le_monde_2005/pages 03/08/06
Transcription
le_monde_2005/pages 03/08/06
0123 13 Jeudi 3 août 2006 Portrait Jean-Jacques Schpoliansky Le dernier des Mohicans du cinéma indépendant PARCOURS 1943 Naissance à Nice. 1965 Stagiaire chez UGC. 1969 Dirige trois salles de cinéma à Tours. 1973 Prend la direction du cinéma Le Balzac (8e arrondissement). d’or des Champs-Elysées, la salle du Balzac suscite la convoitise de promoteurs immobiliers. « Le loyer s’élève à 162 000 euros par an, c’est énorme, dit Jean-Jacques Schpoliansky. Il faut que j’occupe le terrain, sinon il y aura bientôt à la place un magasin de surgelés. Rien que d’y penser, j’en ai froid dans le dos. » C’est le dernier des Mohicans. Ne reste sur les Champs qu’un autre complexe indépendant, le Lincoln. La bataille fait rage avec les circuits. D’autant qu’UGC vient de rouvrir un important multiplexe à la Défense. Le nombre de spectateurs du Balzac a chuté de 197 000 en 1996 à 130 000 en 2005. Cet irréductible misanthrope – capable de sérieux coups de gueule – avoue trois passions : le cinéma, la gastronomie et la musique. Depuis huit ans, en accord avec le Conservatoire national supérieur de musique, des jeunes musiciens viennent jouer chaque samedi avant la séance de 20 heures – « des inter- Il dirige le Balzac, l’une des dernières salles d’art et d’essai de la capitale. Une lutte au quotidien pour assurer le rôle de ce cinéma de proximité, résister aux pressions immobilières et tenir bon face à la concurrence P our la Fête de la musique, il avait choisi de programmer une Nuit du cinéma muet. D’inviter une pianiste, une flûtiste et une violoncelliste. De projeter pour commencer, L’Eventail de lady Windermere, un splendide et rare Lubitsch de 1925, puis le sublime Nosferatu de Murnau, des courts métrages de Charley Bowers et de terminer aux aurores par un Paris qui dort de René Clair injustement oublié. Pour les gens du quartier, Jean-Jacques Schpoliansky, le PDG du Balzac, l’une des plus dynamiques des salles indépendantes parisiennes, c’est « le monsieur qui parle au public ». Toujours là pour accueillir les spectateurs, présenter avec ferveur films et musiciens ou servir des cafés au comptoir jusqu’à des heures indues. Le cinéma est une affaire de famille. Le Balzac a été créé par son grand-père, un Russe blanc doué pour le commerce, émigré en 1919, qui était fanatique de John Ford, de Franck Borzage et amateur de v.o. avant l’heure. Le jour de son ouverture, le 3 mai 1935, le cinéma est la huitième salle du quartier des Champs-Elysées. Le grand-père crée et rachète d’autres salles parisiennes, comme Le Triumph, Le Latin ou L’Auto. Après la seconde guerre mondiale, le père de Jean-Jacques – qui a construit des ponts en Turquie avant d’être consul à Munich puis d’être contraint de quitter l’Allemagne en 1933 – doit se battre pendant trois ans, à coups de procédures judiciaires, pour récupérer le Balzac dont il a été spolié sous l’Occupation. Le Conseil d’Etat lui donne raison. A son tour, il programmera de l’art et essai, avec un petit faible pour les films français, Manège, A bout de souffle, mais aussi Les Tontons flingueurs. A la mort de son père, en 1973, Jean-Jacques n’a pas encore fêté ses 30 ans. Il se 2005 Le Balzac, qui fête son 70e anniversaire, perd 25 % de spectateurs en un an. Il ne faut pas être en compétition directe avec les circuits. On doit être complémentaire, pas supplémentaire lance dans l’aventure. Son enfance, entre un père né à Moscou et une mère née à Munich, a été niçoise puis parisienne. Il ne connaît pas plus de trois mots de russe, mais a retenu cette formule exquise : « Puis-je me lever de table ? » « En classe, je ne faisais pas grand-chose », reconnaît-il. Un grave accident le cloue au lit pendant un an. Il n’a pas son bac, doit se remettre de quatorze fractures. Un moyen radical de voir la vie autrement. Le cinéma, c’est donc tout sauf un hasard : à 22 ans, Jean-Jacques Schpoliansky est stagiaire chez UGC. On lui confie la programmation des cinémas en centres universitaires. Il apprend ensuite les relations avec le public en dirigeant trois salles à Tours. Il prend la tête du Balzac comme ça, la fleur au fusil. Sans imaginer l’incroyable difficulté qu’il y a de tenir à bout de bras l’une des dernières salles indépendantes des Champs-Elysées. Et, surtout, sans avoir conscience qu’il risque à tout moment la débâcle. Jean-Jacques Schpoliansky a une énergie à couper le souffle, travaille sept jours sur sept. Sa femme lui donne des coups de main, l’aide en faisant des gâteaux au pavot et au fromage pour les spectateurs. Elle surveille aussi les études de leurs deux enfants et s’agace de voir son mari passer sa vie au Balzac. Et de fait, il ne pense qu’au Balzac : « Il ne faut pas être en compétition directe avec les circuits, explique-t-il. On doit être complémentaire, pas supplémentaire. » Son cinéma devient un lieu de vie. On y projette des films de qualité, rares, de l’art et essai, des courts métrages, des ciné-concerts, des films pour enfants. Il édite même des DVD… « Il faut que les gens sortent de chez eux, qu’ils aient envie de se parler », dit l’hôte, qui a créé un club d’un millier de membres. Des fidèles. Capables même de venir en aide financièrement en cas de gros pépin. « Il me fait une confiance absolue », assure son ami Jean Hernandez, patron d’Océan Films et programmateur de la salle depuis plus d’une vingtaine d’années. Le bras droit du « patron », Virginie Champion, est une jeune femme sortie dans la botte d’HEC. Dans le triangle prètes fabuleux », dit-il. Le Balzac programme beaucoup de films muets, accompagnés au piano. On a même vu, un soir, les spectateurs se faire servir un dîner concocté par trois grands chefs, dont son prestigieux voisin Olivier Gagnaire. Cet ancien timide s’est décidé un jour à ne plus l’être. En 1992, il dit à Jacques Chirac, alors maire de Paris, qu’il a besoin de toutes les subventions prévues pour la réfection des salles indépendantes pour le seul Balzac. Il a la verve utile et efficace : il obtient de quoi rénover son cinéma. Parce qu’il faut s’adapter, rebondir, il a réuni cinq salles indépendantes, modestement baptisées « Les excellents cinémas de Paris », pour organiser des journées marathons de cinéma. L’« exploitant », qui a en horreur cette appellation, n’hésite pas à porter ses différends avec Pathé, UGC et Gaumont devant le médiateur du cinéma. Et ose écrire dans Pariscope que la salle 3 n’est pas programmée cette semaine en raison du « manque de parole d’un distributeur indépendant » – celui-ci avait au dernier moment préféré donner un film de Yang Zimou à un gros circuit. « Si j’avais laissé passer ça, ils me seraient passés sur le corps ! » a Nicole Vulser Photo Dolorès Marat pour « Le Monde »