Pleased to meat you

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Pleased to meat you
Pleased to meat you
L’été est la saison des barbecues, toutes viandes confondues. Côtes de bœuf
marinées aux herbes de Provence sur gril à pierres de lave ou cuisses de
campeurs hollandais nappées de crème solaire sur plage naturiste
municipale, les occasions ne manquent pas d’observer les formes, teintes et
textures que prennent les chairs des uns et des autres au fur et à mesure
que les celsius prennent l’ascenseur.
Cette année, dès la fin août et dans des endroits beaucoup plus frais – en
l’occurrence les salles de cinéma -, on pouvait aussi observer sur grand écran
les corps bodybuildés mais un peu fatigués de toute une brochette de mâles
alpha hollywoodiens rescapés des années 801 et emmenés par Sylvester
Stallone dans des aventures gonflées d’effets spéciaux. La bande-annonce,
que j’ai vue à Marseille pendant les vacances dans un petit cinéma de la
Canebière où je m’étais réfugiée pour échapper à la canicule, est un festival
de muscles hypertrophiés, deltoïdes, grands adducteurs, moyens fessiers,
longs péroniers, trapèzes, jumeaux externes, vastes internes et autres
sterno-cléïdo-mastoïdiens sur lesquels saillent des veines tendues comme
des cordes de violon. On ne sait plus quoi est à qui, mais ce conglomérat de
viande est très impressionnant.
Bref, tous ces corps luisants, qu’ils soient exhibés sur une grille en téflon,
une plage de sable ou un écran géant, m’ont soudain rappelé les carcasses
sur lesquelles s’entraînait le même Sylvester dans le tout premier Rocky. Que
celui qui n’a jamais fait de jogging en sifflant la scie concoctée par Bill Conti
pour la fameuse scène où Rocky termine sa course au sommet des escaliers
du Philadelphia Museum of Art, passe ici son tour, la main et son chemin 2.
Les rangées de bœufs découpés en deux et recouverts d’une fine pellicule de
givre dans les entrepôts frigorifiques où Paulie emmenait en douce son
copain pour qu’il se fasse les poings, sont sans aucun doute un souvenir
imprimé dans le disque dur de quelques centaines de millions de personnes,
toutes couches de cinéphiles confondues.
Cette image fait évidemment penser au motif des animaux écorchés dans
l’histoire de la peinture, allô Rembrandt, passez-moi Soutine, Chagall,
Picasso peut-être ? La scène de Rocky a cependant pour particularité de
mettre en rapport la chair vivante de Stallone avec la viande froide de ses
punching balls improvisés. Il serait donc à priori plus judicieux de la relier au
tableau Figure with Meat dans lequel Francis Bacon a flanqué le pape
Innocent X de deux solides quartiers de bœuf. Mais si Rocky se bat au corps
à corps avec ses adversaires frigorifiés, Innocent X lui, est figé devant des
carcasses fonctionnant comme un memento mori sanguinolent. Ces
dernières font songer tantôt à deux gardes du corps entourant un vieux
parrain de la mafia, tantôt à un coquillage bivalve monstrueux prêt à
engloutir sa proie papale. La viande comme étape intermédiaire entre deux
pôles antagonistes : Rocky se confronte au taureau qui a vécu autrefois ;
Innocent X se confond avec le cadavre qui va pourrir bientôt.
Quelques temps après mon séjour marseillais, j’ai regardé Irma La douce
avec ma plus jeune fille, celle qui accepte encore les choix de sa mère en
matière de DVD. Dans cette comédie loufoque située dans un Paris
totalement farfelu qui ne peut exister qu’au sein d’un cerveau américain 3,
Billy Wilder place respectivement Shirley MacLaine sur le trottoir et Jack
Lemmon aux abattoirs. Dans la scène du marché aux bestiaux censée se
passer dans le quartier des Halles, Lemmon grimace beaucoup sous le poids
des carcasses, qui ne sont pour lui ni une opportunité de mettre en avant sa
virilité (comme pour Rocky), ni une allégorie de sa propre finitude (comme
pour Innocent), ni même un symbole de crucifixion (comme chez Rembrandt
et consorts), mais juste un job harassant qu’il exécute sans entrain pour que
MacLaine puisse enfin cesser de battre le pavé à Pigalle.
Hormis le plaisir inévitable que procure toute comédie de Billy Wilder, ce film
m’a néanmoins interrogée sur la répartition ultra téléphonée des rôles entre
les deux protagonistes. A savoir : Shirley-la-fille vend sa propre chair
pendant que Lemmon-le-garçon transporte de la viande. Ce qui aboutit à
l’équation sans aucune inconnue chair/chaleur/objet/féminin versus
viande/froid/sujet/masculin. Un peu agacée par la simplicité de la formule et
cherchant un contre-exemple qui viendrait bousculer ce chapelet de poncifs
finalement toujours d’actualité, je me suis soudain rappelée des œuvres
d’une artiste française conjuguant la pugnacité de Rocky avec le burlesque
décapant de Wilder, et qui elle aussi à sa manière s’était mesurée à la
matière carnée. La dame en question est dotée d’un nom qui successivement
claque et roule sous la langue, ce qui ne gâche rien : A-ni-ta Mo-li-ne-ro.
Loin des ouvrages de dames qui explorent les méandres de l’intimité, on
pourrait dire que Molinero fait des sculptures qui ont des couilles avec toute
la connotation taurine dont on peut farcir cette expression. Non pas tant
qu’elle s’approprie un territoire masculin, mais plutôt dans la façon dont elle
se coltine la matière frontalement et sans prendre de gants. La matière étant
des sacs poubelle, du plâtre, des déchets métalliques ou des plaques de
polystyrène qu’elle triture, explose, fond au pistolet thermique pour une
poignée de dollars et sans avoir peur d’en gicler partout. Le résultat sonne le
spectateur aussi bien qu’une droite de Rocky. Notamment toute la série des
carcasses sanguinolentes d’Extrusoïd présentée au Mamco en 2006. Rien que
le titre est une œuvre en soi, évoquant une créature lynchienne qu’on aurait
retournée comme un lapin en plein coït. Une femme qui lance dans son
atelier à ses assistants : Bon alors faites-moi des bites !, se réfère à la
science-fiction organique comme Alien ou Terminator 4 pour parler de ses
oeuvres tout en citant l’hystérie (cliché par excellence sur le féminin) comme
moteur de son travail, une telle femme pulvérise les frontières et broye les
poncifs aussi efficacement qu’un hachoir Moulinex. Ce qui est tout de même
assez réjouissant dans un monde où généralement l’homme sort le barbecue
et la femme nettoie la grille.
Apparté anthropologique. Dans Le cru et le cuit publié en 1963, Claude LéviStrauss explique le passage de la nature à la culture par l’invention du feu de
cuisine qui s’interpose entre le feu céleste et le feu terrestre, inaugurant ainsi
les prémices de la socialisation. En gros et pour faire vite, cuisson égale
civilisation. Selon Roland Barthes, qui a analysé la mythologie du bifteckfrites5 quelques années plus tôt, tout le prestige du bifteck tient à sa quasicrudité. Plus le steak est cru, plus il apporte sa force taurine à celui qui le
consomme. Par opposition, on pourrait dire que la blanquette de veau a
perdu toute sa puissance carnée à force de mijoter, se rapprochant par làmême dangereusement du légume. Cette perspective des choses explique
très bien la répartition technique et géographique des rôles dans l’univers
domestique : Madame aux fourneaux dans la cuisine, Monsieur au barbecue
dans le jardin.
Déviation par la critique cinématographique. En 1981, Serge Daney publiait
un article qui allait faire couler pas mal de sang dans le petit monde du
cinéma français. Empruntant le concept de Lévi-Strauss, Daney distinguait les
films crus des films cuits, défendant évidemment les premiers contre les
seconds. Un conflit qu’il exposait ainsi dans un entretien en 1991 : Entre le
cru et le cuit, la guerre continue. Une guerre culinaire où, face à la cruditénaturalisme (Renoir), la crudité-impressionnisme (Bresson) ou la crudité-art
moderne (Godard), on retrouve le mijoté à la Tavernier ou le frichti Berri 6.
Dans un droit de réponse à Daney qui avait violemment étrillé son film
Uranus (1990), Claude Berri avait conclu son texte par Tchao ma poule. Une
réplique assez facile et condescendante de la part du plus gros producteur
cinématographique de l’époque, mais qui m’intéresse ici surtout pour le
ping-pong comestible qu’elle introduit. Dans la hiérarchie des viandes, la
poule est loin derrière la côte de bœuf, elle ne se saisit pas à vif sur un
barbecue mais se cuit au pot pendant des heures et fleure bon la recette de
grand-mère. Bref, un truc mou qu’on peut manger sans difficulté même si
l’on n’a plus de dents.
Pour prolonger l’idée de Daney, il serait intéressant de discuter du degré de
cuisson des œuvres introduites au gré des paragraphes de ce texte.
S’interroger si elles sont plutôt bleues, saignantes, à point ou bien cuites
dans leur domaine respectif (peinture, sculpture, cinéma). Mais on peut aussi
être fatigué par cette promenade surprotéinée et, du coup, décider de
terminer sur une note végétale avec la recette de la salade verte aux noix,
figues et roquefort que voici :
Ingrédients (pour 2 personnes) :
- salade verte type feuilles de chêne
- 2 ou 3 figues
- 100 g de roquefort
- huile de noix ou classique
- vinaigre
- sel, poivre
- une petite dizaine de cerneaux de noix assez frais (plus faciles à
émietter)
Préparation
Laver et essorer la salade. Découper en petits dés le roquefort et
les figues. Préparer la sauce à salade : sel, poivre, une cuillère à
soupe d'huile de noix et une d'huile normale (ou deux d'huile de
noix, selon les goûts), une cuillère à soupe de vinaigre. Emietter
les noix, les mélanger à la sauce. Ajouter la salade, puis le
roquefort et les figues.
Mélanger, c'est prêt.
1
The Expendables. Sylvester Stallone, 2010. Avec Arnold Schwarzenegger, Bruce Willis, Dolph Lundgren, Mickey
Rourke et plein d’autres muscles appartenant à d’autres acteurs non identifiés.
2
ou répare immédiatement cette lacune ici : http://www.youtube.com/watch?v=31-ER5lBSEI
3
Oui d’accord, Billy Wilder est d’origine polonaise et émigre aux USA dans les années 30, ce qui n’en fait pas un
Américain pur jus. Il n’empêche que sa vision de Paris est un vrai fantasme hollywoodien, ce qui fait d’ailleurs
tout son charme.
4
5
6
Journal Particules No 22, entretien avec Anita Molinero, janvier 2009.
Mythologies, Roland Barthes, 1957.
Devant la recrudescence des vols de sacs à main, dialogue avec Philippe Roger, Serge Daney,1991.