La religion est-elle une aliénation? INTRODUCTION

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La religion est-elle une aliénation? INTRODUCTION
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
La religion est-elle une aliénation?
Notions connexes : «La liberté »
Repères : «croire/savoir», «transcendant/immanent»
Objectif méthodologique : apprendre à définir.
INTRODUCTION
Distribuer aux élèves fiche de méthode sur la définition + questionnaire introductif sur la religion.
Demander aux élèves : qu’est-ce que définir un mot, une notion ?
1) Le sens des termes
a. La religion :
Le mot « religion » se trouve dans un certain nombre d’expressions courantes : écouter
« religieusement » quelqu’un, faire quelque chose « religieusement », ne pas s’être fait sa religion
sur un sujet donné, la religion catholique, etc. Quel sens le mot « religion » et l’adverbe
« religieusement » ont-ils ?
Quand on dit, par exemple, qu’on écoute «religieusement» quelqu’un, cela signifie qu’on lui prête
grande attention à ce qu’il dit. De même s’applique-t-on à faire quelque chose « religieusement », au
sens où on considère ce qu’on est en train de faire comme quelque chose de sacré et qu’on éprouve un
sentiment d’obligation et de respect à l’égard de cette tâche. De même encore lorsqu’on affirme ne pas
s’être fait sa religion sur un sujet donné, on signifie par là qu’on hésite encore, que sa conviction
profonde n’est pas forgée, ce qui laisse entendre que la croyance religieuse est une croyance
profondément ancrée en soi.
Quelle est l’origine étymologique du mot « religion » ? Que nous indique l’étymologie
concernant la fonction de la religion ?
Le mot «religion» a deux origines étymologiques possibles et concurrentes. L’origine étymologique
la plus fréquemment avancée, mais qui est aussi la plus douteuse, est la suivante : religion viendrait du
latin religo, qui dériverait du verbe religare signifiant «relier»; la religion, c’est ce qui relie les
croyants entre eux, en les reliant tous à Dieu ou à la divinité. Ici, ce qui est prédominant, c'est la
fonction sociale de la religion, qui aurait pour finalité première de souder (lier) les hommes en une
communauté solidaire et fraternelle. La pratique religieuse réaffirme l'appartenance du fidèle à une
tradition; la religion est inséparable d'une organisation chargée de conserver, de promouvoir la doctrine
ou le credo d'une église.
La deuxième étymologie possible, la plus vraisemblable, dont on trouve la première occurrence
chez Cicéron, rattache le terme latin religio au verbe relegere, qui peut signifier «recueillir», «relire»,
«rassembler»; en ce sens, la religion n’est pas d’abord ce qui relie, mais ce qu’on recueille et relit.
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Elle se caractérise ici comme une disposition du sujet consistant à faire preuve d’une attention
particulière, d’un recueillement, d’un sens du sacré. L’aspect spirituel et subjectif semble ici
prépondérant.
La religion a donc un double aspect : la foi, la piété, la spiritualité qui relient les hommes à la
divinité (la religion «dynamique», selon Bergson), et une pratique rituelle institutionnalisée (la religion
«statique»).
b. est (verbe être) :
Quel sens le verbe « être » a-t-il ici ? A quelle notion philosophique importante correspond-il ?
Il s’agit de l’essence, de la nature, de la définition de la religion : la religion est-elle par nature, par
essence, par définition une aliénation ?
c. aliénation
Que faut-il entendre par « aliénation » ? (cf. cours sur le travail et la technique). Quel est
l’antonyme du mot « aliénation » ?
Le terme d'aliénation a plusieurs acceptions. En français (comme en latin) «aliénation» a un sens
juridique, très neutre : c’est le processus par lequel quelqu’un transfère sa propriété à quelqu’un d’autre
quels qu’en soient les moyens. En un deuxième sens, c’est la séparation, la perte, la désaffection. Et en
un troisième sens, c’est la perte de la raison, l’aliénation mentale. Etre aliéné, en somme, c’est perdre
ce qu’on possède, ce qu’on fait, ce qu’on est, quand quelqu’un ne s’appartient pas ou plus, ne se comprend plus, ne se maîtrise plus, quand il est dépossédé de son essence et de la liberté, et devient comme
étranger à lui-même.
L’antonyme du mot « aliénation » est « acquisition », « autonomie », « liberté ». Ne pas être aliéné,
c’est s’appartenir, être maître de soi, se comprendre.
d. Sens de la question
Reformulez-la question posée en faisant apparaître sa signification générale.
La religion, entendue comme un ensemble organisé de croyances et de rites portant sur des choses
sacrées, surnaturelles et transcendantes, est-elle par nature un instrument de déshumanisation et de
dépossession de soi ?
La problématique
Quel est le présupposé du sujet ?
Que la religion, loin d'être une promesse de salut pour les hommes, est une entrave à leur liberté,
voire un instrument de déshumanisation. Force est de constater que la religion a souvent été mise au
service de funestes passions; la pratique religieuse, le mode de pensée qu'elle présuppose donnent
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souvent une impression d'archaïsme, de dogmatisme ou encore d'autoritarisme. Le croyant, au fond,
perdrait l'usage de sa raison et de son libre-arbitre en mettant son destin entre les mains d'une autorité
considérée comme transcendante.
Qu’est-ce qui, dans la religion, peut sembler aliénant ?
La religion est aliénante lorsqu'elle est le fruit de l'ignorance, de la dépendance et de la faiblesse de
l'homme qu'elle contribue par là même à entretenir. Quand elle est superstition, fanatisme, quand elle
est instrumentalisée par le pouvoir politique.
Est-ce la religion en soi qui est aliénante ou certains de ses aspects ?
Le danger n'est pas tant la religion en soi que son dévoiement sous les traits de la superstition et du
fanatisme. Lorsque la religion est instrumentalisée à des fins politiques et idéologiques, lorsqu'elle
devient un instrument de domination qui infantilise et prive l'individu de sa capacité à penser par luimême, alors la religion n'est plus une promesse de salut, mais un carcan dont il faut se libérer
L’aliénation religieuse est-elle forcément mauvaise ?
Mais à supposer que la religion soit bel et bien une aliénation, n'est-il pas possible d'envisager cette
dépossession de soi comme une expérience authentiquement spirituelle qui, loin de nous asservir, nous
élève ? Pour le croyant, la foi est une dimension essentielle de la condition humaine dont on ne saurait
faire l'économie, sauf à réduire l'homme à un être de pur raison. Dans cette optique, la religion n'est pas
perçue comme une aliénation, mais comme une libre méditation sur le sens de l'existence humaine,
ainsi que l'expérience bouleversante de quelque chose qui transcende l'homme. En ce sens, si la foi ne
se réduit pas à l'observance scrupuleuse du rite religieux, elle doit être le ressort essentiel de la religion,
être une invite au dépassement de soi et à la tolérance.
En quoi la religion peut-elle être libératrice ? De quoi nous libérerait-elle ?
Elle peut être un moyen, pour l'homme, de se dépasser lui-même l'aboutissement, est un modèle de
liberté. Elle incarne un élan qui devrait conduire l’humanité dans son ensemble à une transformation à
la fois positive et radicale.
Quel problème l’intitulé du sujet soulève-t-il ?
L'aliénation est-elle l'essence de la religion ou son dévoiement ? La religion est-elle asservissante
par nature ou le devient-elle ?
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INTRODUCTION
Se demander si la religion est une aliénation, c'est admettre que, loin d'être une promesse de salut
pour les hommes, elle peut devenir une entrave à leur liberté, voire un instrument de déshumanisation.
D'un côté, la religion, entendue comme un ensemble organisé de croyances et de rites portant sur des
choses sacrées, surnaturelles et transcendantes, prétend relier les croyants entre eux, en les reliant tous à
Dieu ou à la divinité («religion» viendrait du latin religare, qui signifie «relier», «rassembler»); la
religion, c'est aussi, dans une seconde acception (religio, relegere), ce qu'on recueille et relit; elle se
caractérise comme une disposition du sujet consistant à faire preuve d’une attention particulière, d’un
recueillement, d’un sens du sacré : ici, ce qui prédomine, c'est l’aspect spirituel de la religion, sa
dimension d'amour, de paix et d'espérance. D'un autre côté, force est de constater que la religion a
souvent été mise au service de funestes passions; la pratique religieuse, le mode de pensée qu'elle
présuppose donnent souvent une impression d'archaïsme, de dogmatisme ou encore d'autoritarisme. Le
croyant, au fond, perdrait l'usage de sa raison et de son libre-arbitre en mettant son destin entre les
mains d'une autorité considérée comme transcendante. Dans cette optique, l'aliénation désigne l'état de
celui qui est étranger (alienus) à lui-même, quand il ne s'appartient pas, ne se comprend plus, ne se
maîtrise plus, lorsqu'il est dépossédé de son essence ou de sa liberté. Accuser la religion d'être une
aliénation revient à jeter sur elle un anathème quasi militant et à soulever un problème dont les enjeux
sont considérables eu égard au nombre d'adeptes qui continuent encore à se reconnaître dans les
grandes religions : l'aliénation est-elle l'essence de la religion ou son dévoiement ? La religion est-elle
asservissante par nature ou le devient-elle ? Est-ce la religion en tant que pratique rituelle
institutionnalisée qui est en cause ou, plus fondamentalement, la foi dans l’existence d’un au-delà
quelle qu'en soit la forme ? Ne faut-il pas plutôt incriminer l'usage superstitieux, fanatique, voire
idéologique, qui peut en être fait ? La dépossession de soi, au fondement de la religion, ne participe-telle pas d'une authentique expérience spirituelle ?
DÉVELOPPEMENT
I) La religion est une aliénation
En premier lieu, en quoi, dans la religion, l'homme est-il séparé de lui-même, se nie-t-il, perd-il son
essence et finit-il par se soumettre au produit de sa propre imagination ?
A) Elle repose sur l'ignorance, la dépendance et la faiblesse de l'homme
La religion est aliénante lorsqu'elle est le fruit de l'ignorance, de la dépendance et de la faiblesse de
l'homme qu'elle contribue par là même à entretenir. La plus ancienne des explications est celle qui fait
de la religion le substitut d'une explication rigoureuse et rationnelle de l'univers, l'expression d'une
disproportion entre l'homme et la nature. Dans cette optique, la religion serait issue du sentiment
d'insuffisance éprouvé par les hommes au contact de leur environnement : « Le sentiment que l'homme
a de sa dépendance, voilà le fondement de la religion. L'objet de ce sentiment, ce dont l'homme dépend
et se sent dépendant n'est dans l'origine rien autre chose que la nature », affirme Ludwig Feuerbach (La
religion). Cette disproportion, qui aurait généré toutes sortes d'angoisses, aurait contribué à façonner
l'image même de Dieu sous les traits d'un père bienveillant ou tyrannique.
Freud reprend cette idée, à nouveaux frais, dans L'avenir d'une illusion : à la racine de la nécessité
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religieuse se trouve le besoin infantile de protection et de vénération lié à la « détresse infantile »; la
religion réactive la dépendance infantile à l'égard du père dans la célébration du rite religieux et
l'invocation du Père créateur. De là l'idée que la soumission des hommes à des tyrans ou à des chefs
charismatiques comme Hitler est rendue possible par cette régression infantile que la religion
encourage. Les religions, de ce point de vue, auraient préparé le terrain pour les totalitarismes du XXe
siècle.
B) L'homme se nie lui-même
La religion, dans son essence même, est aliénation en un second sens : si l'on entend par religion,
dans son acception occidentale, un ensemble de croyances et de pratiques qui ont Dieu, ou des dieux,
pour objet, l'homme doit se dépouiller de ses pouvoirs pour les attribuer à un ou plusieurs êtres
supérieurs, censés être la cause première de tout ce qui existe. C'est ce que montre Ludwig Fuerbach
dans L'Essence du christianisme : « Pour enrichir Dieu, l'homme doit se faire pauvre; pour que Dieu
soit tout, l'homme doit n'être rien. » Cette dépossession est vécue par Feuerbach comme étant une
véritable aliénation, puisque l'homme se nie lui-même pour mieux poser en dehors de lui sa propre
essence, dont il fait une sorte d'idole. En adorant Dieu, l'humanité ne fait en réalité que s'adorer ellemême sans le savoir.
Aliénation signifie appauvrissement de soi au profit d'un être imaginaire qui s'enrichit de tout ce qui
me constitue et dont je me dépouille. Plus je projette mes qualités humaines en Dieu, plus je
m'appauvris. Dieu, c'est l'homme qui s'oublie et s'élève à la fois, au point de ne plus se reconnaître dans
ce à quoi il a donné naissance. De là l'anthropomorphisme de toute religion : Dieu n'est autre que la
projection imaginaire de l'humanité elle-même. De ce point de vue, la religion chrétienne est la plus
aliénante des religions, puisque tout l'humain passe en Dieu, devenu homme lui-même en la personne
de Jésus-Christ.
C) L'homme se réfugie dans des paradis artificiels
La religion est une aliénation en un troisième sens, que ce soit la religion en tant qu'institution
chargée de conserver et de promouvoir le credo d'une église, comportant, comme toute institution, un
système plus ou moins hiérarchique et centralisé, ou la religion dans sa dimension proprement
spirituelle (la piété, la foi) : dans tous les cas, le champ cognitif du religieux, qu'il soit un fidèle
pratiquant ou un simple croyant ne se reconnaissant dans aucune des religions historiquement
constituées, est quasiment schizophrénique, c'est-à-dire coupé de l'ordre du réel. Cette division du sujet
est suscitée par la nature même du fonctionnement des convictions religieuses qui sépare le champ du
sacré de celui du profane, le champ de la foi de celui de la vie réelle. Ainsi les représentations
religieuses font-elles partie, selon Karl Marx, des « superstructures idéologiques » et, à ce titre, relèvent
d'une forme d'imaginaire qui a sa cohérence, mais qui suscite l'aliénation du sujet sous la forme d'une
mystification.
Mais alors que pour Feuerbach l'homme s'appauvrit pour enrichir Dieu, chez Marx les choses sont
inversées : l'aliénation religieuse est plutôt le résultat de la pauvreté effective de l'homme; elle se
présente comme une compensation imaginaire aux misères et aux frustrations que l'homme subit dans
la réalité. La religion est un placebo, une fuite dans une hallucination anesthésiante. Elle console
l'homme pour l'aider à supporter et accepter ses conditions d'existence misérables, en prévenant ainsi
toute révolte. Elle contribue alors au maintien d'un conservatisme social et peut devenir, pour cette
raison, un instrument au service de la classe dominante. Songeons à la collusion entre la religion et le
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pouvoir politique dans les monarchies absolutistes de droit divin, par exemple, ou, plus récemment,
dans certaines dictatures latino-américaines (exemple du Chili à l'époque du général Pinochet).
La religion a néanmoins une fonction ambiguë : « La misère religieuse est d'un côté l'expression de
la misère réelle et d'un autre côté protestation contre cette misère. La religion est le soupir de la
créature opprimée, le sentiment d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit d'un monde sans esprit.
La religion est l'opium du peuple» (Critique de la philosophie du droit de Hegel). D'un côté, la religion
montre à l'homme la réalité de ses chaînes, elle lui révèle la misère de sa condition, elle invite à
mesurer les insuffisances du réel; elle est donc l'expression fantasmatique de la détresse; d'un autre côté,
la religion est une protestation contre cette souffrance; à ce titre, les représentations religieuses peuvent
prendre en charge la révolte des hommes et inspirer un désir d'émancipation sociale.
Transition:
Au total, l'accusation selon laquelle la religion retire à l'individu la libre disposition de lui-même
semble, en partie, justifiée : d'une part, la religion n'existe qu'à proportion de l'ignorance de l'homme;
elle plonge ses racines dans notre misère originelle, notre faiblesse face au néant, notre détresse
infantile. D'autre part, dans la croyance en Dieu, c’est de sa propre essence que l’homme se sépare pour
la projeter hors de lui, sur un être fantastique. Enfin, la religion est une drogue qui égare, endort, même
si, dans le même temps, elle peut être un aiguillon. Mais ces critiques concernent-elles vraiment la
religion en tant que telle ou bien les expressions puériles de la croyance ? Est-ce l'essence de la religion
qui est visée ou l'usage qui en fait ?
II) Ce n'est pas la religion en tant que telle qui est une aliénation, mais l'usage qu'on en fait
Il ne faut pas confondre la religion avec ses formes dévoyées que sont la superstition, le dogmatisme,
le fanatisme, ni avec l'usage idéologique qui peut en être fait. La question étant de savoir si cette
différence est de nature ou de degré.
A) La religion comme superstition
Ce que la plupart des croyants appellent « foi » n'est bien souvent que de la superstition. Par là il
faut entendre une attitude naïve et irrationnelle attribuant de l'efficacité à des forces surnaturelles,
susceptibles d'agir sur le déroulement des processus naturels, ainsi que sur le destin individuel. La
superstition est une croyance délirante en des signes qui n'en sont pas (un chat noir, une éclipse, un
verre brisé). Les superstitieux interprètent en permanence, alors que la nature ne parle pas, n'a rien à
dire (Dieu se tait). Ignorant les causes d'un fait, nous en cherchons le sens dans une volonté qui
l'explique. Spinoza voit dans la superstition «l’asile de l’ignorance» (Ethique I, Appendice). Il la définit
comme une attitude puérile et irrationnelle « fondée sur la peur de maux imprévisibles et sur
l’espérance de biens hypothétiques ». Le ressort de la superstition est la peur de l'enfer et l'espérance de
biens imaginaires. De là la propension du commun des mortels à prêter à Dieu une psychologie
humaine (Dieu jaloux, vengeur, colérique, protecteur, etc.).
On objectera évidemment que l'explication par la pente anthropomorphique de l'esprit humain
s'applique aussi bien aux religions qu'aux superstitions. La différence entre les deux serait seulement de
degré (le Dieu des religions révélées serait simplement moins anthropomorphique que d’autres êtres
surnaturels vénérés et craints ici ou là). Dans cette perspective, on peut penser la religion comme un cas
particulier de superstition - une superstition au carré en quelque sorte, puisque la religion est une
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croyance en un sens du sens, au-delà des signes, des paroles : il y a dans le monde quelque chose qui
n'est pas du monde; le sens du monde lui est extérieur; Dieu est ce sens présent-absent, dans le monde,
par son absence même ou, pour le dire à la façon de Simone Weil dans La pesanteur et la grâce :
« Dieu ne peut être présent dans la création que sous la forme de l'absence ».
B) La religion comme fanatisme
La religion est sans conteste une aliénation quand elle se prête à une lecture fanatique et idolâtrique
contre laquelle les grandes religions révélées, pour ne parler que d'elles, n'ont cessé du reste de
s'inscrire en faux dès le début. Le fanatisme, en effet, consiste en une foi exclusive en une doctrine, une
religion ou une cause, accompagnée d'un zèle absolu pour la défendre. De ce point de vue, il va au-delà
de la sphère proprement religieuse. Le fanatique religieux fait un usage dogmatique et haineux de la
religion : la fin justifiant tous les moyens, fussent-ils barbares, le fanatique n'hésite pas, au nom de
Dieu, à le salir et à se mettre au ban de la communauté des croyants.
Le fanatisme touche à la foi, mais l'exacerbe. A l'enthousiasme, mais le pervertit. Il est à la
superstition, disait Voltaire, « ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui
a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des
prophéties, est un enthousiaste; celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique » (article
« Fanatisme », dans le Dictionnaire philosophie).
En ce sens, le fanatique (exemple du djihadiste détournant un avion sur une des tours du World
Trade Center pour se réveiller au paradis des soixante-dix vierges) est un faux croyant : il ne croit pas,
il doute, et c'est parce qu'il doute de sa foi et de la vérité de sa croyance, qu'il tend, pour mieux se
rassurer, à l'imposer aux autres manu militari. Le fanatique est moins un homme illuminé de certitude
qu'un homme cherchant à tout prix à se débarrasser du doute qui l'assaille. Ceux qui veulent forcer les
autres à croire ne supportent ni le doute des autres ni le leur. Ils ne supportent pas que le doute des
autres les oblige à entendre le leur. Le fanatisme survient ainsi lorsque la foi cesse d'être foi (c'est-àdire conviction intérieure, confiance, témoignage, pari, don de Dieu) et se mue en certitude absolue.
L'incertitude objective de la foi est précisément ce qui maintient le croyant dans une attitude d'accueil
et d'humilité opposée aux présomptions dogmatiques.
C) L'instrumentalisation politique et idéologique de la religion
On se souvient que pour Marx et, d'une certaine façon, Freud, les religions sont mauvaises parce
qu’elles sont des illusions qui empêchent toute transformation sociale. Mais ce caractère statique,
sclérosant de la religion, ne vient-il pas, en réalité, de la collusion du religieux et du politique, ainsi que
d’une approche par trop littérale des textes sacrés, comme on le voit aujourd'hui, par exemple, à travers
la question très controversée du foulard dit islamique (le Coran prescrit-il vraiment le port du foulard ?)?
Lorsque la religion est une institution puissante, dont les membres jouissent de privilèges importants,
elle est indéniablement rétive aux avancées de la science qui remet en cause un certain nombre de
dogmes pris à la lettre et jette ainsi le doute sur la vérité révélée en général. La science menaçant la
crédibilité des textes dans leur littéralité, une religion d'État aura tendance à la rejeter dans la mesure où
elle menace ses intérêts.
De même, le danger est grand que le politique n’instrumentalise la religion (ou inversement) à des
fins de domination et d’hégémonie : si une religion d'État prise à la lettre est considérée comme la vraie
religion, la seule apportant le salut véritable, c’est un facteur d’intolérance qui « justifie » l’imposition
de cette religion à ceux qui ne la partagent pas (guerres de religion). Cela justifie aussi l’application « à
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la lettre » de principes moraux que le raisonnement ne validerait pas toujours (la morale sexuelle du
catholicisme officiel, par exemple).
Où l'on voit que la religion en tant que système organisé de croyances et de pratiques comportant
une histoire, une tradition, des dogmes, des prescriptions morales, des interdits, une séparation nette
entre le sacré et le profane, devient aliénante pour l'individu lorsqu'elle est mobilisée pour cautionner
un système de domination politique. La religion n'est plus alors seulement une affaire de croyance
intime, mais une doctrine qui s'incarne dans des institutions. Ainsi, dans l'Ancien Régime, le roi se
proclamait tel par droit divin. Sa personne était considérée comme sacrée dès le moment où elle avait
reçu le sacre de Reims. D'où la gravité du crime de lèse-majesté qui portait atteinte à une personne
dotée d'une dignité ontologique hors du commun.
Il est vrai néanmoins que la dimension politique de la religion tend à s'éroder dans des sociétés
sécularisées et laïques. Marcel Gauchet, dans le Désenchantement du monde, rappelle qu'il y a à la fois
une sortie de la religion entendue comme sortie de la capacité du religieux à structurer la vie sociale et
politique, et une permanence du religieux en tant qu'il concerne l'ordre de la conviction ultime des
individus. La «sécularisation » (du latin saecula, « siècles ») est le terme qui désigne l’évolution des
sociétés dans le sens d’un recul du pouvoir et de l’influence des autorités et des institutions religieuses
dans l’organisation de toute la vie sociale.
Transition:
L'évidence de départ qui nous avait conduit à affirmer que la religion était une aliénation doit donc
être nuancée. Il est quelque peu abusif de conclure que la religion en tant qu'ensemble de croyances à
travers lesquelles se vit et s'énonce la foi en Dieu se traduit nécessairement par une perte de son
autonomie. Le danger n'est pas tant la religion en soi que son dévoiement sous les traits de la
superstition et du fanatisme. Lorsque la religion est instrumentalisée à des fins politiques et
idéologiques, lorsqu'elle devient un instrument de domination qui infantilise et prive l'individu de sa
capacité à penser par lui-même, alors la religion n'est plus une promesse de salut, mais un carcan dont
il faut se libérer. Mais à supposer que la religion soit bel et bien une aliénation, n'est-il pas possible
d'envisager cette dépossession de soi comme une expérience authentiquement spirituelle qui, loin de
nous asservir, nous élève ?
III) La foi authentique est libératrice
Pour le croyant, la foi est une dimension essentielle de la condition humaine dont on ne saurait faire
l'économie, sauf à réduire l'homme à un être de pur raison. Dans cette optique, la religion n'est pas
perçue comme une aliénation, mais comme une libre méditation sur le sens de l'existence humaine,
ainsi que l'expérience bouleversante de quelque chose qui transcende l'homme. En ce sens, si la foi ne
se réduit pas à l'observance scrupuleuse du rite religieux, elle doit être le ressort essentiel de la religion,
être une invite au dépassement de soi et à la tolérance.
A) La religion peut être un moyen, pour l'homme, de se dépasser lui-même
Si l'on fait abstraction de ses formes historiques, la religion peut avoir une signification positive :
elle peut être un moyen, pour l'homme, de se dépasser lui-même. Selon Nietzsche, la mort de Dieu est
un événement historique considérable qui correspond à la phase par laquelle l'homme est amené à
s'émanciper de toutes les idoles religieuses, à l'origine des fanatismes de toutes sortes, pour prendre en
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main son propre destin, sans se subordonner à une quelconque autorité transcendante. Au paragraphe
61 de Par-delà bien et mal, Nietzsche précise que la religion n'est pas en elle-même un mal et qu'elle
est susceptible de recevoir un triple usage bénéfique, à titre d'«instrument de culture», comme on le
voit dans l'ascétisme religieux bien compris, dont Nietzsche fait paradoxalement l'éloge lorsqu'il est au
service non pas d'une castration des instincts, mais d'une spiritualisation de ceux-ci, donc d'une
intensification de la volonté de puissance.
D'une part, pour les forts, les individus indépendants, préparés ou prédestinés au commandement, en
qui s'incarne l'art d'une race aristocratique, «la religion est un moyen de plus pour vaincre les
résistances et être en mesure de dominer ». En outre, la religion est une manière de «se tenir à l'écart du
bruit et des tracas de la domination grossière, un moyen de se garder purs de la souillure nécessaire que
comporte toute politique pratique». En ce sens, la religion est un moyen de domination pus subtil pour
les gouvernants que le seul recours à la force brute : les brahmanes, par exemple, dans la religion
hindoue, constituent une caste à part, ils laissent aux gouvernants les compromis qu'exige la vie
politique, mais ils conservent le pouvoir suprême de nommer les princes.
Enfin, last but not least, le dernier intérêt de la religion est que les classes dominées de la société
retirent de la religion la justification et la consolation de leur condition misérable. Nietzsche semble ici
se rapprocher de Marx : la religion dispense « d'inappréciables bienfaits », notamment celui de « rendre
les croyants contents de leur sort », elle transfigure la vie, réconforte les humains en sanctifiant leur
souffrance. Mais alors que Marx voit dans la religion une mystification aliénante, Nietzsche souligne ce
qu'il peut y avoir de vénérable dans le christianisme et le bouddhisme, par exemple, qui ressortissent à
un « art d'apprendre même aux plus humbles à s'élever par la piété à un ordre de réalité fictif et
supérieur et ainsi à se résigner à l'ordre réel dans lequel ils vivent durement, dureté qui est précisément
nécessaire. »
B) La religion dynamique
On peut opposer les « vraies » religions (religions porteuses de valeurs humanistes) des « fausses »,
qui alimentent la haine et le fanatisme. Comme l'établit Bergson dans Les Deux Sources de la morale et
de la religion, les fausses religions ou religions « statiques » sont dogmatiques et excessivement
directives : «La religion statique attache l’homme à la vie et par conséquent l’individu à la société, en
lui racontant des histoires comparables à celles dont on berce les enfants ». La religion «statique», qui
se fonde principalement sur des rites et de multiples interdictions, risque de faire tomber la société dans
la stagnation, empêchant ainsi tout progrès. Lorsque la religion se réduit à une dimension étroitement
morale, elle se sclérose, enferme l'individu dans un carcan rigoriste et devient par là même aliénante.
Face à ce risque de sclérose, la «religion dynamique», dont le mysticisme chrétien est, d'après
Bergson, l'aboutissement, est un modèle de liberté. Elle incarne un élan qui devrait conduire l’humanité
dans son ensemble à une transformation à la fois positive et radicale. C’est l’humanité qui doit se
rendre quasi-divine, car « Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là.
Mais ce qu’il dit clairement, c’est que l’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu luimême». Le mysticisme est une sorte d’aliénation assumée, un désir de se perdre en Dieu. La
dépossession de soi est ouverture au divin et non pas perte de son essence. C'est la condition physique,
terrestre, profane qui est la pire des aliénations.
De ce point de vue, l'idée que la religion est aliénante parce qu'elle incite à la fuite hors du monde
est à nuancer. Max Weber, dans Économie et société (volume 2, chapitre 5), fait la différence entre
plusieurs types de religions : il y a les religions de type mystique qui se préoccupent peu de ce monde
et qui, de ce fait, prédisposent à la fuite, et les religions de type ascétique qui, elles, tentent une forme
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de maîtrise sur la vie ici-bas. Cette première distinction en croise une deuxième : parmi les mystiques,
certains sont «extra-mondains» (exemple du bouddhisme), tandis que d'autres, dont la mystique est la
charité en acte, sont «intra-mondains» (exemple de Mère Teresa). De la même manière, parmi les
ascètes, certains sont «extra-mondains» (ils se préoccupent d'abord d'eux-mêmes et se soucient peu du
monde); d'autres, au contraire, sont «intra-mondains» et s'engagent dans le monde par une forme
d'ascétisme militant (exemple du protestantisme). Il y a donc deux formes religieuses de «fuite», l'une
de type mystique (le moine contemplatif), l'autre de type ascétique (l'ermite ou le yogi); et deux formes
religieuses d'engagement, l'une de type mystique (celle du don de soi, à l'exemple de Simone Weil),
l'autre de type ascétique (celle de l'engagement actif dans le monde politique, syndical, etc.).
Où l'on voit que la double typologie de Max Weber permet de dénoncer le caractère excessivement
dualiste de l'opposition entre «fuite» et «engagement», qui servait à qualifier la religion d'illusion
aliénante.
C) Religion et laïcité
La religion ne devient aliénante, nous l'avons vu, que lorsqu'elle est instrumentalisée par le pouvoir
politique (ou inversement) et prétend s'imposer à la société civile. Ce qui est aliénant, ce n'est pas tant
la religion que le cléricalisme. Lorsque politique et religion se trouvent séparées et que la religion reste
une affaire privée, le danger obscurantiste se trouve, en partie, désamorcé. Dans une société laïque, les
individus ne se sentent plus liés par les obligations religieuses ; ils considèrent que la croyance est une
affaire personnelle et ne concerne pas les pouvoirs publics. Le principe de laïcité conduit non à nier ou
dépasser les religions, mais à organiser leur coexistence dans l’espace public et leur compatibilité avec
la vie et les institutions démocratiques. Ce qui est contraire à la laïcité, ce ne sont pas les religions, c'est
leur prétention à faire la loi, à s'imposer comme règles civiles, à présenter le lien religieux comme le
modèle du lien politique. La laïcité ne protège pas seulement l’autorité publique du cléricalisme, mais
elle protège aussi les religions les unes des autres !
CONCLUSION
La religion est-elle finalement une aliénation ? Comment la religion, qui est a priori un lien
privilégié avec Dieu, une promesse de salut et donc de libération, peut-elle devenir une entrave à la
liberté ? En tant qu’organisation sociale fondée essentiellement sur l’obéissance aveugle à des dogmes,
il est évident que la religion est une aliénation, et ce d'autant plus qu'elle se transforme en instrument de
domination au service du pouvoir politique. Sur le plan personnel de la foi, la religion n'est aliénante
que lorsqu'elle repose sur un credo dogmatique et opère sur le mode du conformisme, de la superstition,
voire du fanatisme. L'individu perd son autonomie quand la foi est fondée sur le principe de la crainte
et de l'espérance, quand l'individu se plie à des règles de vie qui lui sont étrangères par peur de
conséquences néfastes s'il désobéit. Mais lorsque la foi est le fruit de l'activité libre du sujet, lorsque la
dépossession de soi correspond à une authentique expérience spirituelle qui élève et insuffle le sens du
sacré, la religion peut indéniablement être une source d'inspiration favorisant l'épanouissement des
facultés. Si, en plus, elle favorise le rapprochement entre les hommes, le travail incessant de
distanciation critique à l'endroit des textes sacrés et de ses propres croyances, ainsi que l’ouverture à un
progressisme moral qui fait siens les grands principes de la modernité (droits de l'homme, démocratie,
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
laïcité...), la religion, au lieu d'aliéner les hommes et d'en faire d'éternels mineurs, peut contribuer à leur
pleine humanité.