Dreyer, le feu sous l`épure

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Dreyer, le feu sous l`épure
Dreyer, le feu sous l’épure
« Dans une pièce de théâtre, il y a toujours des tas de
petites choses qui ne sont pas essentielles. Or tout ce
qui n’est pas absolument nécessaire bloque le chemin.
Les choses qui bloquent, il faut les enlever. » Et plus
loin : « Par la purification, je veux obtenir que le spectateur qui est là, qui suit les images, les mots et l’intrigue, ait le chemin libre pour parvenir au bout de
la route 1. » Question, on le sait, sur laquelle Dreyer
n’aura de cesse d’insister, parlant ici de condensation :
« Condenser toute la tension contenue dans le sujet
autour de l’idée centrale 2 » ; là, de simplification : « La
simplification doit nettoyer le motif de tout ce qui n’étaierait pas l’idée centrale 3 » ; et même d’abstraction
pour laquelle « le réalisateur doit garder ce qui est nécessaire pour un effet d’ensemble clair et spontané 4 ». Tout
1. Dans Michel Delahaye, « Entre ciel et terre », Cahiers du cinéma, n° 170, septembre 1965 ; repris dans Carl Th. Dreyer, Réflexions sur mon métier, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma,
1997, p. 138.
2. C. Th. Dreyer, Réflexions sur mon métier, op. cit., p. 45.
3. Ibid., p. 106.
4. Ibid., p. 105.
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cela va dans le même sens. L’adaptation d’une œuvre,
et d’une œuvre de théâtre en particulier, ne doit jamais
hésiter à tailler dans le vif, couper le superflu pour ne
garder que l’essentiel, le strict nécessaire à l’œuvre de cinéma. Mais, dira-t-on, n’en va-t-il pas toujours ainsi lorsqu’on passe d’un livre à un film ? Et Dreyer, en somme,
ne serait-il que plus rigoureux ou rigoriste que les autres ?
Simple question de degré ? Car il va de soi que Dreyer
n’est pas le premier ni le dernier à affronter cette redoutable question de l’adaptation pour laquelle, à dire vrai, il
n’y a pas de règle – sauf peut-être dans le fantasme hollywoodien –, il n’y a que des exceptions. Que dire, par
exemple, d’un Renoir devant Zola, Flaubert ou Maupassant ? Ainsi, pour Une partie de campagne (qui en aura
perdu son article en devenant moyen métrage) : la première « transcription » était d’une fidélité remarquable.
Ce n’est qu’en s’éloignant de la nouvelle de Maupassant,
en osant inventer, que le scénario a pu naître, respirer, et
bientôt, le film exister 1. Quant à Fassbinder, autre exemple
a contrario, il suivra, j’allais dire page à page, le roman
d’Alfred Döblin pour Berlin Alexanderplatz – série destinée à la télévision, il est vrai. Des exceptions, toujours.
Des règles qui s’inventent à chaque fois. Quelles sont celles
de Dreyer ? Comment travaille-t-il ? Comment opèret-il ? Ou bien encore, plus simplement : que rejette-t-il ?
Que garde-t-il ? Qu’ajoute-t-il, s’il ajoute ? Et pourquoi ?
Je vais commencer par une observation assez simple,
élargissant ensuite mon cercle peu à peu. Cette première
observation, je vais la prendre dans Dies irae/Jour de colère. Quelques remarques préalables sont nécessaires.
1. Jean Renoir, Partie de campagne, 1936.
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D’abord rappeler que Dreyer, de son vivant, fut à la
fois une célébrité mondiale grâce à sa Passion de Jeanne
d’Arc (1928) et un homme qui eut les plus grandes
peines du monde à tourner cinq longs métrages pendant les quarante années qui suivirent, et sans doute
pas ceux qui lui tenaient le plus à cœur 1. C’est à Copenhague en 1925 qu’il a pu assister à une représentation
d’une pièce intitulée Anne Pedersdotter 2. Son auteur, le
Norvégien Hans Wiers-Jenssen (1866-1935), était un
1. Bref rappel : Vampyr (1932), qui suit immédiatement Jeanne
d’Arc, accrédite le fait que Dreyer ne peut s’adapter au parlant. Sa
carrière s’arrête. Il faut qu’il attende onze ans pour réaliser Jour de
colère, en 1943. Dreyer a cinquante-quatre ans. En évitant Deux
êtres (1944-1945), le jugement définitif de Dreyer étant : « Ça
n’existe pas ! », Ordet sera tourné dix ans plus tard (1954-1955) et
Gertrud de même (1964). Dreyer a alors soixante-quinze ans. Il
mourra quatre années après. On sait par ailleurs qu’il a, pendant
trente-cinq ans, travaillé – et le mot est faible – à cet immense projet qui dût être l’œuvre de sa vie : Jésus de Nazareth, pour lequel il
n’a cessé d’étudier, d’analyser, de prendre des notes, de dessiner
des maquettes ; pour lequel il est allé jusqu’à apprendre l’hébreu.
Le script original, écrit en anglais, a été publié en traduction danoise, à Copenhague chez Gyldendal en 1968, en italien, à Turin,
chez Einaudi en 1969, et chez Dial Press, à New York (en version
originale) en 1972.
2. Sur la date de la représentation : « Jour de colère, dit Dreyer, est
une pièce que j’ai vue en 1920. » C. Th. Dreyer, Réflexions sur mon
métier, op. cit., p. 135. 1925 est une date plus probable, compte
tenu des représentations de la pièce. Maurice Drouzy parle, lui, de
1909 (!). (M. Drouzy, Carl Th. Dreyer né Nilsson, Cerf éditeur,
1982, p. 286.) On trouvera, dans le même ouvrage, cette autre
curiosité, page 287, une photo de Dreyer ainsi légendée : « Carl
Th. Dreyer à l’âge de 62 ans pendant le tournage de Jour de colère. »
Sauf qu’il n’avait alors que cinquante-quatre ans. Mon étude s’appuie sur la traduction de Vincent Fournier, Jour de colère (et non
Anne Pedersdotter), Éditions Esprit Ouvert, 1996. Pour le film, le
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metteur en scène connu et un conseiller théâtral respecté.
Bon connaisseur de l’histoire de son pays, auteur de plusieurs livres sur la culture et le folklore de la Norvège, il
avait plus de quarante ans lorsqu’il passa à l’écriture dramatique. Nous verrons plus loin que Anne Pedersdotter
est basée sur des faits réels 1. Notons simplement que
la pièce fut créée en 1906 et qu’elle connut très vite le
succès.
Soit la scène IV du premier acte – la pièce en comporte quatre. Martin, le fils du chapelain Absalon, est de
retour après de longues années d’études. Il rencontre
Anne, la toute jeune épouse de Maître Absalon. La présentation des dramatis personae précise qu’Absalon a
soixante ans, Martin, vingt-cinq, et Anne, vingt-deux ou
vingt-trois ans. La scène comprend une quarantaine de
répliques. Sa substance – ou, pour être plus cru, sa fonction – est une présentation assez détaillée des deux personnages, chacun évoquant son passé. « Mon père, dit
Anne, était pasteur… » Et Martin : « J’avais dix-sept ans
quand je suis entré à l’Université… » À travers leurs dialogues doit percer le trouble qui naît de la rencontre de
cet homme jeune et de cette belle jeune femme. Une
didascalie le précise, à peu près au milieu de la scène :
« On doit percevoir à partir de maintenant la passion
qui est en train de naître entre les deux jeunes gens sans
qu’ils en soient d’ailleurs conscients… » Il est clair que le
titre original est Vredens Dag, c’est-à-dire Jour de colère, ce titre
français étant en concurrence avec Dies irae.
1. Ceci à remarquer : la pièce se déroule en 1574 à Borgen, en
Norvège. Les faits historiques ont eu lieu en 1590. Dreyer situe
l’action du film, de façon extrêmement précise, dans « une petite
ville danoise », entre mai et juin 1623.
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metteur en scène doit jouer de finesse et de subtilité
en s’appuyant sur les échanges qui vont suivre où Martin annonce qu’il a déjà rencontré Anne par deux fois
lorsqu’il était enfant. Elle avoue ne se souvenir que de la
seconde, lorsqu’il chantait dans une chorale. La scène
s’achève ainsi : Anne – qui regarde Martin longuement
et chaleureusement : « C’est de votre voix que je me souviens. […] Et maintenant, vous êtes mon fils ! »
Il est imaginable que les déplacements physiques des
personnages sur la scène, la position de leurs corps l’un
par rapport à l’autre, mais aussi l’inflexion des voix soient
les supports principaux de la mise en scène qui, selon les
choix faits, peut appuyer plus ou moins sur le trouble
montré qui naît de cette rencontre. Mais l’intrigue est
nouée de telle façon qu’au-delà de l’émoi, au-delà des
souvenirs d’enfance et de la proximité des âges, il y a,
pour le dire clairement, Satan. Fille de sorcière, Anne
n’ensorcelle-t-elle pas Martin – fût-ce en dépit d’ellemême et, peut-on dire, sans (encore) le savoir ? Il y a,
pour étayer l’orientation de cette lecture, le fait que Hans
Wiers-Jenssen est parti d’une histoire réelle, une de ces
histoires de sorcellerie, avec procès, condamnation et bûcher comme l’on en trouve encore à la fin du XVIe siècle
en Norvège 1. Bref, cet amour naissant a une odeur de
soufre. Je ne doute pas, cependant, qu’un metteur en
scène d’aujourd’hui ait tendance à gommer cet aspect ou
à le mettre au second plan. Ce qu’a fait Dreyer.
Examinons maintenant la scène correspondante dans
1. Le procès a eu lieu au printemps 1590. Veuve d’Absalon
Beyer, personnage considérable, Anne Pedersdotter fut accusée, à
charge uniquement, de savoir provoquer la maladie et la mort.
Condamnée, elle sera brûlée vive le 7 avril 1590.
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le film. Première observation : les dialogues sont, comme le veut Dreyer qui considère n’épurer jamais assez,
réduits au minimum. Les voici en entier 1 :
– Le pasteur Absalon est là ?
– Non, il est parti au-devant de son fils.
MARTIN – Le fils, c’est moi.
ANNE – Vous êtes son fils ?
MARTIN – Et vous, vous êtes sa femme ?
ANNE – Il me semble vous avoir déjà vu.
MARTIN – Où cela pouvait-il être ?
ANNE – En songe, peut-être… J’ai pensé à vous tant de
fois. Je me demande ce que vous pensez d’une mère si
jeune…
MARTIN – Je vous promets d’être un bon fils.
ANNE – Oui, désormais tu es mon fils.
MARTIN – Ma jeune mère…
ANNE – Mon grand fils.
MARTIN
ANNE
Est-il besoin d’épiloguer ? L’évidence est là, on ne
pouvait que s’en douter : la scène ne repose pas sur les
dialogues. Ils ne donnent, somme toute, que des informations, et, d’une certaine façon, secondaires. L’auteur
de théâtre ne trouverait pas là une scène, tout juste une
esquisse. Inversement, c’est exactement là où voulait en
venir Dreyer, car c’est exactement cela son cinéma. Ces
dialogues, ce terreau qui fait passer du discours n’est
qu’un support, un lien (narratif) pour ce qui est, de
façon claire, le sens, choisi par Dreyer, de la scène :
l’amour attire ces deux êtres – en dépit de la faute qu’il
1. L’Avant-Scène du Cinéma, « Numéro Dreyer », n° 100, février
1970 (tr. légèrement modifiée).
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exige. D’où le fait que, partant d’un « Et maintenant,
vous êtes mon fils ! », le réalisateur ait choisi, pour finir
sa scène, cet échange troublant et ambigu : « Ma jeune
mère/Mon grand fils » qui noue d’un lien serré la passion amoureuse (sous le signe encore en cet instant de
l’affection) et la faute, le péché de chair tout aussi grave
que l’inceste ou peu s’en faut. Dès lors, le langage cinématographique peut se déployer et donner sa plénitude
à la scène, car, de lui, j’allais dire : de lui seul, se développe le sens, la force du sens en ses connotations, tout
autant que l’émotion et jusqu’à l’esthétique. Voyons cela. (Je feins un instant d’oublier les séquences qui précèdent et qui, c’est évident, colorent la scène.) D’abord,
une disposition, une mise en espace : Anne, vêtue de
noir, si ce n’est le tablier blanc et le revers de son bonnet,
entre dans la salle de séjour du presbytère. Dans la pièce
de théâtre, elle n’a pas quitté ce lieu. Un panoramique la
suit jusqu’à un petit miroir carré devant lequel elle met
la collerette blanche, croisée, à pointes, qu’elle tenait à
la main. Deux contraires sont noués qui vont bientôt
prendre leur ampleur : une femme devant un miroir
achève sa toilette ; ce miroir est minuscule, cette toilette
est sévère comme il sied à l’épouse d’Absalon. C’est
mettre la scène sous le signe de la séduction, en la contredisant par la décence, la réserve et la retenue. Il peut être
dit : chasteté. Quand on sait que, plus tard, Anne, amoureuse, paraîtra avec une collerette et des poignets ornés
de dentelles… Or, l’entrée de Martin s’insère dans le
plan. Achevant de poser sa collerette, Anne se retourne,
les deux mains sur les pointes. L’éclairage du visage
d’Anne, en plan serré, souligne particulièrement les yeux,
donc le regard. Et la bouche, le mouvement des lèvres
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exprimant, sans parole, toute une gamme de sentiments.
Sur l’image de ce visage, on entend, en voix off, Martin
dire : « Je suis son fils. » Visage d’Anne qui en quelques
secondes passe de l’étonnement à la surprise et de la surprise à, disons par litote, l’intérêt. Et déjà, l’attirance.
Cependant, un double mouvement de caméra joue là
encore d’une contradiction unificatrice. Tandis qu’un
panoramique suivi d’un travelling latéral accompagne
Anne marchant vers la droite, Martin se dirige en un plan
plus bref vers la gauche. Et s’assied. Anne reste debout.
La suite de la séquence (« Il me semble vous avoir déjà
vu »), qui efface tous les détails insistants de la pièce, s’appuie sur l’élocution, le rythme lent des phrases, très travaillé, et sont complétés par les regards d’Anne devant
elle, « dans le vague ». Elle est alors comme isolée dans
un espace, loin de Martin : pendant toute cette partie
des dialogues, il est resté hors champ, non visible. Ainsi
le « Ma jeune mère », dit en voix off, n’en est que plus
troublant. Il fait proprement écho aux émotions que
nous voyons sur le visage d’Anne. Avec une montée en
intensité dont le signe le plus flagrant est, à la fin, le passage au « tu ». Montée qui a commencé dès qu’Anne en
deux « pensées » a retourné l’enjeu de son propos, de :
« J’ai pensé à vous tant de fois » à : « Je me demande ce
que vous pensez d’une mère si jeune ». Mère étant tout
de même un terme extraordinaire, qui va pourtant lier.
Dans l’interdit : Mais vous, que pensez-vous de moi ?
Où il faudra entendre : Mais vous, penserez-vous à moi ?
Pensez-vous déjà à moi ? Et l’insistance sur la jeunesse,
« une mère si jeune » : tout le paradoxe (amoureux)
d’une femme de vingt ans, mère d’un homme de vingtsix. Est-ce hors nature ? Alors que la nature parle, et elle
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parlera, on le verra, en unissant ces êtres par-delà le
péché. Dialogues en somme dans une sorte de mystère
dévoilé en un murmure profond, à l’instant qu’il se voile
dans le regard qui fuit et qui (s’)échappe. Les moyens
puissants du cinéma ont joué en plénitude. Ils sont parfaitement connus. Est-il nécessaire d’insister ? L’esthétique de Dreyer est d’aller jusqu’au bout de sa logique.
Quelque chose comme ce qu’il appelle l’abstraction. Au
théâtre, le spectateur a devant lui la scène, largement
ouverte. Et si le travail du metteur en scène consiste bien
à focaliser son intention, il lui reste une liberté certaine
de choix dans ses regards et dans son attention. Et,
puisque d’évidence la charpente c’est le discours, celuici, comme dit Dreyer, flotte dans l’air, peut s’y suspendre
un moment. Le charme ne sera pas rompu. Ni le sens
(par trop) perdu. Alors qu’au cinéma, une image chassant l’autre, dans l’inévitable et terrible durée, la moindre perte d’attention, voilà autant de sens de perdu. En
concentrant le texte, en accentuant la force d’échange,
de dialogue, de discours d’un visage, on peut ainsi arrêter,
retenir, tenir toute l’attention du spectateur et le faire
entrer dans le drame, dans son processus même.
Mais cette affaire de sorcière, Dreyer l’a-t-il ici éludée ?
Oui et non. Oui parce qu’on est avec cette scène plutôt
du côté du coup de foudre. Non parce que Dreyer a pris
soin de la faire précéder et suivre par la fuite d’une vieille
femme, Herlofs Marte 1. Elle fut l’amie de la mère
d’Anne. Elle est pour l’heure poursuivie par une foule
l’accusant de sorcellerie. L’intrigue vient de la pièce de
théâtre et par-delà des événements historiques infidèle1. Marthe Herlof dans la traduction de la pièce.
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