Article 3 - Amicale XJ

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Article 3 - Amicale XJ
UN
BUY 1
CHAT BIEN BOTTÉ À
Texte et photos d’Eric H. Biass
Au fil des ans, en fait depuis
que le Goodwood Revival
existe, et qui se déroule toujours durant la première moitié de septembre, j’ai fini par
faire plus ample connaissance avec Grant Williams,
mais aussi avec son père
Tony, qui se trouve être le
propriétaire de cette Jaguar,
dite Mk1.
ERIC HERBERT
BIAS
Voici l’histoire de cette Jaguar…
historique. Elle commence en
1958. Petite précision en
préambule, il était accepté, à
l’époque, de faire des modifications sur des machines de
GOODWOOD!
course de production pour
autant que les composants
greffés proviennent des rayons
de leurs fabricants respectifs,
même si ces pièces appartenaient à d’autres modèles. Tout
commença donc cette année
lorsque Tommy Sopwith pressentit qu’avec quelques petites
adjonctions, la Jaguar 3.4
Saloon (à l’époque le terme de
Mk 1 n’existait pas, et pour
cause!) pourrait offrir un réel
potentiel sur piste. Il parvint
donc à convaincre le directeur
technique de Jaguar Bill
Haynes d’en préparer une pour
lui. En fin de compte, Haynes
décida carrément d’en produire
trois, une pour Tommy Sopwith
bien sûr, mais aussi une chacun
pour John Coombs (conduite
par Roy Salvadori) et Briggs
Cunningham (conduite par Walt
Hangsen).
Deux générations réunies: Roy
Salvadori et Grant Williams.
Les trois autos, respectivement
peintes en «indigo blue», «pearl
grey» et «british racing green»,
furent équipées de collecteurs
d’admission triples alimentés
par des SU de deux pouces
(empruntés au rayon pour
XK150 S du magasin de
l’usine), des pistons à taux de
compression de 10:1, des freins
plus gros de Mk IX, ainsi que
des ressorts de suspension et
des barres anti-roulis renforcés.
Le collecteur, faut-il le rappeler,
dut être incliné de 30 degrés
vers le haut pour dégager les
maîtres cylindres (et oui, sur
une conduite à droite ils sont de
ce côté!). Puis, pour finir cette
description sommaire, les portes et les capots furent réalisés
en aluminium.
Immatriculée BUY 1 (les plaques BUY allaient devenir un
signe distinctif de Coombs), la
grise se révéla redoutable aux
mains de Tommy Sopwith en
1959. Elle changea de mains
(Albert Cecil Le Font) et fut pilotée par Peter Sargent jusqu’à la
fin de 1961. «C’est là que mon
père, que tout le monde appelait GF, l’acheta après l’avoir
vue tourner à Silverstone»,
m’expliqua Tony en ajoutant «et
il la pilota jusqu’en 1972,
19
Le moteur Jaguar XK 3.8 de 300 chevaux semble bien serré sous le
capot de la Mk1. Notez que, contrairement à une pratique par la suite
commune, les trois carburateurs SU sont montés sur une pipe d'admission cabrée de 30° et que l'air admis par le haut, est distribué par ce
curieux entonnoir inversé. Cette pratique est assez courante chez les
MK1/Mk2/XK-istes.
Goodwood», car il ne faut pas
l’oublier, on est invité à courir à
Goodwood. Cela tomba à point
nommé car Grant, étant ce que
l’on appelle un «talent inné»,
faisait de tels ravages en
course d’autos modernes de
production standard qu’il fallait
qu’il change de registre. Lors de
sa première course sous la
pluie à Goodwood en 1999, il se
fit remarquer et s’est ainsi qu’il
fut réinvité par Lord March
depuis. Il faut dire que malgré la
pluie battante, son style de
grande classe mais, oh combien acrobatique! les spectateurs, médusés, restèrent droits
comme des I sous leurs parapluies pour ne pas perdre une
miette du «Holiday on Piste»
qui se déroulait sous leurs
yeux. Un virtuose était né!
lorsqu’il dut s’arrêter pour des
raisons de santé. La voiture fut
remisée et lorsque j’en héritai
en 1984, je ne savais pas qu’en
faire, car je courais alors sur ma
Mk.2 noire». Petite précision:
Coombs garda l’immatriculation
BUY1 qu’il transféra sur la E
Type que pilota ensuite Roy
Salvadori. Hélas, cette immatriculation célèbre, ainsi que l’autre, BUY 12 disparut avec celui
qui reprit le garage de Coombs
pour en faire une agence d’automobile bavaroise. Bref, en
1959, BUY1 retrouva sa très
brève immatriculation d’origine
287 JPK, qui est encore sa
«tôle» officielle aujourd’hui,
même si elle porte à nouveau
BUY 1 sur la piste pour restaurer l’image d’époque voulue par
Tony.
dai-je à Tony. «Eh bien justement, voilà: Penny Woodley
(propriétaire de la seule et unique E2A, ancêtre de la E Type,
et qui a son poids à Goodwood)
vit la voiture à Donnington et
suggéra qu’on l’aligne à
Vint le 50ème anniversaire de la
XK 120 célébré à Donnington
avec une course commémorative en 1998 où Tony aligna la
BUY 1, juste «pour voir»… et
finit troisième!
Même compartiment moteur, mais moteur de 2.4. On comparera la différence de hauteur du moteur avec le 3.8 montré sur une autre photographie. En 2002, Grant coura sous cette cylindrée car Lord March
décida de limiter la configuration des voitures du "St Mary's Trophy" à la
configuration de 1956 afin de réduire les disparités de vitesse du plateau cette année là. Mais cela n'a pas marché, et pour cause : avec
tout de même180 chevaux aux roues arrière, cela n'empêcha pas
Derek et Grant de rattraper le peloton au cinquième tour de complètement dominer, et de remporter la course!
«Et Grant, là-dedans?» deman-
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BUY 1 débuta sa carrière en
tant que 3,4 litres mais selon les
courses (pour des raisons de
catégorie) elle eut même un 2,4
litres, injectant tout de même
Grant à l'attaque, comme toujours, dans le "droite" de Woodcote, mais
avec moi à bord. Croyez-moi sur parole, la roue arrière droite vient de
se reposer alors que celle de devant est toujours en l'air. La photo fut
prise par le trésorier du E Type Register, David Brown.
180 chevaux aux roues arrière!
Mais en vue du Revival de
Goodwood l’an dernier, Tony
installa un 3,8 litres dont le taux
de compression de 12,5:1 allié
à une essence à l’indice d’octane de 101(!) produit 300 chevaux! Tout ceci est parfaitement
«légal» du fait que Tony a
récemment découvert que
l’usine Jaguar avait produit une
poignée de Saloons en 3.8.
Du «Grant» Art
C’est sous cette forme que je
retrouve BUY 1 un beau jour
ensoleillé, au bord de la piste
de Goodwood. Le E Type
Register du Jaguar Drivers’
Club organise chaque année
une journée «privée» durant
laquelle nous avons le privilège
de pouvoir nous amuser au
volant de nos E Type. Grant
Williams avait été admis à se
mêler à nous et de profiter de la
piste pour peaufiner le réglage
de sa voiture. Soudain, alors
que j’attendais dans la ligne des
stands j’entends une voix bien
connue, celle de son père Tony,
me murmurer à l’oreille une proposition que je ne pouvais refuser. Avant que je ne puisse
changer d’avis me voici recasqué et harnaché dans le cockpit
austère de BUY 1, à côté de
Grant. Puis une petite appréhension commença à sourdre
en moi: cette «peur d’avoir
peur» que l’on ressent aussi
avant de sauter en parachute
pour la première fois. Mais
Grant appuie sur le bouton noir
du tableau de bord, et le bruit
du tonnerre remplissant la
cabine remet mon attention au
bout du capot. Le feu au bout
de la ligne des stands passe au
vert, et alors que l’angle des
chevilles de Grant s’inverse, les
pneus arrière mordent le goudron, catapultant la voiture. Pas
de patinage intempestif des
roues, non, juste une phénoménale poussée, décisive, droite,
rugueuse et propre. Je ne
l’avais pas réalisé alors, mais
mes petites appréhensions
avaient déjà été abandonnées,
là-bas, au pied du feu vert. Le
freinage à la fin de la ligne
droite suit la même séquence,
mais inverse – ferme, franche,
virile et nette – et la longue
courbe de Madgwick-Fordwater
(1) est attaquée avec détermination. L’arrière sort gentiment,
et alors que j’observe Grant
tranquillement corriger son
contre-braquage au fur et à
mesure que nous progressons
dans ce virage sans fin, je
m’aperçois tout à coup que le
taux de dérive du train arrière
semble lui être indifférent: visiblement, ce qui compte c’est la
position de nez de la voiture par
rapport à ce que Grant regarde,
et qui est de toute évidence
bien plus loin qu’on ne le pense.
Le reste n’est que sensibilité
latérale.
En sortie de chicane (en course, en septembre 2003), BUY1 demeure
dans cette attitude de contre-braquage sur une bonne trentaine de
mètres, tant la poussée est longue.
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Alors qu'ils avaient la victoire en
bout de "leaper" en 2001, un boulon de bielle a rendu l'âme et c'est
un Derek Bell (élégamment)
dépité que j'ai photographié au
parc fermé.
Alors que Fordwater (2) est
avalé, je me sens plus habitué
par cet environnement et me
rends compte que cette MK 1
est incroyablement intègre,
rigide, équilibrée. Rien ne
bouge, ne vibre ni ne grince. La
voiture rue dans la ligne droite,
Grant libérant toute la cavalerie
dont il dispose, le son est un
glorieux
rugissement.
Le
«droite» (sans nom -3) est pris
avec évidemment une bonne
mesure de dérive, et juste avant
le «gauche» de St. Mary’s, alors
qu’il freine vigoureusement en
rétrogradant, j’ai soudain l’effroyable sentiment que Grant a
perdu la raison: nous fonçons
en plein sur la droite, direction
la verdure (4) alors que Grant
ne s’en aperçoit pas, regardant
à gauche dans le trou de St
Mary’s. Soudain, sans que je ne
sache trop comment, la voiture
«swingue» littéralement dans
l’autre sens, le nez visant la
gauche (5) mais bien trop tôt
pour prendre le virage. Erreur,
la voiture arrivant tellement vite
et en travers, dérive sur la
droite puis s’engouffre comme
par miracle, dans le trou de St
Mary’s, les deux roues de gauche en l’air. La fin du plongeon
est signalé par un bon
«tchomp!» indiquant que tout
est de nouveau au sol, et le XK
rugit furieusement dans la montée. Le bref droite (6) est pris de
manière presque nonchalante,
Grant laissant l’arrière se promener à gauche, et curieusement le laisse faire ainsi tandis
qu’il monte les rapports dans la
courte ligne droite que nous
parcourons en crabe (crabe plutôt furieux, d’ailleurs!) tandis
qu’il garde tout sous contrôle en
imprimant de petites corrections
sur le volant; et c’est ainsi que
nous nous ruons à une vitesse
phénoménale vers Lavant.
Freinage puissant, rétrogradage et hop, sortie de l’arrière
(7), mais à un angle proprement
ahurissant, cette fois-ci, me
laissant présager d’un tête-àqueue imminent! Mais non, la
dérive se stabilise alors que
nous franchissons la première
corde, tandis que le volant est
résolument tourné du mauvais
côté pour un virage à droite.
J’observe la piste glisser, là,
sous ma portière à gauche,
alors que nous planons de travers hors de la corde, Grant se
contentant de piloter l’appareil
en contrôlant le palonnier droit,
laissant le tout glisser sur l’aile
gauche. La dérive se réduit un
peu avant que Grant n’attaque
la deuxième corde (8), et bis
repetita (en fait, à haute vitesse,
ce double virage de Lavant se
prend presque comme s’il n’y
avait qu’une seule corde). Une
fois sortie du virage, l’auto met
un certain temps à se redresser
car les roues arrière fouillent
désespérément l’asphalte(9) en
quête d’adhérence alors que
Grant monte les tours et les
vitesses, visant le centre de la
piste puis la gauche (10).
A l’approche de Woodcote, je
sais désormais à quoi m’attendre: le «chat» chromé en bout
de capot plonge brutalement, le
levier de vitesse refait du cancan, l’arrière sort, et Grant
pointe le museau vers l’intérieur
du virage (11), comme si on
allait couper à travers champs.
Mais le temps d’arriver au
virage, et grâce à cette incroya-
Lorsque l’on voit cette furie bondir dans son rétroviseur, on serre bien le
bord de la piste et on laisse passer l’orage…
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ble dérive tout en contre-braquage, les roues gauche sont
bien sur l’asphalte, tandis que
celles de droite grimpent sur la
bordure et restent en l’air le
temps de «gober» la corde. Le
3,8 litres résonne de nouveau
de toute sa gloire tandis que les
pneus arrière rouspètent de
plus belle dans la ligne droite
menant à la chicane. La
manière dont nous passons
cette dernière tient du miracle
ou du mystère: zip, zap! on a
l’impression que d’abord le mur
droit puis celui de gauche bondissent tour à tour devant les
ailes de l’auto. Le cerveau de
Grant est déjà sur la longue
ligne droite des stands, bien
que BUY1 n’y soit pas encore.
Son arrière est encore à la sortie de la chicane, sa roue arrière
droite fouillant sauvagement la
bordure en quête de fermeté,
puis bondit presque en se
cabrant hors du trou avec une
bonne dérive de 10 degrés. La
poussée initiale une fois l’adhérence toute retrouvée est telle
qu’on a l’impression que le train
arrière veut nous doubler par
en-dessous, alors que la voix
de baryton du XK croît et
décroît au fur et à mesure que
Grant monte les vitesses et que
l’aiguille du compte-tours oscille
près de la zone des 5000
tours/minute. La ligne droite me
donne le temps de mesurer le
changement de l’environnement: la température de la
cabine a grimpé de manière
substantielle, bien que les instruments «eau» et «huile» indiquent que tout est normal, et
nous baignons dans une âcre
odeur de caoutchouc au grill et
de ferrodo rôti.
Alors que nous négocions de
nouveau Madgwick, je réalise
que je suis complètement
détendu et en confiance. L’auto
est totalement composée et se
comporte comme un énorme
go-kart que Grant fait pivoter à
l’horizontale sur son centre de
gravité. Le regardant maintenant à l’œuvre, je réalise soudain qu’il n’est en fait pas attaché à la voiture, c’est la voiture
qui est accrochée à ses épaules. Il la porte, comme un sac à
dos! Mais ça y est, on est déjà à
St Mary’s, et voilà que ça
recommence! Grant ne regarde
pas dans la bonne direction et
nous fonçons droit vers l’herbe!
En fait, je réalise qu’il y a une
heure Grant et une heure
BUY1, tout comme il y a une
heure GMT et une heure
Europe. Ce qui se produit entre
les deux est une «brève histoire
du temps», comme l’aurait dit le
mathématicien Hawking. Ceci
est bien sûr vrai de tous les pilotes, mais chez Grant Williams,
ceci saute particulièrement aux
yeux du fait de que son style
généreux ne laisse pratiquement aucune marge. Certains
disent et répètent que ce style
n’est pas celui qui fait aller plus
vite, mais voilà: non seulement
il vient de battre son propre
record de piste avec moi à bord,
mais il tourne une seconde plus
vite au tour que son coéquipier
qui n’est autre qu’un certain…
Derek Bell!
La carte grise de BUY 1, où l'on voir le nom du premier propriétaire, en
haut à droite: Coombs & Sons, à Guildford.
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