Excalibur : Enjeux psychologiques d`un film néo

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Excalibur : Enjeux psychologiques d`un film néo
Excalibur :
Enjeux psychologiques d’un film n•o-pa‚en.
Thibault Isabel
John Boorman aborde dans Excalibur (1981) le probl€me cher • son cœur de la
civilisation. Comment ƒtre civilis„ ? Qu’implique pour un homme le fait d’appartenir • une
culture ? Le cin„aste s’interroge ce faisant sur le degr„ d’„laboration psychique des personnes
et des peuples : ƒtre civilis„ semble en effet consister pour lui • devenir adulte. L’enfant est un
barbare. Son univers est peupl„ de fantasmes qui l’empƒchent d’ƒtre v„ritablement en contact
avec le monde.
La production est assez fid€le • Le Morte d’Arthur, de Sir Thomas Malory, qui donne de la
geste arthurienne une vision beaucoup plus €pique et merveilleuse que Chr€tien de Troyes et
la tradition litt€raire fran•aise. On passe en revue les grands €v€nements de la vie du Roi des
rois, qui unifia des terres innombrables sous sa banni‚re avant de mourir au cours d’une
illustre bataille qui vit la fin des chevaliers de la table ronde et l’entr€e dans une nouvelle ‚re,
vou€e „ l’oubli de l’id€al chevaleresque. On retrouve dans le film les th‚mes de l’h€ro…sme, de
la morale et de l’ambivalence du monde ; mais c’est aussi de mani‚re tr‚s €vocatrice „ la
r€appropriation mature d’une virilit€ perdue que nous sommes invit€s par le cin€aste.
Uther ou le mauvais chevalier
Uther, futur p€re d’Arthur, est un puissant roi qui, depuis fort longtemps, m€ne une guerre
pour pacifier les r‚gions qui entourent son fief. Bien que chr‚tien, il est conseill‚ par Merlin,
druide sage et savant capable d’appeler ƒ lui les forces de la nature, v‚n‚r‚es par les pa„ens.
Les premi€res paroles d’Uther attestent de sa pu‚rilit‚. Il vient de remporter une bataille et,
tout ƒ son exaltation, ordonne qu’on lui confie enfin la garde d’Excalibur :
Uther  † Je suis le plus fort, je suis l’Elu. L’€p€e, Merlin, tu m’as promis l’€p€e. ‡
Merlin (sur le ton de la r€primande)  † Tu vas l’avoir, comme je te l’ai promis. Mais pour gu€rir, non pour
guerroyer. Demain sera jour de trˆve, retrouvons-nous „ la rivi‚re. ‡
Uther (impatient)  † Ce ne sont que des mots, Merlin. Laisse les mots aux amants. Il me faut une €p€e pour
ˆtre roi. ‡
Uther manque de grandeur d’…me. Il ne fait pas la guerre pour unifier les peuples mais pour
le plaisir de se battre. Et il ne veut pas Excalibur pour accomplir sa noble t…che, mais par d‚sir
de toute-puissance.
Les autres seigneurs sont ƒ son image. Pour les convaincre de devenir les vassaux d’Uther,
Merlin les app…te avec un discours infantile, qu’il prononce cyniquement, dans l’intention
claire de les manipuler : il y vante les pouvoirs miraculeux d’Excalibur, qui vient d’†tre
remise au roi. Uther est ainsi pr‚sent‚ comme un chevalier infaillible : ‚rig‚ en objet-soi
id‚alis‚ gr…ce ƒ son ‚p‚e/phallus, le sot d‚cha‡ne la passion des guerriers, qui r†vent
symboliquement de fusionner avec lui.
Le roi, entre autres d‚fauts, est possessif : il ne se soucie pas de ce qu’il est (dans l’ordre de
la joie), mais de ce qu’il poss€de (dans l’ordre du plaisir). Il refuse de c‚der des terres au duc
de Cornouailles pour obtenir son all‚geance. Il veut simplement des vassaux par orgueil et
n’est pas pr†t ƒ consentir le moindre sacrifice pour cela.
Son attachement aux biens mat‚riels ne s’arr†te ‚videmment pas lƒ : un peu plus tard, il
tombe ˆ amoureux ‰ d’Igrayne, l’‚pouse du duc. La jeune femme danse au cours d’un
banquet, et son mari proclame avec vanit‚ : ˆ Tu es peut-†tre le roi, Uther, mais ta reine,
quelle qu’elle soit, ne pourra jamais ‚galer sa beaut‚. ‰ Cela suffit pour piquer au vif le
seigneur. ˆ Il me la faut ! ‰, lance-t-il pour lui-m†me. L’acc‚l‚ration du rythme de la musique,
l’assistance qui tape du poing sur la table, de plus en plus fort, pour accompagner les
musiciens, de m†me que le regard fou du personnage, sugg€rent alors qu’il est pris de fr‚n‚sie
et que, comme un enfant, il n’aura d‚sormais de r‚pit tant que l’objet de sa convoitise ne lui
appartiendra pas. Tous ses caprices doivent †tre satisfaits. Et le premier de ces caprices est
pr‚cis‚ment de s’approprier la femme d’un autre (de d‚rober la m€re symbolique).
Aussi Uther d‚clare-t-il bientŠt la guerre au duc de Cornouailles, afin d’enlever Igrayne.
Lorsque Merlin revient le trouver, le roi s’adresse ƒ lui avec autorit‚ :
Uther  † O‰ €tais-tu ? ‡
Merlin  † Je vais mon chemin depuis le commencement des temps. Parfois je donne, parfois je prends. A
moi de d€cider „ qui et quand. ‡
Uther  † Merlin, tu dois m’aider ! ‡
Merlin (moqueur)  † Vraiment ? ‡
Uther  † Je suis ton roi ! ‡
Merlin  † Ainsi, tu as de nouveau besoin de moi maintenant que ma trˆve a €chou€. Des ann€es de labeur en
un instant d€truites. Et tout •a pour le plaisir… ‡
Uther (cherchant • se justifier)  † Pour Igrayne !… Une nuit avec elle… Mais tu ne peux pas comprendre,
tu n’es pas un homme. Use de ta magie. Ob€is ! ‡
Pour Uther, le duc de Cornouailles est un p€re mal‚fique qu’on peut ‚liminer sans remords.
Inversement, le roi voit Merlin comme un p€re id‚alis‚, dont la seule fonction serait de lui
transmettre sa toute-puissance en lui confiant Excalibur et en usant de sa magie (consid‚r‚e
d’un point de vue purement instrumental, en non comme une pratique spirituelle impliquant
un rapport ‚troit ƒ la nature). Or, Merlin entend faire valoir son autorit‚ aupr€s du jeune
homme imp‚tueux. Il est infiniment plus …g‚ que son prot‚g‚ et a bien plus d’exp‚rience et de
sagesse que lui. Le chevalier devrait l’‚couter et †tre un bon fils respectueux pour acqu‚rir lui
aussi davantage de maturit‚ et, un jour, †tre un bon p€re ƒ son tour.
Mais il n’en est rien. Uther met finalement son plan ƒ ex‚cution ; il m€ne la guerre jusqu’ƒ
son terme, remporte la victoire (par la ruse) et fait sauvagement l’amour ƒ Igrayne, au m‚pris
de la Loi paternelle ; en m†me temps qu’il consomme cette union, on nous montre en montage
parall€le le duc de Cornouailles p‚rissant au combat. Aimer la m€re revient ƒ tuer le p€re.
Ayant renonc‚ ƒ se comporter en adulte, Uther vivra d‚finitivement dans le monde r‚gressif
du plaisir, ‚tranger ƒ l’ordre symbolique de la joie, au sens, ƒ l’importance de sa mission. Une
fois mari‚ ƒ celle qu’il d‚sirait, il dira vouloir rester ƒ jamais aupr€s d’elle et renoncer aux
batailles. Mais Merlin reviendra pour lui rappeler que faire la guerre, pour l’Elu, est un devoir.
Sa destin€e est de pacifier les terres environnantes. En se targuant d’ˆtre le Pendragon (le
† Roi des rois ‡), Uther ne voyait qu’une gratification ; mais ˆtre requis pour une noble quˆte
est un sacerdoce, comparable „ celui d’un prˆtre. Un individu † €lu ‡ par les dieux devrait
normalement ˆtre prˆt „ sacrifier sa vie personnelle, si besoin €tait, afin de remplir sa mission.
Le druide, conscient de la faiblesse du roi, s’emparera de son enfant, Arthur, et le confiera
„ un brave seigneur qui en assurera l’€ducation. Uther, lui, mourra tu€ par les sbires du duc de
Cornouailles, press€s de se venger (et c’est au cours de l’affrontement que l’€p€e du pouvoir
sera plant€e dans un rocher) : lorsque l’ordre symbolique a €t€ forclos, il risque fort de venir
r€clamer r€paration. On ne peut vivre parmi des fantasmes sans avoir „ souffrir ensuite de
graves r€percussions. Le p‚re ne peut ˆtre impudemment €limin€ (1).
Arthur et l’id•al chevaleresque
De m†me que la premi€re apparition d’Uther ‚tait r‚v‚latrice de son temp‚rament emport‚,
la premi€re apparition d’Arthur t‚moigne de son d‚vouement. Son p€re adoptif l’emm€ne
participer ƒ un tournoi en tant qu’‚cuyer de Key, l’a‡n‚ de la famille. Le h‚ros ne se r‚volte
pas du tout contre la loi qui veut que les honneurs soient r‚serv‚s au premier-n‚ de sa lign‚e
(en l’occurrence, de sa lign‚e d’adoption) ; sa t…che est de veiller sur son demi-fr€re, et il s’en
acquitte sans arri€re-pens‚e. Ce trait de caract€re lui restera quand il sera devenu roi. Il est n‚
pour se conformer ƒ la fonction de souverain ; il s’y conformera, consid‚rant que ses
obligations sont la contrepartie naturelle des privil€ges qui lui sont accord‚s (c’est le sens
primitif de l’expression ˆ noblesse oblige ‰).
Le p€re adoptif d’Arthur, par les valeurs qu’il adopte, est bien plus honorable que ne l’‚tait
Uther. ˆ Surtout, mes fils, dit-il pos‚ment, souvenez-vous de mes paroles. M‚fiez-vous de ces
chevaliers brigands qui font la guerre. Montrez-vous braves, loyaux, mis‚ricordieux, comme
de vrais chevaliers. ‰
Les guerriers m‚cr‚ants sont nombreux, en effet. Les vainqueurs des ‚preuves du tournoi
o‹ se rendent le h‚ros et sa famille remportent le droit d’essayer de retirer Excalibur de son
rocher : celui qui y parviendra deviendra le nouveau Pendragon. Mais on nous montre que
certains sont pr†ts ƒ voler ou tricher pour gagner ce qu’ils estiment ƒ tort †tre un troph‚e.
Arthur se saisit lui de la puissante ‚p‚e par hasard, na„vement ; il cherchait une arme pour son
fr€re et a aperŒu la superbe lame briller entre deux arbres… Le p€re, en arrivant, voit ses fils
tenant le fabuleux tr‚sor entre leurs mains et demande ƒ Key si c’est bien lui qui s’en est
saisi ; un instant, ce dernier r‚pond que oui (sans qu’Arthur ne proteste : il lui aurait sans
doute paru l‚gitime que le trŠne revienne ƒ son a‡n‚) ; puis, aussitŠt, le jeune homme se reprend et avoue son mensonge. Interloqu‚, le p€re demande ƒ Arthur de replanter l’arme et de
s’en saisir une seconde fois, pour s’assurer que ce prodige n’est pas le fruit d’une incroyable
erreur. Un chevalier fait alors brutalement irruption, bouscule l’assistance qui vient de se
constituer et se place r‚solument devant le rocher, cherchant ƒ arracher l’‚p‚e ƒ la pierre (et
esp‚rant qu’elle soit d‚sormais plus facile ƒ extraire). Sa forfanterie n’est pas r‚compens‚e :
Excalibur demeure immobile. Seul Arthur parviendra de nouveau „ la brandir. A en juger
selon l’attitude int€ress€e et malhonnˆte des autres chevaliers, il m€rite largement la charge de
roi : bien que simple €cuyer, son cœur est plus g€n€reux que celui de n’importe quel seigneur.
Son premier r€flexe, une fois couronn€, est de demander conseil „ Merlin. Il craint par
dessus tout de se comporter aussi mal que son p‚re biologique : † Merlin, m’aideras-tu „ ˆtre
sage, „ ne pas ˆtre imp€tueux ? ‡ Arthur sait qu’il est encore jeune : il respecte par cons€quent
l’autorit€ paternelle (il €coute maintenant les avertissements du druide comme il €coutait
autrefois ceux de son p‚re adoptif). Le gar•on se gardera €galement de m€priser „ l’exc‚s
Uther, grŒce „ la chaleur humaine du magicien, qui reconna•tra malgr€ tout des qualit€s „
l’ancien roi et nuancera le jugement initialement trop critique de son fils :
Arthur (sceptique)  † Tu aimais [mon p‚re] ? ‡
Merlin (bienveillant)  † Ma foi, comme on aime un enfant plein de d€raison. ‡
Uther, bien que stupide, €tait attachant : c’est au demeurant l’image qu’il avait donn€e plus
tŽt au spectateur. On nous pr€serve ainsi de la diabolisation du p‚re r€el.
Apr‚s s’ˆtre interrog€ sur la suite de son action et s’ˆtre enquis de l’avis de Merlin, Arthur
a „ cœur de rassembler les chevaliers des environs sous sa suzerainet€, afin de sortir son
temps de la barbarie. L’entreprise n’est pas ais€e, car beaucoup refusent de reconna•tre
comme roi un si jeune gar•on. Une guerre commence donc. L„ encore, Arthur s’illustre par
son courage et son sens de la justice. Au terme d’une bataille, il tient en joug l’un de ses
adversaires avec Excalibur. L’homme, obstin€, refuse toujours de devenir † le vassal d’un
vulgaire €cuyer ‡. Contre toute attente, le h€ros lui donne alors raison. Il lui tend son €p€e et
lui demande de l’adouber, pour que, de chevalier „ chevalier, Arthur puisse lui accorder son
pardon. Il ajoute qu’il a grand besoin d’un digne guerrier comme lui, et lui rend par
cons€quent hommage, sans ressentiment, malgr€ la rivalit€ qui les oppose. Son vis-„-vis reste
un long moment sans bouger, ahuri par tant de bravoure, et se range finalement „ la cause du
Pendragon. En donnant l’exemple d’un cœur pur et g€n€reux, Arthur a rendu meilleurs tous
ceux qui ont assist€ „ la sc‚ne (spectateurs extra-di€g€tiques compris). Il s’est impos€ „ eux
comme un p‚re symbolique.
Les failles des grands hommes
Au fil des ann€es, le h€ros devient un roi incontest€ et rassemble les plus grands chevaliers
du monde autour d’une table ronde qui scelle leur amiti€ et leur loyaut€ r€ciproque. Ces
nobles combattants r€v‚lent souvent les mˆmes vertus qu’Arthur. Mais vassaux et suzerain,
tous autant qu’ils sont, conna•tront „ un moment ou un autre de leur vie le go•t amer de la
d€faite et de la faiblesse.
Arthur, sans conteste, est un meilleur souverain que son p‚re, mais, comme lui, il se laisse
trop facilement abuser par l’amour. Peu apr‚s son accession au trŽne, le h€ros observe avec
€merveillement une ravissante jeune femme en train de danser (la sc‚ne fait penser „ celle o‰
Uther avait €t€ s€duit par Igrayne). Il demande „ Merlin, assis „ ses cŽt€s, ce qu’il voit dans
l’avenir.
Merlin  † Je vois Gueni‚vre [c’est la danseuse] et un proche ami qui te trahira. ‡
Arthur (en pleine extase)  † Gueni‚vre… ‡
Merlin (contrari• qu’Arthur n’ait pas pr‚t• attention ƒ l’int•gralit• de sa remarque, mais seulement ƒ la
partie qui l’int•ressait)  † Et voil„, il n’€coute rien. L’amour rend aussi sourd qu’aveugle. ‡
M†me s’il est moins vaniteux qu’Uther (qui n’aimait Igrayne que par caprice), Arthur
‚prouve des difficult‚s ƒ †tre toujours raisonnable : la passion est forte, chez lui. Pour
impressionner sa dulcin‚e, il la soul€ve ƒ bout de bras, esp‚rant faire ‚talage de sa force. Mais
il oublie seulement qu’il vient d’†tre victime d’une blessure s‚rieuse ƒ l’abdomen, et sa plaie
se rouvre aussitŠt : il doit l…cher brutalement la jeune femme et se couvre de ridicule pour
avoir pr‚sum‚ de son endurance et s’†tre cru invincible.
C’est d’ailleurs une nouvelle fois la passion qui le rend injuste lors de sa rencontre avec
Lancelot. Le chevalier, victime d’une mal‚diction, se trouve condamn‚ ƒ garder un pont
jusqu’ƒ ce qu’il soit vaincu en combat singulier. Or, le malheureux seigneur est le meilleur
guerrier du monde, et nul ne semble capable de le vaincre ! Arthur arrive un jour et veut
franchir le guet avec son arm‚e. Ses soldats sont d‚faits les uns apr€s les autres. Finalement, il
part se battre lui-m†me, profond‚ment contrari‚. L’affrontement ƒ la lance tourne court : le roi
n’est pas ƒ la hauteur de son opposant. Lancelot demande s’il veut s’arr†ter, mais Arthur,
vex‚, d‚gaine Excalibur et continue ƒ jouter au sol. Son adversaire lui fait remarquer l’iniquit‚
de son attitude :
Lancelot (tr‚s calme)  † Votre fureur vous aveugle, seigneur ! Vous ˆtes prˆt „ vous battre contre un
chevalier qui n’est pas votre ennemi, et pour un pont que vous auriez pu €viter ! ‡
Arthur (d€chaƒn€)  † Eh bien soit ! A la mort ! ‡
Malgr‚ le fait qu’il porte une arme enchant‚e, Arthur est ƒ nouveau vaincu. Refusant de
reconna‡tre que son adversaire est plus fort que lui, il invoque le nom de son ‚p‚e pour porter
un coup surpuissant qui touche gravement le chevalier. Mais la lame se brise, comme pour le
punir de sa col€re. Le roi, dans cette s‚quence, s’est en effet comport‚ comme un enfant : il
devenait fou de rage ƒ l’id‚e de ne pas l’emporter, car il voulait se croire tout-puissant. Il
prendra conscience de son erreur : ˆ Mon orgueil a bris‚ [Excalibur] ! Ma fureur l’a bris‚e !
Cet excellent chevalier, qui s’est battu avec gr…ce et honneur, devait l’emporter sur moi. J’ai
utilis‚ Excalibur pour changer cet arr†t et j’ai perdu pour toujours la vieille ‚p‚e de mes
anc†tres, dont la force devait †tre mise au service de l’union des hommes, et non de la vanit‚
d’un seul homme. Je ne suis rien. ‰ La Dame du lac appara‡tra alors soudainement et
restituera l’‚p‚e intacte.
Excalibur symbolise la virilit‚ (elle est ˆ l’‚p‚e de mes anc†tres ‰, dit Arthur), mais pas la
toute-puissance. Pour Uther, l’arme ‚tait un pr‚sent qui lui apportait le pouvoir. Arthur, lui, a
compris en d‚finitive qu’elle n’‚tait qu’une extension de lui-m†me : s’il ne se montre pas
digne, Excalibur ne lui servira ƒ rien. Il doit m€riter l’‚p‚e : elle est le symbole de ce qu’il est,
non un bien qu’il poss€derait simplement et pour toujours. S’effectue ainsi dans son cœur le
passage de la pr‚dominance de l’avoir ƒ celle de l’†tre, du plaisir ƒ la joie, de l’‚go„sme r‚actif
ƒ la g‚n‚rosit‚ active  donc, enfin, de l’infantilisme ƒ la maturit‚. Le roi se montre d‚sormais
plein d’une v‚ritable confiance en lui (au sens d’Emerson et de Kohut) : il accepte sereinement ses limites, conc€de que d’autres chevaliers peuvent lui †tre sup‚rieurs et ‚prouve une
affection spontan‚e pour ses semblables (alors que l’angoisse exacerbe l’instinct de survie et
rend aveugle aux aspirations de ceux qu’on cŠtoie).
Merlin lui-m†me n’est pas parfait (preuve que les †tres f‚eriques, pas plus que les hommes,
ne sont infaillibles). Tandis qu’il vient de p†cher avec les mains un poisson dans une rivi€re,
le magicien laisse par m‚garde la cr‚ature lui glisser entre les doigts, s’en trouve d‚s‚quilibr‚
et tombe de tout son long dans l’eau. D‚pit‚, il en tire une leŒon pour Arthur : ˆ Souviens-toi,
il y a toujours plus intelligent que soi ! ‰ Le druide le plus habile de la Terre aura ‚t‚ vaincu
par un poisson !…
Il arrive au vieil homme, comme aux autres h€ros, de commettre parfois des erreurs bien
plus lourdes de cons€quences. Le mage reprochait „ Uther et Arthur d’ˆtre obnubil€s par
l’amour, mais il sera lui aussi aveugl€ par les charmes d’une femme, Morgane, et lui
enseignera des secrets qu’elle aurait d• ignorer. La sorci‚re se servira ensuite de ses talents
pour emprisonner „ jamais Merlin dans un cercueil de cristal et m‚nera une guerre sans merci
contre Arthur, qu’elle d€teste. Merlin s’€tait montr€ avis€ en conseillant avec clairvoyance ses
prot€g€s ; mais la sagesse ne garantit pas qu’on soit toujours soi-mˆme „ l’abri de
l’€garement.
La faille suprˆme, dans le film, est pourtant le fait de Lancelot et de Gueni‚vre. Les deux
personnages s’aiment €perdument et finissent apr‚s moult tergiversations par c€der „ leur
passion : c’est l’€pouse de son roi, de son † p‚re ‡, que le chevalier d’argent s€duit. Les
tourtereaux sont l’un comme l’autre des ˆtres de grande valeur, tr‚s moraux ; mais mˆme des
cœurs nobles peuvent €chouer „ respecter parfaitement l’ordre symbolique et se perdre en
refusant l’interdit paternel, en n’€tant pas adultes.
Sous la pression d’une culpabilit€ mortif‚re, Lancelot en vient alors „ se meurtrir le corps
pour expier ses fautes, puis, „ force de se morfondre, d€cide de mener une vie d’ermite,
abandonnant ses responsabilit€s de chevalier. Il sombre dans la folie et refuse d’aider son ami
Perceval, en danger de mort. Il commence €galement „ projeter ses torts sur les autres, en
accusant sans raison les chevaliers d’Arthur d’ˆtre des mis€rables (comme pour oublier que
c’est lui qui n’a pas €t€ digne de son rang).
La qu„te du Graal : un parcours int€rieur
Arthur ne se remettra pas avant longtemps non plus de l’adult€re commis par sa femme. Il
tombe brutalement malade et reste des ann‚es durant sans la force de bouger. Priv‚ de son
action b‚n‚fique, le royaume sombre dans un nouvel …ge de chaos. Le roi s’est une fois de
plus laiss‚ gagn‚ par l’immaturit‚ (il a abandonn‚ Excalibur entre Lancelot et Gueni€vre
assoupis, signifiant par lƒ l’‚puisement de sa virilit‚) et, symboliquement, son royaume
retourne ƒ un ‚tat de barbarie (la population ‚tant priv‚e de celui qui devait lui servir de
mod€le et avait la responsabilit‚ de la conduire vers la civilisation).
Pour rem€dier „ cette situation tragique, les chevaliers de la table ronde partent „ la
recherche du Graal, cens€ les sauver de leur d€tresse. Beaucoup meurent pendant leur quˆte,
victimes des fl€aux qui meurtrissent le pays : froid, tempˆtes, famines, €pid€mies. Presque
tous les chevaliers d€sesp‚rent de trouver une solution „ la crise qu’ils traversent.
En fait, c’est „ Perceval que revient l’honneur de trouver la lumi‚re. D’abord, il aper•oit
une premi‚re fois le chŒteau du Graal. Apr‚s avoir r€sist€ au pi‚ge qui lui avait €t€ tendu par
Morgane (elle voulait l’envo•ter en lui faisant boire une coupe ensorcel€e, profitant du
d€sespoir du chevalier et de son envie de s’abandonner au plaisir), Perceval est assomm€ et se
retrouve pendu „ un arbre. Dans ses rˆves, il voit une grande forteresse ; le pont-levis s’ouvre,
baign€ d’une indicible clart€, et une voix lui demande : † Quel est le secret du Graal ? Qui
sert-il ? ‡ Mais le chevalier ne trouve pas cette fois la r€ponse. Il parvient par chance „ se
d€tacher de l’arbre et peut continuer sa quˆte. Plus tard, il tombe en armure dans un fleuve.
Fatigu€, €puis€ par des ann€es et des ann€es de solitude et de voyage, il pense un moment „ se
laisser couler. Mais il se ressaisit : en tentant d’Žter son €quipement pour nager jusqu’„ la
surface, le chŒteau du Graal lui appara•t pour la seconde reprise et Perceval comprend enfin le
sens de ses efforts :
Perceval  † Je ne peux pas perdre espoir, c’est tout ce qu’il me reste. ‡
La voix  † Quel est le secret du Graal ? Qui sert-il ? ‡
Perceval  † Vous, mon seigneur ! ‡
La voix  † Qui suis-je ? ‡
Perceval  † Vous ˆtes mon seigneur et roi, vous ˆtes Arthur ! ‡
La voix  † As-tu trouv€ le secret que j’ai perdu ? ‡
Perceval  † Oui. Terre et roi sont un ! ‡
Perceval parvient alors „ rejoindre la rive, le Graal entre les mains. Il rentre „ Camelot,
verse de l’eau dans la coupe et la donne „ boire „ un Arthur mourant, qui gu€rit soudain.
† Perceval, dit-il, je ne savais combien mon Œme €tait vide avant qu’elle ne soit remplie. […]
Je vis „ travers les autres depuis trop longtemps. ‡
Le secret oubli€ par Arthur et que Perceval a retrouv€ en mˆme temps que son espoir, au
fond du fleuve, signifie que les hommes ont des responsabilit€s († Terre et roi sont un ‡) (2) :
leur action engage le monde. Un grand cœur n’a pas le droit de c€der au d€sespoir. Mˆme
lorsque les temps qu’on traverse semblent irr€m€diablement condamn€s, le chevalier doit
continuer „ se battre. En apprenant que sa femme et son meilleur ami l’avaient trahi, Arthur
avait perdu toute son €nergie et son envie de vivre. Il a ainsi n€glig€ sa fonction. Perceval l’a
sorti de sa torpeur en le rappelant „ son devoir. Le roi percevait le cours du monde comme une
catastrophe ; victime d’une trahison, traumatis‚ par elle, il avait occult‚ la face positive des
choses ; il s’est au final souvenu que rien n’est absolument obscur, que l’enthousiasme des
†tres de bonne volont‚ est toujours porteur de joie pour tous ceux qui les entourent.
Merlin avait dit un jour que le labyrinthe le plus p‚rilleux est l’esprit. En ordonnant ƒ ses
chevaliers de partir ƒ la recherche du Graal, Arthur avait dit, lui, de ˆ fouiller le labyrinthe des
for†ts ‰. C’‚tait lƒ son erreur. Encore une fois, les chevaliers, en cherchant le Graal dans les
bois, privil‚giaient l’avoir sur l’†tre. Pour eux, le Graal ‚tait un tr‚sor ext‚rieur, une
possession qu’il fallait s’approprier, alors que le salut ne peut venir que de soi.
C’est dans le perfectionnement de notre †tre que r‚side la vraie puissance, et non dans une
grandeur absolue qui nous serait simplement l‚gu‚e (sans n‚cessiter d’effort de notre part), ni
dans nos possessions ou le soutien apport‚ par notre environnement : l’individu courageux
entreprend de se construire, comme personne, et ne croit pas pouvoir emprunter la vertu ƒ qui
que ce soit (il peut tout au plus s’inspirer de celle de ses ma‡tres), ni ne compte exclusivement
sur le monde autour de lui pour le prot‚ger (attendant un p€re id‚alis‚  le Graal  pour le
pr€server contre les assauts d’un p‚re mal€fique  une Terre cauchemardesque). La maturit€
est ainsi valoris€e contre tous les fantasmes r€gressifs, d€pressifs ou m€galomaniaques.
Apr‚s avoir int€gr€ cette v€rit€, le roi part rejoindre Gueni‚vre, recluse dans un couvent, et
lui pardonne. Il tol‚re d€sormais les faiblesses des autres comme il apprend „ tol€rer ses
faiblesses pass€es (il n’a pas €t€ un bon mari, absorb€ qu’il €tait par sa tŒche : c’est pour cette
raison que sa femme s’€tait lass€e de lui). Gueni‚vre elle aussi lui pardonne. Le couple
s’oriente avec conviction vers ses actions „ venir, en souhaitant qu’elles soient aussi nobles
que possible : il n’y a pas d’autre injonction valable, d’attitude plus positive „ adopter. Les
individus doivent dig€rer le pass€, ne pas passer leur vie „ en vouloir „ ce qui fut : amor fati !
Une fois r€concili€s, Gueni‚vre se tourne vers son €poux et lui tend Excalibur, qu’elle a
conserv€e toutes ces ann€es. En accordant le pardon, en cessant de s’abandonner au ressentiment (vis-„-vis de Gueni‚vre et de Lancelot) et „ la culpabilit€ (pour n’avoir pas €t€ un bon
mari), Arthur a pu retrouver sa virilit€ (3).
Une vision du monde pa…enne
Profond€ment influenc€ par le paganisme, le film se rapproche des visions anciennes du
monde „ travers son apologie du souvenir. Merlin, lorsque la table ronde avait €t€ cr€€e, „
l’€poque o‰ les terres de Bretagne €taient enti‚rement pacifi€es, avait demand€ aux chevaliers
de se rappeler toute leur vie cet instant : † Car le destin des hommes, h€las, est d’oublier ! ‡ Il
faut conserver „ l’esprit l’exemple des temps pass€s et s’impr€gner du mod‚le qu’ils nous offrent pour devenir meilleurs. La table ronde n’est plus, presque tous les chevaliers sont morts,
la guerre ravage les contr€es, mais les survivants doivent se rem€morer le fa•te de leur
destin€e en esp€rant que de semblables Midi reviendront. Arthur confie „ Gueni‚vre sa foi en
l’Eternel Retour et les devoirs que cette croyance lui impose :
† Je ne suis pas n€ pour mener une vie d’homme, mais pour ˆtre le tissu de la m€moire future. La fraternit€,
ce fut un bref printemps, un beau moment qu’on ne pourra pas oublier. Parce qu’il ne sera pas oubli€, ce beau
moment reviendra peut-ˆtre. Je dois donc une fois de plus chevaucher avec mes chevaliers, pour d€fendre ce
qui fut et le rˆve de ce qui aurait pu ˆtre. ‡
Ce discours reprend le mod‚le pa…en du temps cyclique (oppos€ au lin€arisme chr€tien et
moderne), qui responsabilise les hommes et les contraint „ agir : tout s’en va et revient dans
une oscillation sans fin qui nous empˆche de croire que la victoire puisse durer €ternellement
 mais qui, dans les moments de d‚tresse, pr‚serve toujours aussi l’attente du renouveau.
Merlin, lui, ne survit pas dans les souvenirs (comme Arthur le fera un jour), mais dans les
r†ves. Il avait annonc‚ au d‚but du film, d‚jƒ, que son heure serait bientŠt venue :
† Ah, les jours sont compt€s pour les ˆtres de notre esp‚ce. Le Dieu unique vient de chasser les dieux
multiples. Les esprits de la forˆt et des rivi‚res s’enfoncent dans le silence. Ainsi vont les choses : c’est
l’av‚nement des hommes et de leur univers. ‡ (4)
M†me s’il a ‚t‚ chass‚ de notre monde, Merlin appara‡t ƒ Arthur, lorsque celui-ci l’appelle
ƒ l’aide, agenouill‚ entre des dolmens. Le roi se demande alors par quel miracle le magicien a
pu revenir de l’au-delƒ :
Merlin  † Des histoires ! C’est toi qui m’as rappel€ ! C’est ton amour qui m’a rappel€, l„ o‰ tu es
aujourd’hui, au pays des rˆves ! ‡
Arthur, ƒ la veille d’une grande bataille, le dit encore ƒ Key, son demi-fr€re : ˆ Merlin vit !
Il vit dans nos r†ves maintenant ! ‰ Et le chevalier r‚pond qu’il le sait, qu’il a r†v‚ de lui cette
nuit : ˆ Il a dit que je me battrai avec courage, demain. ‰ Les ombres du pass‚ servent
d’inspirateurs, de figures paternelles int‚rioris‚es (ƒ l’image des da…mon‚s grecs, par
exemple : les hommes de l’Œge d’or, pour H€siode, subsistaient „ l’€tat d’esprits et, bien
qu’invisibles, nous guidaient dans nos d€cisions ; encore fallait-il pour cela tendre l’oreille et
rester ouverts „ leur parole) (5). Si Merlin peut revenir en rˆve, le cin€ma  machine „ rˆves
s’il en est  est plus ƒ m†me que n’importe quel m‚dium culturel de l’invoquer ! Telle semble
†tre l’ambition du cin‚aste : faire resurgir pour nous l’image sacr‚e de l’illustre magicien...
Le d‚nouement du film reprend ‚galement le th€me de la cyclicit‚. Les chevaliers de la
table ronde ont p‚ri et Arthur s’appr†te ƒ rendre son dernier soupir. Seul Perceval est encore
vaillant. Une €re s’est achev‚e : ce qui ‚tait n‚ et avait pris son essor s’est maintenant
effondr‚, une civilisation est ƒ reconstruire. Le roi demande ƒ son dernier vassal de prendre
Excalibur et de la jeter dans un lac. Le jeune homme refuse, estimant que l’‚p‚e ne peut †tre
perdue ; mais Arthur le convainc : ˆ Fais ce que j’ai ordonn‚. Un jour, un roi viendra et l’‚p‚e
surgira ƒ nouveau. ‰ Perceval se rend pr€s du point d’eau et jette l’arme : la Dame du lac
jaillit, attrape l’objet en vol et l’emm€ne dans les profondeurs, tandis que le soleil se couche ƒ
l’horizon. Un jour et un monde touchent ƒ leur fin ; mais il y aura d’autres aubes ; ƒ nous de
retrouver Excalibur au fond de nous-m†mes et de nous r‚approprier ce qu’elle incarne. Le
tragique n’est pas contraire ƒ l’h‚ro„sme ; il doit bien plutŠt le susciter, lorsque, comme ici,
l’appr€hension lucide de la cruaut€ du monde se mˆle „ une repr€sentation sereine, adulte et
joyeuse de la vie. Le plaisir ne survit que par l’optimisme ; la joie, au contraire, se manifeste
mˆme dans le cœur d€chir€ d’un homme qui se confronte au malheur sans c€der „ la d€tresse
ou „ l’apitoiement, et qui continue d’œuvrer pour ses valeurs, autant qu’il le peut.
En plus de se faire sentir dans l’affirmation de l’Eternel Retour, l’empreinte du paganisme
se manifeste au travers de l’attachement „ la compl€mentarit€ des ordres et „ l’id€al de vie
communautaire symbolis€ par la table ronde (le cercle figure l’union organique de parties
interd€pendantes). Tous les personnages sont extraordinairement dou€s, mais dans un
domaine particulier seulement ; ils sont limit€s et ont par cons€quent besoin de l’aide de leurs
camarades pour affronter les €preuves du monde (tout comme ils apportent eux-mˆmes une
aide pr€cieuse „ leur entourage grŒce „ leurs talents propres). Arthur est un grand roi, mais il
est moins bon guerrier que Lancelot. Lancelot est lui-mˆme moins courageux que Perceval („
qui il reviendra qui plus est de trouver le Graal). Et Merlin, malgr€ ses pouvoirs et ses
connaissances, est incapable de commander les autres et de leur inspirer le respect, „ la
diff€rence d’Arthur. C’est la compl€mentarit€ entre le druide et le roi qui est la plus
importante : elle reprend la distinction ancienne entre autorit€ spirituelle et pouvoir temporel
(tr‚s pr€sente dans le paganisme), qu’on retrouve encore aujourd’hui dans la doctrine de
l’hindouisme traditionnel (6). L’autorit€ spirituelle est apte „ prodiguer de sages conseils,
mais seul le pouvoir temporel est apte „ r€gner (7). L’un sans l’autre seraient incomplets : ils
marcheraient sur une jambe. Cette repr€sentation des choses est saine, car elle prend acte des
limitations des individus. Tous, nous voulons la puissance (qui prend une forme plus ou
moins mat€rielle ou spirituelle selon l’€l€vation du caract‚re [8]), et c’est par l’union que nous
pouvons le mieux l’obtenir (9). Chacun apporte un bienfait diff€rent aux communaut€s
humaines. L’individualisme est le fantasme optimiste de ceux qui se croient tout-puissants ou
l’affabulation inqui‚te de ceux qui s’imaginent ˆtre pers€cut€s de toutes parts et ne peuvent
faire confiance „ personne.
La tentation du manich€isme et le souffle romantique
La tension entre la vision du monde pa…enne et la vision du monde chr€tienne est
pr€pond€rante dans la geste arthurienne. Pour cette raison, peut-ˆtre, le monde de la quˆte du
Graal est sans doute un peu moins mature que le monde hom€rique, qui laisse une place plus
r€duite „ l’id€alisation et „ la r€pulsion (surtout dans L’Iliade). Excalibur, en ravivant ces
repr€sentations m€di€vales, h€rite malheureusement aussi de leurs d€fauts  bien que l’œuvre
reste globalement assez satisfaisante.
L’esprit du film est certes pa„en dans sa condamnation des dichotomies morales. Merlin le
soulignait : ˆ Le Bien et le Mal… On ne les voit jamais l’un sans l’autre. ‰ Et, effectivement,
les personnages portent en eux du bon et du mauvais. Le discours id‚ologique mis en place
par Boorman se dresse de la sorte contre le manich‚isme propag‚ ƒ certains ‚gards par le
christianisme (pour qui Dieu s’oppose absolument ƒ Satan). Mais Morgane et Mordred, eux,
sont trait‚s d’une mani€re tr€s peu nuanc‚e : ils sont indiscutablement mal‚fiques et ne
contrebalancent leur m‚chancet‚ par aucun signe apparent de bont‚. Morgane, demi-sœur
d’Arthur (elle est la fille d’Igrayne et du duc de Cornouailles), est une arriviste qui met sa
magie au service de sa haine diabolique contre le roi : elle prend les traits de Gueni€vre pour
obtenir un enfant du Pendragon et Mordred na‡t de cette union incestueuse. La sorci€re, de ce
fait, refuse l’ordre symbolique (l’inceste, m†me entre fr€res et sœurs, renvoie ƒ la situation
œdipienne, quoique par d‚placement ; la transgression ne concerne pas le rapport m€re/fils ou
p€re/fille : elle est horizontale plutŠt que verticale). Le d‚sir de Morgane est de faire acc‚der
son fils au trŠne : elle est une m€re qui prend le parti du fils contre le p€re, et veut vivre ƒ ses
cŽt€s une fois le g€niteur €limin€. Il €tait in€vitable que Mordred, priv€ de mod‚le paternel et
€lev€ par une femme aussi d€s€quilibr€e, devienne franchement m€galomane. Sa morgue est
permanente. Adolescent, il portait d€j„ une armure de chevalier (en or !), alors mˆme qu’il
n’avait jamais fait ses preuves et n’avait pas €t€ adoub€. Un dialogue illustrera clairement le
rapport amoureux qui unit Morgane „ son fils, €rig€ par elle au rang de p‚re :
Mordred  † M‚re, quand serai-je enfin roi ? ‡
Morgane (pleine de rage contre Arthur)  † Quand l’heure sera venue, je t’enverrai chez ton p‚re et tu
prendras ce qui est „ toi. Alors, tu seras roi. ‡
Elle embrasse le jeune gar†on sur la bouche.
C’est leur m‚galomanie qui provoquera la mort des personnages. Merlin revient en esprit ƒ
Morgane et lui lance un d‚fi de magicien. Par vanit‚, la sorci€re accepte et lance un sort trop
puissant pour elle. Elle est vid‚e de ses forces et perd la fantastique beaut‚ qu’elle ‚tait
parvenue ƒ conserver, gr…ce ƒ ses enchantements, et malgr‚ son …ge avanc‚. En la voyant,
Mordred ‚prouve du d‚go•t et enrage ƒ l’id‚e d’avoir une m€re aussi laide ; il la tue !... Sans
les pouvoirs de celle qui le prot‚geait, toutefois, il ne peut r‚sister ƒ l’attaque d’Arthur : p€re
et fils p‚rissent en se battant en duel. Le film, par le biais de Morgane et de Mordred, transmet
des valeurs positives (il condamne l’immaturit‚). Mais le couple ne peut qu’†tre jug‚ monstrueux par les spectateurs. Nous ne nous identifions par cons‚quent pas du tout ƒ eux. Or, si
l’on n’‚prouve pas d’empathie pour un personnage, on ne se reconna‡t pas en lui : les
monstres servent alors de repoussoirs. Les deux †tres mal‚fiques rendent ind‚sirable la
m‚galomanie, mais tendent par r‚pulsion ƒ nous faire penser que nous sommes tout ƒ fait
diff‚rents d’eux, donc que nous ne sommes nous-m†mes jamais m‚galomanes (10).
Inversement, les h‚ros, malgr‚ leurs failles, finissent toujours par se reprendre apr€s leurs
moments de faiblesse psychologique. Ces prises de conscience sont g‚n‚ralement touchantes
et contribuent quelque peu ƒ structurer les esprits, mais elles s’av€rent malheureusement trop
syst‚matiques pour †tre parfaitement saines. M†me Lancelot reviendra in extremis sauver
Arthur, lors de la bataille finale, apr‚s ˆtre miraculeusement sorti de sa folie. Il aurait €t€
pr€f€rable qu’un h€ros au moins nous laisse sur une mauvaise impression, afin de bien
montrer que rien n’est jamais acquis d’avance, pour qui que ce soit : mˆme les cœurs les plus
valeureux sont guett€s par une chute qui peut parfois ˆtre d€finitive. De plus, le point de vue
moral est pr€sent€ avec un certain didactisme ; les valeurs chevaleresques sont d€fendues de
mani‚re tellement explicite qu’elles ne sont plus du tout probl€matis€es. En sugg€rant davan-
tage, en laissant une part d’ombre et d’incertitude, Boorman nous aurait contraints ƒ nous
interroger plus sinc€rement sur ce qui nous est donn‚ ƒ voir. Une part d’ambivalence par
rapport ƒ l’id‚al de vie et aux motivations des chevaliers, en somme, aurait rendu le film plus
ouvert et aurait peut-†tre davantage confort‚ l’appel ƒ la responsabilit‚ (qu’implique par ailleurs cet id‚al).
L’image donn‚e de Viviane pourrait ‚ventuellement para‡tre g†nante, elle aussi. La f‚e
garde Excalibur au fond d’un lac : l’arme-phallus r‚side ainsi dans un lieu connot‚ comme
ut‚rin, sous la protection d’une m€re merveilleuse. Cette association renvoie au fantasme
d’une virilit‚ parfaite, tr‚sor enfoui dans le ventre maternel (que le petit garŒon se repr‚sente
comme un lieu o‹ il ‚tait tout-puissant). Le d‚sir m‚galomaniaque par excellence consiste ƒ se
r‚approprier cette virilit‚ en parvenant ƒ r‚int‚grer l’ut‚rus, rem‚diant ƒ l’expulsion et ƒ la
chute ƒ laquelle nous avions ‚t‚ condamn‚s par le p€re. Quand bien m†me nous d‚couvrons
au cours du film que l’‚p‚e n’accorde pas la toute-puissance et que nous devons nous montrer
mesur‚s pour devenir adultes, l’image qui nous est donn‚e de l’origine de l’arme reste en ce
sens r‚gressive.
Toutefois, cette critique m‚rite d’†tre contrebalanc‚e : il n’est pas forc‚ment ill‚gitime de
reprendre en surface une repr‚sentation infantile pour mieux rappeler ensuite que, dans le
monde des hommes (notre monde, par opposition ƒ celui des f‚es), la virilit‚ n’est jamais que
relative : Excalibur, une fois sortie des eaux, peut †tre bris‚e. Ce proc‚d‚ est peut-†tre m†me
susceptible de toucher plus efficacement ceux qui n’ont pas encore abandonn‚ leurs fantasmes
d’enfants. Aussi pouvons-nous porter malgr‚ tout un jugement bienveillant sur cet aspect du
film (bien que le doute soit en un sens permis : l’id‚alisation de Viviane, en tant que m€re
symbolique, risque de conforter le relatif manich‚isme contenu dans l’œuvre).
Le probl€me pos‚ par la magie est assez similaire. Les pouvoirs dont jouit Merlin
confortent-ils chez le spectateur un d‚sir de toute-puissance ? Nous serions plutŠt tent‚s de
r‚pondre que non : la magie est soumise dans le film ƒ des r€gles contraignantes, ses effets
sont limit‚s, elle ne peut †tre ma‡tris‚e qu’au terme d’un long apprentissage et se trouve
surtout r‚serv‚e ƒ des †tres plus ou moins surnaturels. Elle t‚moigne d’un monde dor‚ (ut‚rin)
dont nous sommes nostalgiques, mais qui appara‡t comme nettement diff‚rent du nŠtre. Apr€s
tout, le d‚sir de r‚int‚gration de la poche intra-ut‚rine existe chez tout un chacun et il n’est
pas malsain de le mettre en sc€ne (ƒ partir du moment o‹ aucune consolation fantasmatique ne
nous est apport€e et que nos tendances m€galomaniaques – ou d€pressives – ne sont pas flatt€es, inconsciemment [11]).
De plus, la magie revˆt une port€e m€taphorique : elle signifie po€tiquement que le monde
vit. Humaniser le r€el, c’est le rendre beau (car la beaut€ est ce qui appara•t comme propice „
l’€panouissement de l’humain, et rien n’est plus €panouissant pour les ˆtres sociaux que nous
sommes qu’un semblable avec qui il nous soit possible de communiquer : c’est la raison pour
laquelle on ne peut aimer les animaux sans les consid€rer malgr€ soi comme des hommes).
Celui dont le cœur d€borde de joie, qui €tend sa libido au cosmos tout entier, finit donc
malgr€ lui par sentir la trace d’une pr€sence dans son environnement, mˆme d€pourvue de
conscience et d’intention (12). La magie, comme t€moignage de la chaleur intrins‚que qui
anime la nature, refl‚te cette vision g€n€reuse des choses et lui permet de s’exprimer (13).
Ind€pendamment des bribes de manich€isme qu’on d€c‚le dans le film (essentiellement „
cause du traitement de Morgane et de Mordred), le principal d€faut d’Excalibur r€side dans
son style visuel et musical. L’action est souvent beaucoup trop rapide, le montage trop hach€
et les batailles trop confuses. L’esth€tique lorgne avec insistance du cŽt€ du romantisme : les
combats se d€roulent fr€quemment dans la brume, les plans sont plutŽt sombres, les arbres
tortueux et les couleurs excessivement vives et bariol€es. Les musiques utilis€es, puis€es en
particulier chez Richard Wagner, comptent parmi les plus exalt€es du r€pertoire occidental.
C’est d’autant plus regrettable que la tonalit€ de l’intrigue est consid€rablement plus mesur€e
et adulte que dans la T€tralogie et Parsifal… Une esth‚tique ‚pique moins d‚sarticul‚e aurait
mieux convenu (ƒ la mani€re des anciens films de chevalerie, tels Ivanhoe, qui date de 1952).
L’œuvre p‚che malheureusement aussi par son recours „ la violence : des membres sont
tranch€s en gros plan, du sang gicle de tous les cŽt€s, des cadavres sont d€chiquet€s par des
corbeaux, etc. Sous divers aspects, le monde d€crit devient alors cauchemardesque,
traumatisant. Le contenu narratif et les dialogues tendent „ v€hiculer l’id€e que rien de ce qui
se produit ici-bas n’est jamais abject (de m†me que rien n’est idyllique), mais ce que nous
voyons effectivement ne nous en persuade pas… La violence nous fait partager de surcro‡t la
culpabilit‚ des personnages, notamment celle de Lancelot, quand il s’empale volontairement
sur son ‚p‚e. En souffrant avec lui (car la vue des ch…timents corporels, film‚s avec crudit‚,
fait souffrir), nous participons ƒ l’agressivit‚ qu’il ‚prouve contre lui-m†me.
A l’‚poque classique, une production comme Excalibur aurait €t€ presque irr€prochable.
Le mˆme syst‚me de valeurs, mobilis€ dans un film aux formes moins d€structur€es, se serait
r€v€l€ extrˆmement satisfaisant pour le public. La le•on qu’il nous adresse reste cependant
salvatrice. Quelle plus noble vis€e pour l’art que d’€difier les cœurs et de construire les
Œmes ? Les œuvres ne sont pas seulement faites pour ˆtre agr€ables. Elles cr€ent du sens ;
lorsqu’elles n’en cr€ent pas, elles d€truisent par l„ mˆme le sens qui subsiste autour d’elles, en
propageant l’oubli. On n’€prouve de la joie que lorsqu’on est adulte et qu’on vit dans un
monde o‰ la mati‚re est ordonn€e ƒ l’esprit : l’ordre s’oppose ƒ la distraction, au laxisme.
C’est pourquoi il nous faut chercher Merlin, chercher le Graal et chercher Excalibur, qui se
cachent quelque part au tr‚fonds de notre †tre, n‚glig‚s.
Notes :
1. Le film rappelle ainsi que la forclusion du tragique de la vie – et des limites que ce tragique
nous impose – entra•ne souvent en retour une confrontation forc€e „ la part du r€el que nous
avons voulu d€nier (de mˆme qu’un homme qui se croirait pathologiquement capable de voler
chuterait dramatiquement en se lan•ant du haut d’un arbre). Ici, Uther a voulu se croire toutpuissant, il a entrepris une multitude de guerres sans y r€fl€chir vraiment, et il meurt, victime
des cons€quences de ses actes : ce manque de responsabilit€ est en outre embl€matis€
symboliquement par le refus de l’Œdipe, matrice de tous les d€nis du r€el.
2. Retrouver l’espoir en refusant de se laisser couler dans l’eau du fleuve consiste
m€taphoriquement „ se donner les moyens d’ˆtre adulte pour ne pas redevenir „ jamais un
enfant : les profondeurs marines symbolisent la poche intra-ut€rine. Sans espoir, on ne
s’oriente jamais vers la maturit€, et l’on ne trouve jamais le courage de se d€tacher de la m‚re.
3. Id€alement, les remords peuvent se passer de culpabilit€ : la culpabilit€ t€moigne d’un
retour „ la situation œdipienne, lorsque le p‚re €tait per•u comme castrateur. La culpabilit€
n’est que l’agressivit€ retourn€e contre soi. Le sujet mature regrette ses torts pass€s en
s’appuyant sur son exp€rience pour mieux se comporter „ l’avenir. Il est guid€ par des valeurs
actives. L’individu coupable ne fait que r€agir sans cesse „ sa faiblesse, il est paralys€ par le
souvenir de ses anciens m€faits (qu’il entretient comme des obsessions tyranniques, d€con-
nect€es finalement de la r€alit€) et ne cesse de les ruminer. Pour autant, reconnaissons que,
dans la vie r€elle, la culpabilit€ se mˆle toujours un peu aux regrets...
4. Faire dire sur le ton de la d€ception, par la bouche d’un personnage extrˆmement positif,
que l’‚re chr€tienne ne sera pas l’‚re de la spiritualit€, mais celle des hommes, est assez
clairement un discours n€o-pa…en (dont il est difficile de dire jursqu’„ quel point il se trouvait
assum€ consciemment par Boorman, „ l’€poque de la r€alisation du film). En rompant avec
les croyances ancestrales, les hommes vont ˆtre livr€s „ eux-mˆmes et perdre les mod‚les qui
leur €taient offerts dans le paganisme. Notre intention n’est pas de pr€tendre que le christianisme ait renonc€ au cours de son histoire „ €riger des mod‚les pour les populations :
J€sus Christ a valu comme un guide, ainsi que les saints, dont le culte a prolong€
paradoxalement celui de certaines idoles pa…ennes. Il est clair toutefois que le respect des
ancˆtres €tait beaucoup plus pr€sent  et beaucoup plus essentiel  dans le paganisme que
chez les chr€tiens, et que les valeurs v€hicul€es par les mod‚les respectifs de ces deux
religions €taient tr‚s diff€rentes. Un pa…en aurait „ ce titre des raisons coh€rentes d’estimer
que le christianisme a en fait marqu€ l’av‚nement du monde des hommes en dissociant le
sacr€ de l’ici-bas et en le projetant dans des arri‚re-mondes qui nous laissent libres de ne plus
v€n€rer notre environnement sensible (€tape au terme de laquelle nous pouvons commencer „
vouloir l’arraisonner techniquement, sans respecter la moindre limite).
5. Dans Star Wars, aussi, les Jedi morts reviennent conseiller Luke, tels des fantŽmes. Mais,
chez Lucas, les p‚res protecteurs sont parfaits. Leur retour sous forme d’esprits traduit moins
la n€cessit€ d’honorer leur m€moire que de les introniser, dans leur perfection, comme
immortels : le message est optimiste et r€gressif parce qu’il signifie que nous ne serons jamais
abandonn€s par ceux qui nous transmettent leur toute-puissance virile. Symptomatiquement, il
faut, chez Boorman, faire l’effort de rappeler „ soi la m€moire des morts pour qu’ils se
manifestent (comme le Graal, ils sont en fait un aspect de notre vie int‚rieure, m†me s’ils
repr‚sentent aussi pour nous un h‚ritage culturel), tandis que, dans Star Wars, ils se
manifestent d’eux-mˆmes, comme un bienfait purement ext€rieur. Les fantŠmes d’Excalibur
€duquent en cela „ la responsabilit€ (nous devons surmonter les €preuves en trouvant des ressources symboliques d’esp€rance et de m€moire en nous-mˆmes – ressources que notre
responsabilit€ nous pousse en mˆme temps „ reconna•tre comme relatives, et donc n€cessairement dot€es d’effets pratiques limit€s), tandis que les fantŽmes de Star Wars nous
orientent vers l’immaturit€ (en nous apportant seulement plaisir fantasmatique et consolation,
par la mobilisation d’une illusion r‚confortante nous assurant qu’une aide ext€rieure et
parfaite nous sera toujours apport€e).
6. Louis Dumont €crit : † Tandis que, spirituellement ou absolument, le prˆtre est sup€rieur, il
est en mˆme temps, d’un point de vue temporel ou mat€riel, assujetti et d€pendant.
Inversement, le roi, spirituellement subordonn€, est mat€riellement le ma•tre. ‡ [Homo
hierarchicus. Le syst‚me des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1977, p. 354] Cf.
aussi Ananda K. Coomaraswamy, Autorit€ spirituelle et pouvoir temporel dans la perspective
indienne de gouvernement, Milan, Arch‚, 1985.
7. Cette id€e se retrouvera dans la doctrine classique de l’€glise. La Bible ne dit-elle pas :
† Ce qui appartient „ C€sar doit revenir „ C€sar, et ce qui appartient au Seigneur doit revenir
au Seigneur ‡ ? La formule sera par la suite reprise par les Gibelins, mais elle sera en
revanche n€glig€e par les Guelfes, qui d€fendront le principe de la th€ocratie (l’autorit€
spirituelle qui s’arroge le pouvoir temporel). A partir de la Renaissance, la s€cularisation
progressive laissera le pouvoir temporel livr€ „ lui-mˆme et la question de son articulation
avec la spiritualit€ ne se posera plus (c’est en fait le pouvoir temporel qui, „ l’image de
l’autorit€ spirituelle dans la tradition th€ocratique, se croira autosuffisant). Cf. Julius Evola,
Le Myst„re du Graal et l’id•e imp•riale gibeline, Paris, Editions Traditionnelles, 1972.
8. Pour distinguer entre les deux, disons que la puissance mat€rielle est celle qui procure du
plaisir, tandis que la puissance spirituelle est celle qui procure de la joie (la puissance
spirituelle concerne donc l’accomplissement des tŒches nobles incluses dans un r€seau de
sens). Il n’empˆche cependant que la plus haute spiritualit€ peut se manifester dans le
traitement des affaires mat€rielles (telles que la politique ou le sport, par exemple), comme la
plus basse mat€rialit€ peut se manifester dans le traitement des affaires spirituelles (puisque
rien n’empˆche €videmment les caract‚res les plus r€gressifs de se tourner vers les choses de
l’esprit, et de se forger des illusions consolatrices destin€es „ les persuader qu’ils
b€n€ficieront de bienfaits mat€riels innombrables, dans ce monde-ci ou dans l’autre).
9. † Union ‡ n’est €videmment pas synonyme de † fusion ‡ : l’union implique l’interd€pendance (c’est-„-dire l’action r€ciproque de chaque partie au sein du tout), alors que la fusion
implique la d€pendance (c’est-„-dire l’inaction et la passivit€ des parties prises en charge par
le tout).
10. Le film se rattrape n€anmoins un peu lorsque Arthur dit „ Mordred qu’il l’aime malgr€
toutes leurs divergences. Mais cela ne suffit pas „ rendre le gar•on attachant.
11. Les films d’action habituels montrent de leur cŽt€ que des exploits extraordinaires peuvent
ˆtre accomplis dans le monde r€el (quand bien mˆme ce monde serait fantastique, il est r€el
pour les personnages comme notre monde est r€el pour nous). Ils renforcent par cons€quent le
d€sir de toute-puissance, en le pr€sentant „ l’int€rieur du film comme l€gitime. Mˆme si nous
nous souvenons qu’un film n’est qu’une fiction, l’id€e qu’une forme de toute-puissance soit
possible et souhaitable germe dans notre cœur et contamine notre subconscient. Dans
Excalibur, au contraire, la fronti‚re entre le monde des f€es et celui des h€ros (qui est aussi le
nŽtre, par analogie) est sans cesse d€limit€e : le monde des f€es finit par ne nous ˆtre
accessible que par le biais des souvenirs et des rˆves, c’est-„-dire d’id€es r€gulatrices qui
guident nos entreprises (mais qui ne peuvent ˆtre que des id€es, car le monde des hommes est
tragique et n’admet pas la perfection).
12. Plus largement, €prouver de mani‚re aigu’ le sentiment que la nature vit est simplement la
cons€quence psychique de l’€tablissement d’une relation symbolique avec elle (la croyance en
la magie, quoique primaire dans son expression, est donc bien le reflet de l’amour que nous
€prouvons pour les choses). Ce n’est pas l„ une illusion (au sens d’un fantasme), mais plutŽt
la forme au travers de laquelle est n€cessairement v€cu l’investissement libidinal de notre
environnement (de la mˆme mani‚re que, selon Kant, l’espace et le temps sont les formes a
priori de la sensibilit€) : pour investir notre libido sur un objet, nous avons besoin d’apposer
sur lui la forme de ce qui est humain, sans quoi la gratitude que nous voudrions €prouver pour
lui ne pourrait pas se manifester r€ellement et nos sentiments, impuissants „ s’exprimer, seraient frustr€s. Pour remercier le soleil de se r€g€n€rer chaque ann€e, par exemple, les anciens
€taient amen€s au fond d’eux-mˆmes „ traiter l’astre du jour comme une personne avec qui il
leur soit possible d’€tablir un contact. Dans le cas contraire, leur amour naturel pour lui aurait
peu „ peu €t€ contrari€ et refoul€, faute de support d’investissement appropri€.
On remarquera que cette tendance mobilise les bonnes illusions valoris€es par Nietzsche : ce
sont les illusions qui sont constitutives de notre rapport au monde (celles qui englobent les
valeurs  les signes produits par nos affects et que nous surimposons subjectivement au
monde pour le rendre habitable). Elles s’opposent aux mauvaises illusions (aux fantasmes),
qui donnent naissance aux arri‚re-mondes et nous coupent du r€el au lieu de nous mettre en
rapport avec lui. Les bonnes illusions servent en fait d’interm€diaires, de m€diations, entre
l’homme et le monde, alors que les mauvaises illusions cr€ent des mondes de substitution.
Or, en l’occurrence, le fait de donner une figure aux forces de la nature, dans le paganisme,
n’implique absolument pas qu’on alt‚re en fantasme la r€alit€ des ph€nom‚nes, mais simplement qu’on la repr€sente d’une mani‚re qui, pour nous, soit €motionnellement signifiante
(comme si le monde nous † parlait ‡).
13. L’immaturit€ ne commencerait selon nous que si cette pr€sence en venait „ ˆtre per•ue
comme bonne et protectrice, €rigeant le monde en objet-soi id€alis€, et/ou comme mauvaise et
pers€cutrice, €rigeant le monde en objet-soi tyrannique (c’est pourquoi le rapport romantique
„ la nature nous para•t moins sain que le respect nuanc€ et adulte des Grecs pour la vie
cosmique). Dans le film, la nature est relativement neutre. Elle s’av‚re bonne ou mauvaise
selon les circonstances et ce qu’on en fait. Elle n’est donc pas bonne ou mauvaise en ellemˆme (et elle ne prend pas non plus la forme cliv€e d’une nature parfaitement bonne qui cohabiterait avec une nature distincte parfaitement mauvaise). Seule l’id€alisation de la f€e
Viviane pourrait peut-ˆtre id€aliser par contagion l’environnement naturel (et appeler comme
son corollaire la diabolisation d’autres aspects de la nature, qui appara•trait au final peupl€e „
la fois d’anges et de d€mons). Dans l’Antiquit€ m€diterran€enne, au contraire, les nymphes et
les satyres n’€taient ni des figures protectrices, ni des monstres : ces cr€atures avaient leurs
qualit€s et leurs d€fauts. Elles incarnaient l’ambivalence du monde tout en pr€sentant la
nature comme vivante…