Partie 1 - Département de philosophie

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Partie 1 - Département de philosophie
Sociologie, art, philosophie.
L’expérience esthétique selon Bourdieu.
LL-Phi 625 (Lambert Dousson / année universitaire 2008-2009).
Introduction. Les règles de l’art.
Bibliographie :
-
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, coll
« Bibliothèque des textes philosophiques », 1993, § 1-22 et 43-49.
-
Rudolf Eisler, Kant-Lexicon, édition établie et augmentée par A.-D. Balmès et P. Osmo,
Paris, Gallimard, coll. « NRF Bibliothèque de philosophie », 1994, entrées « Beau,
beauté », « Génie », « Idée esthétique ».
(Se reporter à ces textes lorsqu’ils sont mentionnés dans le cours)
C’est au Livre II : Analytique du sublime, de la Critique de la faculté de juger, au sein de la
Première partie : Critique de la faculté de juger esthétique, que Kant entreprend l’analyse de
l’expérience esthétique du point de vue de sa production. Le paragraphe 43, « De l’art en
général », n’ayant eu pour objectif que de distinguer l’art de la nature, de la science et du
métier, cette distinction ne permettait en troisième lieu que d’établir la différence entre les
« arts libéraux » et le métier et l’artisanat : les « beaux-arts » n’y apparaissaient que par
défaut, pour ainsi dire négativement. Il s’agit dès lors, dans le paragraphe 46, de fonder
philosophiquement la spécificité de la production des « beaux-arts », ce qui suppose de
mobiliser et de mettre en œuvre un concept permettant de constituer une définition positive
des « beaux-arts ». Ce concept est celui de « génie ». Le signal qui indique la dimension
fondationnelle et philosophique de cette définition, est émis par la première phrase de ce
paragraphe, dans la manière dont elle est modalisée — la nécessité :
[…] les beaux-arts doivent nécessairement être considérés comme des arts du génie.
Tout art en effet suppose des règles sur le fondement desquelles un produit est tout d’abord représenté
comme possible, si on doit l’appeler un produit artistique. Le concept des beaux-arts ne permet pas que
le jugement sur la beauté de son produit soit dérivé d’une règle quelconque, qui possède comme
principe de détermination un concept, et par conséquent il ne permet pas que l’on pose au fondement un
concept de la manière dont le produit est possible. Aussi bien les beaux-arts ne peuvent pas eux-mêmes
concevoir la règle d’après laquelle ils doivent réaliser leur produit. Or puisque sans une règle qui le
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précède un produit ne peut jamais être dit un produit de l’art, il faut que la nature donne la règle à l’art
dans le sujet [...] ; en d’autres termes les beaux-arts ne sont possibles que comme produits du génie.
On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune
règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’une règle quelconque ; il
s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ; 2° que l’absurde aussi pouvant être original,
ses produits doivent en même temps être des modèles, c'est-à-dire exemplaires et par conséquent, que
sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou
de règle de jugement ; 3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise
son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur
d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y
rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de
les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits
semblables. (C’est pourquoi aussi le mot génie est vraisemblablement dérivé de genius l’esprit
particulier donné à un homme à sa naissance pour le protéger et le diriger, et qui est la source de
l’inspiration dont procèdent ces idées originales) ; 4° que la nature par le génie ne prescrit pas de règles
à la science, mais à l’art ; et que cela n’est le cas que s’il s’agit des beaux-arts (Emmanuel Kant,
Critique de la faculté de juger, §46, trad. fr. A. Philonenko, éd. Vrin, Paris, 1968, p.204-205. Souligné
dans le texte).
1. Cet extrait constitue en premier lieu une mise à l’épreuve d’une définition des « beauxarts » selon une méthode de discrimination, de distinction, issue de la métaphysique
d’Aristote, qui s’effectue par genre prochain et différence spécifique. Selon la première
phrase du texte, les « beaux-arts », tout en faisant partie du genre « art », se spécifient
cependant, au sein de celui-ci, par une qualité qui leur est propre, et que ne possèdent pas les
autres formes d’art : celle d’être « beaux ». Mais si cette propriété différencie les « beauxarts » au sein du genre « art », elle ne l’en excepte cependant pas, puisqu’elle inclut les
« beaux-arts » comme une différence dans un genre, si bien que les « beaux-arts », en tant que
« beaux », ne constituent pas une exception dans l’« art ».
« Art » doit d’abord être entendu comme une pratique orientée vers une fin qui est la
production d’un résultat. Par opposition à la technique et l’artisanat (ce que l’on nomme
traditionnellement les « arts mécaniques »), qui sont une pratique de production caractérisée
par le travail, qui se donne un but utilitaire, et dont les produits sont assignés à une fonction
(cf. §43), les « beaux-arts » se définissent comme une activité pratique orientée vers la
production d’un résultat, un produit dont la finalité est de susciter un sentiment esthétique, le
sentiment du beau. (À noter que dans le paragraphe 44, Kant établissait, au sein de l’« art
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esthétique » — distinct lui-même de l’« art mécanique » — une différence entre les « arts
d’agrément » et les « beaux-arts ».)
Dans cette phrase définitionnelle, ce qui spécifie les « beaux-arts », au sein du genre « art »,
des autres « arts », repose sur ceci, que les beaux-arts sont des arts du « génie ». Le « génie »
constitue donc l’opérateur conceptuel de spécification des « beaux-arts », et leur module
d’intelligibilité. L’insistance de Kant, selon laquelle les beaux-arts « doivent nécessairement »
être considérés comme des arts du génie, montre combien pour une telle définition
l’explicitation du concept de génie est essentielle, qu’il constitue le critère même de
reconnaissance des beaux-arts. Le paragraphe qui suit va expliciter cette distinction, et surtout
montrer que cette distinction ne se réduit pas à une simple opposition exclusive. En d’autres
termes, il y a un élément commun aux arts et aux beaux-arts. C’est le concept de « règle ».
Cependant, ainsi que la suite du texte va le montrer, la distinction permettant de définir la
spécificité des beaux-arts repose sur la signification différenciée de la notion de règle.
2. Dans la phrase suivante — « Tout art en effet suppose des règles sur le fondement
desquelles un produit est tout d’abord représenté comme possible, si on doit l’appeler un
produit artistique » —, « artistique » ne doit pas être compris comme nous avons
traditionnellement l’habitude de l’entendre aujourd’hui, c'est-à-dire comme une qualité
exclusive des beaux-arts, mais, au contraire, comme un attribut relatif à l’art en général, c'està-dire à toute activité de production.
Pour qu’il y ait un produit des beaux-arts, écrit Kant, il faut des règles qui constituent le
fondement de cette activité. Ces règles représentent le produit comme « possible », c'est-àdire qu’elles précèdent la production (comme la théorie précède la pratique), au moins
logiquement, si ce n’est temporellement : avant de faire un produit avec ses mains, un artiste
le configure dans sa conscience. Ceci vaut pour tous les arts, donc y compris pour les beauxarts.
Affirmer que ces règles constitue le fondement de « tout art », cela signifie que sans règles, il
n’y a pas d’art. Ceci implique également que l’activité artistique (au sens des « beaux-arts »),
comme toute activité technique de production (« art »), se distingue de l’instinct, qui produit
ses effets aveuglément (sans conscience). De même, la contemplation esthétique de la belle
nature se fait (se pense) par analogie avec l’art (« la nature est comme une grande artiste »),
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comme Kant l’a montré au début du paragraphe 43. Le génie qui produit des œuvres des
beaux-arts n’est donc pas, de ce point de vue, folie ou débordement.
3. Mais l’opérateur distinctif des beaux-arts, autrement dit la conception spécifique de la règle
sur laquelle repose la particularité de la production de l’œuvre d’art issue des « beaux-arts »,
est mobilisé dans la phrase suivante : « Le concept des beaux-arts ne permet pas que le
jugement sur la beauté de son produit soit dérivé d’une règle quelconque, qui possède comme
principe de détermination un concept, et par conséquent il ne permet pas que l’on pose au
fondement un concept de la manière dont le produit est possible ». Il faut tout d’abord
remarquer que cette spécification est négative (« ne permet pas »), ce qui signifie qu’on n’a
pas affaire à une définition positive, mais à une définition négative des beaux-arts. En d’autres
termes, il y a, dans ce qui fait la spécificité de la production des « beaux-arts », un élément qui
échappe à la rationalité philosophique, au concept — un élément, pour ainsi dire, de mystère.
Ce premier aspect de la spécificité des « beaux-arts » concerne le jugement que l’on formule
sur leurs produits. Ce n’est pas un jugement d’ordre technico-pratique portant sur l’utilité et
la fonctionnalité de l’objet produit. C’est un jugement esthétique, qui exprime un sentiment
esthétique suscité par la beauté du résultat, de l’œuvre. C’est un jugement de goût. D’où la
distinction entre l’art en général et les beaux-arts. Précisons ce point.
a. Du point de vue de l’art considéré comme technique, artisanat, travail, le jugement que
l’on porte sur la qualité du produit est dérivé d’une règle possédant comme principe un
concept déterminé. Le jugement sur le produit se fait en fonction de la règle qui a présidé à sa
production : le produit est bien fait, parfait (sans défaut), il remplit sa fonction utilitaire parce
qu’il est conforme à la règle. Donc le jugement est objectif. C’est un jugement de
connaissance et il relève de la faculté de juger déterminante : « La faculté de juger en général
est la faculté qui consiste à penser le particulier comme compris sous l’universel. Si
l’universel (la règle, le principe, la loi) est donné, alors la faculté de juger qui subsume sous
celui-ci le particulier est déterminante » (Critique de la faculté de juger, Introduction, IV : De
la faculté de juger comme faculté législative a priori. Souligné dans le texte). C’est ce que
signifie que le jugement peut être enfermé dans un concept déterminé ; ce qui permet la
détermination c’est le mode d’emploi, la recette, les techniques de production, le savoir-faire,
l’habileté… tout ce qui relève de la technique.
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b. Pour ce qui concerne les beaux-arts, le jugement porté sur le produit est un jugement de
goût, par sentiment : il est, certes, référé à une règle, mais cette règle ne peut pas être
formulée sous un concept déterminé (méthode, technique, etc.) : le concept de la règle est
indéterminé — « [La règle] ne peut être exprimée dans une formule pour servir de précepte ;
autrement le jugement serait déterminable d’après des concepts », écrit Kant au paragraphe
47. En d’autres termes, on ne peut pas expliquer scientifiquement pourquoi c’est beau : il
n’existe pas de jugement objectif. « Est beau, écrit Kant au paragraphe 45, ce qui plaît dans le
simple jugement (non dans la sensation des sens, ni par un concept) ». Cela signifie plusieurs
choses :
D’une part, dans la mesure où il s’agit de l’expression d’un sentiment, le jugement est
subjectif ; mais comme il y a une règle, il y a une exigence d’objectivité et d’universalité dans
le jugement : trouver une chose belle, c’est implicitement exiger que tout le monde la trouve
belle. C’est ce qui distingue « le beau » de « l’agréable », comme Kant l’a établi dans les
paragraphes 1 à 4 de la Critique de la faculté de juger (pour l’agréable, on peut dire que « des
goûts et des couleurs, on ne discute pas ») : la beauté ouvre sur une intersubjectivité
universelle de droit (pas forcément de fait ; tandis que pour l’agréable, il peut y avoir accord
universel de fait, mais pas de droit), cette idée étant développée par Kant à l’issue de
l’antinomie du goût (paragraphes 55 à 57), dans la Deuxième section : La Dialectique du
jugement esthétique, de la Première partie de la Critique de la faculté de juger : Critique de la
faculté de juger esthétique, et qui suit les paragraphes sur les beaux-arts — cette idée ayant
déjà été développée au quatrième moment de l’Analytique du beau : Du jugement de goût
considéré d’après la modalité de la satisfaction résultant de l’objet, et particulièrement le
paragraphe 22 : La nécessité de l’adhésion universelle, qui est conçue en un jugement de goût,
est une nécessité subjective, qui sous la présupposition d’un sens commun est représentée
comme objective.
La beauté excède tout concept, elle ne peut pas être enfermée dans une équation : la beauté
constitue le réservoir d’une richesse inépuisable de sens. Tandis que le concept déterminé
renvoie à une signification unique (univocité qui permet l’objectivité), la beauté est
fondamentalement équivoque (c’est pourquoi le concept est indéterminé) : elle renvoie à une
multiplicité indéfinie d’interprétations. La beauté est symbole (équivoque), qui s’oppose au
signal (univoque). Sur tout ceci, voir le paragraphe 34 de la Critique de la faculté de juger : Il
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n’y a pas de principe objectif du goût possible. Kant écrira dans le paragraphe 49 : Des
facultés de l’esprit, qui constituent le génie, que le génie est créateur d’« Idées esthétiques » :
[…] par l’expression Idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination, qui donne
beaucoup à penser, sans qu’aucune pensée déterminée, c'est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate
et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible (Ibid., §49,
p.213. Souligné dans le texte).
Plus bas dans le même paragraphe, il écrit également que « les attributs (esthétiques) d’un
objet dont le concept, comme Idée de la raison, ne peut jamais être présenté adéquatement »
(souligné dans le texte) ; « ces attributs esthétiques donnent une Idée esthétique, qui pour cette
Idée de la raison remplace une présentation logique, mais qui sert plus proprement à animer
l’esprit en lui ouvrant une perspective sur un champ de représentations du même genre
s’étendant à perte de vue » (souligné dans le texte). On se souvient que pour Kant, une « Idée
de la raison » renvoie à un concept qui, en tant qu’aucune expérience (sensible) ne lui
correspond, échappe à toute représentation dans l’intuition (cf. dans la Critique de la raison
pure, le Livre I : Des concepts de la raison pure de la Dialectique transcendantale, ainsi que
l’entrée « Idée » du Kant-Lexicon). Nous aurons à remobiliser ces deux dimensions, et en
particulier celle qui indique que le jugement de goût portant sur une œuvre d’art relève de
l’indicible ou de l’ineffable.
4. Cette indétermination du concept lié à la règle qui régit la réception artistique implique des
répercussions quant on se situe du point de vue de la production : « aussi bien les beaux-arts
ne peuvent pas eux-mêmes concevoir la règle d’après laquelle ils doivent réaliser leur
produit ». Ici, « concevoir » doit être entendu au sens propre de constituer un concept pour
l’élaboration du jugement — un concept déterminé. Cela signifie que le génie, comme agent
ou principe de production des beaux-arts, ne peut pas mettre en évidence quelque chose
comme une méthode à partir de laquelle il a produit son œuvre — et grâce à laquelle il
pourrait la reproduire. Car expliquer, c’est connaître, et la connaissance, c’est l’explication
des effets par les causes selon un concept déterminé de l’objet. Certes, il peut éventuellement
expliquer certaines techniques utilisées pour réaliser son œuvre ; mais il ne peut pas expliquer
totalement comment il a pu obtenir l’œuvre entière. L’artiste ne peut jamais, selon Kant,
totalement prévoir ni prédire dès le départ la forme que revêtira le produit une fois achevé : il
y a une contingence irréductible de la forme artistique, qui échappe à toute forme d’analyse
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conceptuelle. L’impossibilité d’une régression des effets (la forme artistique) jusqu’aux
causes (la règle), Kant la précisera dans le paragraphe 47 : Explication et confirmation de la
précédente définition du génie, en comparant le génie artistique — qui seul mérite la
qualification de génie — du « génie » scientifique, pour lequel l’appellation de génie est, à
strictement parler, impropre.
5. La forme démonstrative du raisonnement que produit Kant apparaît dans ce qui semble en
constituer sa conclusion : « Or puisque sans une règle qui le précède un produit ne peut jamais
être dit un produit de l’art, il faut que la nature donne la règle à l’art dans le sujet [...] ; en
d’autres termes les beaux-arts ne sont possibles que comme produits du génie ». La
démonstration consiste à fonder de manière apodictique la définition que Kant donne, au
début du paragraphe 46, du génie, et qui n’a pas été reproduit dans la citation qui ouvre cette
introduction, afin de restituer le parcours argumentatif qu’il effectue :
Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art. Puisque le talent, comme faculté
productive innée de l’artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est
la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l’art (Ibid., §46,
p.204. Souligné dans le texte).
À noter d’abord que ce paragraphe est suivi de celui-ci : « Quoi qu’il en soit de cette
définition, qu’elle soit simplement arbitraire, ou qu’elle soit ou non conforme au concept que
l’on a coutume de lier au mot de génie (ce que l’on expliquera dans le paragraphe suivant), on
peut toutefois déjà prouver que, suivant la signification en laquelle ce mot est pris ici, les
beaux-arts doivent nécessairement être considérés comme des arts du génie » (souligné dans
le texte). Cette phrase a pour objectif de montrer qu’il s’agit ici d’élaborer, non pas une
simple définition nominale, mais bien une démonstration de ceci que « les beaux-arts doivent
nécessairement être considérés comme des arts du génie » ; en d’autres termes que le mot
« génie », en lui-même neutre et pouvant éventuellement être substitué par un autre mot —
tout en possédant un certain bien fondé, issu de la « coutume », c'est-à-dire d’une certaine
forme de sanction sociale, bien évidemment insuffisant au regard de l’objectif que poursuit
Kant de fondation philosophique — doit accéder au statut de concept. On verra, avec
Bourdieu, que, précisément, ce mot de « génie » n’a rien de neutre, qu’il est toujours déjà
déterminé de significations sociales et qu’il est vulnérable à toute surdétermination sociale : le
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« sens commun » est toujours social, c'est-à-dire qu’il est l’objet d’un usage par une certain
classe sociale, qui lui fournit sa signification.
Par cette citation, on comprend que la nature renvoie à l’innéité du génie : dans la mesure où
il ne saurait y avoir d’œuvre de l’art sans règle, mais que cette règle ne saurait provenir de
l’entendement comme faculté de connaître, elle ne peut venir que de la nature. Il faut insister
sur le caractère paradoxal de cette affirmation — de cette fondation du génie en nature —,
puisque Kant, au paragraphe 43, avait bien précisé combien « l’art est distingué de la nature,
comme le “ faire ” (facere) l’est de l’“ agir ” ou “ causer ” (agere) en général et le produit ou
la conséquence de l’art se distingue en tant qu’œuvre (opus) du produit de la nature en tant
qu’effet (effectus) ». Dire que « la nature donne la règle à l’art dans le sujet » ne signifie rien
d’autre que le génie, comme agent de la production d’œuvres relevant des « beaux-arts », est
une faculté innée, un don de la nature. C’est ce que Kant explique dans les phrases qui
suivent.
6. « On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait
donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’une
règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ». Négativement,
cela signifie que le génie s’oppose radicalement à l’imitation. L’inné s’oppose à l’acquis
comme le don à l’appris, « apprendre [n’étant] autre chose qu’imiter », écrit Kant au début du
paragraphe 47 et, dans ce même paragraphe : « on ne peut apprendre à composer des poèmes
d’une manière pleine d’esprit, si précis que puissent être tous les préceptes pour l’art poétique,
et si excellents qu’en soient les modèles ». Par originalité, il faut entendre que le génie est
unique : « […] pour le génie l’art s’arrête quelque part, puisqu’une limite lui est imposée audelà de laquelle il ne peut aller, limite qu’il a d’ailleurs vraisemblablement déjà atteinte
depuis longtemps et qui ne peut plus être reculée ; en outre, l’attitude propre au génie ne peut
être communiquée et elle est donnée immédiatement à chacun en partage de la main de la
nature ; elle disparaît donc avec lui, jusqu’à ce que la nature confère à un autre les mêmes
dons […] » (§47). Le génie, comme don naturel, est donc strictement circonscrit par les
bornes de la subjectivité. Il est absolument intransmissible, et, par définition,
incommensurable, insondable. Ce qui ne s’arrête pas quelque part et qui est transmissible,
c’est tout ce qui de l’art relève de la technique, des savoir-faire, qui peuvent faire l’objet
d’une progression : savoir-faire et habileté, moyens techniques. Kant souligne bien, en effet,
dans le paragraphe 47 :
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Bien que l’art mécanique et les beaux-arts, celui-là simplement en tant qu’art de l’application et de
l’étude, ceux-ci en tant qu’arts du génie, soient très différents, il n’y a cependant pas parmi les beauxarts un art, en lequel il se trouve quelque chose de mécanique, qui peut être saisi ainsi qu’observé selon
des règles, c'est-à-dire quelque chose de scolaire qui constitue la condition essentielle de l’art. Il faut,
en effet, que quelque chose soit conçu en tant que fin, puisqu’autrement le produit ne pourrait pas être
attribué à l’art ; ce serait un simple produit du hasard. Or des règles déterminées, dont on ne peut se
libérer, sont indispensables pour mettre une fin en œuvre (Ibid., §47, p.208. Souligné dans le texte).
Le génie est donc ce qui de l’art, de la pratique artistique, excède radicalement et
irréductiblement la technique. C’est un autre point qu’il faudra retenir pour ce qui nous
intéresse au fond, et que l’on retrouvera avec Bourdieu : pour Kant, les règles de l’art ne
sauraient relever que de la technique, et en aucun cas de normes sociales. Le social n’existe
pas pour Kant, pour qui seule la société existe — et il ne saurait exister, puisqu’en tant que
réalité sociologique il n’existera pas avant le XIXe siècle — mais on verra que cet oubli du
social, cette dénégation du social, marque, comme le montre Bourdieu, la pensée
contemporaine de l’œuvre d’art. Si l’œuvre d’art géniale prend son point de départ dans ces
règles qui la conditionnent et la déterminent au moment où elle est produite, le génie est
l’agent de la transcendance de ces règles. L’œuvre géniale transcende l’histoire. C’est
pourquoi celles du passé nous parlent, nous plaisent encore. Cette transhistoricité de l’œuvre
d’art géniale est liée à la double racine empirique et transcendantale du beau : il apparaît,
incarné dans une œuvre d’art, à un moment donné de l’histoire, mais sa fondation, en tant
qu’elle est transcendantale, relève de l’universalité des structures anthropologiques de la
subjectivité, telles que Kant les a mises au jour dans la Critique de la raison pure et
réactualisées dans l’Introduction de la Critique de la faculté de juger.
7. Cependant, l’originalité constitue une condition nécessaire, mais non suffisante pour définir
le génie. En effet, « l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps
être des modèles, c'est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes
engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle de
jugement ». L’originalité peut produire de l’absurde, c'est-à-dire du non-sens. Or il faut qu’il
y ait du sens, et le garant du sens, c’est la présence d’une règle. C’est pourquoi les produits du
génie doivent être des modèles, ils doivent être exemplaires : ce sont eux-mêmes qui
fournissent la règle, qui l’incarnent : ils sont la règle.
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Cela signifie que pour qu’une œuvre des beaux-arts soit belle, il ne faut pas qu’elle apparaisse
comme l’application d’une règle ou d’une recette. Ce n’est pas ici la norme (règle, recette) qui
précède l’œuvre, comme c’est le cas pour les ouvrages techniques. L’œuvre d’art est
normative par elle-même. La beauté n’est pas un modèle dont les œuvres belles ne seraient
que les copies. La beauté surgit / jaillit de l’œuvre comme une heureuse surprise, un miracle.
Tout oeuvre d’art est inédite et vouée à le rester.
Mais pour que les œuvre soient exemplaires, il faut qu’elles soient — paradoxalement —
inimitables. On peut imiter une œuvre quand on retrouve la règle de sa production, ou quand
on la reçoit par enseignement. C’est le cas pour les objets techniques, ou pour tout ce qui dans
l’œuvre d’art relève de ce qu’elle comporte de mécanique (de technique), mais cela est
impossible pour la beauté et la génialité. Dès lors, les exemplaires, en nombre indéfini, d’un
produit technique, qui résultent de l’application constante de la même règle de fabrication
(concept déterminé) ne sont pas exemplaires. C’est la règle qui est exemplaire dans les objets
techniques, pas le produit. Tandis que chaque œuvre d’art est unique ; les imitations n’en sont
que des imitations. Kant le précise dans le paragraphe 47 :
« Puisque le don naturel doit donner à l’art (les beaux-arts) la règle, quelle est donc cette règle ? Elle ne
peut être exprimée dans une formule pour servir de précepte ; autrement le jugement sur le beau serait
déterminable d’après des concepts ; la règle doit au contraire être abstraite de l’action, c'est-à-dire du
produit, par rapport auquel les autres peuvent mesurer leur talent, en faisant usage de ce produit non
comme modèle d’une imitation servile, mais comme d’un héritage exemplaire. Il est difficile
d’expliquer comment cela est possible. Les idées de l’artiste suscitent chez son disciple des idées
semblables lorsque la nature a doté celui-ci d’une semblable proportion des facultés de l’âme. Les
modèles de l’art sont les seuls guides qui peuvent le transmettre à la postérité ; c’est là ce qui ne
pourrait se faire par de simples descriptions […] » (Ibid., §47, p.207-208).
8. Ce que l’on vient de dire éclaire aussi partiellement le troisième point de la définition que
produit Kant : « 3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il
réalise son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est
pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se
trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté
ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui
les mettraient à même de réaliser des produits semblables. (C’est pourquoi aussi le mot génie
est vraisemblablement dérivé de genius l’esprit particulier donné à un homme à sa naissance
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pour le protéger et le diriger, et qui est la source de l’inspiration dont procèdent ces idées
originales) ».
Obscur, mystérieux pour les récepteurs de l’œuvre d’art, le processus de création l’est
également pour le créateur lui-même : il ne peut pas l’expliquer, le démontrer. Ici aussi, la
confrontation avec le « génie » scientifique est éclairante, comme Kant l’établit au paragraphe
47 : « […] Newton pouvait rendre parfaitement clair et déterminé non seulement pour luimême, mais aussi pour tout autre et pour ses successeurs tous les moments de la démarche
qu’il dut accomplir, depuis les premiers éléments de la géométrie jusqu’à ses découvertes les
plus importantes ; mais aucun Homère […] ne peut montrer comme ses idées riches de poésie
et toutefois en même temps grosses de pensées surgissent et s’assemblent dans son cerveau,
parce qu’il ne le sait pas lui-même et aussi ne peut l’enseigner à personne ». L’œuvre d’art
échappe à toute démonstration, à toute déduction. C’est pourquoi le génie donne la règle en
tant que nature. Les œuvre d’art ravissent d’admiration dans la mesure où elles semblent
produites avec la souveraine facilité de la nature. C’est tout l’objet du paragraphe 45 : Les
beaux-arts ne sont de l’art que dans la mesure où ils possèdent en même temps l’apparence de
la nature. Citons l’intégralité de ce paragraphe, particulièrement éclairant de ce point de vue :
En face d’un produit des beaux-arts on doit prendre conscience que c’est là une production de l’art et
non de la nature ; mais dans la forme de ce produit la finalité doit sembler aussi libre de toute contrainte
par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un produit de la simple nature. C’est sur ce sentiment de la
liberté dans le jeu de nos facultés de connaître, qui doit être en même temps final, que repose ce plaisir,
qui est seul universellement communicable, sans se fonder cependant sur des concepts [cf. Critique de
la faculté de juger, §9, sur le « libre jeu » de l’imagination et de l’entendement, qui est la source du
plaisir pris au beau]. La nature était belle lorsqu’en même temps elle avait l’apparence de l’art : et l’art
ne peut être beau que lorsque nous sommes conscients qu’il s’agit d’art et que celui-ci nous apparaît
cependant en tant que nature.
Qu’il s’agisse, en effet, de beauté naturelle ou de beauté artistique nous pouvons en effet dire en
général : est beau, ce qui plaît dans le simple jugement (non dans la sensation des sens, ni par un
concept). Or l’art a toujours l’intention de produire quelque chose. S’il s’agissait d’une simple sensation
(qui est quelque chose de simplement subjectif), qui dût être accompagné de plaisir, ce produit ne
plairait dans le jugement que par la médiation du sentiment des sens. Si le projet portait sur la
production d’un objet déterminé, et s’il pouvait être réalisé par l’art, alors l’objet ne plairait que par les
concepts. Dans les deux cas l’art ne plairait pas dans le simple jugement ; en d’autres termes il ne
plairait pas comme art du beau, mais comme art mécanique.
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Aussi bien la finalité dans les produits des beaux-arts, bien qu’elle soit intentionnelle, ne doit pas
paraître intentionnelle ; c’est dire que les beaux-arts doivent avoir l’apparence de la nature, bien que
l’on ait conscience qu’il s’agit d’art. Or un produit de l’art apparaît comme nature, par le fait qu’on y
trouve toute la ponctualité voulue dans l’accord avec les règles, d’après lesquelles seules le produit peut
être ce qu’il doit être ; mais cela ne doit pas être pénible ; la règle scolaire ne doit pas transparaître ; en
d’autres termes on ne doit pas montrer une trace indiquant que l’artiste avait la règle sous les yeux et
que celle-ci a imposé des chaînes aux facultés de son âme (Ibid., §45, p.202-204. Souligné dans le
texte).
La beauté du tableau ne doit rien au savoir faire de l’artiste : on ne doit pas voir le travail ni la
technique qu’il y a derrière, sinon c’est sur la perfection de la facture que le jugement se
portera, ce qui constituerait un jugement par concept, non un jugement de goût. Cela signifie
que le comble de l’art (des beaux-arts comme arts du génie) c’est de se faire oublier comme
art (technique / savoir-faire / habileté). La technique est domination de la nature. Les beauxarts sont une transfiguration de la nature.
C’est à la lumière de cette apparence de nature que doit donner à voir l’œuvre d’art produite
par un agent dont le talent est inné, qu’il faut entendre la parenthèse : le terme « génie »
désigne aussi bien le processus créateur que l’artiste lui-même. Cela signifie qu’il y a une
confusion / identification de l’homme et du processus créateur. Autrement dit, l’homme
(l’artiste) est désapproprié par son génie, rendu étranger à lui-même (le génie étant proche de
la folie, dira Kant dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, §55-59). Le génie est
une folie ou un délire (il y a de l’irrationnel, de l’inexplicable) réglé (il y a du rationnel). C’est
ce qu’explique le terme d’inspiration. L’inspiration s’oppose au savoir-faire. L’inspiration,
qui fait le génie, est ce par quoi le génie ne s’explique pas seulement par son savoir-faire.
9. Et, précisément, « la nature par le génie ne prescrit pas de règles à la science, mais à l’art ;
et que cela n’est le cas que s’il s’agit des beaux-arts ». Pour la technique ou l’artisanat, on
peut dire que la nature prescrit des règles à la science. Cela signifie que la réalisation pratique
d’un produit passe par la médiation de la science, c'est-à-dire d’un savoir, par quoi la règle
peut prendre la forme d’un concept déterminé, permettant des déductions (succession des
tâches, règles de montage, …). Tandis que pour les beaux-arts – et c’est ce qui les spécifie –
la nature passe à travers le génie pour s’attacher immédiatement à la production, sans passer
par la médiation d’un savoir(-faire). Cela ne signifie pas que le génie n’a pas besoin de savoir
ou de savoir-faire, mais que la pensée artistique fonctionne par sauts, pas par déductions : la
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science échoue à rendre compte de la beauté, qui est indémontrable, imprévisible, improbable.
L’œuvre de génie surgit dans l’histoire, dans le monde humain, comme un miracle.
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