TURQUIE – FRANCE

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 TURQUIE – FRANCE DIALOGUE DE SOURDS Par Nicole Pope JUIN 2010 Avec le Soutien de STRATIM 2 EDAM Report Turquie‐France Table des matières Introduction 4 Evolution négative des perceptions 8 Des signaux confus 20 Conséquences de la politique française 26 Conséquences pour le processus d’adhésion de la Turquie 27 Recommandations 29 Conclusion 31 ANNEXE I: Liste des Entreniens 33 ANNEXE II: Questionnaire Turquie 35 3 EDAM Report Turquie‐France A PROPOS DE L’AUTEUR Nicole Pope est une journaliste suisse, basée à Istanbul depuis 1987. Ancienne correspondante en Turquie du journal Le Monde (1989‐2004), elle poursuit actuellement une carrière de journaliste et analyste indépendante et publie une chronique bihebdomadaire dans le quotidien turc Today's Zaman. Elle est co‐auteur de l'ouvrage "Turkey Unveiled: a history of modern Turkey", publié à Londres et à New York et elle a récemment terminé un livre, à paraître, sur les crimes d'honneur. 4 EDAM Report Turquie‐France INTRODUCTION L’histoire ottomane est souvent appelée à la rescousse pour rappeler à l’opinion publique, aussi bien en France qu’en Turquie, que les deux pays sont unis par des rapports diplomatiques remontant à plusieurs siècles. Ces liens sont aujourd’hui de plus en plus ténus, usés par le différent qui oppose les deux pays sur la candidature de la Turquie à l’Union européenne. Deux discours parallèles ont surgi qui décrivent l’état actuel des relations de façon très différente. De plus, la francophonie est en perte de vitesse en Turquie, écartée par l’ascendant de l’anglais. La communauté francophone de Turquie, si elle demeure influente, n’a plus automatiquement accès aux cercles de pouvoir et elle ne pourra vraisemblablement pas faire le relai entre les deux pays avec le même impact à l’avenir. D’un côté, les politiciens et diplomates français insistent que les contacts entre les deux pays demeurent positifs et qu’ils peuvent être approfondis en dépit des divergences d’opinion sur les ambitions européennes de la Turquie. Du côté turc, en revanche, les relations sont perçues comme tendues et les Turcs interrogés pour ce rapport en été et automne 2009 ‐ intellectuels, politiciens et hommes d'affaires représentant divers segments de la société turque ‐ affirment que les responsables français se leurrent s’ils pensent qu’il est possible de dissocier le volet européen des relations, lié à un projet qui va au cœur même de l’identité et du projet de modernisation de la Turquie, de l’aspect purement bilatéral des échanges politiques, culturels et économiques. Par le biais des opinions exprimées par les Turcs issus de tendances et d'environnements divers qui ont accepté de collaborer à sa préparation, ce rapport fait d’abord un constat de la situation des relations entre la France et la Turquie telle qu’elles sont perçues du côté turc. Reflétant les thèses des Turcs sur les perceptions que la France et la Turquie ont l’une de l’autre, il offre également quelques suggestions pour tenter de sortir du cercle vicieux et de remettre les relations bilatérales avec la France, ainsi que l’intégration avec l’Europe qui y est liée, sur les rails. Le but est non seulement d’explorer les intérêts communs des deux pays et de bâtir sur ces longues relations, mais également de redonner aux Turcs l’espoir qu’après avoir passé cinquante ans dans l’antichambre de l’Europe, ils ne se verront pas claquer la porte au nez lorsqu’ils s’approcheront du but. 5 EDAM Report Turquie‐France Turquie : crise identitaire et transition démocratique Il serait injuste, et les Turcs l’admettent volontiers, de faire porter à la France la seule responsabilité de la lenteur du cheminement de la Turquie vers l’Union européenne ces dernières années. Après une succession de réformes législatives, qui avaient débuté avant l’arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement (AKP) mais s’étaient accélérées sous le nouveau gouvernement, les pays membres de l’Union européenne avait décidé à l’unanimité en 2004 que la Turquie était prête à entamer le processus d’adhésion avec l’Union européenne. Le début des négociations officielles avait été fixé à octobre 2005. Depuis le lancement du processus d’adhésion, le tempo des réformes a ralenti et les progrès concrets sont restés limités. Au total, seuls 12 des 35 chapitres de l’acquis communautaire à négocier ont été ouverts (un d’entre eux a été fermé temporairement). Le ralentissement est dû en partie à des facteurs internes à la Turquie : les tensions identitaires entre l’AKP et les institutions étatiques ont handicapé le gouvernement, alimenté une vague de nationalisme et renforcé l’ambivalence générale à l’égard des réformes démocratiques nécessaires à la progression du processus. Mais ces difficultés internes ont été exacerbées par des facteurs extérieurs qui ont créé une atmosphère peu propice au changement. L’opposition à l’entrée de la Turquie dans l’UE, clairement affichée et souvent réitérée par les politiciens français, notamment le président Nicolas Sarkozy, ont eu l’effet d’une douche froide sur l’opinion publique turque, dont l’enthousiasme pour le projet européen a chuté de 71 % en 2004 à 42 % en 2008, avant de reprendre un peu de vigueur durant la première moitié de 2009 et remonter à 48 %1. S’ajoutant à la menace d’un référendum français, les propos souvent vexants des dirigeants français alimentent en Turquie la conviction que la porte de l’UE risque de rester fermée même si Ankara remplit tous les critères d’adhésion. Le blocage de huit chapitres de l’acquis communautaire, imposé par l’UE en décembre 2006 en réponse au refus des autorités turques d’étendre leur union douanière à Chypre, est perçu par les Turcs comme injuste. La question de Chypre demeure, pour l’instant, l’obstacle le plus important au progrès des pourparlers d’adhésion. Les Turcs semblent déterminés à résister à la demande de Bruxelles d’ouvrir leurs ports et aéroports aux Chypriotes. Ils justifient leur position par le fait que l’Union européenne s’était engagée à mettre fin à l’isolement de la communauté turque de Chypre mais qu’elle n’a pas tenu sa promesse. En décembre 2009, l’Union européenne a une fois de plus réitéré ses exigences. Lors du référendum qui s’était tenu en 2004, les Chypriotes turcs s’étaient prononcés en faveur du plan négocié sous l’égide de l’ancien Secrétaire Général des Nations‐Unies Kofi Annan pour réunifier l’île méditerranéenne. Les Chypriotes grecs, qui avaient rejeté la solution prônée par la communauté internationale, n’en sont pas moins devenus membres à part entière de l’Union européenne et 1 Eurobarometer 71, printemps 2009, Turquie 6 EDAM Report Turquie‐France disposent désormais d’un droit de véto. Cette situation a renforcé le sentiment en Turquie que les Européens poursuivent une politique de deux poids deux mesures envers leur pays. Mais si l’obstruction des Chypriotes ne surprend guère les Turcs, le revirement de la France qui, après avoir voté avec les autres pays membres en faveur des négociations d’adhésion, s’érige désormais contre l’intégration de la Turquie, en revanche, a considérablement renfloué les rangs des eurosceptiques turcs, désormais convaincus de la duplicité des Européens. Un sondage d’opinion effectué dans cinq pays indique que si la majorité des Polonais et les Espagnols estiment qu’il serait injuste de ne pas respecter la promesse faite à la Turquie, les Français en revanche sont divisés sur cette question2. Les Turcs sont de plus convaincus que les Chypriotes grecs, qui demandent de nouvelles sanctions contre Ankara, ne pourraient pas maintenir leur intransigeance sans le soutien d’un membre influent de l’UE. Le soutien accordé par les ministres français au gouvernement grec de Chypre n’est pas passé inaperçu aux yeux des Turcs. En mai 2010, le ministre des affaires étrangères turc Ahmet Davutoğlu a promis que la Turquie donnerait accès à ses ports et aéroports si, en contrepartie, les ports de Famagusta et Kyrénia, ainsi que l'aéroport d'Ercan, situés dans la partie turque de Chypre, étaient ouverts au traffic international. La France paratonnerre de l’opposition européenne La France n’est pas le seul pays où l’opinion publique est majoritairement opposée à une Turquie européenne. Aucun autre pays membre n’affiche cependant son hostilité au projet turc de façon aussi ouverte et en termes aussi catégoriques que la France. L’Allemagne d’Angela Merkel partage dans les grandes lignes la position de Paris, mais elle demeure infiniment plus diplomatique dans son approche et a ainsi échappé à l’opprobe des Turcs. Le président français Nicolas Sarkozy ne se contente d’ailleurs pas de fréquemment réitérer sa position. Lors des sommets européens, son gouvernement travaille activement à effacer toute référence à l’adhésion de la Turquie dans les déclarations communes publiées par les 27. Paris a également unilatéralement bloqué cinq chapitres de négociations – Politique économique et monétaire (chapitre 17); Politique régionale et coordination des instruments structurels (22); Dispositions financières et budgétaires (33); Institutions (34) and Agriculture et Développement rural (11). Ce dernier chapitre est en fait soumis à un double blocage puisqu’il figure également parmi les volets de l’acquis gelés en raison de Chypre. 2 Avrupalıların Müstakbel Bir AB Üyesi Olarak Türkiye’ye Bakışları ; Almanya, Fransa, Ingiltere, Ispanya ve Polonya’da gerçekleştirilen bir kamuoyu yoklamasının sonuçları, Bosphorus University, Madrid Autonomous University, Granada University, Dialogue with Europe Association, June 2008‐November 2009 7 EDAM Report Turquie‐France Ces facteurs internes et externes ont créé un cercle vicieux, qui a contribué à la polarisation des positions. Alors que les Turcs doutent de plus en plus de la sincérité des Européens, ceux‐ci voient dans la lenteur des réformes la confirmation que la Turquie n’est pas prête à aligner ses pratiques et sa législation avec celles de l’acquis communautaire. Pendant un certain temps, cette politique d’attentisme semblait cependant satisfaire aussi bien Ankara que la Commission européenne, compte tenu de la complexité des problèmes à résoudre et du manque de volonté de part et d’autre. A moyen terme, cependant, l’absence de mouvement condamne le projet à une mort à petit feu. Un nouvel élan Au début de 2009, le gouvernement turc avait signalé un regain d’intérêt pour le projet d’adhésion à l’UE et sa détermination à faire avancer le processus en soumettant un nouveau plan national pour l’adoption de l’acquis et en nommant un négociateur à plein temps, Egemen Bağış, doté du titre de Ministre des Affaires Européennes. Son prédécesseur Ali Babacan assumait en même temps la position de Ministre des Affaires Etrangères, ce qui lui laissait peu de temps à consacrer aux complexités du dossier européen. Le gouvernement avait également initié une ouverture démocratique, visant à mettre fin au conflit kurde par le biais du dialogue et l’élargissement des droits culturels de la communauté kurde de Turquie. Cette démarche, qui devait marquer un revirement de politique radical, n'a pas rencontré l'appui espéré au sein de la population. Face à une forte opposition, le gouvernement turc a mis son projet en veilleuse, sans pour autant l'abandonner entièrement. Ces développements internes importants qui, bien qu’ils ne soient pas liés directement au processus d’adhésion vont néanmoins à l’encontre des pratiques démocratiques européennes, ne semblent cependant pas avoir un impact positif important sur les opposants à la candidature turque en France. Si les dirigeants français évitent désormais de mentionner publiquement l’idée d’un «partenariat privilégié», prôné par le duo Sarkozy‐Merkel, pour éviter de fâcher leurs homologues turcs, ils n’en restent pas moins campés sur leur position. Tous les Turcs interrogés pour ce rapport rejettent la notion de «partenariat privilégié» suggérée à Paris et à Berlin. D’une part, affirment‐ils, personne n’a pour l’instant défini ce partenariat. D’autre part, la Turquie a déjà intégré la plupart des institutions européennes, du Conseil de l’Europe à l’Eurovision en passant par l’Union européenne des associations de football et outre l’adhésion, il ne lui reste aucune étape à franchir. L’entrée dans l’Union européenne demeure dès lors le seul but à atteindre pour la Turquie. Avec l’union douanière, entrée en vigueur en 1996, la Turquie a déjà mis en œuvre une partie de l’acquis. Les Turcs se plaignent cependant que ses termes contraignent leur pays à appliquer les accords commerciaux conclus par l’UE avec des pays tiers, alors même que la Turquie n’a pas voix au chapitre lors de leurs négociations. Ces conditions peu satisfaisantes n’avaient été acceptées par Ankara que dans la perspective d’une adhésion, qui devait permettre à la Turquie de devenir enfin une partenaire à part égale. 8 EDAM Report Turquie‐France Donner un nouvel élan au processus sans une perspective convaincante d’adhésion n’est cependant pas aisé. Certains chapitres, notamment celui de l'environnement, ouvert à fin 2009, requièrent des investissements considérables aussi bien de la part des institutions publiques que du secteur privé pour amener les pratiques et la législation turques en ligne avec les standards exigés par l’acquis. Tant que la France continue de réaffirmer son opposition à l’adhésion et que les Turcs ont l’impression que leurs efforts risquent de ne pas être récompensés, il est peu probable que leurs dirigeants pourront convaincre la population du bien‐fondé de ces investissements. 1. Evolution négative des perceptions Infrastructure des relations actuelles Les relations entre la France et la Turquie ont à plusieurs reprises traversé des périodes difficiles au cours de la longue histoire commune des deux pays, qui remonte au 15ème siècle. L’appui accordé par la France à la diaspora arménienne pour faire reconnaître les massacres d'Arméniens commis en 1915 comme un génocide, a souvent causé des tensions entre les deux pays, notamment entre 1975‐84, période durant laquelle l’Armée secrète de libération de l’Arménie (ASALA) avait lancé une série d'attentats qui avait tué 41 diplomates et responsables turcs. Au cours des vingt‐cinq dernières années – depuis le milieu des années 1980 ‐ les relations bilatérales avaient cependant connu une période d’embellie, marquée par l’expansion des liens commerciaux, les investissements importants des entreprises françaises et par le soutien actif de la France pour le projet turc d’adhésion à l’Union européenne. Bien que souvent critique à l’égard de la situation des droits de l’homme en Turquie et de l’attitude des autorités envers la minorité kurde, le gouvernement français s’était posé en ardent défenseur du projet européen de la Turquie. Les relations bilatérales paraissent particulièrement cordiales et la Turquie pensait pouvoir compter sur l’appui soutenu de Paris. Or la perception des Français a commencé à changer au moment même où la Turquie est devenue une candidate crédible à l’adhésion et que son statut a été officiellement confirmé par l’UE. En 2002, l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing avait été le premier à annoncer fermement que «la Turquie n’est pas un pays européen» et que son intégration marquerait «la fin de l’Union européenne».3 La droite française s’était par la suite engagée dans la brèche ainsi ouverte à un moment où l’opinion française commençait à s’interroger sur l’expansion rapide de l’Union. La Turquie s’est ainsi trouvée au centre des débats politiques lors du référendum sur la Constitution européenne en 2005. Paradoxalement, c’était le Président Jacques Chirac, considéré comme un allié et ami de la Turquie, qui avait introduit l’idée de faire approuver l’entrée de la Turquie par les électeurs français par le biais d’un référendum. 3 Le Monde, 9 novembre 2002, Pour ou contre l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne 9 EDAM Report Turquie‐France Le succès remporté en France par cette approche populiste n’a fait qu’encourager les politiciens de droite, Nicolas Sarkozy en tête, à faire de la Turquie un enjeu électoral. Face à une opinion publique française de plus en plus frileuse, le repoussoir turc est devenu un outil de choix dans le débat politique intérieur français. Si l’on s’en tient purement aux statistiques, les fondations de la relation bilatérale demeurent solides. Quelque 10'000 étudiants turcs continuent d’étudier la langue française dans des lycées francophones, tels celui de Galatasaray, le «lycée impérial ottoman» qui depuis 1868 forme l’élite de l’empire ottoman. Paris subventionne en partie ces établissements en fournissant des enseignants. Si l’on ajoute aux lycéens et aux 2'500 étudiants de l’université francophone de Galatasaray les Turcs qui apprennent le français dans les Instituts culturels d’Istanbul, Ankara et Izmir, on arrive à un total d'environ 40'000 Turcs qui veulent pouvoir s’exprimer dans la langue de Molière. Mais les diplômés des lycées francophones qui rêvaient dans le temps d’aller en France, choisissent souvent de poursuivre leurs études supérieures dans des pays anglophones. “La France n’est plus présente dans l’esprit de la jeune génération. Même les étudiants qui sortent des lycées francophones ne veulent plus aller en France pour obtenir une maîtrise ou un doctorat,» estime le politologue Hasan Bülent Kahraman, qui a enseigné à Bilkent et à l’Université technique du Moyen‐
Orient à Ankara, ainsi qu’à l’Université Sabancı à Istanbul. En plus de ce dispositif éducatif, les relations bilatérales s’appuient également sur des échanges commerciaux substantiels, qui atteignaient environ 10 milliards d’euros en 2009 et plaçaient la France au second rang, après l'Allemagne, des pays récipients des exportations turques. Quelque 300 entreprises françaises, qui emploient un total de 70'000 personnes sont également implantées en Turquie. De plus, l’Agence Française de Développement, présente en Turquie depuis 2005, engage annuellement entre 150'000 et 200'000 euros par an pour promouvoir la responsabilité sociale des entreprises, la protection de l’environnement et le financement des municipalités et de l’infrastructure. De passion à indifférence Ces éléments positifs, piliers de la relation bilatérale, ne compensent cependant pas l’érosion causée par l’opposition virulente à l’intégration de la Turquie en Europe. L’éloignement psychologique qui marque désormais les relations affecte l’efficacité de la structure que la France maintient en Turquie et sa capacité d’influence sur le développement de la Turquie. Le constat relativement optimiste des responsables français sur l’état des liens bilatéraux apparaît en contraste de plus en plus marqué avec la perception qu’en ont les Turcs. Les Turcs ressentent la politique de la France comme un rejet de leur identité et de leurs aspirations. Les autorités françaises semblent convaincues qu’il est possible de distinguer entre la dimension européenne – problématique ‐ et l’aspect purement bilatéral des échanges entre les deux pays. Ils expriment dès lors fréquemment la volonté d’approfondir l’amitié franco‐turque et d’élargir le champ de la coopération bilatérale dans tous les domaines. 10 EDAM Report Turquie‐France Les Turcs, eux, ressentent une contradiction si fondamentale entre les deux approches qu’elle apparaît insurmontable. A leurs yeux, les possibilités d’expansion des liens bilatéraux sont dès lors limitées même s’ils reconnaissent que l’histoire commune des deux pays offre toujours un certain contrepoids. «C’est comme un couple qui ne s’entend pas bien, mais n’arrive pas à se séparer,» estime Kadri Gürsel, éditorialiste au quotidien Milliyet, qui exprime ainsi les vues de nombreux de ses compatriotes. «C’est une relations un peu schizophrène, entre l’amour et la haine.» Si le passé offre une certaine protection contre les vicissitudes de la politique actuelle, le dialogue de sourds et la méconnaissance mutuelle dans laquelle les deux pays se cantonnent n’augure pas bien de leurs relations à l’avenir. Les Turcs se plaignent que les Français ont une vision souvent orientaliste de leur pays. L’exotisme de la Turquie ottomane est très apprécié en France, où la complexité et diversité de la Turquie contemporaine, en revanche, sont mal connues et surtout mal comprises. De leur côté, les diplomates français déplorent l’absence d’une stratégique de communication du côté turc. Le dispositif étendu dont dispose la France, représentée en Turquie non seulement dans la capitale, Ankara, mais également à Istanbul et à Izmir, n’a pas de pendant turc en France. La Turquie investit peu dans la promotion de sa culture. Les Turcs notent également que leur pays a tendance à offrir aux Français exactement ce que ceux‐ci en attendent, des danseuses du ventre et des derviches tourneurs, occultant ainsi le foisonnement artistique et culturel de sa société contemporaine. Parmi les Turcs, beaucoup conservent une image idéalisée et démodée de la France, qui remonte à l’époque où elle avait servi de modèles aux institutions républicaines mises sur pieds par le gouvernement de Mustafa Kemal Atatürk. Les premières déclarations de Giscard d’Estaing mettant en doute la vocation européenne de la Turquie avaient choqué et surpris les Turcs. Mais les propos de Nicolas Sarkozy et d’autres politiciens français opposés à la candidature turque ont, petit à petit, établi les normes du nouveau discours politique français. Du côté turc, les réactions émotionnelles que ces vues avaient initialement suscitées semblent avoir été remplacées par une certaine indifférence. Bien que de nombreux intellectuels turcs continuent de voir la France comme un partenaire important pour la diplomatie turque et qu’ils demeurent convaincus qu’une amélioration des relations est possible à plus ou moins long terme, ils constatent néanmoins que la France est de moins en moins présente dans la psyché des Turcs et que cette tendance gagne du terrain rapidement. Faire la part du déclin global de la francophonie et celle de la déception profonde causée par l’attitude des dirigeants français n’est pas aisé, mais les tensions récentes ont sans aucun doute contribué à empoisonner l’image de la France et de sa culture en Turquie. Les intellectuels turcs, surtout ceux qui ont été formés dans les lycées francophones, expriment leur nostalgie pour la grandeur de la France, sa richesse intellectuelle et son rayonnement artistique, mais ils remarquent que ces atouts, qui avaient alimenté les aspirations des Turcs durant les décennies qui ont suivi la fondation de la République turcs, ont largement disparu. Les Français, de leur côté, ne 11 EDAM Report Turquie‐France sont d’ailleurs pas toujours flattés d’avoir servi de modèle à la Turquie: l’image miroir qu’elle leur renvoie ne leur plaît guère. La France contemporaine est désormais considérée par de nombreux Turcs comme une puissance en déclin, une société qui a perdu son dynamisme et semble avoir des difficultés à s’adapter à la réalité du 21ème siècle : «une puissance moyenne qui n’a pas encore compris qu’elle est devenue moyenne». Le facteur Sarkozy Si certains intellectuels turcs continuent de suivre et d’analyser en détail l’évolution des débats sur la scène politique française et la position adoptée par les divers politiciens français, de gauche comme de droite, bon nombre d’entre eux remarquent le silence assourdissant du camp pro‐turc depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Bien qu’il n’ait pas été le premier politicien français à se dresser contre l’entrée de la Turquie à l’UE, Nicolas Sarkozy, en vertu de la véhémence et de la fréquence de ses déclarations contre la candidature turque, est désormais perçu comme le principal coupable, personnellement responsable de la dérive des relations turco‐françaises. Les Turcs admettent cependant une certaine similarité de style entre le président français et leur premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan : tous deux sont impulsifs, facilement irritables et ne laissent pas les considérations diplomatiques affecter leur franc‐parler. Le prédecesseur de Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac, avait indexé l’adhésion de la Turquie à un référendum obligatoire, tout en parvenant à maintenir son image d’allié de la Turquie. Nicolas Sarkozy, par contre, avait corrigé le tir en faisant du référendum une option et non plus une obligation, mais il continue de faire l’objet des critiques acerbes des Turcs. Cette personnalisation du problème est due en partie à l’influence considérable que Nicolas Sarkozy semble exercer sur la scène politique ainsi que l'opinion publique françaises, même si les sondages indiquent que sa popularité en France est en régression. Selon une enquête effectuée en France, Pologne, Allemagne, Espagne et Angleterre, plus de 30 % des personnes interrogées citaient les dirigeants politiques comme leur principale source d’information sur la Turquie4. L’opposition presque viscérale exprimée par Nicolas Sarkozy à l’égard de l’adhésion de la Turquie à l’UE a donc une influence certaine sur l’opinion publique et sur les cercles politiques. Elle semble désormais être devenue une politique d’état. A court terme, cette personnalisation du problème est un obstacle supplémentaire à l’amélioration rapide des relations à court terme. Sur la durée, en revanche, elle laisse la porte ouverte à un renouveau potentiel et l’ouverture d’un nouveau chapître des relations lors d’un changement de pouvoir à Paris. 4 Avrupalıların Müstakbel Bir AB Üyesi Olarak Türkiye’ye Bakışları ; Almanya, Fransa, Ingiltere, Ispanya ve Polonya’da gerçekleştirilen bir kamuoyu yoklamasının sonuçları, Bosphorus University, Madrid Autonomous University, Granada University, Dialogue with Europe Association, June 2008‐November 2009 12 EDAM Report Turquie‐France Un phénomène similaire avait été observé dans les relations entre la Turquie et les Etats‐Unis. Tendues durant le mandat de George Bush, les relations sont devenues nettement plus cordiales après l’arrivée de Barack Obama à la présidence, même si la Turquie et les Etats‐Unis continuent d’avoir des vues divergentes sur la façon de résoudre la dispute avec l’Iran ou si les tensions qui se sont développées entre Israel et la Turquie en 2010 risquent d'envenimer l'atmosphère entre Ankara et Washington. De nombreux Turcs sont désormais convaincus que Sarkozy, de par sa forte personnalité et son style particulier, est parvenu à neutraliser les voix qui autrefois s’élevaient pour défendre la cause de leur pays. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères, et Pierre Lellouche, secrétaire d’état pour les questions européennes, étaient autrefois perçus comme défenseurs de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Aujourd’hui ralliés à la thèse officielle de leur gouvernement, ils sont fréquemment mentionnés par les Turcs comme exemples de l’impact de la position du président français sur l’ensemble de la classe politique française. Lors d’un entretien accordé au quotidien Le Monde, Pierre Lellouche en novembre 2009 déclarait que « les élargissements post‐guerre froide sont essentiellement terminés. A l'Est, l'Union européenne n'ira pas au‐delà des Balkans. Il y aura d'autres accords, mais pas d'adhésions.”5 Certains intellectuels turcs, tout en admettant que leur pays est utilisée comme repoussoir en période électorale par des politiciens populistes, reconnaissent cependant que les objections à sa candidature relèvent d’un mouvement populaire plus profond, qui va au‐delà de la personne du président français et d’effets purement conjoncturels. L’élargissement de l’UE et l’intégration d’un pays de 73 millions d’habitants, musulmans de surcroit, interpelle réellement l’opinion publique. Quelles que soient les explications fournies, elles ne masquent pas la tendance négative qui affecte désormais les relations et le peu de voix au sein de la société française qui s’élèvent aujourd’hui contre la position du gouvernement envers l'adhésion de la Turquie à l'UE. «Si on compare à 2004‐
2005, nous entendions des commentaires négatifs de la part de Sarkozy et d’autres. Mais en Turquie, on pensait encore qu’il y avait des gens en France qui soutenaient la candidature turque et que les socialistes pourraient contrebalancer les perceptions négatives. Les élites francophones constatent maintenant que Sarkozy a un poids important sur les intellectuels français. Il a bien joué sa politique,» résume Beril Dedeoğlu, professeur de relations internationales à l’Université Galatasaray. «En rhétorique, beaucoup d’amitié. En réalité, un manque de confiance et une rivalité.» De nombreux intellectuels turcs continuent de penser que la longue histoire commune des deux pays leur permettra de surmonter les turbulences actuelles, mais ils constatent que le différent actuel pourrait avoir un impact sérieux. «Personnellement, je suis d’avis que Sarkozy n’est que passager, alors que la France est permanente,» estime pour sa part Soli Özel, de l’université Bilgi qui constate, comme plusieurs de ses compatriotes, qu’un manque de respect pour la France est désormais bien ancré en Turquie. « Pour que les relations se remettent sur les rails, il faut que la France révise ses perceptions. » 5 Entretien avec Pierre Lellouche, Le Monde, 10 novembre 2009 13 EDAM Report Turquie‐France Motifs de l’opposition française à l’entrée de la Turquie dans l’UE Un constat domine dans la plupart des entretiens : l’opposition française à l’adhésion de la Turquie n’est pas liée à l’un ou l’autre des dossiers contentieux qui ont, de temps à autre, causé des flambées de tension par le passé. La plupart des intellectuels turcs semblent en effet être arrivés à la conclusion que Paris s’opposerait à la candidature de leur pays quels que soient les progrès enregistrés au niveau de la démocratie et de l’adoption de l’acquis. En bref, ils perçoivent désormais la position inflexible des dirigeants français, comme un rejet qui relève de l’émotion plutôt que du rationnel, et qui est motivée en partie par des facteurs qui ne sont pas directement liés à la Turquie ou à la communauté turque en France, telle que la question de l’intégration des Maghrébins en France, qui semble nourrir les préjugés contre l’Islam. Ce constat est important à noter, car il indique que : ‐ de nombreux Turcs perçoivent désormais la France comme une cause perdue et n’ont même plus envie d’essayer de la convaincre ‐ la France, autrefois modèle du projet turc de modernisation, n’a désormais plus qu’une influence limitée ‐ si la conviction que le projet n’aboutira jamais devait s’ancrer plus profondément en Turquie, elle risquerait d’entraver le processus de réforme La majorité des personnes interrogées semblent convaincues que certains développements positifs, tels les tentatives de rapprochement avec l’Arménie, marquées par la signature le 10 octobre 2009 de deux protocoles visant à rétablir les relations diplomatiques entre les deux pays et à obtenir la réouverture de la frontière, fermée depuis 1993, n’auront pas d’effet significatif sur les relations bilatérales entre Paris et Ankara, alors même que la question arménienne avait par le passé souvent été la cause des flambées de tension entre les deux pays, notamment en 2006 après l’adoption par l’Assemblée nationale de la loi sur la négation du génocide. Cette loi n’a cependant pas été ratifiée par le Sénat et n’est donc pas entrée en vigueur. De même, l’ «ouverture démocratique » lancée par le gouvernement turc pour mettre fin au conflit kurde, aujourd’hui en veilleuse mais néanmoins perçue par la plupart des intellectuels progressistes comme une initiative potentiellement important pour la démocratisation de la Turquie, n’est pas considérée par eux comme susceptible d’influencer l’opinion publique française ou le gouvernement. Les Kurdes de Turquie, qui bénéficiaient de l’appui du pouvoir français au cours des années 1990s, une période marquée par des abus flagrants des droits de l’homme en Turquie, estiment eux aussi que la position des dirigeants français n’est pas propice au changement et qu’elle empêche l’Union européenne d’assumer le rôle crucial de moteur pour la démocratisation de la Turquie, ainsi que de la région au‐delà de ses frontières, au Moyen‐Orient. 14 EDAM Report Turquie‐France Cette analyse conduit beaucoup de Turcs à conclure que, quels que soient les efforts qu’ils fournissent pour aligner leur législation et leurs pratiques avec celles de l’UE, leur démarche ne sera pas récompensée puisqu’à leurs yeux, les objections de la France sont de nature culturaliste lorsqu’elles sont liées à la Turquie même, ou sont motivées par un malaise identitaire français qui s’exprime par le rejet de l’Autre. ‐ L’approche culturaliste Si beaucoup de Turcs expriment une certaine sympathie pour les préoccupations de l’opinion publique française, sa peur de l’élargissement de l’UE et des bouleversements économiques liés à la mondialisation, ils sont cependant profondément offensés par une approche qui revient à exclure leur intégration dans l’Europe en vertu de leur identité turque et musulmane. Ils sont particulièrement perplexes face à la détermination des dirigeants français à enfoncer le clou à chaque occasion et vexer Ankara, alors même que l’adhésion est encore un but suffisamment lointain pour ne pas menacer le pouvoir actuel. Le revirement français est vu par la plupart des intellectuels turcs comme le résultat d’une combinaison de facteurs. La peur de l’Islam est le motif cité le plus fréquemment et il est également celui qui dérange le plus les Turcs, en particulier les représentants des élites républicaines. L’opinion publique française semble en effet convaincue qu’il existe une incompatibilité fondamentale entre l’islam, religion dominante en Turquie, et les valeurs européennes. Les Turcs, bien évidemment, rejettent la notion d’une dichotomie entre leur identité culturelle et religieuse et les valeurs démocratiques de l’UE. Ils rappellent d’une part que leur pays, bien qu’il soit dirigé par un gouvernement conservateur musulman, demeure un état laïc. L’approche française, qui perçoit l’identité turque comme un problème et un obstacle à l’adhésion, est également en contradiction flagrante avec les critères mesurables de l’Union européenne, d’une part, et avec les engagements que la France et les autres pays membres ont pris envers la Turquie. La peur de l’islam n’est pas limitée à la France. Bien que les Musulmans forment actuellement une communauté de plusieurs millions en Europe et ne peuvent dès lors plus être considérés comme étrangers à l’Europe, leur intégration continue de poser un problème non seulement en France, mais également en Allemagne, en Autriche et aux Pays‐Bas. Le vote des Suisses contre la construction des minarets illustre l’Islamophobie qui s’est installée en Europe. Alors qu’en Allemagne, les Turcs forment la plus importante communauté d’immigrants et représentent dès lors, aux yeux des Allemands, la face de l’islam dans ce pays, en France, la communauté turque n’est pas aussi visible. Bien qu’elle ne soit pas particulièrement bien intégrée et demeure relativement fermée, elle n’est pas une source majeure de problèmes. En France, la question de l’intégration musulmane est venu se greffer sur celle de l’adhésion de la Turquie alors même qu’elle est liée avant tout aux problèmes identitaires d’autres populations immigrées, notamment celles issues des anciennes colonies françaises. 15 EDAM Report Turquie‐France Les intellectuels turcs suggèrent que, tant que la candidature de leur pays n’était qu’un but distant, l’islam était perçu en France comme un aspect exotique, externe au débat européen, d’une Turquie vue au travers d’un prisme orientaliste. A partir du moment où la Turquie a commencé à franchir de nouvelles étapes dans son long cheminement vers l’UE, sa religion est devenu un facteur interne. Les attaques du 11 septembre n’ont fait qu’alimenter les peurs des Français et des Occidentaux. Le discours d’exclusion qui domine actuellement la scène politique a été développé en réponse aux craintes exprimées par le public. Plutôt que d’essayer de les calmer avec des arguments rationnels, les politiciens ont choisi au contraire d’exploiter ces préoccupations et d’élargir le fossé qui sépare dès lors la France et la Turquie, alors même que le processus d’adhésion qui exige l’alignement des lois et pratiques des pays candidats avec l’acquis communautaire, garantit en principe qu’en entrant dans l’Union, les nouveaux membres acceptent ses valeurs et applique une législation qui les soutient. La laïcité est un élément important de la démocratie et le laïcisme militant des élites kémalistes turques, qui multiplient les avertissements face à la montée d’une nouvelle classe sociale conservatrice dans leur pays, trouve son écho en France où la question du foulard islamique, ou même du burka, porté par un nombre très limités de Musulmanes, revient fréquemment sur le tapis. Les doutes de la France sur la laïcité de la Turquie, face à l’ascendance d’un gouvernement souvent qualifié par les médias français d’islamiste, fait écho aux préoccupations des élites républicaines de Turquie. Le Parti de la Justice et du Développement (AKP) représente une nouvelle classe politique, avec laquelle les Français semblent avoir peu de contacts et qui, de plus, favorise un modèle de gouvernement anglo‐saxon. Certains intellectuels progressistes suggèrent que le laïcisme militant, parfois ouvertement antireligieux, affiché à la fois par les décideurs français et les élites républicaines traditionnelles en Turquie, contribue à une perception quelque peu faussée des développements politiques et sociaux en Turquie. La démocratisation de la Turquie, selon les critères de Copenhague, doit inévitablement passer par une réduction du rôle de l’armée dans la vie politique du pays et l’établissement d’un nouvel équilibre entre les autorités militaires et le pouvoir civil élu. Certains démocrates turcs affirment que la France est ambivalente à ce sujet et préférerait peut‐être une Turquie laïque dominée par une armée autoritaire, à une Turquie plus démocratique, plus respectueuse des différences, mais également plus conservatrice et pieuse. Il faut noter ici que le rejet par la France de l’adhésion turque sur des bases culturalistes est condamné à la fois par l’élite laïque du pays et par le nouvelle classe politique conservatrice. La France semble ainsi avoir réussi ce que personne n’était jusqu’à présent parvenu à accomplir en Turquie : unifier ces deux camps, généralement très polarisés. 16 EDAM Report Turquie‐France Le fait que la peur de l’islam ne soit jamais exprimée ouvertement et se limite à des références pudiques à la « culture » ou même à la « géographie » ne permet pas le développement d’un débat honnête sur le rôle de la religion en Turquie et au sein de l’Union européenne. Pourtant, le fait même que la “culture” soit considérée comme un obstacle à l’intégration turque soulève des questions fondamentales sur l’identité française et celle de l’Union européenne. Alors que de nombreux nationalistes turcs sont hostiles ou ambivalents à l’égard du projet européen, qui impose des exigences législatives à leur pays, même les plus religieux des Turcs n’évoquent jamais l’incompatibilité du projet européen avec la croyance majoritaire en Turquie. Au contraire, certains d’entre eux estiment que l’entrée à l’UE réduirait la discrimination des institutions étatiques à l’égard des croyants et permettrait l’établissement d’une véritable laïcité, définie comme la séparation des pouvoirs civils et religieux. Par contre, le thème de la différence religieuse est récurrent dans le discours des opposants à la candidature turque en Europe, et particulièrement en France, pourtant considérée comme le pays laïc par excellence. Le débat sur l’identité nationale lancé par Nicolas Sarkozy en France semble porter plus la question de l’intégration des immigrants musulmans que sur la notion d’identité. Les références de plus en plus fréquentes, en France et ailleurs en Europe, à la chrétienté ne font que renforcer la perception que l’Islam est le vrai problème aux yeux des Français, et des Européens en général. Dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde sur le sujet de l’identité nationale, le président français se référait notamment à la « trace profonde » laissée par la « civilisation chrétienne » ainsi qu’aux valeurs de la République qui ont forgé l’identité de la France. 6 La religion semble désormais un aspect central du débat sur l’adhésion de la Turquie. Tülin Bumin, professeur de philosophie politique à l’Université de Galatasaray, a mentionné ce paradoxe lors d’un récent séminaire turco‐français organisé à Istanbul par l’Institut du Bosphore en octobre 2009 qui, selon elle, pose une question fondamentale : l’Europe est‐elle suffisamment sécularisée pour accepter la Turquie en son sein ? ‐ Quelle Europe ? Europe puissance ou Europe marchés ? Europe forte et unie ou Europe à deux vitesses ? Le débat sur l’essence même du projet européen continue et ces questions forment le cœur de la résistance française à l’intégration de la Turquie, aux yeux de nombreux intellectuels turcs. L’introduction du Traité de Lisbonne devait permettre à l’UE de surmonter la crise intérieure, qui la paralyse depuis de longs mois, mais elle n’a pas mis fin au débat sur la forme que devrait prendre l’Union et à la difficulté d’élaborer une politique étrangère et une défense commune. Les difficultés financières rencontrées par plusieurs états membres, notamment la Grèce, ont ajouté une dimension supplémentaire à ces discussions, en soulignant la difficulté de définir et d’appliquer une approche commune aux défis économiques et fiscaux auquels l’UE est confrontées. 6 Le Monde, Respecter ceux qui arrivent, respecter ceux qui accueillent, Nicolas Sarkozy, 10 décembre 2009 17 EDAM Report Turquie‐France La France continue de défendre la thèse d’une Europe puissance, mais il est significatif que les supporters de l’adhésion turque sont ceux qui, comme l’ancien premier ministre Michel Rocard par exemple, acceptent que l’intégration politique des pays membres de l’UE a ses limites. De même, parmi les pays membres, les plus favorables à l’entrée de la Turquie sont également ceux qui, comme la Suède ou le Royaume Uni, sont en faveur d’une plus grande décentralisation. Lorsqu’ils sont interpellés sur le risque de discorde interne que l’intégration de la Turquie amènerait en Europe, les Turcs rappellent volontiers que l’UE n’a pas attendu l’entrée de leur pays pour afficher ses différences politiques : la guerre en Irak, par exemple, avait divisé l’Union et révélé des points de vue radicalement opposés. La crise économique a également testé la solidarité européenne et continuera vraisemblablement à le faire. La France et la Turquie ont‐elles la même conception de l’Europe ? L’Union européenne se croyait basée sur des critères rationnels, mais affirment les intellectuels turcs, la candidature turque la force à s’interroger sur elle‐même. Au‐delà des divisions sur le degré d’approfondissement de l’UE, la Turquie provoque aussi un questionnement sur les fondements mêmes de l’Union. « Les Verts et une partie de la gauche défendent une conception politique, » explique Ahmet Insel, économiste à l’université Galatasaray. « De l’autre côté, il y a aussi une partie qui porte un contenu plus culturel ou historico‐culturel. Les deux sont des positions honorables, mais la seconde est en contradiction avec le discours officiel. » C’est précisément ce décalage entre un narratif officiel européen, basé sur des critères mesurables, et les réactions de pays tels que la France, qui semblent tenir d’un rejet identitaire, qui dérangent particulièrement les Turcs. Par le biais de la Turquie, c’est leurs propres identités que l’Europe et la France sont en train de débattre, mais en l’absence de réponses définitives, Ankara fait les frais de ces hésitations. ‐ Immigration Le facteur immigration est liée à la question identitaire d’une part, mais également au malaise croissant des Français face à la mondialisation et à l’évolution globale de l’économie, qui menacent à la fois leurs emplois, leur prospérité et leurs acquis sociaux. Les Turcs admettent volontiers que l’émigration de leurs compatriotes vers l’Europe à partir des années 1960 a laissé des traces et continue d’alimenter des perceptions négatives sur l’ensemble du continent. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si l’opposition du public à l’adhésion de la Turquie est particulièrement forte dans les pays qui ont une communauté turque importante. Bien que de nombreux Turcs de seconde et troisième génération soient désormais parfaitement intégrés dans leurs pays de domicile respectifs – le Parti Vert allemand est codirigé, par exemple, par Cem Özdemir, un Allemand d’origine turque – l’image d’une communauté renfermée sur elle‐même persiste. 18 EDAM Report Turquie‐France C’est sur cette base que l’opinion publique française construit des scénarios alarmistes. Mal informés sur la croissance économique importante de la Turquie au cours des années écoulés, les Français craignent que l’ouverture des frontières ne signale le déferlement d’une vague de pauvres immigrants turcs, qui menaceraient leurs emplois. Ces craintes sont entretenues par les politiciens, malgré le fait que la Turquie est désormais la 16ème économie mondiale et membre du G20. La disparité des revenus entre les provinces de l’ouest de la Turquie et celles de l’est du pays demeure importante, mais le revenu moyen des Turcs est en hausse constante. De plus, la balance commerciale des échanges entre la France et la Turquie favorise le côté français et contribue donc à créer et maintenir des emplois dans ce pays. L’adhésion de la Turquie est toujours discutée en termes d’ « entrée », un terme qui évoque l’image de millions de Turcs déferlant vers les frontières de l’Union. En réalité, les Turcs le rappellent, l’adhésion de leur pays reviendrait au contraire à étendre la zone d’influence de l’Union et ses valeurs vers l’Est et à rendre l’accès plus facile pour les pays membres non seulement à son vaste marché, mais à ceux des pays situés au‐delà de ses propres frontières. La menace d’une vague migratoire est fondée sur l’idée d’une Turquie à jamais pauvre et sous‐
développée. Malgré la contraction actuelle liée à la crise mondiale, la plupart des économistes prévoient une croissance importante de l’économie turque dans les années à venir, qui devrait éclipser le marasme qui affectent d’autres marchés européens. La banque d’investissement américaine Goldman Sachs estimait dans un rapport publié en octobre 2009 que la Turquie serait la 9ème économie au monde en 2050, alors que ni la France ni l’Allemagne ne garderait leur place au sein du peloton des dix plus grandes économies mondiales. Selon ce scénario, la différence entre le revenu par habitant moyen en Europe et celui de la Turquie, actuellement de l’ordre de 75 %, devrait être réduite à 25 % vers le milieu du 21ème siècle. ‐ Rivalité Aux yeux de nombreux Turcs, la France est également motivée dans son opposition à la Turquie par son propre rôle central au sein de l’Union européenne serait menacé par l’intégration d’un pays de 71 millions, musulman de surcroît. Valéry Giscard d’Estaing avait d’ailleurs mentionné le poids, qu’il jugeait inacceptable, que la Turquie aurait au sein de l’Union européenne. De part sa démographie, la Turquie n’est pas un petit pays que la France pourrait facilement guider. Elle apparaît trop grande et susceptible d’être une rivale, non pas économiquement, mais au niveau du poids politique et militaire. « La France ne veut pas d’une rivale dans les prises de décision, » estime Beril Dedeoğlu, qui résume ainsi les propos de plusieurs de ses compatriotes. « La France pense que la Turquie va plutôt choisir de coopérer avec l’Allemagne et l’Angleterre au sein de l’UE. » Les Turcs estiment également que la France est préoccupée par le risque de divergences politiques et de conflits d’intérêt. La Turquie souligne volontiers sa proximité avec le Moyen‐Orient, le Caucase et la Russie, qu’elle voit comme un atout important à la fois pour sa propre diplomatie, mais également pour la politique européenne de voisinage. 19 EDAM Report Turquie‐France Les Turcs estiment que l’intérêt historique de la France pour le Proche‐Orient et la région méditerranéenne pourrait fournir la base d’une collaboration entre les deux pays. Pourtant, ils remarquent que Paris voit plutôt la Turquie comme une concurrente dans la région. En 2008, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan avait, à la dernière minute, accepté l’invitation du président français et participé au lancement de l’Union de la Méditerranée, un projet prôné par Nicolas Sarkozy en dépit des hésitations allemandes, alors même qu’Ankara craignait que cette initiative fasse partie d’un plan visant à détourner la Turquie du plan d’adhésion et de la diriger vers une collaboration régionale plus limitée. L’énergie est une carte que la Turquie entend jouer, à la fois dans le contexte européen et dans le contexte plus élargi de ses relations internationales. Ainsi, Ankara a à la fois signé en juillet 2009 un accord intergouvernemental avec la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et l’Autriche pour le développement du gazoduc Nabucco, appuyé par l’UE puisqu’il devrait limiter la dépendance énergétique des Européens envers Moscou, tout en concluant, en parallèle, des engagements énergétiques avec la Russie et l’Iran. L’impact de la tension avec la Turquie a directement affecté les intérêts français, puisque la compagnie Gaz de France, qui espérait faire partie du consortium de Nabucco, en avait été exclue à la demande expresse d’Ankara en raison de l’opposition française à sa candidature à l’UE. Les considérations géostratégiques, les Turcs en sont convaincus, n’intéressent guère le Français moyen, motivé dans son opposition à la Turquie plus par le sentiment d’un fossé culturel et religieux difficile à franchir et par la crainte qu’une vague migratoire pourrait menacer son emploi. Les Turcs rappellent volontiers que l’élargissement de l’Europe a toujours été problématique pour la France. En tant que membre fondateur de la communauté européenne, Paris a toujours voulu le contrôler. Les Turcs rappellent notamment le rejet à deux reprises de la candidature britannique ainsi que les obstacles érigés par la France à l’adhésion de l’Espagne et du Portugal. Rôle des médias L’opposition des politiciens français à la candidature turque avait initialement fait couler beaucoup d’encre en Turquie. Certains chroniqueurs avaient lancé des appels au boycott en 2006, qui n’avaient cependant eu d’effet durable. Aujourd’hui, la France fait beaucoup plus rarement la une de la presse turque. L’hostilité des dirigeants français est désormais un fait établi et même les démarches positives sont désormais rapportées dans les médias turcs avec une dose de scepticisme. Ainsi la visite du président du Sénat, Gérard Larcher, en septembre 2009, a largement passée inaperçue alors même qu’elle avait pour but de faire entendre un son de cloche différent de celui du Président Sarkozy, émanant du plus haut niveau des institutions étatiques françaises. L’illumination de la Tour Eiffel aux couleurs du drapeau turc à l’occasion de l’inauguration officielle de la Saison de la Turquie et de la visite du président turc Abdullah Gül, par exemple, était un symbole important. Pourtant les journaux turcs ont choisi de souligner les manifestations organisées par les supporters de Le Pen contre ce geste d’amitié. De même, c’est le report répété du rendez‐
20 EDAM Report Turquie‐France vous fixé par Nicolas Sarkozy à son homologue turc, Abdullah Gül, le fait que le chef de l’état français mâchait apparemment un chewing gum durant la visite et le profil bas que le président français a choisi de maintenir durant la visite, plutôt que le déjeuner à l’Elysée ou l’inauguration commune de l’exposition au Grand Palais, qui auront été retenus en Turquie de la visite de leur président en France. Tout article sur la France est désormais placé dans le contexte de la détérioration des relations et contribue au cercle vicieux et à la dégradation des relations. La France, moins présente dans les esprits turcs, est également peu représentée dans les médias, constatent les intellectuels. « Si elle fait la 2ème ou 3ème page de la presse, c’est par Carla. A l’époque, la France comptait. On était fier quand elle nous tapait sur l’épaule, malheureux quand elle nous critiquait, » affirme Edhem Eldem, historien de l’Université du Bosphore, qui résume ainsi l’opinion de nombreux de ses compatriotes. « La France est en train de s’effacer de la scène internationale, elle se marginalise et il y a aussi le ras‐le‐bol local, qui fait qu’on n’y attache plus beaucoup d’importance. Même le discours de Sarkozy n’est plus important.» Lorsqu’en 2004, des promoteurs immobiliers avaient lancé le projet d’une Rue Française, une ruelle pittoresque située derrière le Lycée Galatasaray à laquelle ils avaient tenté de donner une ambiance parisienne avec des bistrots, boutiques et restaurants, plusieurs commentateurs s’étaient élevés contre le fait que la Rue d’Algérie avait été rebaptisée pour ce projet. Aujourd’hui, le thème français semble avoir été en partie abandonné, et la rue a repris son nom initial. 2. Des signaux confus Turquie polarisée – laïcité vs démocratisation La Turquie, évidemment, porte une part de responsabilité pour son image peu favorable en Europe et notamment en France. Les intellectuels turcs admettent volontiers que leur pays n’a pas su se faire connaitre dans toute sa diversité, avec ses déficits et ses richesses. Ils reconnaissent également que la polarisation de la société turque et le ralentissement des réformes après le début officiel du processus d’adhésion, contribuent à une certaine confusion sur l’identité et l’orientation de la Turquie. Les avertissements émis par les élites kémalistes laïques, convaincus que leur pays est en train de dériver vers le fondamentalisme religieux, n’ont pas contribué à calmer les esprits en Europe et à convaincre une opinion publique déjà peureuse, que l’entrée de la Turquie bénéficierait à la France et à l’Europe toute entière. Pour un pays comme la France, qui a traditionnellement analysé les événements en Turquie au travers du prisme républicain laïc, les développements des dernières années peuvent être difficiles à comprendre ou à accepter. Les élites turques traditionnelles, au sein desquelles se trouvent bon nombre de francophones, renforcent parfois sans le vouloir les préjugés de l’opinion française. La transformation rapide de la Turquie a également modifié les équilibres sociaux. Les Francophones turcs occupaient autrefois des 21 EDAM Report Turquie‐France postes influents, mais la relève de l’ancienne génération n’est pas assurée. Les Francophones ne figurent qu’en tout petit nombre au sein des cercles proches du parti au pouvoir. Ils sont plus nombreux au sein du Parti républicain du peuple (CHP), principal parti d’opposition en Turquie, mais ce parti affiche une ambiguité certaine à l’égard du processus d’adhésion à l’UE. Ses représentants fustigent la France pour sa position anti‐adhésion d’une part, tout en exprimant une certaine sympathie pour sa peur de l’islam qu’ils affirment justifiée, puisqu’ils évoquent fréquemment le risque d’une dérive de la Turquie vers l’intégrisme religieux. « La France a réalisé que la Turquie est en train de devenir un état religieux et les Français estiment qu’ils ont déjà assez d’extrémisme en provenance d’Afrique du nord, » explique Onur Öymen, vice‐président du CHP jusqu’en mai 2010. « Nous pensons qu’ils devraient clairement expliquer que c’est la raison de leur opposition. Il est facilement de condamner la France, mais il est également important de comprendre ses motifs. » Compte tenu du fait que l’islam est souvent perçu comme un problème en France, ses dirigeants n’ont guère d’atomes crochus avec le gouvernement du AKP, même si, certains intellectuels libéraux turcs l’affirment, il est, en ce moment « le seul parti qui parle de démocratie et de droits de l’homme, même s’il n’est pas vraiment démocratique ». Le parti au pouvoir est composé de plusieurs tendances – libérale, nationaliste, islamiste – et il n’est pas encore clair quelle tendance va prendre le dessus. Les Turcs progressistes estiment dès lors qu’il est particulièrement important que le projet européen reste sur les rails puisqu’il offre un cadre démocratique pour suppléer au démantèlement progressif du carcan kémaliste, qui formait la structure institutionnelle de la Turquie. Les démarches entreprises par le gouvernement pour résoudre la question kurde, notamment, et s’atteler à des dossiers délicats tels que le rapprochement avec l’Arménie semblaient indiquer que l’aspect libéral avait le dessus. Ces initiatives ont cependant rencontré une forte opposition en Turquie et ont été partiellement mises à l’écart pour l’instant. Il est trop tôt pour mesurer l’impact de la relève de la garde au sein du CHP, le principal parti d’opposition en Turquie, à la tête duquel Kemal Kılıçdaroğlu a récemment remplacé le vétéran Deniz Baykal. En l’absence d’une opposition crédible et efficace, l’UE demeure un point d’ancrage démocratique crucial. Les Turcs notent d’ailleurs que la faiblesse de l’opposition est un problème qui affecte non seulement dans leur pays, mais également en France. Le Parti socialiste était le parti plus favorable à l’entrée de la Turquie dans l’UE. L’appui dont la candidature turque bénéficiait jusqu’à récemment souffre en partie des conséquences du marasme qui affecte la gauche européenne. 22 EDAM Report Turquie‐France Nouvelle direction ? La Turquie a adopté une politique régionale plus active, qui veut refléter le « soft power » de l’Europe dans sa propre région. En parallèle avec la relance du projet d’adhésion, le gouvernement turc, sous la direction de son nouveau ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoğlu s’est embarqué dans une vaste campagne diplomatique tout azimut, fondée sur une politique de « zéro problème » avec les pays de son voisinage, aussi bien au Moyen Orient, dans le Caucase et en Russie. Un accord visant à normaliser les relations avec l’Arménie, la levée des visas avec la Syrie, avec la Libye et la Jordanie, ainsi qu’une coopération étendue avec Bagdad et des accords énergétiques avec l’Iran figurent parmi ses succès récents. Il faut également y ajouter les efforts de médiation de la Turquie au Proche Orient et ses contacts avec Téhéran pour tenter de désamorcer la crise avec l’Occident sur la question nucléaire. La nouvelle stratégie diplomatique de la Turquie a également une dimension économique, puisque le pays est en passe de devenir un pont tournant énergétique dans la région par le biais du gazoduc de Nabucco, un projet soutenu par l’UE, de même qu’avec Moscou pour une autre voie de transit énergétique, le pipeline South Stream. Elle s’est également entendue avec Téhéran pour développer la coopération et les échanges dans le domaine de l’énergie. Ces démarches ont considérablement rehaussé la réputation de la Turquie sur la scène internationale. La Turquie est désormais considérée comme une puissance régionale montante, avec laquelle il faut compter. Malgré la crise économique mondiale, qui avait provoqué la contraction du PIB turc en 2009, la croissance a repris en Turquie et pourrait atteindre 6 % en 2010. Contrairement à plusieurs membres de l’UE, confrontés à de sérieuses difficultés financières, la Turquie, 16ème économie mondiale et membre du G20, semble avoir surmonté la crise relativement bien. Désormais courtée par ses voisins, la Turquie a acquis une confiance nouvelle qui la rend moins encline à se satisfaire des tergiversations des Européens, notamment des Français, qui ne semblent pas bien mesurer les atouts stratégiques qu’une Turquie intégrée dans l’Europe offrirait à l’ensemble de l’Union. L’intense activité diplomatique de la Turquie au Moyen‐Orient et dans le Caucase mène certains analystes à se demander si elle marque le début d’une réorientation de la politique turque et d’un éloignement avec l’Occident. Les négociations menées par la Turquie et le Brésil, et l’accord d’échange nucléaire conclu avec l’Iran en mai 2010 qui en a résulté, ont attiré l’attention de l’opinion internationale sur l’influence régionale grandissante de la diplomatie turque. Le défi lancé par le gouvernement turc aux autorités israéliennes, après l’assaut sanglant des forces israéliennes contre une flotille humanitaire, qui avait causé la mort de 9 Turcs le 31 mai 2010, n’a fait que confirmer que la Turquie est désormais un acteur de poids dans la région, dont la politique est de plus en plus indépendante. 23 EDAM Report Turquie‐France Gunther Verheugen, qui s’était familiarisé avec le dossier turc lorsqu’il était commissaire à l’élargissement de l’UE, a récemment rappelé les enjeux et affirmé que l’UE avait besoin de la Turquie plus que la Turquie n’avait besoin de l’UE. 7« L’UE devrait considérer ce qui arriverait si la Turquie décidait de poursuivre une voie autre que d’acquérir un siège parmi les pays occidentaux. Ceci poserait un risque important pour nous, un risque que nous ne devrions pas prendre. » Le gouvernement turc rejette catégoriquement la notion que la Turquie s’éloigne de l’Occident et affirme que ses prises de position dans la région ne sont pas incompatibles avec ses ambitions occidentales et européennes. Il n’en reste pas moins que de nombreux intellectuels turcs continuent de voir dans le processus d’adhésion à l’UE la meilleure garantie que la modernisation de leur pays et la diversification de ses efforts diplomatiques ne se fera pas aux dépens des valeurs européennes. L’adoption de l’acquis est une carte de route qui maintient toute son importance, d’autant plus que sur la scène politique turque, l’opposition demeure faible. L’UE ne peut cependant continuer à servir de contrepoids à l’influence des pays à l’est, au nord et au sud de la Turquie que si elle offre à Ankara le soutien dont elle a besoin en cette période cruciale de transition démocratique. Canaux de communication limités Les élites républicaines, et notamment la communauté francophone, ont toujours été les interlocuteurs privilégiés pour la France. L’époque où le français était la lingua franca de l’élite et celle de la diplomatie en Turquie est cependant révolue. Les francophones formés dans les prestigieux lycées français au cours des décennies écoulées demeurent influents dans les milieux des affaires et dans l’administration, mais l’engouement pour la langue et la culture française a depuis longtemps été remplacé par la dominance de l’anglais. Plus encore que le grand public, la communauté francophone a été blessée par l’attitude adoptée par les dirigeants français, notamment le discours culturiste du Président Nicolas Sarkozy. Les francophones turcs percevaient la France comme une alliée de longue date, qui partageait leur vision d’un état‐nation laïc. Face à la montée du religieux et l’arrivée au pouvoir du parti de l’AKP, trop conservateur pour répondre à leur propre interprétation de la modernité, ils se sentent vulnérables. Le retrait de la France est dès lors perçu comme une trahison, qu’ils déplorent avec beaucoup d’amertume. Francophones, ils le sont toujours, mais francophiles, beaucoup moins. Les nouveaux diplômés des établissements francophones continuent de maintenir un lien linguistique avec la France, mais ils ne constituent plus une communauté cohésive capable de prendre la relève de la génération précédente pour maintenir et développer les échanges bilatéraux. De nombreux diplômés des lycées francophones choisissent désormais de poursuivre leurs études supérieures dans des universités anglophones, même si 2500 étudiants turcs se trouvent actuellement en France. 7 Today’s Zaman newspaper, « Verheugen: EU needs Turkey more than Turkey needs EU”, October 19, 2009 24 EDAM Report Turquie‐France « Nous espérions que les milieux des affaires français feraient usage de notre génération, » constate le banquier Yavuz Canevi, président de TEB (Türk Ekonomi Bankasi), affiliée depuis 2005 au groupe BNP Paribas. « Une fois que nous – les générations des années 60, 70, 80 – disparaitrons de la scène, les gens qui nous succéderont seront différents, mondialisés, orientés vers la culture anglo‐saxonne. Nous avions un attachement sentimental à la France. Si nous ne bâtissons pas sur notre relation culturelle et historique maintenant, elle va disparaître. Il nous reste tout au plus cinq ans.» Son opinion est partagée par plusieurs de ses compatriotes francophones, conscients que la communauté francophone de Turquie est une ressource non renouvelable. Au niveau institutionnel, les mécanismes de communication sont largement absents. L’association turque des industriels et hommes d’affaires (Tusiad) et son homologue français, Médef, ont des contacts limités malgré des actions communes durant le Saison de la Turquie en France et des visites occasionnelles de délégations françaises en Turquie. La Tusiad, lobby puissant en Turquie, qui n’hésite pas à interpeller le gouvernement directement lorsque ses intérêts sont en jeu. Les milieux d’affaires turcs reprochent à Médef de ne pas soutenir la Turquie suffisamment auprès des autorités françaises. Si la France a peu d’affinités avec la nouvelle classe dirigeante en Turquie et les milieux d’affaires conservateurs proches de l’AKP, ceux‐ci semblent également peu intéressés à développer des contacts avec un pays, dont le modèle laïc a été adopté par les kémalistes turcs avec lesquels ils sont en conflit. Avec la disparition graduelle des interlocuteurs francophones traditionnels de la France, les contacts entre les deux pays risquent d’être encore appauvris si des efforts considérables ne sont pas déployés de part et d’autre pour élargir le champ des interlocuteurs et établir de nouveaux canaux de communication pour suppléer à l’influence décroissante des alliés traditionnels de la France en Turquie. Encore faut‐il qu’en France aussi bien qu’en Turquie, la nécessité de développer le dialogue soit reconnue, aussi bien au niveau des dirigeants politiques que de la société turque. Les visites de politiciens turcs en France et d’élus français en Turquie semblent s’être intensifiée récemment, motivée par la Saison turque d’une part mais également par le rôle diplomatique plus important joué sur la scène internationale par Ankara. Le président Nicolas Sarkozy devrait même participer à un sommet du G20 qui se tiendra à Istanbul en novembre 2010. Faire passer le message – Saison de la Turquie La Saison de la Turquie en France, qui s’est tenue de juillet 2009 à mars 2010, a offert une occasion unique de faire connaître aux Français des aspects différents de la culture turque, au‐delà des orientalismes habituels. D’emblée, la Saison avait été handicapée par le manque d’enthousiasme évident des deux gouvernements, qui avaient hérité d’un projet conçu par le président Jacques Chirac et son homologue turc Ahmet Necdet Sezer à une époque où les relations étaient plus cordiales. 25 EDAM Report Turquie‐France Le lancement, initialement prévu pour mars 2009, avait été reporté à juillet pour éviter une collision frontale avec les élections parlementaires européennes, durant laquelle la Turquie fut, une fois de plus, la butte de nombreux débats. Les efforts personnels déployés par les Turcs et les Français qui ont collaboré à l’organisation de quelque 400 événements dans 40 villes de France n’ont pas été accompagnés par un engagement similaire au niveau gouvernemental. Les Turcs directement impliqués dans son organisation se sont plaints que le financement offert par leur gouvernement était souvent insuffisant et les fonds débloqués tardivement. Le secteur privé turc, apparemment découragé par l’attitude de la France, ne s’est pas engagé financièrement autant que les organisateurs l’avaient espéré. Le premier ministre turc, irrité par les propos du Président Sarkozy durant la campagne électorale européenne, avait même menacé à la dernière minute d’annuler l’ensemble du projet avant d’en être dissuadé par ses conseillers. En dépit de ces obstacles, la Saison semble avoir remporté un certain succès. Les organisateurs turcs affirment notamment que la décentralisation des événements leur a permis de promouvoir divers aspects de leur culture dans des centres provinciaux où leur pays est souvent entièrement méconnu. Tout en profitant de l’infrastructure culturelle française, plus développée que la leur, les Turcs ont constaté que la France demeure relativement fermée aux influences étrangères. Si aucun des participants ne se fait d’illusion sur l’impact possible que les concerts, conférences, expositions et autres événements culturels organisés dans le contexte de la Saison ont pu avoir sur les perceptions des Français, les organisateurs turcs espèrent cependant que les contacts établis avec leurs collègues français laisseront des traces et formeront une base solide sur laquelle d’autres projets communs pourront être bâtis à l’avenir. Les colloques et conférences organisées dans le cadre de la Saison ont également permis d’ouvrir la discussion sur des aspects de la Turquie moderne qui posent problème à l’opinion publique française. Les Turcs déplorent que le débat sur leur pays en France soit jusqu’à présent demeuré un dialogue essentiellement franco‐français. Ils espèrent désormais y participer de façon plus active et plus étendue. Ils admettent volontiers que leur pays a tendance à se faire connaître par le biais d’images promotionnelles touristiques, centrées uniquement sur les aspects modernes et industrialisés de la Turquie, qui ne représentent qu’une réalité tronquée – et dès lors peu crédible ‐ de la Turquie d’aujourd’hui. Il est donc important d’aborder les sujets difficiles, tels que la disparité de revenus entre les provinces de l’ouest et l’est du pays, le manque de représentation des femmes sur le marché du travail et dans les cercles politiques, les droits des minorités et autres dossiers délicats, de façon plus directe et plus convaincante. 26 EDAM Report Turquie‐France 3. Conséquences de la politique française Coût stratégique et économique pour la France De nombreux Turcs s’avouent perplexes face à l’attitude des dirigeants français. Bien que certains diplomates français soient conscients du fossé qui s’est creusé entre Paris et Ankara et réalisent que la France a désormais une influence très limitée dans la capitale turque, les messages qui émanent de l’Elysée et du Quai d’Orsay demeurent en décalage par rapport à la situation sur le terrain. L’optimisme relatif des Français soulève deux questions qui reviennent fréquemment dans les entretiens avec les intellectuels turcs. Les dirigeants français n’ont‐ils pas conscience de la gravité de la situation ou sont‐ils au contraire conscients des dégâts qui sont causés aux relations bilatérales, mais ils sont près à assumer les conséquences pour autant que la Turquie n’entre pas dans l’UE ? Ces questions restent pour l’instant sans réponse. La visite du Président du Sénat Gérard Larcher en octobre 2009 semblait indiquer une nouvelle prise de conscience à Paris, mais la position de l’Elysée ne semble pas s’assouplir. Au niveau du commerce bilatéral, la majorité des firmes françaises installées en Turquie de longue date se félicitent de leur investissement et n’ont pas souffert directement des tensions politiques. Durant de rares périodes de tension exceptionnelle, telles que les semaines qui avaient suivi l’adoption de la loi sur le négationnisme du génocide arménien en 2006, les vendeurs d’automobiles français se sont plaints que leurs showrooms demeuraient vides et Danone avait dû imprimer des étiquettes rappelant aux consommateurs turcs que les yaourts en vente dans les grandes surfaces turques étaient produits avec de la main d’œuvre locale. Malgré les appels au boycott de certains organisations non‐gouvernementales, ces réactions avaient été de courte durée et n’avaient pas eu d’impact durable sur les bilans des compagnies en question, bien que plusieurs entreprises se soient plaintes de chicaneries administratives relevant vraisemblablement plus de l’initiative personnelle de bureaucrates frustrés par l’attitude de la France, que d’une politique centrale visant les intérêts français. Les cercles d’affaires turcs continuent de commercer avec leurs homologues français. Mais lorsqu’il s’agit d’investissements à long terme ou tout simplement de planifier une coopération avec une compagnie française, ils admettent que les considérations politiques entrent en ligne de compte. « Ce n’est pas forcément intentionnel, mais il y a une réaction. Cela fait partie du décor, de la perception générale. Le dirigeant d’un pays nous bouscule à chaque opportunité. Sauf s’il s’agit d’une affaire de grande envergure qui a la bénédiction du gouvernement, alors vous savez que vous pouvez vous lancer, » explique Yavuz Canevi, résumant ainsi les vues de nombreux hommes d’affaires turcs. Bien que l’indifférence, plutôt que la colère, soit désormais le sentiment dominant envers la France, l’image du pays a été affectée. Les dirigeants d’entreprises doivent dès lors tenir compte des réactions possibles des consommateurs en cas de crises politiques futures. Ils expliquent notamment que les perceptions négatives liées à l’image de la France peuvent influencer le comportement des consommateurs et favoriser les produits d’autres pays. 27 EDAM Report Turquie‐France Si au niveau du secteur privé, les conséquences de la politique française sont pour l’instant limitées, au niveau des contrats publics en revanche, la France est affectée plus directement. L’exclusion de Gaz de France du consortium chargé de développer le gazoduc de Nabucco, qui permettra à l’Europe de diversifier ses ressources énergétiques était une mesure de représailles du gouvernement turc, qui s’était opposé à sa participation en raison de la détérioration de ses relations avec la France. En définitive, l’accord pour ce projet estimé à environ 5 milliards d’euros avait été conclu entre OMV (Autriche), Bulgargaz (Bulgarie), MOL (Hongrie), Transgaz (Roumanie), RWE (Allemagne) et Botas (Turquie). En 2007, l’armée turque avait également opté d’acheter 50 hélicoptères produits par la firme italienne Agusta Westland plutôt que ceux d’Eurocopter, une filiale d’EADS. Malgré sa réputation dans le domaine de l’énergie nucléaire, l’entreprise Areva ne semble pas figurer au rang des partenaires considéré pour la construction de trois centrales nucléaires en Turquie prévue par les autorités turques. Au niveau des grands contrats publics, aussi bien civils que militaires, la France se heurte désormais à l’obstruction des institutions dirigeantes de la Turquie. Les grandes entreprises françaises choisissent de ne pas participer à certains appels d’offres publics, sachant pertinemment que leurs offres ont peu de chance d’aboutir ou elles le font par le biais d’intermédiaires turcs. Le rejet des compagnies françaises n’est pas systématique, mais lorsque d’autres alternatives se présentent, la France n’est plus le premier choix. Ceci est notamment le cas dans le domaine de l’équipement militaire, même si la Turquie et la France coopèrent au sein de l’OTAN, notamment en Afghanistan. Bien que les dirigeants français continuent d’affirmer avec optimisme que les échanges commerciaux entre les deux pays peuvent être développés, les Turcs pour leur part affirment que les liens économiques entre les deux pays n’atteindront leur potentiel que lorsque l’ombre causée par le différent politique sera dissipée. Tant que la France continuera à mettre des bâtons dans les roues de la Turquie, l’accès des entreprises françaises à ce marché qui, en dépit de la crise économique conserve un potentiel de développement important, demeurera vraisemblablement restreint. 4. Conséquences pour le processus d’adhésion de la Turquie Michel Rocard, une des rares figures publiques en France qui s’affiche ouvertement en faveur de l’adhésion de la Turquie, a suggéré de fixer la date d’entrée de la Turquie à l’UE à 2023, date marquant le centenaire de la ondation de la République. Le Premier ministre grec George Papandréou a de son côté proposé 2014. Mais pour l’instant, le processus d’adhésion de la Turquie reste ouvert sur l’infini, une situation qui ne favorise guère le maintien d’un calendrier précis de réformes. 28 EDAM Report Turquie‐France Il est désormais évident que les Turcs n’attendront pas indéfiniment. Après la période initiale d’enthousiasme, un manque d’intérêt pour le projet européen semble prendre racine en Turquie. Les développements des derniers mois indiquent un nouveau dynamisme au niveau de la politique intérieure et extérieure de la Turquie, mais le plan d’ensemble que constitue l’adhésion à l’Union européenne garde toute son importance pour garantir que la démocratisation de la Turquie soit équilibrée, qu’elle s’étende à tous les secteurs de la société et que le pays maintienne son ancrage occidental. La majorité des intellectuels continuent de penser que le projet européen demeure un véhicule de changement important pour leur pays. Cependant, on constate que même les plus ardents défenseurs du projet d’adhésion en Turquie affichent désormais un découragement marqué, que les Européens se doivent de prendre au sérieux s’ils veulent pouvoir encadrer et influencer l’évolution de la Turquie. La politique française, en soulevant des doutes sur les chances d’aboutissement du processus d’adhésion, a sans aucun doute contribué à ce décrochement. En 2004, 71 % des Turcs affirmaient leur soutien pour le projet européen ; quatre ans plus tard, ils n’étaient plus que 42 % à se déclarer en faveur. Au printemps 2009, on observait une légère relance d’intérêt puisque 48 %, soit près de la moitié des Turcs, offraient leur appui, mais on est encore loin de la vague de soutien qui avait salué la candidature officielle et le début du processus d’adhésion. Comme l’expliquent les intellectuels turcs, les statistiques ne révèlent pas la montée d’une opposition à l’Europe, mais plutôt une tendance croissante à l’ « euroscepticisme », alimentée par la conviction que les Européens, et surtout les Français, n’appliqueront jamais des critères justes et mesurables à la candidature turque. En 2004, la réunification de Chypre semblait possible et la France n’avait pas opposé son véto catégorique à la Turquie. Appuyer le projet européen revenait, pour les Turcs, à approuver un vaste projet de réformes qui était le prix à payer pour l’entrée à l’UE. Les Turcs ont aujourd’hui l’impression qu’on leur demande de payer le coût, sans pour autant garantir qu’ils arriveront à leur but. La France, affirment la plupart des Turcs interrogés pour ce rapport, symbolise désormais la « duplicité des Européens ». Son attitude a renforcé la position de ceux qui, dès le départ, étaient convaincus que l’Europe n’accepterait jamais leur pays en son sein et affaibli celle des démocrates qui militaient pour les réformes démocratiques. Si, jusqu’à récemment, aussi bien Ankara que Bruxelles semblaient se satisfaire de la lenteur du processus, l’attentisme n’est tout simplement plus une position viable. A moins que les obstacles soient levés à l’ouverture de nouveaux chapitres d’adhésion, le processus d’adhésion de la Turquie va, à très court terme, sortir des rails. Bien qu’en décembre 2009, l’UE ait résisté à la pression de Nicosie qui voulait imposer de nouvelles sanctions contre Ankara en raison de son refus d’étendre l’union douanière à Chypre, les dirigeants chypriotes grecs ont annoncé qu’ils entendaient désormais « appliquer des critères » à l’ouverture de six chapitres liés à l’union douanière, à savoir celui la libre circulation des travailleurs (chapitre 2), 29 EDAM Report Turquie‐France énergie (15), droits judiciaires et fondamentaux (23), justice, liberté et sécurité (24), éducation et culture (26) ainsi que politique étrangère, de sécurité et de défense (31). Des 35 volets de négociations prévus, 12 ont été ouverts. Ce nouveau handicap porte à 18 le nombre de chapitres désormais gelés. Après l’ouverture du volet environnement à fin 2009, il ne reste plus qu’une poignée de chapitres qui ne sont pas soumis à un blocage et pourront être ouvert. A très court terme, le processus d’adhésion de la Turquie est donc condamné à mourir à petit feu, faute de carburant législatif. Le projet européen est déjà en train de disparaître de l’ordre du jour, admettent les intellectuels turcs. Si des efforts ne sont pas fournis de part et d’autre pour sortir de l’impasse actuelle, le projet européen de la Turquie est condamné à une mort certaine. Cette situation réjouira peut‐être Nicolas Sarkozy et les autres opposants de la candidature turque en Europe, mais expliquent les intellectuels turcs, un tel dénouement aurait des conséquences néfastes aussi bien pour l’UE, et notamment pour la France, que pour la Turquie. “Peut‐être que les Français vont gagner, en définitive, mais les Turcs ne leur permettront jamais de savourer leur victoire. Ils seront perçus comme ceux qui ont rejeté les Musulmans, qui ont rejeté l’Alliance des Civilisations, » résume Mensur Akgün, professeur de relations internationales à l’Université Kültür à Istanbul, exprimant ainsi les préoccupations de plusieurs de ses collègues. « Dix ans auparavant, cela n’aurait eu aucune conséquence. Mais si la Turquie continue de renforcer ses contacts avec le monde musulman, le coût pourrait être élevé pour la France. Rejeter la Turquie sur des bases culturelles revient à endommager les relations avec le monde musulman en général. » Recommandations ‐ Augmenter les échanges, surtout au niveau des jeunes. Si le président Sarkozy et d’autres politiciens français s’érigent aujourd’hui en obstacle à l’adhésion de la Turquie, l’aboutissement du processus dépendra de la génération suivante. La Turquie doit dès lors établir des stratégies de communication et d’échanges ciblant les jeunes Français. Les échanges d’étudiants Erasmus permettent aux jeunes Turcs et Français de découvrir leurs pays respectifs, mais leurs nombres sont très limités. En 2008, 389 étudiants turcs se sont rendus en France dans le cadre du programme Erasmus, alors que 178 Français qui ont opté pour une période d’étude en Turquie. Des efforts plus intenses doivent être déployés pour élargir cet accès à d’autres jeunes, plus réceptifs que leurs aînés à la diversité culturelle. L’enquête effectuuée par Eurobarometer en mai 20098 démontre en effet que les jeunes Français sont beaucoup plus enclins que leurs aînés à se déclarer en faveur de l’entrée de la Turquie dans l’UE à plus ou moins long terme. Ils sont également plus ouverts à l’élargissement de l’UE et à la diversité culturelle. 8 Eurobarometer, Mai 2009, « Quelle Europe ? Les Français et la construction européenne »
30 EDAM Report Turquie‐France Surmontant son découragement, la Turquie doit se doter d’une politique de communication plus efficace. Le rôle de plus en plus actif de la Turquie sur la scène internationale a également attiré l’attention d’une nouvelle génération de chercheurs en France, qui réalisent que les perceptions traditionnelles reflètent mal la complexité de la Turquie moderne. La culture est également un biais important pour la promotion de la Turquie en France. L’arrivée sur la scène internationale d’un romancier comme Orhan Pamuk, par exemple, qui peint dans ses livres le portrait d’une Turquie riche en diversité, a incontestablement un impact sur l’opinion publique, de même que les films de Nuri Bilge Ceylan ou la musique de Mercan Dede. Comme l’explique l’actrice Serra Yilmaz, « les artistes ont un rôle d’ambassadeur qui dépasse celui des ambassadeurs ». La culture, le cinéma, les arts visuels sont perçus par les intellectuels turcs comme des armes de poids pour contrer les préjugés contre la Turquie, particulièrement dans un pays comme la France où l’innovation artistique et la préservation de l’héritage culturel sont vivement encouragées. Un sondage effectué par l’Université du Bosphore confirme que parmi les Turcs les mieux connus dans cinq pays d’Europe figurent des célébrités du monde de la musique (le chanteur Tarkan), de la littérature (Yaşar Kemal, Orhan Pamuk, Nazim Hikmet) ainsi que du sport (Fatih Terim). 9 ‐ Décentraliser et élargir le débat pour inclure de nouveaux interlocuteurs Le débat sur la Turquie est essentiellement une discussion franco‐française. Il est crucial que les Turcs y participent. Le dialogue entre la France et la Turquie passe pour l’instant essentiellement par le biais des élites républicaines et des francophones. Compte tenu des changements sociaux et politiques qui sont en train de s’opérer en Turquie, il est important pour les Français d’approfondir leurs contacts avec les représentants de la nouvelle classe politique et leurs supporters. Cette démarche n’est pas facile, compte tenu de l’obstacle linguistique et des tensions autour de l’interprétation de la laïcité. De plus, la nouvelle classe dirigeante et ses supporters ne semblent guère enclins à établir un dialogue avec la France. Des demandes répétées de rencontre dans le cadre de la préparation de ce rapport sont restées sans réponse. De part et d’autre, les préjugés doivent être écartés pour permettre à un vrai dialogue de s’établir, avec les opposants à l’entrée de la Turquie aussi bien qu’avec ses alliés en France. 9 Avrupalıların Müstakbel Bir AB Üyesi Olarak Türkiye’ye Bakışları ; Almanya, Fransa, Ingiltere, Ispanya ve Polonya’da gerçekleştirilen bir kamuoyu yoklamasının sonuçları, Bosphorus University, Madrid Autonomous University, Granada University, Dialogue with Europe Association, June 2008‐November 2009
31 EDAM Report Turquie‐France ‐ Développer les échanges institutionnels Un aspect frappant des relations bilatérales est la paucité des mécanismes institutionnels pour soutenir cette conversation. Au niveau des chambres de commerce, des universités et des collectivités locales, les contacts apparaissent peu fréquents. La Tusiad vient de fonder un Institut du Bosphore à Paris, dirigé par des scientifiques et hommes d’affaires turcs et français, pour encourager la réflexion, identifier les aspects problématiques de la candidature turque et offrir une nouvel espace de rencontre. Cette initiative offre une plateforme importante, mais elle doit être accompagnée par une politique d’état plus soutenue pour mieux faire connaître la Turquie. Le débat doit être décentralisé pour atteindre les provinces par le biais des collectivités locales et des associations professionnelles. De nouveaux espaces de rencontre doivent être créés pour permettre aux paysans français de rencontrer leurs homologues turcs, aux femmes turques de dialoguer et collaborer avec les organisations féminines françaises et en général d’élargir le dialogue au niveau de la société civile. La conversation ne doit d’ailleurs pas se limiter au sujet de l’adhésion. Le paysan turc est aussi préoccupé par la menace des changements climatiques que son homologue français. Du développement en Afrique, où les entreprises turques sont de plus en plus actives, au conflit du Moyen‐Orient, les thèmes ne manquent pas sur lesquels Français et Turcs pourraient dialoguer et trouver des terrains d’entente, tout en apprenant à mieux se connaître. Conclusion La Turquie s’affirme déterminée à poursuivre son cheminement vers l’Europe. Le gouvernement turc n’attend cependant plus patiemment que les Européens déterminent sa destinée. Il cherche des ouvertures ailleurs, avec des initiatives diplomatiques qui ont déjà rehaussé son prestige et son influence régionale, en espérant que le profil affiché par la Turquie et le rôle stabilisateur qu’elle peut jouer au Moyen‐Orient et dans le Caucase finiront par attirer l’attention des gouvernements européens. Cette diversification diplomatique s’accompagne de tentatives directes de multiplier les ouvertures pour les exportations turques, aussi bien en direction du Caucase et de l’Asie centrale, que vers le Moyen Orient où la Turquie et même vers l’Afrique où les compagnies et banques turques commencent à s’implanter. Il n’est plus correct d’affirmer que plus de la moitié des produits turcs sont destinés aux pays de l’UE. La crise économique a eu un impact sérieux sur le commerce étranger de la Turquie, mais la récession qui a frappé les marchés européens a particulièrement affecté les exportations turques vers l’Europe. 32 EDAM Report Turquie‐France La Turquie pour sa part a déployé de sérieux efforts pour diversifier son commerce et ouvrir de nouveaux marchés. La part des exportations vers l’Europe a dès lors chuté de 42,3 % entre janvier et août 2009, contre 45,1 % durant la même période de l’année précédente10. La Turquie n’a pas l’intention de tourner le dos à l’Union européenne et à l’Occident pour s’orienter vers l’Est. Elle utilise les nombreux atouts dont elle dispose pour élargir le champ de ses activités diplomatiques et économiques. Aux yeux des intellectuels turcs, le processus d’adhésion à l’UE continue d’offrir la meilleure garantie pour l’approfondissement de la démocratie turque et le développement équilibré du pays. Le projet européen va cependant se heurter à un mur à très court terme s’il n’acquiert pas immédiatement un nouvel élan. Divers blocages limitent actuellement le nombre de chapitres de négociations qui peuvent être ouverts. De plus, l’alignement avec l’acquis communautaire dans des domaines tels que l’environnement et la politique sociale requière des efforts considérables et des investissements substantiels, aussi bien au niveau public que pour le secteur privé. Le gouvernement turc ne pourra convaincre le public et les entreprises turques de déployer ces efforts que dans la perspective d’une adhésion à part entière à l’UE. Le gel de plusieurs chapitres est lié au problème de Chypre, mais c’est la France qui aujourd’hui refuse à la Turquie la perspective d’adhésion dont elle a besoin pour faire avancer le processus. Les Turcs en sont bien conscients et la détérioration des relations bilatérales va se poursuivre tant que cette attitude persiste. Si l’Europe, vieillissante et affaiblie économiquement, continue d’ignorer les bénéfices potentiels d’une Turquie européenne, le processus d’adhésion, privé de l’oxygène de l’espoir qui le nourrissait, risque de succomber à l’asphyxie. «Les choses ont beaucoup traîné, les gens sont découragés, » conclut l’actrice Serra Yilmaz, résumant ainsi les sentiments de bon nombre de ses concitoyens. « Même les plus grands désirs finissent par tomber au bout d’un moment. » Un tel dénouement aurait des conséquences non seulement pour le progrès économique de l’UE et la stabilité politique de la Turquie, mais également pour les relations entre l’Union européenne et les pays du Moyen‐Orient et du monde musulman. Il risquerait également d’exacerber la xénophobie au sein même de l’Union. Il est dès lors urgent de redonner de l’élan au projet. 10 Turkstat, Commerce extérieur, Bulletin d’août 2009 33 EDAM Report Turquie‐France ANNEXE I : Liste des Entretiens Mensur Akgün, professeur de relations internationales, Université Kültür Cengiz Aktar, directeur du Département des relations avec l’Union européenne, Université Bahçeşehir Mehmet Arda, professeur d’économie, Université Galatasaray Pelin Batu, actrice et poétesse Gila Benmayor, chroniqueuse au quotidien Hürriyet Ümit Boyner, femme d’affaires et présidente de la TUSIAD Yavuz Canevi, directeur du conseil d’administration de Turk Ekonomi Bankası Beril Dedeoğlu, professeur de relations internationales, Université Galatasaray Esra Doğan, Ministere des Affaires étrangeres, Département de l’OTAN et de la sécurité et défense Euro‐Atlantique Edhem Eldem, professeur d’histoire, Université du Bosphore Kadri Gürsel, chroniqueur au quotidien Milliyet Ahmet Insel, professeur d’économie, Université Galatasaray Hasan Bülent Kahraman, professeur de sciences politiques à l’Université Sabancı et chroniqueur au quotidien Sabah Şebnem Karauçak, experte en affaires européennes et directrice de Eurohorizons Suat Kınıklıoğlu, député du Parti de la Justice et du Développement (AKP) Zergün Korutürk, Ministère des Affaires étrangères, Département des affaires européennes Hüseyin Latif, éditeur du journal francophone Aujourd’hui la Turquie Nuray Mert, chroniqueuse aux quotidiens Radikal et Hürriyet Onur Öymen, vice‐président du Parti républicain du peuple (CHP) Soli Özel, professeur de relations internationales a l’Université Bilgi et chroniqueur au quotidien Haber Türk Görgün Taner, directeur de la Fondation pour les arts et la culture d’Istanbul (ISKV), Commissaire turc de la Saison de la Turquie Ahmet Türk, dirigeant du Parti de la Société Démocratique (DTP) (dissous par la Cour constitutionnelle en décembre 2009) Murat Yalçıntaş, président de la Chambre de commerce d’Istanbul 34 EDAM Report Turquie‐France Murat Yetkin, chroniqueur au quotidien Radikal Serra Yılmaz, actrice et interprète de conférences Aysen Zamanpur, entrepreneuse, directrice de la chaine Silk & Cashmere RESPONSABLES FRANCAIS Bernard Emié, ambassadeur de France, Ankara J.M. Maslin, attaché culturel à l’ambassade de France, Ankara J.C. Verbois, directeur de la mission économique à Ankara Laurent Klein, directeur de l’Agence Française pour le Développement, Istanbul Raphael Esposito, directeur de la Chambre de commerce française en Turquie Administration du Lycee Pierre Loti, Istanbul Administration du Lycee Charles de Gaulle, Ankara 35 EDAM Report Turquie‐France ANNEXE II: Questions – Perceptions turques des relations entre la Turquie et la France Cette liste a servi de ligne directrice, mais seules les questions pertinentes à la personne interrogée ont été posées lors de chaque entretien. 1. Adhésion à l’Union européenne ‐Pensez‐vous qu’il soit dans l’intérêt de la Turquie de devenir membre de l’Union européenne ? 2. Perception de la France ‐Avez‐vous visité la France ? Y avez‐vous vécu ? ‐Avez‐vous fait vos études dans un établissement francophone ? ‐Quelle est votre perception de la France dans le contexte européen ? ‐Quelles sont vos sources d’information principales sur la France ? ‐Suivez‐vous le débat politique interne en France ? ‐Avez‐vous des contacts réguliers avec vos homologues français ? (diplomates, académiciens, politiciens, hommes ou femmes d’affaires, membres d’organisations non gouvernementales) ? 3. Relations entre la Turquie et la France ‐Quel est, selon vous, l’état des relations entre la Turquie et la France ‐Comment voyez‐vous les relations entre les deux pays dans un contexte historique ? ‐Votre perception des relations entre la Turquie et la France a‐t‐elle évolué au cours des dernières années ? ‐Y a‐t‐il eu un point tournant dans les relations entre la Turquie et la France au cours des dernières années ? Si oui, quand et pourquoi ? ‐Que savez‐vous des relations économiques entre la Turquie et la France ? 4. Le débat sur la Turquie en France ‐Comment voyez‐vous le débat sur la Turquie en France ? ‐Le débat français est‐il lié avant tout à l’adhésion de la Turquie ou à l’avenir de l’UE et de son élargissement ? ‐L’attitude personnelle du Président Sarkozy a‐t‐elle un impact important sur le débat sur la Turquie en France ? ‐Le débat sur la Turquie en France est‐il mené par l’opinion publique, qui influencent les politiciens, ou par les politiciens qui influencent l’opinion publique ? 36 EDAM Report Turquie‐France ‐Quels aspects du débat sur la Turquie en France vous dérangent le plus ? ‐A votre avis, qu’est‐ce que le partenariat privilégié ? ‐Pensez‐vous que les divers partis politiques français ont une attitude différente par rapport a la Turquie ? ‐Quel est le poids de l’immigration dans le débat sur l’adhésion de la Turquie ? ‐Quel est l’impact de la question arménienne dans le débat sur l’adhésion de la Turquie ? ‐L’Islam joue‐t‐il un rôle important le débat sur l’adhésion de la Turquie ‐Le poids diplomatique croissant de la Turquie sur la scène internationale a‐t‐il un effet sur les perceptions de l’opinion publique et des dirigeants français ? ‐L’importance stratégique de la Turquie, notamment au niveau de la politique énergétique de l’UE, est‐elle ressentie en France ? 5. L’impact de l’attitude de la France en Turquie ‐Comment l’attitude de la France à l’égard de la candidature turque a‐t‐elle affecté son image en Turquie ? ‐Votre perception de la France a‐t‐elle changé en raison de l’opposition de ses dirigeants à la candidature turque ? ‐Votre comportement à l’égard de la France a‐t‐il changé ou connaissez‐vous des gens dont le comportement a changé (boycott des produits français, par exemple, annulation de visites en France, etc.) en raison de l’attitude hostile des dirigeants français ? ‐Les compagnies françaises en Turquie ont‐elles souffert de la détérioration des relations bilatérales? ‐Les compagnies turques sont‐elles plus réticentes à conclure des alliances ou signer des contrats avec des firmes françaises ? ‐L’intérêt pour la culture française en Turquie (cours de langue, inscriptions dans les écoles francophones) a‐t‐il décru en raison de l’érosion de l’image de la France ? ‐Est‐il possible de séparer l’aspect purement bilatéral de relations entre les deux pays de leur dimension européenne ? 37 EDAM Report Turquie‐France 6. Le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ‐Quel est, selon vous, l’état du processus d’adhésion de la Turquie à l’UE ? ‐Certaines des hésitations de la France sont‐elles justifiées ? ‐Quelles sont les déficiences de la Turquie ? ‐Comment percevez‐vous la façon dont la Turquie promeut sa candidature ? ‐Quel est le rôle des médias dans la façon dont la Turquie est perçue en France ? 7. L’avenir des relations turco‐françaises ‐Comment envisagez‐vous l’évolution des relations turco‐françaises dans les années à venir ? ‐L’effet Sarkozy” est‐il un phénomène passager ou représente‐t‐il une tendance durable dans les relations bilatérales ? ‐Pensez‐vous que les relations bilatérales peuvent s’améliorer durant le mandat du Président Sarkozy? ‐Pensez‐vous que la Saison de la Turquie en France aura un impact positif sur l’opinion publique ? ‐Quelles mesures pourraient être prises par la Turquie pour améliorer son image en France et participer de façon plus active au débat sur son adhésion à l’UE ?