Fascinations musicales 4. Punk philo
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Fascinations musicales 4. Punk philo
LES DIALOGIQUES DU MEMORIAL DE CAEN Cycle 2007 Fascinations musicales 4. Punk philo par Charles-Edouard Leroux [email protected] Qui dit révolte culturelle dit culture, plus précisément contre-culture ; l’époque contemporaine est traversée par de nombreux courants de pensée, de mouvements et d’associations qui forment ce qu’on peut appeler la contre-culture. Ces courants ne semblent guère avoir d’unité, si ce n’est par leur caractère de marginalisation ou de contestation. Cette contre-culture se constitue principalement aux Etats-Unis, avant de s’étendre à l'Europe occidentale. Et c’est presque toujours aux Etats-Unis qu’elle a trouvé ses théoriciens. Ce qui demeure difficile, c’est de dégager la signification de tel ou tel mouvement relevant de la contre-culture. A propos du mouvement punk, et pour aborder le livre que l’américain Craig O’Hara lui a consacré en 1992 sous le titre : La philosophie du punk : Histoire d'une révolte culturelle (trad. fr. 2003), il importe de distinguer en tout cas contre-culture de sub-culture : O’Hara explique que le rock’n’roll, qui a commencé avant Elvis Presley s’est d’abord constitué comme une sub-culture, autrement dit un mouvement ayant pour but le divertissement, jusqu’à devenir une industrie du divertissement, et cela au moins jusqu’à la fin des années 60, qui a connu aux Etats-Unis une phase de contestation antigouvernementale (manifestations contre la Guerre du Vietnam, solidarité des Black Panthers avec les peuples du Tiers-Monde…). Et c’est alors que la sub-culture devient contre-culture : il s’agit de refuser d’être un produit culturel grand public et finalement une musique conventionnelle ; d’où cette contre-culture appelée d’abord punk rock et finalement punk. Les origines du mouvement Punk se partagent entre la scène newyorkaise de la fin des années 60 - 70 et celle de Londres un peu plus tardivement. Mais le point sur lequel insiste Craig O’Hara, c’est que le mouvement Punk, loin de s’achever, un peu comme une mode, dans les années 80, connaît bien au contraire un développement intéressant. Et puis, il convient de distinguer aussi la contre-culture de la nouvelle culture : nous parlerons de nouvelle culture quand celle-ci est récupérée par les medias ; et nous conserverons le terme de contre-culture quand elle demeure contestataire. C’est tout le problème du mouvement punk, normalement soucieux de se préserver de toute « normalisation », et pourtant toujours « récupéré ». La contre-culture est d'abord le fait des drop out, de ceux qui rompent soit avec les études, soit avec les formes habituelles de la vie professionnelle. Et il semble que cet abandon, qui est une protestation, exprime un manque profond, associé au désir d'échapper à un ordre social qui apparaît comme frustrant et destructeur. Avant de parler des Punks, nous pouvons évoquer les Beatniks ou bien le personnage si emblématique du road movie au cœur de l'Amérique profonde qu’est Easy Rider, le film de Dennis Hopper sorti en 1969, à l’apogée du mouvement hippie - ce qui explique le succès exceptionnel de ce quasi manifeste de la Beat Generation. Maintenant, l’une des raisons pour lesquelles la contre-culture punk ne nous est pas, ou pas encore, très familière est qu’elle concerne essentiellement (du moins sur le plan historique) les scènes nordaméricaines et britanniques, qui furent d’abord les plus florissantes. (Entendons par scène, terme couramment usité en langue anglaise, non pas seulement le spectacle ou concert auquel on assiste, mais plus largement le lieu où se passe une quelconque action). Elles reflètent directement la culture de ces pays. Mais pourtant les pays européens n’ont cessé de créer leurs propres réseaux en fonction de leurs héritages respectifs. Bien évidemment, le mouvement punk n’est pas le premier mouvement à opposer une contre-culture à une culture contestée (lisons là-dessus le livre de C. A. Reich: Le Regain américain (The Greening of America, 1970), traduit en français en 1972. Des punks ont euxmêmes souvent opéré un rapprochement avec le mouvement Dada, reprenant le slogan: « Longue vie au punk’n’roll à dada ». Lisons un passage du Manifeste dada de 1918, dû à la plume de Tristan Tzara : « ... une œuvre d'art n'est jamais belle par décret, objectivement, pour tous. La critique est donc inutile, elle n'existe que subjectivement pour chacun et sans le moindre caractère de généralité [...] que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir. Balayer, nettoyer . » Comme Dada, il semble globalement que la contre-culture punk vise à rompre les ponts avec tout ce qui le rattachait à l'art ; il veut faire table rase du passé. Assez curieusement, on trouve chez les punks comme chez Dada une même phrase de Descartes : « Je ne veux même pas savoir qu'il y a eu des hommes avant moi ». En matière de subversion, les punks n’ont d’ailleurs rien à envier à leurs ancêtres dadaïstes ou futuristes ; quelques manifestations punks des plus courantes que n’aurait pas désavoué Tzara ou Picabia: « vomir sur scène, cracher sur le public, exhiber des blessures résultant d’automutilation… », à quoi le public répondait par les « jets de chaises, de canettes de bière, de verres… ». Certes, le mouvement punk est en constante métamorphose, mais il doit pouvoir être saisi dans sa cohérence et sa continuité : le mérite revient à Craig O’Hara d’au moins esquisser « une suite d’évènements historiques, culturels, artistiques, politiques qui ont engendré un mouvement de contestation internationale… ». Craig O’Hara est, semble-t-il, le premier à tenter une analyse du mouvement punk : diversité créatrice du mouvement, point de vue musical, et ce qui fera l’objet de mon approche, point de vue idéologique. Il rend compte également des transformations du mouvement au fil des générations (et des modes). L’objectif de Craig O’hara – qui ne semble pas avoir été suivi par d’autres études – est le suivant : « j’avais dans l’idée de réaliser un document, en tant qu’universitaire et en tant que punk, qui montrerait comment l’évolution de la musique avait généré un mouvement social et culturel viable ». Il s’agit donc de montrer comment le mouvement punk peut inspirer des valeurs et des idées nouvelles, par quoi sa démarche peut légitimement s’inscrire dans le champ de la philosophie. C’est ainsi qu’O’Hara se propose de traiter des idées et non simplement des styles musicaux, même si l’élément dominant demeure la forme musicale, d’ailleurs extraordinairement foisonnante et créative (probablement mal connue de la plupart d’entre nous). Quand paraît cet ouvrage dans les années 90, les scènes punks connaissent une pleine explosion du grunge et du heavy metal, et des punks cherchent à faire sortir le mouvement de la sphère musicale pour l’intégrer davantage dans la société ordinaire. Il semble que l’élément déclencheur ait été la période de contestation face à la crise du Golfe. Mais revenons à la période d’explosion du Punk : les années 70. O’Hara trouve chez le philosophe canadien que nous gagnerions tous à découvrir, Charles Taylor, une caution de ce qui fonde la révolte culturelle des punks : « Dans ce monde automatisé et dépersonnalisé, l’homme a un sentiment de vide indéfinissable ; le sentiment que la vie… s’est appauvrie, que les hommes sont d’une manière ou d’une autre déracinés et déshérités, que la société comme la nature humaine ont été atomisées, et sont désormais mutilées, et par-dessus tout que les hommes ont été séparés de ce qui pouvait donner une signification à leur travail et à leur vie» (Man Alone, New-York 1962). Le mouvement punk rassemblerait donc d’abord ceux qui prennent conscience de leur aliénation et de l’aliénation générale « Les premiers sont évidemment les noirs, les homosexuels, les séropositifs et les classes dites inférieures ». Il y a donc un fondement idéologique - en termes marxistes, il faudrait parler de conscience de classe – aux implications sociopolitiques du mouvement punk. O’Hara fait référence à une étude de Tricia Henry sur les débuts du mouvement punk aux USA et en Angleterre , mouvement qui fait écho à la détresse sociale de beaucoup de gens –en particulier des jeunes – chômeurs et RMIstes sans perspective d’amélioration de leur situation, ce qui conduit Tricia Henry à écrire : « L’ironie, le pessimisme et le côté amateur de la musique [punk] avaient des implications sociales et politiques manifestes ». Et d’ajouter : « Le punk anglais est devenu alors volontairement prolétarien, également dans son esthétique » (cité par C. O’Hara). L’état présent du mouvement punk serait ce « foisonnement créatif » dont parle Ladzi Galaï, le traducteur français. Plus précisément, le punk demeure un état d’esprit, présent dans des activités musicales et dans bien d’autres domaines, à travers des associations militantes : « Cette forme d’expression artistique et sociale a imprégné notre mode de pensée moderne et participé de différentes manières à l’évolution de nombreux domaines d’activité ». C’est ce qui autorise nos auteurs à parler des bases philosophiques du mouvement punk : « Le punk britannique était essentiellement un mouvement constitué des jeunesses blanches de la classe ouvrière déshéritée .» D’où la difficulté constante à définir ou identifier les punks. C’est pourquoi O’Hara déclare: « Si on rassemblait cent punks dans un même espace, on aurait cent manières de penser différentes, c’est l’essence même de la diversité ». Ce qu’on appelle la « scène punk » se trouve plus ou moins dilué selon pays – donc plus difficile à cerner en tant que mouvement. Néanmoins O’Hara met en évidence des constantes internationales, telles le ralliement à l’altermondialisme et aux manifestations d’opposition à la guerre dans le monde. Le problème que pose une compréhension convenable du mouvement punk, c’est les clichés généralement péjoratifs appliqués par les médias, de gauche et de droite, généralement bienpensants ( chacun à leur façon) ; leur but (conscient ou non) étant de décrédibiliser les acteurs des expressions punks. O’Hara y insiste : la mauvaise représentation médiatique a consisté à présenter les punks comme des gens violents, des drogués, des nihilistes exclusivement préoccupés de tenues vestimentaires provocantes et de coiffures déjantées. En somme, des paumés éventuellement dangereux (notamment, bien sûr, pour les vieilles dames !). Craig O’Hara souligne que cette dépréciation systématique auprès de l’opinion a eu un inconvénient : c’est d’attirer vers les punks des gens réellement dangereux, notamment les skinheads, avec leurs slogans néo nazis et antisémites. Déplorable également a été la médiatisation monumentale des Sex Pistols dans les années 70. L’immense médiatisation du groupe anglais, qui détestait le mouvement hippy et le pacifisme, a conduit à favoriser dans les esprits l’assimilation du punk au chaos, à la destruction et au nihilisme, que résume leur slogan si souvent repris : « No Future » dans une chanson qui a fait le tour de la planète. Après tout, précise Craig O’Hara, ce slogan est bien à la hauteur du mouvement punk, mais il a un autre sens, qui est le suivant : il n’y a pas d’avenir dans la société telle que vous la proposez. Heureusement, le mouvement punk a résisté à ces attaques médiatiques généralisées. Après fin des Sex Pistols en 1978 (et le suicide de son leader, Sid Vicious, en 1979), on voit émerger un autre slogan : «Punk’s not dead », notamment dans le groupe écossais The exploited – qui prend la relève des eighties, dénonçant, comme le fait le groupe Crass en 78, le refus d’une survie purement « commerciale » du mouvement. En fait, le punk va alors se développer sous des formes diverses, partout où des aspirations sociales similaires se manifestent – dans une sorte de mélange des genres ; par exemple, mixage entre punk et scène rasta avec The Clash, The Slits, Rusts (la première scène londonienne). Ce développement préfigure la fusion des genres et notamment de la World Music. Ce sera aussi l’émergence du Grunge : là encore se pose le problème du succès : « le grunge a permis à la musique punk d’être appréciée à une plus grande échelle, mais d’un autre côté, il a amené une certaine banalisation de la subversion ». On le voit : se pose toujours au mouvement punk le problème du star system qui met les créateurs en porte-à-faux avec leur éthique fondatrice. Il y a comme un paradoxe à parler de communication quand il s’agit des punks, dans la mesure où le terme de communication est devenu synonyme de publicité et de manipulation, alors que les punks sont motivés par une exclusive préoccupation : l’authenticité. C’est le sens du slogan « Do it yourself », autrement dit : ne fais rien, et ne pense rien, qui ne soit réellement toi-même ; ce qui conduit à d’agir et à produire des œuvres hors des normes de la culture dominante, et repose sur un principe essentiel : la créativité (créer et se créer). Cela se traduit d’abord dans la philosophie du vêtement : c’est la raison d’être des tenues vestimentaires si particulières des punks. Là encore, d’ailleurs, les punks ne font que poursuivre une tradition de l’anticonformisme. Du dandysme du XIXe siècle aux Zazous des années d’occupation, en passant par les dadaïstes et les futuristes, se déploie en Europe une tradition de la tenue vestimentaire excessive et outrageante. Une dominante chez les punks : les boucles d’oreilles et le maquillage pour les hommes, tendance qui culminera dans la mode des Punks de King’s road à Londres. Mais O’Hara insiste sur un point : en définitive, il importe de comprendre que la tenue vestimentaire n’est qu’une tactique pour signifier des idées ; s’il ne s’agissait que d’apparence vestimentaire, le punk serait dénué de sens. C’est le lieu de souligner que l’esprit punk réside dans le refus du suivisme, donc des modes, vestimentaires ou autres, comme il refuse toute facilité : d’où le côté farfelu, voire « freak », désaxé, qui constitue, bien sûr, une contestation des normes, mais aussi un code de reconnaissance, évidemment perceptible dans les concerts. La mobilisation politique, sur laquelle j’insisterai tout à l’heure, a évidemment modifié la communication punkie, organisant des ventes de livres lors des concerts, ce qui vient contredire le cliché de la représentation du punk illettré (ainsi des concerts Rock against racism ou Rock Against Reagan dans les années 80). Les punks inaugurent par-là l’engagement de la musique au bénéfice d’autres domaines. Voici ce qu’écrit O’Hara : « C’est devenu une communauté qui leur offre la possibilité d’échanger des idées et de produire des changements aussi bien d’ordre personnel que dans le monde ». Outre la question vestimentaire, le mouvement punk s’appuie sur des medias underground, en particuliers les fanzines ou zines ; les fanzines sont de petites revues amateurs, du genre BD, qui prolifèrent depuis les années 70, et où la violence, la sexualité, l'engagement politique - et donc le plaisir de bousculer les tabous - tiennent une grande place. Ces fanzines jouent un rôle central dans la philosophie punk : les fanzines font partie, avec la musique et l’art en général, des moyens d’expression créative. Comme les tenues vestimentaires et la musique, ils se présentent sous forme de feuillets ronéotés ou photocopiés plutôt brouillons, dont les pages sont agrafées et la plupart du temps non numérotées. La diffusion, naturellement, est confidentielle, mais elle prolifère. Il n’y a pas de modèle standard, mais leur but est le même : diffuser les idées propres à la culture et à la philosophie punks. C’est parce que ces fanzines sont underground, c’est-à-dire marginaux et non commercialisés, que nous ne les connaissons pas. O’Hara est sans doute le premier à en dresser dans cet ouvrage un inventaire (d’ailleurs non exhaustif). Il convient de mentionner que l’apparition des mangas japonais aux EtatsUnis puis en Europe vient renforcer, par le style et par l’esprit, le fanzine des cultures underground. Remarque importante, puisque le terme de mangas, en japonais, a un peu la même signification que le terme de punk : dérisoire. Ce dont on ne parle pas assez, et qui semble l’essentiel aux yeux de Craig O’Hara, c’est de l’engagement sociopolitique indissociable du punk. Il évoque le cas de Jello Biafra, punk rocker vétéran du groupe Dead Kennedys – les premiers musiciens à être traînés en justice pour le contenu d’un disque. C’est lui qui a lancé le message : « Nazi-Punks Fuck Off ! » au début des 80. Un engagement sociopolitique qui ne va pas sans un certain humour (Dada ?) : ainsi de ce punk candidat aux élections municipales de San Francisco en 79, qui avait inscrit dans son programme que les hommes d’affaires seraient tenus de s’habiller en clown pendant les heures ouvrables. (Souvenonsnous de Coluche en 1981 !). Désormais, la mobilisation punk se fera de plus en plus insistante sur les sujets politiques : prisonniers politiques et questions de conscience de classe. Sur ces questions, le mouvement punk apparaît comme largement tributaire des idées anarchistes et autogestionnaires. Ainsi que je l’ai indiqué dans le refus par les punks du star system, le punk récuse par avance toute idolâtrie. Il en va de même à l’égard des arguments idéologiques habituellement diffusés par les partis de gauche comme de droite. Ce qui demeure primordial dans l’esprit punk, c’est d’exprimer sa rage ; tant il ne s’agit pas seulement d’être différent, ainsi que nous l’avons établi plus haut, il s’agit de contester tout mode de pensée (et toute mode) dominant. D’où refus de l’autorité, ou du moins, pour être plus précis, le refus de l’obéissance injustifiée à une autorité, celle-ci étant alors considérée comme la source de tous les fléaux. C’est ainsi que nombre de simples rockers sont devenus partie prenante des idées libertaires sous l’influence de groupes politiquement orientés tels que Crass en Angleterre, le premier groupe punk à porter un intérêt sérieux à l’anarchisme, ou The Dead Kennedys en Amérique. Nous sommes bel et bien dans la mouvance anarchiste, ainsi qu’en témoigne ce texte émanant de l’Anarchist Youth Federation (AYF): « Aucun gouvernement n’est souhaitable ni nécessaire. Il n’y a aucun service assuré par l’Etat dont la communauté ne puisse se charger. Nous n’avons besoin de personne pour nous dire ce que nous avons à faire, en essayant de diriger nos vies, nous harcelant avec des taxes, des lois et des règles, tout en vivant grassement en s’accaparant le fruit de notre labeur » (août 90). La pensée dominante des années 80 a créé une analogie entre individualiste, non-conformiste et déviant : on est assez proche ici des conceptions du philosophe américain du XIXe siècle, John Stuart Mill. Economiste et philosophe, Stuart Mill se voulait un fervent partisan de la pensée libérale, mais il était également très attiré par les utopies libertaires. Sa conception de la liberté, il l'a exposée dans un livre, On Liberty (1859). La liberté, nous dit-il, c'est la protection contre toute contrainte, et d'abord contre la plus redoutable de toutes, celle qu'exerce le groupe par l'entremise d'une opinion avide d'imposer ses coutumes, ses croyances et ses caractères. Aussi, pour Stuart Mill, est-elle d'abord synonyme de droit à la dissidence et de non-conformisme. « On s'aperçut que des phrases comme « le pouvoir sur soi-même » et « le pouvoir des peuples sur eux-mêmes » n'exprimaient pas le véritable état de choses ; le peuple qui exerce le pouvoir n'est pas toujours le même peuple que celui sur qui on l'exerce, et le gouvernement de soi-même dont on parle n'est pas le gouvernement de chacun par lui-même, mais de chacun par tout le reste ». Voilà le genre de propos que l’esprit anarcho-punk ne désavouerait pas ! Adhésion limitée néanmoins, car Stuart Mill est un théoricien de la pensée libérale et du régime démocratique ; mais du moins préconise-t-il un respect absolu du non conformisme. Ainsi cette autre formule : « La seule liberté qui mérite ce nom est celle de chercher notre bien propre à notre propre façon, aussi longtemps que nous n'essayons pas de priver les autres du leur ou d'entraver leurs efforts pour l'obtenir » (ibid.). C'est ce non-conformisme qui invite Mill à refuser de confondre la liberté politique avec la loi du nombre. La différence avec la mouvance anarcho-punk, c’est que ces derniers rejettent tout autant le communisme que le capitalisme et ses démocraties, ou plutôt pseudo démocratie, tous régimes politiques qui se sont révélées déshumanisants. Il s’est ensuivi une série d’engagements de nombreux groupes punks en faveur du pacifisme au moment de l’invasion de l’Irak. C’est toujours une question complexe que celle des rapports entre l’anarchisme et la violence. Mais Craig O’Hara montre, sur la base d’un certain nombre de fanzines, que les anarcho-punk privilégient très systématiquement, non pas la violence, mais le dialogue pour lutter contre toutes les violences. A propos du sexisme, du féminisme et de l’homosexualité, il y a chez la majorité des punks un parti pris d’anti-sexisme. Il est à noter également que nombre de femmes sont parvenues à échapper au rôle limité imparti par la société machiste en intégrant les premiers groupes musicaux punks. Les mêmes femmes ont créé et développé, au moins aux Etats-Unis, des fanzines s’adressant surtout aux jeunes femmes, leur racontant les mouvements féministes du présent et du passé, et leur faisant des suggestions pour transformer positivement leur colère et leur frustration. Craig O’Hara le montre à partir des déclarations et des fanzines : la plupart des punks ont une idée si positive de la femme en général, qu’ils comptent sur les vertus féminines pour sortir l’humanité des violences et des aliénations qui la conduisent à l’autodestruction. Ainsi en témoigne le fanzine d’un groupe canadien, No Means No (Non, c’est non), en août 1986 : « Les notion d’élever, de nourrir, de création et d’acceptation me semblent être des vertus féminines, à l’opposé des défauts masculins, qui sont de s’approprier, de détruire et de contrôler ». Et le même groupe de préconiser que les hommes cessent d’être totalement masculins dans leur manière d’agir envers autrui. Mais leur idée principale est que les hommes demeureront « agressifs, machistes, phallocrates, insensibles et même violents », tant que les femmes accepteront de leur donner ce qu’ils attendent. Témoignage d’une féministe, Cécilia : « Il faut que les filles cessent de se comporter comme des bimbos. Je sais que c’est dur d’y arriver, cela n’a pas été facile pour moi…» (notons que le traducteur français de l’ouvrage indique en note ce qu’il convient d’entendre par bimbo : « Ravissante idiote »). La majorité des punks adoptent la même attitude à l’égard de l’homosexualité, qui est d’ailleurs depuis le début du mouvement une revendication explicite. Craig O’Hara fait apparaître très précisément les liens entre les scènes punks et l’évolution des communautés queer. (A propos de la queer theory et plus généralement de la problématique des (homo)sexualités, je voudrais renvoyer aux travaux traduits en français de Judith Butler (née en 1955), notamment : Trouble dans le genre (Gender Trouble), traduit en français en 2005). Nous avons souligné que l’esprit punk visait, au moins depuis les années 90, à rassembler les meilleurs aspects, peut-être peu visible au départ, de ce qui appartient maintenant à notre vie de tous les jours. Il convient d’autant plus de les souligner qu’ils sont devenus aujourd’hui des préoccupations communes. O’Hara prend pour exemple le végétalisme et le végétarisme des communautés punks. Cela, d’ailleurs, vient probablement des hippies. Pour comprendre le lien entre l’écologie et le désir de constituer une société pacifiée et non violente, il est intéressant de regarder vers le végétalisme indien : le mot sanskrit ahimsa, qui désigne, dans les religions de l'Inde, la non-violence (ou la nonnuisance) et même l'absence de toute intention de nuire, est composé du préfixe privatif a et de HIMS, forme désidérative abrégée de la racine HAN (« frapper », « blesser », « tuer »). Les punks sont par ailleurs de plus en plus nombreux à partager cette hantise de l'obésité, qui est très fréquente dans les sociétés d'abondance. En tout cas, le végétarisme est devenu un habitus du punk moderne, ainsi dans les subdivisions de la scène punk que constituent la no-wave, le hardcore straight-edge, l’emocore, grunge, qui atteignent un public plus large. Et cela depuis le début des années 1990, grâce notamment au succès de Nirvana et du grunge (mélange de hardcore et de folk rock), avec une nouvelle vague de punk américain qui fédère un public jeune et avide de sensations fortes. Je cite encore une fois Craig O’Hara : «Malgré les tentatives de récupération des banalisateurs en chef de créativité subversive, il existera toujours des contre-cultures ». C’est en fin de compte le sens du Do it yourself, cette formule qui peut résumer l’esprit punk : dans l’esprit punk de résistance et d’autonomie, il revient à chaque génération de produire sa propre contre-culture en fonction des situations propres : à chaque génération de déterminer ses thèmes propres. Contre-culture, cela veut d’abord dire : résistance à la pensée unique, à la pensée dominante. ___________