Dossier Jean Rolin - Alliance Française van Oost

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Dossier Jean Rolin - Alliance Française van Oost
JeanRolin
Hoger Instituut voor Franse Cultuur
Recollettenlei 3, 9000 Gent
13 oktober 2011
A. Biographie
Jean Rolin est né en 1949 à Boulogne-Billancourt. Journaliste, il a commencé par écrire pour des
journaux et des magazines tels que Libération, Le Figaro et Géo. Il a notamment reçu le prix Albert
Londres pour ses reportages de voyage et sa couverture des événements de l’année 1988. Son travail de
journaliste lui permet de poursuivre une œuvre profondément humaniste qui interroge par des motifs
surprenants les différentes réalités sociales à travers le monde.
Aujourd’hui, Jean Rolin est principalement reconnu pour ses talents d'écrivain. Outre le maniement de la
plume, c'est le sens de l'observation du monde et de la société qui semble faire le pont entre ces deux
métiers. Ainsi, ce grand voyageur décrit le paysage urbain dans Zones (1995) et La Clôture (2002) ou
l'univers portuaire dans Terminal Frigo (2005). Toujours sur un ton mélancolique et dans une démarche
introspective, cet ancien militant maoïste revient sur son passé avec L' Organisation (prix Médicis en
1996), un livre d'inspiration autobiographique qui interroge le combat politique. Auteur porté par une
grande mélancolie, Jean Rolin partage avec son frère Olivier un succès critique important, comme en
témoignent les différents prix dont il est lauréat. L' Homme qui a vu l'ours sort en 2006, recueil de ses
reportages et articles écrits entre 1980 et 2005. Suivent deux autres romans, L' Explosion de la durite en
2007 et Un Chien mort après lui en 2009. Le ravissement de Britney Spears en 2011 dessine les contours
fictifs d'une menace pesant sur la chanteuse Britney Spears par des groupes terroristes et les
ramifications mondiales qu'un tel kidnapping peut avoir.
http://www.alalettre.com/auteurs-contemporains-or.php
http://www.evene.fr/celebre/biographie/jean-rolin-6190.php
B. Bibliographie et comptes rendus
* Chemins d’eau, roman (Maritimes, 1980)
* Journal de Gand aux Aléoutiennes, roman (Jean-Claude Lattès, 1982, Payot, 1985)
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* L’Or du scaphandrier, roman (Jean-Claude Lattès, 1983)
* L’avis des bêtes, roman (Bueb & Reumaux, 1984)
* Vu sur la mer, roman (Bueb & Reumaux, 1986)
* La Ligne de Front : Un voyage en Afrique australe, roman (Quai Voltaire, 1988, Payot, 1992) (Prix Albert
Londres 1988)
Voyage sur la « ligne de front » par MICHEL BOLE-RICHARD
Pendant quatre mois, Jean Rolin a sillonné avec les moyens dont il pouvait disposer,
une bonne partie de États d’Afrique australe. Un voyage à travers ces pays qui se sont
groupés sous le label « États de la ligne de front » : un cartel par lequel ces nations
noires entendent exprimer leur volonté de s’opposer au régime de Pretoria et à son
système de ségrégation raciale.
Sa découverte, de Zanzibar au cap de Bonne-Espérance, a permis à l’auteur de
constater combien étaient souvent purement artificiels ces appels répétés aux sanctions économiques
lancés par les dirigeants des voisins de l’Afrique du sud, bien obligés de composer, bon gré, mal gré, avec
le pouvoir blanc.
La Ligne de front, titre de l’ouvrage, n’est pas un livre politique. Tout au contraire. Un récit plutôt
intimiste où le voyageur s’arrête sur des détails cocasses, des situations ordinaires, des tranches de vie.
Observateur attentif, témoin réaliste, Jean Rolin évoque, par petites touches, les déchirures et les
tensions de ce Finistère africain. Ses rencontres tiennent une grande place dans la chronique de ce
bourlingueur sans permis de conduire. Des portraits, des comportements, des coups de cœur passagers
qui tissent imperceptiblement la trame politique de la région.
Sur un ton léger et sans complaisance, l’auteur raconte aussi bien sa rencontre au quartier général de
l’ANC (Congrès national africain) à Lusaka que la majesté des chutes du Zambèze (Victoria Falls) et sa nuit
de Noël à Upington, bourg rural sud-africain sur la rivière Orange. Ce fief afrikaner profond engendrera
chez Jean Rolin une rogne, digne des foudres de Jupiter, son irritation allant croissant face à tant de
certitudes étroites.
Ce n’est pas vraiment une promenade sur ce parcours semé d’embûches, de frontières incertaines et
d’animaux prêts à dévorer l’imprudent. Cet amoureux de la nature et fin connaisseur de la faune,
notamment des volatiles de tous acabits, nous livre quelques pages mémorables sur ces rencontres
insolites, ses découvertes inattendues comme celle de l’invisible oryctérope.
Dans un style enlevé et plein d’humour truffé de références culturelles, les péripéties de Jean Rolin
constituent une approche personnelle originale dans cette extrémité mouvementée du continent
africain.
Michel Bôle-Richard, « Voyage sur la « ligne de front » », Le Monde, Paris, n°13661, 29/12/1988, p.6.
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*La Frontière belge, roman (Jean-Claude Lattès, 1989, L’Escampette, 2001)
*Cyrille et Méthode, roman (Gallimard, 1994)
Une fable sinistre et burlesque par AGNES VAQUIN
Avec Cyrille et Méthode, Jean Rolin illustre à sa manière un genre qui fait florès dans
la production littéraire actuelle. Le jeu consiste à développer une fiction
sociopolitique destinée à renvoyer au lecteur, comme réfléchie par un miroir
déformant, l’image d’un régime auquel se heurte un narrateur s’exprimant ici à la
première personne, et dont nous sommes invités à partager l’intimité.
L’action se développe dans la principauté de Marsagne ou marsagnasque, dictature
située au bord de la mer Pyréenne. L’effet d’écho joue immédiatement et l’auteur ne craint pas d’utiliser
quantité de détails relatifs à un petit pays bien connu. La principauté de Marsagne, donc, est aux prises
avec sa redoutable voisine, la Karbardie, état également totalitaire, d’inspiration socialiste, cette fois.
Mais loin de s’opposer, les deux sœurs ennemies se ressemblent au contraire, et même au point qu’il est
impossible au commun des mortels de savoir qui est qui, ni qui trahit qui.
Les malheurs du personnage commencent avec la noyade - on comprend ensuite que c’était une mise en
scène - de son savant de père - mais était-ce son père, puisqu’il ne dit jamais que « le » père ? - coupable
vraisemblablement d’avoir signé un rapport détonant sur l’alimentation du rat noir (Rattus rattus),
lequel a le tort de s’attaquer aux poussins de puffins cendrés. Impliqué dans cet accident fâcheux, le
pauvre garçon est accusé, malmené, condamné, décervelé, déporté, isolé, après un inexplicable répit et,
finalement, exécuté vivant, puisque même sa mort ne peut être avérée.
Malgré ses louables efforts, il est aussi soumis à d’abracadabrantes aventures en trente-deux séquences,
qu’il est par définition ardu de rabouter, puisque le non-sens s’est substitué au sens. On peut même
ajouter que ce non-sens a un voix. C’est le journal en quelque sorte officiel, le « Rofte Populi Naturilor! »,
dont, comme par hasard, les exemplaires traînent partout, ce qui permet périodiquement au narrateur
de s’informer de sa propre existence.
Le mérite du récit est sans doute lié au développement hyperbolique de cette absurdité, que Jean Rollin
associe cocassement à l’érudition lourde du jeune homme dans les domaines de l’ornithologie et de la
botanique.
L’amateur appréciera une galerie de personnages ubuesques, et d’autant plus grotesques qu’ils sont
puissants : la princesse Domitile, qui a commencé par faire dans la variété avant de donner libre cours à
sa tyrannie, à sa caprices, à ses manies meurtrières. Se disputant avec l’abominable Exkrèma, exécuteur
de ses hautes œuvres, elle a un jour lâché dans la nature le principe de mort qui doit anéantir son
charmant royaume. Il s’agit d’un échantillon de « taulerpe », algue plus connue de nous sous le nom de
Caulerpa taxifolia. Ajoutons, pour faire bonne mesure, l’affreux commissaire Boïgas, quelques reîtres
brutaux et alcooliques, et quelques truands débiles et vicieux.
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Un mot, enfin, de Cyrille et Méthode, les théoriciens muséifiés du régime de Kabardie. Leurs successeurs
leur ont volé jusqu’à leurs visages. « Dans le bureau d’Exkrèma, je remarquai (…) un montage réalisé à
partir d’une de ces Icônes à l’effigie de Cyrille et Méthode que les moines kabardins fabriquaient en série
où les visages des deux saints avaient été remplacés par ceux, hilares, d’Exkrèma et du commissaire
Boïgas. »
De cette fable sinistre et burlesque, la morale est donc qu’il n’y a pas de morale, pas de sens. Le monde
est peuplé de pantins tous plus bêtes et plus méchants les uns que les autres. Tous mentent, tous
trahissent, y compris le narrateur qui ne sera guère perturbé de se retrouver pour un temps dans la peau
d’un soudard meurtrier.
La dédicataire de Cyrille et Méthode est une dame prénommée Joséphine. Est-ce la même qui donne son
titre à un autre petit texte de Jean Rollin? Belle, intelligente, douée, pleine de charme, mais toxicomane,
détruite, désespérée Joséphine a vécu ce que vivent les roses. Comme il y a un désespoir du peintre, il y
a un désespoir de l’écrivain : comment parler de Joséphine, et comment ne pas parler d’elle ?
Agnès Vaquin, « Une fable sinistre et burlesque », La Quinzaine littéraire, Paris, n°654, 16-30 septembre 1994, p. 10.
* Joséphine, récit (Gallimard, 1994)
* Zones, roman (Gallimard, 1995, coll. « Folio », 1997)
* L’Organisation, roman (Gallimard, 1996, coll. « Folio », 1999) (Prix Médicis 1996)
La vie des groupuscules gauchistes post-soixante-huitards, on commence à la connaître.
Pourtant on se la laisse conter une fois encore, et avec le plus vif intérêt. Le narrateur
doit beaucoup aux souvenirs personnels de l'auteur dont le propre frère, Olivier, avait
également une «position éminente dans la hiérarchie de l'organisation». Il rappelle de
quelle manière des camarades - dont le séparaient parfois les «frontières du goût» - se
chargeaient de prolétariser les «intellectuels» de son genre. Tour à tour nettoyeur de
cuve de pétrolier, balayeur chez Sud-Aviation, docker, livreur, marchand de fruits. Et
constamment tenu à l'œil par les R.G. qui se méfient de ses complots contre l'ordre
bourgeois, voire par la D.S.T. qui le soupçonne d'espionnage au profit de la Chine... Le jeune gauchiste,
très surestimé par l'adversaire, se laisse exclure de l'organisation et part offrir ses services aux
catholiques de Belfast, aux révolutionnaires de Lisbonne et aux anticolonialistes du Mozambique.
Revenu en France, il devient rédacteur chez un éditeur catholique pour pouvoir s'acheter du «produit»,
c'est-à-dire de la drogue. Et la dérive s'achève sur un double miracle.
L'organisation décrit, avec une amicale ironie, un mélange détonant de candeur et d'ardeur et use de
cette impeccable syntaxe que les magistrats préféraient à celle des policiers. Question de classe.
Jean-Pierre Tison, Lire, Paris, 01/10/1996, disponible sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/l-organisation_799663.html.
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* C’était juste cinq heures du soir, avec Jean-Christian Bourcart, roman (Le point du jour, 1998)
* Traverses, récit (NIL,1999)
* Campagnes, récit (Gallimard, 2000)
* La Clôture, roman (P.O.L., 2002)
* Chrétiens, roman (P.O.L., 2003)
* Terminal Frigo, roman (P.O.L., 2005)
Le lecteur de Jean Rolin connaît sa fascination pour les zones portuaires qu'on écarte
des cartes postales et où la vie ouvrière a laissé l'empreinte bétonnée et métallique de
son existence. Terminal frigo rassemble des moments empruntés à la vie des ports
français comme Saint-Nazaire où il vécut une partie de son engagement des années 70
et où il se trouve lorsque s'écroule la passerelle du Queen Mary II qui tue quinze
personnes. Entre-temps le livre a fait mine d'enquêter sur la défection d'un
remorqueur du Jean-Bart pendant la Seconde Guerre mondiale et à l'héroïsme d'un
autre. Cela conduit à Casablanca où le navire subira le bombardement américain et cela conduit à l'oncle
maternel dont le sous-marin fut attaqué là. Les fictions se tiennent prêtes à s'emparer du lecteur, mais le
réel devient si riche du moment qu'on sait le retenir dans les filets de la langue. Par exemple, quand le
narrateur (très en retrait) côtoie les clandestins qui à Calais attendent une ouverture vers l'Angleterre. La
galerie de portraits qui nous est offerte est un carrefour aux cent vies, aux cent destins. Rolin se tient là
comme Raymond Depardon le fait dans ses films. Toute l'acuité du regard, toute la précision de la langue
viennent faire surgir des pages du livre de la vie vraie. Voyez par exemple venir, page 49, Sunny Paul
« originaire de Trichur, dans l'état du Kerala, il appartient à la minorité catholique, il a déjà travaillé
plusieurs années à l'étranger, dans le Golfe, et il lui tarde de se marier, si possible avec une femme d'un
niveau culturel et social égal au sien, et de même confession. » Toute l'écriture du livre est là : une
humilité du style qui semble effacer jusqu'au narrateur, mais une précision et un montage des
informations qui ouvrent l'horizon. L'arrivée de Sunny Paul dans le livre apporte un peu de l'Inde,
beaucoup du cosmopolitisme de celui qui a travaillé à l'étranger, elle aborde les questions religieuses et
sociales, les désirs et les réalités. Le livre travaille ainsi, par des touches qui font sortir de l'ombre des
hommes qui seraient restés sans nom. Il dresse une topographie balafrée des zones portuaires d'où l'on
ne part pas autant qu'on le souhaiterait. Il brasse des destins ordinaires qui ressemblent à des légendes
locales, celles des dockers et des syndicalistes dont José Kiecken qui, en assemblée, présente Jean Rolin
comme " quelqu'un qui écrit un livre sur les ports. S'il n'écrit pas la vérité, on sait où le trouver... pour
discuter ! " L'injonction est suivie à la lettre et la vérité des livres de Jean Rolin ne s'accommode pas des
mensonges qu'on fait parfois par bonté. Il arrive que les livres soient cruels, c'est qu'ils ne trichent pas.
Écrire ce qui est, suppose du talent mais surtout une éthique exigeante dans le saisissement des choses
et des lieux et dans leur restitution sur la page. L'art de l'observateur compassionnel.
Thierry Guichard, Le Matricule des Anges, Montpellier, n°062, avril 2005, disponible sur
http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=21770.
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* L’Homme qui a vu l’ours, reportages et autres articles (P.O.L., 2006) (Prix Ptolémée 2006)
* L’explosion de la durite, roman (P.O.L., 2007)
* Un chien mort après lui, roman (P.O.L., 2009)
« Rolin a du chien » par PHILIPPE LANÇON
Préférences. De Beyrouth à Lyon-Perrache, l’écrivain suit les chiens jaunes pour
parler du terrain vague de l’espèce humaine. Pas plus que le soleil ou la mort,
l’événement ne semble pouvoir être regardé fixement : il n’y a que les imbéciles et
les éditorialistes pour avoir l’indélicatesse de croire qu’il ne les aveuglera pas. Depuis
la Ligne de front, Jean Rolin l’observe de manière oblique, en contemplant
absolument un coin de la scène, de guerre, d’abandon ou de désolation. Il
l’expliquait fort bien, en 2003, dans Chrétiens, en débutant sa description de Gaza
par celle d’une relique de la taille d’une cuisse de poulet, attribuée à l’ermite grec saint Porphyre qui
imposa difficilement sa religion à la ville : «Gaza est un si gros morceau qu’il peut paraître inconvenant
de s’y attaquer avec la description d’un petit os. Mais mon entreprise n’est-elle pas dans son ensemble
inconvenante et hors d’échelle ?» C’est précisément l’inconvenance de cette perpétuelle digression qui
fait tout l’à-propos de l’écrivain, et sa sortie d’échelle qui, par la précision distanciée du regard et la
matière ironique de phrases aux incises proustiennes, la rétablit dans sa justesse. En résumé, c’est par
l’immersion dans le détail que les mots de Rolin remontent, comme les bulles lâchées par le plongeur,
vers le tout. Le Cubain José Martí affirmait que «toute la gloire du monde se trouve dans un grain de
maïs». Et toute sa misère et son absurdité, pourrait-on ajouter, dans les déplacements ou les aboiements
d’un chien.
Féraux. Un chien mort après lui évoque ce pauvre monde à travers les chiens errants, ou chiens jaunes,
ou féraux, adjectif qui selon Rolin viendrait de l’anglais feral, mais qui semble d’abord inspiré par le latin
ferus (sauvage, non apprivoisé). La liberté inquiétante et déplacée de ces animaux, qu’ils soient solitaires
ou en meute, appartient plutôt à la nuit, à la mort, aux ruines, aux cadavres qu’ils dévorent en se les
disputant comme dans le songe d’Athalie, ou, plus simplement, au vide et à la jachère humaine. Ils nous
informent sur la vie des hommes de même que Moby Dick, cité à plusieurs reprises. Rolin les utilise
d’ailleurs comme Melville sa baleine blanche : moins comme prétextes que comme obsession et
probablement symboles de sa propre façon d’envisager le monde, ils ne paraissent dormir, aboyer ou
mordre, que pour mieux révéler un tableau inattendu, et au désespoir plein de tact, d’Edward Hopper.
Une scène significative du livre, et de la façon dont Rolin subit et caresse l’événement, est celle où un
combattant du Hezbollah raconte comment il a donné sa dernière boîte de thon à un chien affamé,
expliquant : «Si j’ai montré de la pitié pour ce chien, peut-être Dieu en montrera-t-il pour moi-même.»
L’histoire vient d’une dépêche de l’AFP, et l’écrivain s’empresse d’ajouter que, dans un village voisin, le
même journaliste «avait rencontré une vache à la recherche de nourriture dans une cuisine abandonnée,
des chevaux errant sans but le long de la rue principale, et même un âne brayant à fendre l’âme, une de
ses pattes coincée dans un écheveau de fil de fer, sans que le sort des uns ou des autres émeuve le
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moins du monde le responsable local, plus gradé, du Hezbollah». Il faut attendre la page 190 pour
apprendre, ou se rappeler, que le titre est tiré de la dernière phrase d’Au-dessous du volcan, de Malcolm
Lowry, dans la traduction classique («Folio») de Stephen Spriel et Clarisse Francillon. Le consul crie et
meurt en tombant, puis «quelqu’un jeta un chien mort après lui dans le ravin». Il est heureux que Rolin
ait retenu cette traduction. Celle plus récente de Jacques Darras (Grasset, «Cahiers rouges»), «quelqu’un
balança un cadavre de chien derrière lui, dans le ravin», l’aurait privé d’un excellent titre.
«Rhétoriques». La plupart des bêtes que Rolin observe ne sont pas mortes, même si elles errent dans
des ravins. Il distingue entre les «chiens rhétoriques», qui par leurs actes doivent rappeler l’homme à son
désastre (il en retrouve les traces dans l’Iliade, la Bible ou chez Malaparte) et les chiens réels qui, le plus
souvent, comme chez Flaubert et comme tout écrivain, ne font rien. Il suit ceux-ci (ou s’en éloigne) sur la
Caspienne, à Lyon-Perrache, en Tanzanie, à Moscou, en Thaïlande, à Mexico, à Santiago du Chili, au
Caire, en Mongolie, à Baltimore et à Athènes, en Australie, et, avant tout, au Liban pendant la guerre de
2006 qui opposa Israël au Hezbollah. La manière dont il les (et se) décrit dans leur environnement est à la
fois minutieuse et liquide : la scène canine baigne dans la lenteur des phrases comme un souvenir dans
une conscience infiniment sensible et solitaire. Elle se décompose et se recompose par les mots,
appositions, conjonctives, et leurs élégants détours finissent par ressusciter non pas le temps, mais
l’humanité - momentanément - perdue.
Philippe Lançon, « Rolin a du chien », Libération, 22/01/2009, disponible sur http://www.liberation.fr/livres/0101313884-rolina-du-chien.
* Le Ravissement de Britney Spears, roman (P.O.L., 2011)
« California Song » par ERIC CHEVILLARD
Qui n'a jamais mangé de la tortue crue au crépuscule sur la rive du Yang-Tseu-Kiang
ne sait rien du bonheur d'être en vie. Tel est le genre de considération que l'on est en
droit de redouter de la part de l'écrivain qui voyage. Bien souvent, il nous en
remontre plus qu'il ne nous en montre et le lecteur cloué dans son fauteuil est
supposé n'avoir rien de mieux à faire que le regarder pagayer avec vigueur dans les
rapides. Il n'en va pas du tout ainsi avec les livres pourtant très dépaysants de Jean
Rolin. En 2009, dans Un Chien mort après lui, il nous entraînait à Mexico, à Beyrouth, au Caire, en Haïti,
sur la piste sinueuse des chiens errants qui déroulaient à leur insu le fil de sa narration digressive,
propice aux rencontres insolites et aux méditations inédites sur l'état du monde. Plutôt voyager puis
écrire comme les chiens errent, afin de dérouter et de surprendre les réflexes conditionnés de l'écrivain
voyageur.
De nombreux animaux rôdent aussi dans Le Ravissement de Britney Spears, le nouveau roman de Jean
Rolin, citons le -léopard des neiges, le buffle, le lycaon, la marmotte bobac, le coyote, le mouflon Marco
Polo, le martinet de Vaux, l'écureuil fouisseur, le pélican, le vautour percnoptère et pas moins de
soixante-dix vaches répandues sur une freeway de Los Angeles. Cela seul suffirait à nous rendre ce livre
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précieux tant il est rare de voir -évoluer d'autres animaux que ceux de l'espèce humaine dans notre
littérature qui en a pourtant depuis bien longtemps -éventé tous les secrets et décrit tous les tourments.
C'est à une autre faune encore que s'intéresse ce roman, observée avec une ironie ordinairement
étrangère à l'éthologie et qui n'exclut pas pour autant la précision : les célébrités people capricieuses et
tourmentées de Los Angeles, au premier rang desquelles Britney Spears, mais aussi Katy Perry ou
l'indocile, autodestructrice et ravageuse Lindsay Lohan pour laquelle le narrateur se prend à distance
d'une affection vaguement trouble. On la partage : n'a-t-elle pas un corps pâle et menu semé
d'éphélides, une moue mortelle et les yeux verts ?
Imaginons donc que les services secrets français aient vent d'un projet d'enlèvement de Britney Spears
par un groupuscule islamique et qu'ils accordent foi à la menace au prétexte "qu'il n'est pas plus absurde
- et plutôt plus facile - de s'en prendre à Britney Spears qu'aux tours du World Trade Center, et que la
valeur symbolique de la première, aux yeux du public américain, est à peine moindre que celle des
secondes". Imaginons qu'ils envoient aussitôt à Los Angeles un agent ayant pour mission de déjouer cet
attentat, de ravir la blonde au nez et surtout à la barbe des terroristes pour la faire réapparaître ensuite
à Saint-Barthélemy, dans le double objectif d'en retirer de "grands avantages de prestige" et de
"promouvoir le tourisme aux Antilles". Essayons encore d'imaginer - et là, ça se corse - qu'un romancier
relève le gant de développer sur près de 300 pages et sans la moindre baisse de rythme un argument
aussi improbable...
Jean Rolin s'y colle et aussitôt le récit décolle. Son agent est un de ces désabusés minables et
débrouillards à la fois que l'on trouve dans le roman noir, toujours à la limite de la parodie, dépourvu du
permis de conduire dans la ville automobile de Los Angeles, qui n'encourt jamais de péril plus grand que
celui d'être accidentellement décapité par le ventilateur plafonnier de sa chambre d'hôtel et qui
s'éprend d'un sosie lui-même approximatif de Britney, toutes choses finalement pertinentes et bien
comprises dans le monde de faux-semblants d'Hollywood. Cet agent est aussi le narrateur de l'histoire
qu'il conduit avec plus de brio que sa mission dont le bien-fondé lui semble de plus en plus spécieux. Il
s'acquitte de celle-ci pour l'essentiel en s'agrégeant aux paparazzis qui guettent devant les bars et les
boutiques de Sunset Boulevard la sortie de ces petites stars tyranniques et affolées dont la gloire ne
repose pas toujours sur des mérites aussi minces qu'on pourrait le penser puisque certaines ont bel et
bien des seins énormes - "sur l'authenticité desquels une controverse récurrente agite la presse
spécialisée", il est vrai.
L'humour et la mélancolie, le premier puisant nombre de ses traits dans la seconde, confèrent à ce
roman une tonalité très étrange. La note ironiquement durassienne de son titre en dévoile pourtant la
haute ambition puisqu'il s'agit ni plus ni moins de ravir à la presse people si futile les noms et les
situations dont elle fait son beurre pour les transporter dans la littérature, laquelle, en effet, sous la
plume audacieuse de Jean Rolin, ne recule devant rien de ce qui constitue notre monde.
Eric Chevillard, « California Song », Le Monde des livres, 01.09.11, disponible sur
http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/09/01/california-song_1566180_3260.html
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C. Entretien
Britney Spears, l'héroïne trash et romanesque de Jean Rolin
Des excès de la pop culture aux marges de Los Angeles, Jean Rolin fait de Britney Spears l’héroïne la
plus romanesque de la rentrée littéraire.
En mai 2010, Jean Rolin avait déjà passé un mois à Los Angeles, pour écrire un livre mystérieux présenté
comme un “texte sur Britney Spears, enfin pas vraiment…”. Il débarquait à une rencontre entre écrivains
américains et français, où l’on avait eu la chance d’être invité, en racontant ses trois heures de bus pour
se rendre à Calabasas, le quartier ultrarésidentiel où vit Britney Spears, où à peine avait-il allumé une
cigarette qu’un habitant du lieu lui faisait remarquer les panneaux d’interdiction de fumer. Quelques
jours plus tard, à la sortie tardive d’une autre de ces rencontres à la mythique librairie City Lights de San
Francisco, il tombait dans un coma éthylique à la suite de l’ingestion répétée d’un cocktail à base de café
au lait et de bourbon, et finit ramené et bordé par Philippe Djian à son hôtel…
Quelques semaines après, alors qu’on était de retour à Los Angeles pour interviewer Bret Easton Ellis,
autre parangon destroy de L. A., et n’y connaissant pas âme qui vive, impossible de ne pas donner
rendez-vous à Jean Rolin au restaurant du Sunset Tower Hotel, connu pour être fréquenté par les stars,
pensant que cela l’aiderait pour son travail. Or on n’y avait croisé personne – hormis l’étrange maître
d’hôtel, un Russe blanc aux cheveux noir corbeau qui ne cessa de nous répéter : “Vous venez de rater
Meg Ryan, Bob Evans, Rachel Zoe, Jennifer Aniston, Reese Witherspoon, Tom Ford…” Quelques mojitos
plus tard, Rolin passait dix minutes à vaciller devant la sortie, se demandant pourquoi on l’avait fermée à
clé (en fait, il suffisait de pousser la porte et non de la tirer). Un écrivain digne de son sujet : Britney, ou
l’icône pop la plus trash…
Deux jours plus tard, désireux de nous faire connaître un autre lieu hanté par les stars, Rolin nous fixe
rendez-vous au restaurant du Chateau Marmont : personne. Il nous entraîne alors au bar du Marmont,
assourdissant de pop pénible, car Lindsay Lohan s’y rendrait tous les soirs... Hélas, elle vient de quitter
les lieux. On croisera plutôt force SDF en chemin, sur un Sunset Boulevard fantomatique, comme laissé à
l’abandon, mis à part ses hôtels de luxe : Los Angeles, la ville où l’on rate toujours quelqu’un, où ceux
que l’on cherche semblent toujours s’évanouir au moment où l’on va les atteindre. Forcément
romanesque… Avec son titre durassien, Le Ravissement de Britney Spears, nouveau roman de Jean Rolin,
rend compte de ce vide et mieux, de la virtualité d’une société avide d’images mondialisées de starlettes
aux existences aussi effilochées que le réel.
Lui qui a parcouru le monde comme reporter et écrivain depuis trois décennies, qui a témoigné de
guerres, conflits sanglants, quartiers de Paris à la misère bouleversante (La Clôture, 2002), bref, de la
gravité du monde, a choisi de se confronter à la frivolité de façade de la pop culture via son icône la plus
intéressante. Sauf qu’à travers l’histoire cocasse d’un agent secret envoyé à L. A. pour sauver Britney
d’un complot islamiste, c’est un roman noir ultracontemporain que signe Rolin, c’est-à-dire décalé, drôle,
étayé d’une enquête quasi ethnographique, avec une blonde perdue et fatale (mais seulement à ellemême) et où l’intrigue n’est qu’un moyen de montrer une ville – la ville du noir par excellence – via ses
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bas-fonds, ses marges, ses populations souterraines. Entretien à Paris, un an après nos entrevues à Los
Angeles, autour d’un défi littéraire réussi.
Quelle était votre envie de départ ? Ecrire autour de Los Angeles ou de la pop culture ?
Jean Rolin – Au départ, c’est très nettement mon envie d’aller à Los Angeles. Tous mes livres
commencent par le choix et la définition d’un territoire, de manière quasi militaire ou urbanistique : je
me procure des plans, de plus en plus détaillés, j’étudie des itinéraires. On m’avait toujours présenté
cette ville comme la seule où je serais incapable de faire quoi que ce soit, car c’est la ville de l’automobile
et que, ne sachant pas conduire, je serais dans l’incapacité de m’y déplacer. Ce qui témoigne de manière
assez cocasse de la relative homogénéité sociale des gens qui me tiennent ce genre de propos, puisqu’en
réalité les pauvres de L. A. se déplacent en transports en commun et qu’il y a un très bon réseau de
transports, surtout des bus. Ma volonté première, c’était donc de trouver ma place dans un territoire dit
“hostile”. Car si en général j’aime fréquenter des endroits malcommodes, là on me le présentait comme
particulièrement handicapant.
A partir de quand avez-vous pensé à Britney Spears ?
Il m’a fallu définir un objectif. J’ai voulu m’attaquer à Hollywood pour me confronter à tout ce qui m’est
étranger. Car j’étais vraiment d’une ignorance crasse à ce sujet avant de l’aborder. Bien sûr, je
connaissais Britney Spears, impossible de ne pas la connaître. Sa musique pop n’est pas ce que je
préfère, mais Womanizer peut me mettre de très bonne humeur.
Je commence à me renseigner sur son personnage et je découvre alors qu’elle a cette capacité très
prononcée à se déplacer continuellement à travers Los Angeles, nuit et jour, en couvrant des distances
considérables de manière absolument aléatoire. Ce trait a excité mon imagination géographique. On
trouve même, dans des revues people, des articles avec des plans indiquant tous les lieux où elle s’est
rendue tel ou tel jour. En plus, à l’époque, elle avait une vie extraordinairement dissolue – elle se soûlait
la gueule, se défonçait, s’envoyait en l’air avec un tas de mecs – ce qui me l’a rendue très sympathique et
profondément touchante. Elle sillonnait la ville pour s’arrêter dans des bars, parfois obligée
d’abandonner sa voiture tellement elle était ivre, s’arrêtant trois heures dans un hôtel pour faire Dieu
sait quoi ou s’achetant un truc dégueulasse à manger. Curieusement, ses itinéraires au volant de son
coupé Mercedes à travers cette agglomération immense donnaient vie à cet objet inanimé qu’est une
carte de Los Angeles.
Comment avez-vous travaillé autour de Britney ?
J’ai lu quelques biographies à son sujet, toutes assez débiles d’ailleurs, et j’ai constaté qu’elle avait une
vie vraiment intéressante car mélodramatique : une enfance relativement pauvre, un père alcoolique, un
début de carrière artistique prématuré, des efforts démentiels pour intégrer le Club Mickey (rires)… La
vie de Britney est une vraie vie. Rien ne lui a été servi sur un plateau d’argent, contrairement à Lady Gaga
qui, en tant que personnage, me paraît un pur artifice, la pure émanation d’un système, et ne
m’intéresse absolument pas. Davantage qu’une émanation, Britney est avant tout un pilier de ce
système, mais elle l’est devenue au prix d’épreuves inouïes. Ce que j’aime chez elle, c’est qu’au départ
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c’est une fille seule qui, même si elle s’appuie sur une armée de parasites, de tapeurs et de flatteurs, se
bat pour réussir. Sa solitude me touche parce qu’elle se manifeste dans le désordre de ses amours, dans
sa propension à toutes sortes d’excès, dans l’incohérence de ses démarches et dans ses trajectoires
brisées à travers la ville. Il y a quelque chose de vraiment romanesque chez elle.
Parce qu’elle reste humaine, elle devient une héroïne ?
Disons qu’elle n’a rien de calculé. L’épisode quasi christique qui m’a définitivement conquis et convaincu
de la sincérité de ses difficultés, de la fragilité attachante de sa personnalité, c’est l’épisode célèbre de sa
tonsure. Le jour où elle empoigne une tondeuse et se rase la tête dans un salon de coiffure un peu
minable de Ventura Boulevard. C’est un acte sacrificiel. Depuis un certain temps, on assiste à une
surestimation de Marilyn Monroe. L’intelligentsia s’est emparée d’un coup d’une star qui lui est
étrangère et en a fait son idole. Tout le monde est prêt à s’émouvoir sur la vie de Monroe, mise en scène
dans certains livres qui sont d’ailleurs remarquables comme Blonde de Joyce Carol Oates ou Marilyn
dernières séances de Michel Schneider. Britney ne semble pas intéresser l’intelligentsia, qui la trouve
même dérisoire. Mais elle possède véritablement une part de souffrance tragique à la Marilyn. Dans cet
acte de tonsure, on trouve quelque chose du geste de Van Gogh se coupant une oreille ou de Kurt
Cobain se suicidant.
Vous parlez également beaucoup de la chanteuse et actrice Lindsay Lohan…
Il y a aussi une dimension tragique chez Lohan, que je trouve plus jolie et plus sexy que Britney, mais qui
humainement me touche moins. Cependant, les excès innombrables auxquels elle se livre traduisent un
véritable désarroi. Elle est devenue sa propre ennemie. Je ne suis pas attiré par les stars et le show-biz
mais j’assume parfaitement un côté midinette.
Entre la virtualité des cartes que vous consultez chez vous à Paris et la vérité de Los Angeles quand
vous vous y installez pour trois mois, qu’avez-vous éprouvé ?
Quand j’ai débarqué à L. A., je me suis senti complètement paumé. J’étais fondamentalement seul. J’en
ai un peu souffert au début, mais c’est aussi ce que je recherchais. C’est là que s’est construit le
personnage du narrateur – agent secret –, car je ne savais pas par avance comment s’articulerait mon
récit. Je me posais beaucoup la question de la proximité ou non que le narrateur devait entretenir avec
son sujet. Je me suis dit que l’approcher véritablement demanderait trop d’efforts (joindre ses agents,
etc.) et je ne voulais certainement pas faire une interview d’elle. Finalement, je trouvais ça plus
intéressant de n’être jamais amené à la rencontrer, sauf à la fin où je – enfin, le narrateur – me retrouve
avec elle dans un bistrot. Il m’a semblé que pour maintenir cette distance, il fallait que le narrateur soit
amené à surveiller ses mouvements, à étudier ses attitudes de loin. Avec pour consigne de l’observer à
son insu, dans une position de voyeur que je trouve littérairement plus stimulante.
Ce qui est drôle, c’est que le fait d’être à Los Angeles ne change presque rien : le narrateur suit les
activités de Britney sur internet, comme n’importe qui, n’importe où dans le monde.
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A part la course poursuite à la fin avec les paparazzis qui la traquent et qui m’ont permis de les suivre, le
fait d’être un éternel spectateur face à la pop culture est un des thèmes que je voulais développer. Au
fond, tout ça n’existe pas, ou existe à peine... Ici, à Paris, maintenant, nous pourrions suivre l’actualité de
Britney ou de Lindsay avec la même acuité que si nous étions à Los Angeles. La seule différence, c’est
que là-bas, même si l’on ne sait pas conduire, on peut prendre un bus ou marcher jusqu’au magasin où
elles sont en train de faire des courses – puisqu’en général elles y passent un temps fou. A L. A., tu peux
passer du virtuel au réel, même ténu. Par exemple, j’ai pu regarder sur le net la perquisition diligentée
par le père de Lohan chez sa fille et découvrir que ça se passait dans l’immeuble d’en face. Et puis le fait
d’être à L. A. m’a permis d’écrire un livre sur L. A., puisque c’était quand même mon projet initial :
assister au défilé des Mexicains le 1er mai, à la parade de la police pour l’enterrement de leur chef…
C’est autre chose d’y être.
N’avez-vous pas été confronté à une forme de vacuité ?
Parfois jusqu’à la cinglerie, jusqu’à la dépression. Pendant que je guettais Lohan à la sortie de sa
comparution chez l’attorney, à Venice, j’ai vu des tas de gens l’attendre debout trois heures durant, alors
qu’ils ne la connaissent même pas… Les starlettes de la téléréalité déplacent encore plus de monde et
n’ont pourtant pas vraiment d’existence, ce sont juste les vedettes d’émissions comme Keeping up with
the Kardashians ou de sex tapes. Lindsay Lohan est différente de ces filles, qui sont pour moi la
quintessence de la nullité absolue, telles les trois soeurs Kardashian (héroïnes de reality show – ndlr).
Lindsay a quand même commencé sa carrière comme actrice, certes de seconds rôles, mais bonne
actrice. Si elle faisait moins de conneries, elle serait parvenue à un autre statut.
A moins de 30 ans, les stars comme Britney semblent déjà cramées…
Elle a pris presque autant de risques que les stars des années 60 que nous vénérions.
Dans La Clôture, vous écriviez sur le boulevard Ney à Paris et sa population. Avez-vous abordé Los
Angeles différemment ?
Les deux démarches ne sont pas si éloignées l’une de l’autre. Si tu marches à Los Angeles, tu rencontres
des SDF en permanence – comme sur le boulevard Ney. Ce sont eux que tu croises le plus souvent. La
nuit, cela en devient inquiétant car la plupart sont devenus fous, ils soliloquent, hurlent… Il m’est arrivé,
sur un trajet de 300 mètres en rentrant d’un restau, d’être accosté par cinq clodos, qui généralement te
tapent une cigarette. Ça crée une solidarité, même minimale, car non seulement je me retrouvais l’un
des seuls à marcher à L. A., mais en plus l’un des rares à fumer – et à fumer en marchant ! Le décor de L.
A. dégage autant d’étrangeté que le boulevard Ney, où là aussi il m’a fallu un mois et demi pour me
sentir bien, où je n’ai été à l’aise que quand j’ai eu des points de repère : quelques cafés où je retournais
tout le temps et où j’ai commencé à connaître des gens, mon ami congolais qui servait de garde au McDo
ou mon ami SDF qui vivait dans sa caravane. Je parcourais régulièrement les cinq kilomètres du
boulevard Ney entre la porte de Clignancourt et celle de Pantin, dans les deux sens et nuit et jour. Mon
parcours était scandé par un certain nombre d’étapes familières et rassurantes. A L. A., mes trajets
étaient plus aléatoires, donc développant une moindre familiarité.
Vous avez suivi des paparazzis pendant plusieurs jours. Qu’en avez-vous pensé ?
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Je me suis retrouvé plusieurs fois mêlé à eux, notamment la fois où Britney descend de sa Cadillac sans
culotte pour aller bouffer à The Abbey, un restau gay très connu. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi c’est
une scène si importante car il paraît qu’elle sort fréquemment sans culotte. Je les ai alors trouvés
agressifs et désagréables. Ensuite, j’en ai fréquenté plusieurs, je voulais faire du ride along avec eux, un
terme emprunté à la police qui consiste à traîner lentement en voiture dans les rues fréquentées par des
stars. J’ai d’abord accompagné un Français, qui suivait Katy Perry depuis son domicile de Loz Feliz jusqu’à
l’aéroport de Lax. Ce mec était beaucoup plus intéressant et paradoxal que je ne m’y attendais. Il n’est
absolument pas dupe de l’inintérêt de son travail, c’est juste un job alimentaire. Lui était avant tout
graffeur, et c’est ça qui l’intéressait. En général, les paparazzis se foutent des stars.
Ensuite, j’ai fait la rencontre encore plus étonnante de deux paparazzis brésiliens, qui ont passé quatre
ans à suivre Britney Spears – il y a énormément de Brésiliens chez les paparazzis. J’y allais avec
appréhension, persuadé qu’il s’agirait de deux connards. En fait, j’ai passé deux journées épatantes en
toute intimité avec ces deux mecs, qui patrouillent ensemble comme deux flics. Ils m’ont fait des
confidences, m’ont montré des photos de leur famille. Ce qui m’a frappé, c’est qu’ils évoquaient
l’histoire éternelle des paumés qui quittent un pays où ils n’ont aucun espoir pour un autre difficile. Ces
deux émigrants, très solidaires, me faisaient penser aux héros des romans de Steinbeck. On aurait pu
s’attendre à ce qu’ils soient cyniques, mais ils portent une certaine affection à Britney parce qu’elle a des
goûts aussi populaires qu’eux et ne se la joue pas, contrairement à Victoria Beckham qu’ils détestent. Un
jour où elle sortait de l’hôpital, seule, Britney a même demandé à Felipe, le plus jeune, de la
raccompagner chez elle, puis l’a fait entrer dans sa propriété. En me racontant ça, il aurait pu terminer
son récit par une allusion graveleuse, car elle avait la réputation de s’envoyer en l’air avec n’importe qui,
mais non, il est resté parfaitement galant. Elle avait assez confiance en lui pour le faire entrer chez elle.
Quant à Sandro, il l’a un jour aidée à se sortir de l’eau où elle s’était jetée complètement pétée à 4
heures du matin.
On sent quelque chose du roman noir dans votre livre.
Il y a une intrigue en effet, avec un agent secret bon à rien qui doute à juste titre de la réalité de la
mission qu’on lui a confiée… Quant aux deux paparazzis, c’est vrai qu’ils patrouillent comme des flics –
d’ailleurs, Sandro était flic au Brésil et Felipe veut intégrer le LAPD. Pour moi, L. A. est bien sûr la capitale
du roman et du film noirs, et des histoires très sombres qu’on trouve chez John Fante et James Ellroy. En
écrivant ce texte, je me suis référé constamment à cette noirceur et ce tragique social si importants dans
l’histoire de la ville et dans la littérature qu’elle a suscitée.
Le Ravissement de Britney Spears est un roman, pas La Clôture. Comment décidez-vous qu’un livre est
un récit ou un roman ?
L’Organisation, sur mes années maoïstes, est devenu un roman car à l’époque je ne prenais aucune note
puisque notre activité était clandestine. Il ne s’agissait que de souvenirs et la reconstruction que j’en ai
fait est évidemment romanesque, même si c’est un roman autobiographique. La Clôture, on pouvait
aussi l’imaginer comme un roman, puisque je tramais deux histoires qui n’avaient a priori rien à voir : un
héros de l’Empire qui a donné son nom au boulevard, et les gens qui aujourd’hui le peuplent. Je trouvais
cette démarche romanesque, sauf que rien n’est inventé dans ce livre. Je ne me sentais pas le droit de
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fictionner la vie des gens dont je parlais. Car il faudrait faire une distinction entre les termes “roman” et
“fiction”. Le Ravissement de Britney Spears est très largement une fiction, même si le narrateur a de
nombreux points communs avec moi. Sa mission est le fil romanesque de l’histoire et permet qu’elle se
déroule sur deux scènes différentes, celle de L. A. et celle du Tadjikistan. J’aime beaucoup écrire de la
fiction. Je m’en suis détourné en 1993 après Cyrille et Méthode, et j’avais très envie d’y retourner. Et puis
je voulais aborder, sur un mode burlesque, le terrorisme islamique, qui est l’autre composante
importante de l’époque avec l’entertainment. Donc j’ai imaginé un complot islamiste visant à enlever ou
assassiner Britney Spears – ce que je trouvais à la fois burlesque et parfaitement vraisemblable. Je n’ai
d’ailleurs jamais compris pourquoi les terroristes n’avaient pas choisi de frapper Hollywood, qui
représente exactement tout ce qu’ils détestent, plutôt que les Twin Towers.
Vous avez fait partie d’une organisation maoïste dans les années 70. Des décennies après, vous écrivez
autour de Britney Spears et du show-biz… Quid d’une critique sociale aujourd’hui ?
J’ai adhéré très sincèrement à une idéologie – le marxisme –, qui s’est révélée être très malfaisante, mais
qui à l’époque me paraissait proposer des solutions à tous les problèmes auxquels nous sommes
toujours confrontés, soit l’appropriation collective des moyens de production et d’échanges. La faillite de
cette idéologie est consommée, pour de bonnes raisons, et il n’est pas souhaitable qu’elle revienne. Tout
ce qu’on peut souhaiter, c’est que se développe une pensée critique d’une toute autre nature. La
critique sociale est on ne peut plus nécessaire aujourd’hui, mais elle ne peut plus naître des mêmes
bases.
Vous avez longtemps été reporter à Libération, au Figaro et dans d’autres journaux. Vous l’êtes
toujours. Qu’est-ce que cette pratique vous a appris ?
A peu près tout. Je pense malheureusement qu’à la longue, le reportage induit un certain relativisme et
une incapacité à croire sérieusement ce que l’on voit. Mais cela apprend aussi à ne pas se fier aux
apparences, aux a priori. Un exemple m’est cher : celui de la désagrégation de la Yougoslavie. J’ai
observé avec satisfaction que mes préjugés ne résistaient pas à l’épreuve des faits. De par ma culture
historique, même si elle n’est pas immense, j’étais au départ pro-Serbes, surtout qu’ils se présentaient
comme les partisans, alors que les Croates étaient les fascistes. Ce que j’ai vu et appris m’a fait
complètement changer d’avis. De même, ma sympathie pour les Palestiniens s’est développée parce que
j’ai voyagé en Palestine et en Cisjordanie (même si je ne serai jamais un ennemi d’Israël). Alors qu’au
départ, cette cause ne m’était pas particulièrement sympathique. Mais le reportage, ça dépend aussi sur
quoi tu tombes. Ce que l’on voit n’est jamais qu’une part infime de la réalité.
Recueilli par Nelly Kaprièlian
Les Inrocks, 20/08/2011, disponible sur http://www.lesinrocks.com/livres-arts-scenes/livres-arts-scenesarticle/t/68796/date/2011-08-20/article/britney-spears-lheroine-trash-et-romanesque-de-jeanrolin/?tx_ttnews[sViewPointer]=2&cHash=738a205c45b9f8971e60bba7d5b5b49b
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