groupes ethniques en place : les reinóis (européennes) qui
apportèrent leur culture du quotidien (cuisine, broderie, pratiques religieuses). Elles
étaient orphelines, solteiras (prostituées), rarement épouses de fonctionnaires. Les
Castiças étaient filles de parents portugais, les Mestiças des eurasiennes. Toutes
appartenaient à des élites qui menaient au XVIe siècle une vie confortable. Mais elle
évoque aussi les indiennes natives : chrétiennes ou hindoues, dont le niveau de vie
dépendait de la caste. Les esclaves, venues d’Afrique et du reste de l’Asie, ou de l’Inde
voisine restèrent très présentes à Goa jusqu’au XVIIIe siècle.
4 – Spécialiste d’histoire de la santé à l’origine49, elle s’intéresse à des aspects plus tabous et
plus difficiles à cerner dans une documentation écrite comme par exemple:
-l’infertilité des européennes, stressées par mariages forcés, par la polygamie des maris
qui disposaient de leurs esclaves, et par les veuvages multiples
- La généralisation de la prostitution et des maladies vénériennes.
– Les mariages précoces, les accouchements précoces et donc les décès en couches.
- Les avortements et infanticides pour l’étude desquels elle renvoie aux sources
religieuses50.
- La violence conjugale qui concernait toutes les confessions religieuses.
5– La question du statut de la femme esclave est aussi un des aspects les plus intéressants du
travail de l’auteure et un domaine vierge, ce qui ne laisse pas de surprendre si l’on
considère l’immense production historiographique sur le même sujet au Brésil. Entre le
« harem » et la prostitution de rue, elle définit la place de l’esclave dans l’espace urbain
goanais. Elle explique pourquoi l’historiographie indienne fait encore l’impasse
aujourd’hui sur cette question de l’esclavage, parce qu’il lui est difficile de définir
précisément, dans une société de castes où les plus humbles le sont de fait (esclaves), un
statut à part.
6 – Elle aborde enfin, arrivant sur une période plus récente, l’éducation des femmes, un des
aspects les plus novateurs de sa recherche. Jusqu’au XIXe siècle, l’instruction féminine
49
Fátima da Silva Gracias, Health and Hygiene in colonial Goa (1510-1961), New Delhi, Concept
Publishing Company, 1994.
50
Une étude récente vient d’être consacrée à ce sujet :
Bhatnagar, Rashmi Dube, Female infanticide in India : a feminist cultural history , Albany : State
University of New York Press, 2005.
16
fut réservée exclusivement aux religieuses du couvent de Santa Mónica51. Elles étaient
donc les seules à dominer la lecture et l’écriture. L’absence de femmes alphabétisées
explique aussi l’absence de témoignages historiques à l’exception de ceux des religieuses,
contrairement à ce qui se passait en Inde anglaise où l’éducation des élites féminines était
valorisée. En 1887, l’Inde portugaise (Goa, Daman et Diu) comptait à peine trois écoles
et un collège. En 1900, à peine 12.000 filles étaient alphabétisées. Fátima Gracias revient
sur la très longue résistance des autorités religieuses à l’instruction des filles au XIXe
siècle, lesquelles changèrent radicalement de position au siècle suivant quand l’état leur
permit d’investir dans des collèges et écoles pour filles. La population masculine
émigrait en masse à cette époque et pour garder le contact, les filles devaient pouvoir lire
et écrire.
L’histoire des femmes de l’Inde portugaise reste encore, non à écrire, mais à
développer. Bien que les résultats de la recherche occidentale soient pour l’instant
globalement décevants et trop orientés vers l’étude des minorités européennes, on peut
considérer l’avenir avec un certain optimisme. Il y a très précisément un siècle, la première
biographie d’une luso-descendante était éditée à Goa. Ismael Gracias et son groupe d’amis
érudits ont ouvert le vaste chantier de construction de la mémoire historique de Goa et de la
société chrétienne de l’Inde. Quatre générations plus tard, les constructeurs sont devenus des
constructrices. La féminisation de la discipline entraîne naturellement une évolution de la
recherche des traditionnelles questions économiques et religieuses vers les études de genre. Il
reviendra aux Goanaises de corriger et compléter la monumentale histoire des sociétés de
l’empire portugais que les chercheurs lusophones, anglophones et (plus modestement)
francophones écrivent depuis plusieurs générations.
51
D’après mes propres recherches, la première mention d’une demande de pensionnat religieux pour
l’éducation des jeunes filles à Goa date de 1783. Un négociant, Mateus Coelho, se proposait d’en
assurer le financement. Les autorités métropolitaines n’ont pas donné suite au projet. Arquivo
Histórico Ultramarino (Lisboa) , India, Caixa 41, doc. 1, 4 de Janeiro de 1783.
17

Documents pareils

French

French Les fêtes indiennes- 2/3 Les jours fériés en France-2/3 Les fêtes goanaises.

Plus en détail