musica2007 Emmanuel Nunes - une biographie musicale
Transcription
musica2007 Emmanuel Nunes - une biographie musicale
n° 06 EMMANUEL NUNES UNE BIOGRAPHIE MUSICALE Né en 1941 à Lisbonne, Emmanuel Nunes est certainement un authentique exemple de compositeur européen. Son parcours géographique sur le continent comme ses filiations musicales et artistiques en témoignent. Après un premier apprentissage musical (en 1959, le contrepoint et l’harmonie avec Francine Benoît puis avec Louis Saguer qui lui a fait découvrir la musique contemporaine, et la composition avec Lopes Graça), Emmanuel Nunes se rend une première fois aux cours d’été de Darmstadt en 1963 avec son ami Jorge Peixinho. Il prend alors conscience de son manque d’informations sur la musique de son temps et ramène de nombreuses partitions de l’École de Vienne, mais aussi de Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen et György Ligeti. L’année suivante, il quitte le Portugal, il a alors vingt-trois ans, et retourne à Darmstadt où il fait un stage d’initiation à la musique électronique sous la direction d’Henri Pousseur. Après un premier séjour de deux mois à Venise, ville vers laquelle il viendra souvent se ressourcer par la suite, il repart à Lisbonne pour un concert des Jeunesses Musicales où il donne une première création (pour flûte, harpe, contrebasse et percussions). Malgré le bon accueil que lui fit le critique musical João de Freitas Branco, Nunes détruira peu après ce premier véritable essai d’expression dans un langage contemporain. Il passe alors un an à Paris où il approfondit sa pratique de l’écriture en faisant quelques essais de technique sérielle (qu’il abandonnera très vite). C’est lors de cette période de recherche personnelle qu’il va composer le pre- 22 mier opus de son catalogue, Degrés, pour trio à cordes. En septembre 1965, il part pour deux ans à Cologne afin de suivre des séminaires avec Stockhausen, Henri Pousseur, Luciano Berio, Georg Heike et Herbert Schernus. Durant cette période, il commence la composition de Seuils, pour orchestre (retirée du catalogue), et sa première tentative pour quatuor à cordes, Le Voile tangeant, qu’il reprendra en 1980 sous le titre Esquisses. En août 1967, il s’installe à Paris et, grâce à une bourse du Ministère de la Culture Portugais, il s’inscrit aux cours d’esthétique musicale de Marcel Beaufils au Conservatoire National Supérieur de Musique. Durant cette période, Nunes travaille la composition dans une certaine solitude, assez coupé du milieu musical. Malgré quelques tentatives auprès d’ensembles instrumentaux de l’époque (Ars Nova, Domaine Musical et Musique Vivante), il n’est pas joué. Néanmoins, entre 1969 et 1971, il compose ses Litanies du Feu et de la Mer I et II pour piano, et en 1970, il reçoit une première commande, décisive, de la Fondation Calouste Gulbenkian de Lisbonne (Purlieu pour ensemble de vingtet-une cordes). Cette initiative de Luís Pereira Leal marque le début d’une longue collaboration avec cette institution qui restera le lien essentiel du compositeur avec son pays d’origine. Ainsi, depuis 1982, en plus de commandes importantes et régulières, Nunes dirige un séminaire annuel de composition organisé par la Fondation. La création de Purlieu en décembre 1971 lui donne l’occasion d’entendre la première véritable interprétation d’une de ses œuvres, il a alors trente ans. En octobre 1978, il s’installe à Berlin, puis fin 1979, près de Cologne jusqu’en 1992. Durant toute cette période, il gardera un lien privilégié avec le milieu musical français. Il finit d’ailleurs par revenir vivre à Paris où il enseigne la composition au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse jusqu’en 2006. Durant cette dernière période, il travaille régulièrement avec l’Ircam et l’Ensemble intercontemporain. Dans la démarche d’Emmanuel Nunes, réduction et foisonnement du matériau forment une alternance productive qui permet l’épanouissement d’une imagination où une grande liberté d’écriture se combine à une rigueur méthodique. Sa pensée, nourrie de nombreuses œuvres artistiques (tant littéraires et musicales que picturales et cinématographiques) et théoriques (telles que les textes de Boulez, de Stockhausen, mais aussi de Kandinsky, de Klee, et sur un autre registre de Husserl), est déterminée par une forte indépendance de vue, trouvant par là-même son autonomie. Chaque effectif instrumental ou vocal, chaque combinaison technologique pose de nouvelles problématiques compositionnelles, mais suscite aussi une grande variété de solutions. Ainsi, Nachtmusik I (1978) adopte un effectif à la couleur unique (cor anglais, clarinette basse, trombone, alto, violoncelle, électronique ad libitum) et prend pour modèle d’écriture instrumentale la modulation en anneaux (procédé de transformation électronique). Deux grands cycles organisent une partie importante du catalogue de Nunes. Le premier donne une importance spécifique à quatre notes (sol, sol#, mi et la) dans l’organisation des polarités de hauteurs et comme matrice générative d’une harmonie choisie. Il prend naissance en 1973 avec The Blending Season (flûte, alto, clari- n° 06 « PLONGER L’AUDITEUR AU CŒUR DE L’ACTION MUSICALE » nette, orgue électrique et 4 x 2 modulations d’amplitude). À l’exception de Es webt (1974-75/révisée en 1977) qui est hors cycle, un ensemble de huit œuvres se succèdent dans ce cadre jusqu’en 1977, année de création de Ruf pour orchestre et bande magnétique. Cette œuvre emblématique qui révèlera Emmanuel Nunes au public du Festival de Royan, a été jouée plus d’une dizaine de fois depuis sa création. Une dernière pièce isolée termine définitivement ce cycle en 1983. Il s’agit de Stretti, pour deux orchestres dirigés par deux chefs, créée en 1984 à Lisbonne. Le deuxième cycle, intitulé La Création, prend naissance en 1978 autour du principe de « paire rythmique ». Ici, le mot paire désigne la superposition de deux pulsations régulières dont on considère la résultante rythmique. Le compositeur a étudié et modélisé l’évolution des rapports entre chaque terme de la combinaison de ces pulsations (en utilisant notamment un décompte de la plus petite pulsation commune entre les deux premières). Ce deuxième cycle très important, qui regroupe vingt-deux œuvres, s’ouvre avec Nachtmusik I et se referme avec Lichtung III pour ensemble instrumental et électronique en temps réel (créée en juin 2007). Dans ces deux œuvres, l’électronique spatialise les sons instrumentaux, transformés ou non, sur un réseau de haut-parleurs répartis dans la salle de concert. C’est dans la série des Lichtung (I, II et III), que ce paramètre atteint son plus haut niveau d’intégration dans les fibres de l’écriture instrumentale. Pour Nunes, il n’est jamais question de réaliser un traitement global par l’électronique, mais d’intervenir sur chaque note du jeu instrumental d’une manière individualisée afin d’obtenir une définition d’image sonore la plus fine possible et d’innerver le discours par un foisonnement de détails. Le maître mot ici est contrepoint. Il s’applique aussi bien aux dimensions traditionnelles du langage musical qu’aux types de relations instau- rées entre l’écriture électronique et la partition instrumentale. On n’échappera pas ici à l’évocation de la dimension virtuose de cette musique faisant l’expérience des limites. En 1991, Quodlibet aborde ces questions de spatialisation d’une autre manière, plus articulée à l’idée d’architecture et d’acoustique. Ici, des effectifs variables de solistes se déplacent pendant l’exécution dans la totalité de la salle de concert selon une partition préétablie et font réagir l’acoustique de celle-ci, créant ainsi une sorte d’instrument-espace. C’est une forme de dramaturgie instrumentale, d’opéra sans texte et sans chanteur qui exprime son action par la répartition des rôles dans l’espace. Leurs vis-à-vis créant des rapports de forces, des jeux de correspondances, d’un lieu à l’autre, de timbres, de mélodies, des emballements acoustiques, des figures en miroir où l’orchestre fixé sur la scène joue un rôle essentiel, tout cela contribue à plonger l’auditeur au cœur de l’action musicale. Mais Nunes ne franchira pas la frontière qui le sépare de l’opéra avant le début de l’année 2008 avec la création de Das Märchen à Lisbonne. Il a tiré une série d’« épures » de cette grande forme. Ainsi, les Épures du serpent vert gardent les dimensions temporelles de la partition d’origine, mais ne conservent qu’un « concertino » d’une trentaine de musiciens. Elles nous donnent l’occasion d’une écoute en coupe longitudinale rendue possible grâce à la grande densité d’écriture de l’original. On retrouve aussi cette densité dans le cadre d’œuvres à effectif beaucoup plus réduit tel que le duo flûte alto et alto de Versus III (1987-90) et le solo de flûte Aura (1989). Ici encore, polyphonie et contrepoint trouvent des territoires d’expressions spécifiques adaptés à chaque situation. Aura développe une véritable polyphonie grâce à l’association d’une grande vitesse d’exécution avec un nom- bre très important de modes de jeu. Dans Versus III, on assiste à une alternance de fusion des timbres, à des jeux d’ambivalences et d’échanges qui trompent la perception de l’auditeur. Cette même année 1987, date de composition de Versus III, Nunes produit deux œuvres pour ensemble : Duktus et Musik der Frühe. Cette dernière est un exemple typique de l’originalité du compositeur par rapport à un modèle compositionnel fort répandu. Il s’agit de partir de l’idée de spectre harmonique et de jouer sur sa déclinaison orchestrale comme l’ont fait des compositeurs tels que Gérard Grisey et Tristan Murail. Mais dans le cas de Nunes, il ne s’agit pas de partir d’une forme de décalque de la réalité mais bien plutôt de recréer un spectre autonome, déjà musical, et de jouer avec l’espace harmonique et micro-tonal qu’il suggère. En un mot, il compose son spectre. Ici encore, l’élément essentiel reste l’intervalle de hauteurs, lieu où s’inscrit immédiatement l’idée de rapport que l’on pourrait désigner par une forme d’évaluation de toute relation. Sa déclinaison dans tous les paramètres génère des champs de « responsabilités » musicales que l’on retrouve dans toutes les œuvres de Nunes : intervalles de timbres, intervalles de nuances, intervalles d’espaces, intervalles de temps. La musique d’Emmanuel Nunes est affirmative et non expérimentale. Si elle interroge, ce n’est pas le présent mais l’avenir car elle nous projette constamment vers de nouveaux possibles. Elle nous révèle de nouveaux territoires perceptifs où densité de conception et conscience du musical convergent et donnent naissance à la vérité de l’émotion. Alain Bioteau, musicologue 23