Sud des Etats-Unis, face sombre. Les représentations de l`identité

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Sud des Etats-Unis, face sombre. Les représentations de l`identité
IEP de Toulouse
Sud des Etats-Unis, face sombre.
Les représentations de l’identité sudiste au
prisme du genre Southern Gothic en
littérature et au cinéma
Mémoire préparé sous la direction de Mme Marie Beauchamp-Sow
Présenté par Théodore Faugère
Année universitaire 2014-2015
SOMMAIRE
REMERCIEMENTS
4
INTRODUCTION
5
CHAPITRE 1 : LE SUD, PRISON D'UN PASSÉ QUI NE PASSE PAS
13
I. L'inquiétante étrangeté de la nature : une frontière à conquérir
13
1) La nature comme représentation de la psyché des hommes.
L'exemple de True Detective
2) La nature, territoire hostile : le traitement de l'eau dans le Southern Gothic
a) L’importance de l'eau dans la fiction sudiste non gothique
14
17
17
b) L'eau comme métaphore de la Frontière dans le Southern Gothic :
Deliverance et Southern Comfort
II. L'écriture de la décrépitude et de la mort dans le Southern Gothic des origines
18
20
1) L’héritage mémoriel de la guerre de Sécession
20
2) L'influence sur le Southern Gothic
21
III. La représentation d'un Sud hanté par son passé
23
1) Le surgissement du passé par l'expérience sensible
23
2) La matérialisation de l'Au-Delà : Dans la Brume Électrique
25
3) Le passé, malédiction du Sud
27
a) Des personnages qui portent le fardeau du temps
27
b) La culpabilité liée au passé
29
4) Des modes narratifs représentant le maléfice du temps
30
CHAPITRE II : LE SUD, THÉÂTRE DE L'AFFRONTEMENT ENTRE LE BIEN ET
LE MAL
33
I. L'omniprésence du Mal
34
1) Une source à chercher dans la religion
34
a) Une société aveuglée par de faux prophètes
34
b) True Detective : portrait d'une Louisiane évangélisée
36
2
II. La nécessité de retrouver le sens moral pour combattre le Mal
1) Des réponses religieuses à la présence du Mal
38
38
a) La Nuit du Chasseur : interprétation et contre-interprétation des Écritures
38
b) Flannery O'Connor : des récits paraboliques pour révéler la présence de Dieu
39
c) Rust Cohle, miroir du prédicateur
40
d) No Country for Old Men : un monde sans Dieu et amoral
42
III. Le Mal comme symptôme de la culpabilité sudiste
44
1) Des personnages en constante interrogation sur leur propre morale
44
2) La possibilité de la rédemption
46
3) La rédemption : un geste violent pour illustrer la décadence morale
48
CHAPITRE III : LA VIOLENCE COMME PERSISTANCE DU SOUTHERN GOTHIC 50
I. L'utilisation du grotesque dans le Southern Gothic : une expérience de l’altérité
50
1) Les bases d'une définition du grotesque
50
2) Le grotesque sudiste : un procédé violent pour amplifier le réel
52
II. Le redneck, une figure mythologique
55
1) Un personnage sale, bête et méchant
55
2) De Flannery O'Connor à Tobe Hooper : les codes de l'horreur sauce redneck
58
3) Le territoire, frontière de la morale
60
III. L'expression du refoulé par la violence
62
1) La récurrence de la sexualité et de la souillure
62
2) La violence : une source à chercher dans la filiation
64
3) La violence comme discours politique et social
64
CONCLUSION
66
BIBLIOGRAPHIE
67
ANNEXE
69
3
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier chaleureusement Marie Beauchamp-Sow, qui a accepté d’encadrer ce travail, et
a accueilli le sujet avec intérêt. Merci pour sa patience, souvent, et ses bons conseils, toujours.
Un très grand merci à mon père, qui s’est pris de passion pour le Southern Gothic, et a plongé avec
moi dans le bayou, guidant mes pas dans la construction de cet objet.
Je remercie enfin ma mère, chasseuse de fautes d’orthographes, et qui a dû me supporter durant
l’écriture de ce mémoire.
4
INTRODUCTION
Décrire le Southern Gothic, c'est avant tout décrire un lieu. C'est entamer une plongée dans
le Sud des Etats-Unis, le Sud rural, profond, où la végétation se fait dense, où les marais deviennent
inquiétants. L'homme s'y retrouve seul, écrasé. C'est entrer dans un univers où le passé hante le
présent, où les anciennes demeures coloniales témoignent d'un passé glorieux mais révolu. La
religion y est omniprésente, ainsi que la folie. Les prêcheurs illuminés côtoient les paysans édentés,
le fanatisme se marie à la superstition, engendrant une violence terrifiante. Ce Sud, c'est celui des
petites gens, des laissés pour compte, sacrifiés sur l'autel de la modernité et relégués au fin fond de
leur campagne, là où on ne peut les voir. Le Southern Gothic est un bal macabre, peuplé de
monstres, où l'immoralité est devenu la norme. Des années 1930 à nos jours, les écrivains et
cinéastes gothiques se sont attachés à dépeindre cette société sudiste, ses mœurs, sa violence, sa
pauvreté. Au prisme de leurs récits, c'est toute une histoire américaine qui est donnée à voir. Les
livres et les films estampillés Southern Gothic exhument avec une force rare les angoisses et les
contradictions de l'identité du Sud, tout en explorant les tréfonds de la nature humaine. De la société
de l'immédiat après-guerre de Sécession, vitrine d'une aristocratie décadente, jusqu'à celle des poor
white trash actuelle, le Southern Gothic nous donne à voir la face crasse de l'histoire sudiste.
C'est en 1936, lors d'une conférence à l'Université de Virginie, que le terme Southern Gothic
est forgé. Nous le devons à l'écrivaine Ellen Glasgow, qui s'en servit pour décrire ce qu'elle
considérait comme une « nouvelle tendance dérangeante » dans le paysage de la fiction sudiste, à
propos notamment de William Faulkner. A l'époque, la société du Sud se réveille à peine du
cauchemar de 1865, année de la défaite des Confédérés dans la guerre de Sécession. Pour l'historien
William Van O'Connor, le Southern Gothic s'est nourri des nouveaux schémas d'organisation
sociaux dans le Sud, d'une population pauvre, émotionnellement choquée, et dont les codes moraux
n'étaient plus applicables après la guerre. Dès le départ, le Southern Gothic prend le parti de
dépeindre la misère, et la décadence. Il s'agit, dès lors, de faire un bref retour sur cette période
historique, qui porte en elle les germes du Southern Gothic.
Tout d'abord, afin de fixer le cadre de cette étude et du champ du Southern Gothic, il
apparaît nécessaire de rappeler ce que nous entendons par « Sud ». Usuellement, il désigne la région
comprenant les États ayant fait sécession dans les années 1860, déclarant ainsi leur opposition
5
politique à l'élection d'Abraham Lincoln, le 6 novembre 1860. Dans le sillage de la Caroline du Sud,
qui déclare son indépendance le 20 décembre 1860, six États se détachent : le Mississippi (9 janvier
1861), la Floride (10 janvier 1861), l'Alabama (11 janvier 1861), la Géorgie (19 janvier 1861), la
Louisiane (26 janvier 1861), le Texas (1er février 1861). , le 4 février 1861 sont formés les États
confédérés d'Amérique. A leur suite, la Virginie, l'Arkansas, le Tennessee et la Caroline du Nord
font sécession en 1861. Dans une définition plus large du Sud peuvent finalement être inclus le
Missouri, le Kentucky, le Delaware et le Maryland. Tous ces territoires forment le Dixieland, région
située au sud de la ligne Mason-Dixon, dessinant la limite géographique et légale de l'esclavage.
Bien que ne formant pas un ensemble régional totalement homogène, les États
sécessionnistes se rassemblent sous la même bannière étoilée : celle de l'esclavage. Ce Sud vit à
l'époque d'une économie agraire, principalement de la culture du coton. Les milliers d'esclaves
débarqués d'Afrique sont eux, le pilier central de ce système. Celui-ci ne doit pas s'entendre en
termes seulement économiques, mais également, culturels, politiques, et sociaux. C'est en grande
partie l'effondrement de ce monde basé sur la domination des noirs par les blancs qui aura des
conséquences décisives sur le Sud, et engendrera les représentations qui lui seront associées par la
suite.
En 1865, le Sud devient le grand perdant de l'histoire nationale. A partir de là, le
traumatisme de la défaite sera inscrit au fer rouge dans la mémoire de ses habitants.
1865 est un moment charnière de l'histoire du pays, et la trentaine d'années qui suit est
décisive pour la construction des États-Unis. Immenses sont les enjeux au lendemain de la guerre.
Économiques d'abord. Les bombardements et les incendies ont détruit des parties entières de
plusieurs villes du Sud (Richmond, Atlanta...), et ont ravagé les systèmes de communication,
notamment des centaines de kilomètres de voies ferrées. Les zones agricoles du territoire ont été
dévastées, comme le décrit un observateur :
« une large bande noire de ruines et de désolation – les clôtures disparues ; des piles fumantes,
entourées de tas de cendres noires, marquant l'endroit où se trouvaient les habitations ; les champs le
long des chemins envahis d'herbes sauvages, avec çà et là un petit champ de coton ou de blé misérable
cultivé par quelques squatters noirs1 ».
La fin de l'esclavage marque surtout la chute du système économique sur lequel reposait
toute la région.
Sur le plan politique, elle va entraîner l'accession à la citoyenneté de près de quatre millions
de personnes, de nouvelles revendications politiques pour les noirs, notamment dans l'organisation
1 Cité dans Donald, Baker et Holt, 2001, p,496-497
6
du travail. La chute des institutions sudistes a aussi créé un désordre total sur le territoire.
En conséquence, sur le plan social, l'émancipation des noirs vient remettre en cause le
système fondé sur la domination blanche. Durant toute la période de la Reconstruction, les relations
sociales seront marquées par le conflit entre les noirs revendiquant de nouveaux droits sociaux et les
blancs se battant pour rétablir l'ordre passé. Ces relations se teintent d'une violence extrême,
notamment caractérisée par les pratiques de lynchage qui se répandent à travers la région.
L'urbanisation et le développement du métayage seront aussi deux facteurs décisifs durant la
Reconstruction, période qui aboutira finalement à la validation de la ségrégation par la Cour
Suprême en 1896 (arrêt Plessy v. Ferguson2).
Il ne s'agit pas ici de rentrer dans les détails de cette période, mais de comprendre en quoi
elle constitue un moment clé de l'histoire américaine, qui est le terreau des évolutions à venir. Cette
période fera notamment l'objet d'une bataille idéologique dont l'issue déterminera la place du Sud
dans l'histoire américaine et les représentations qui lui sont associées.
Pour ce Sud vaincu et humilié, l'enjeu au lendemain de la guerre est de poser les bases de sa
reconstruction. La bataille sera politique, économique, mais aussi historique. Battu par les armes, le
Sud combattra sur le terrain de la mémoire. « Tout ce qui reste au Sud, c'est « une guerre des idées.
Il a posé l'épée pour prendre l'arme des arguments » écrit le journaliste Edward Pollard dans son
livre The Lost Cause, en 1865.3 L'historien David Blight distingue deux phases dans l'essor du
mythe de la « Cause Perdue ». La première voit naître une négation politique de la victoire de
l'Union, et la seconde, à partir des années 1880, est centrée sur une volonté de réintégration du Sud
à l'Union, en se basant sur la relecture de l'histoire des années précédentes.4
Des débris de cette civilisation emportée par le vent naissent alors de nouveaux récits, qui se
diffusent dans la littérature populaire et universitaire. Ils dessinent une société idyllique brisée par la
guerre, une société dans laquelle noirs et blancs vivaient en communion, respectant l'ordre naturel.
Une société pour laquelle se sont romantiquement battu les soldats confédérés, perdants militaires
écrasés par la froide machine industrielle yankee, mais vainqueurs moraux d'une guerre juste.
Agitant la bannière d'un Old South à jamais perdu, la société sudiste se battra pour
2 Cet arrêt, rendu par la Cour Suprême le 18 mai 1896, autorise les États à mettre en place des mesures légales de
ségrégation.
3 POLLARD Edward A, The Lost Cause, A New Southern History of the War of the Confederates, , E. B. Treat&co.,
1886
4 BLIGHT David W. , « Quarrel Forgotten or a Revolution Remembered ? Reunion and Race in the Memory of the
Civil War, 1875-1913 », dans BLIGHT David W., SIMPSON Brooks D. (dir), Union & Emancipation : Essays on
Politics and Race in the Civil War Era, Kent (Ohio), Kent State University Press, 1997, p. 151 - 179
7
reconstruire un ordre social hiérarchisé racialement. Aux lendemains de la guerre, la naissance de
sociétés historiques, comme la Southern Historical Society de la Nouvelle Orléans va permettre une
diffusion de cette relecture de l'histoire, souvent agrégée autour de récits d'anciens combattants,
férus de détails guerriers et de mise en scène des stratégies de batailles. Ajoutée à cela, la
publication massive de mémoires d'anciens généraux crée tout un genre littéraire mettant au centre
l'héroïsme des combattants, et poussant aux oubliettes l'atrocité de la guerre (qui sont aujourd'hui
exhumées par des historiens, notamment au travers des relations épistolaires des soldats)5.
La littérature populaire est aussi un vecteur important de cette mémoire. Les années 1880
sont notamment marquées par l'essor de la Plantation School, dont les œuvres nostalgiques font
écho à un monde perdu, bucolique, dans lequel il faisait bon vivre sous le clair de lune des
plantations. Marquées par des péripéties chevaleresques à l'eau de rose, les histoires sont souvent
racontées dans un dialecte sudiste, par un narrateur noir se remémorant le bon vieux temps de
l'avant guerre6.
L'urbanisme sera aussi le support d'un combat mémoriel, notamment via l'érection de
monuments à la gloire des anciens soldats. Nous passons donc d'un travail de mémoire qui se faisait
dans les cimetières à toute une exposition publique. Les inaugurations de monuments sont
notamment l'occasion de parades d'anciens combattants, et de grands discours politiques insistant
sur la grandeur du Sud et sa place dans l'histoire. Tout ce mouvement va finalement contribuer à
une acceptation morale de la guerre - dans le sens où la vision du conflit qui se diffuse dans la
société est celle d'une guerre juste moralement, et nécessaire pour le Sud - et à une glorification du
Sud et de ses héros.
Ces mythes sudistes peuvent donc s'analyser de deux manières : d'une part ils permettent une
relecture de l'histoire qui sera le fer de lance d'une réintégration à l'Union, d'autre part, et c'est le
point qui nous intéressera particulièrement ici, ils forgeront une identité collective pour les habitants
du Sud des États Unis, hantés par la guerre et leur passé mais voulant croire à un paradis perdu.
Le Southern Gothic prend le contre-pied de ces mythes. Il propose, au contraire, une lecture
sombre de la société sudiste, se constituant de fait en critique sociale. Mais avant de plonger dans
l'étude du genre, il est nécessaire de revenir sur les origines du courant gothique, dans l'Angleterre
du XVIIIe siècle. Nous pourrons ainsi étudier comment le gothique se fait une place dans le
paysage artistique et culturel américain.
5 BARREYRE Nicolas, SCHOR Paul, De l'émancipation à la ségrégation, le Sud des États-Unis après la guerre de
Sécession (1865-1896), Paris, Presses Universitaires France, 2009, p. 141
8
La société anglaise de l'époque est alors régie par les idées de la Renaissance, l'humanisme,
et le rationalisme scientifique. Dans le même temps, à contre-courant de ce mode de pensée, s'opère
un regain d'intérêt pour l'architecture médiévale et militaire. Cet attrait pour la période médiévale se
matérialise par une fascination pour ce qui est grave, sombre, mélancolique, mystérieux. En termes
architecturaux, l'intérêt se porte sur les châteaux, ruines, forteresses, cathédrales, labyrinthes,
monastères, cimetières, catacombes... Observer cela, c'est faire l'expérience du sublime, tel qu'il a
été décrit par Edmund Burke dans son essai, A Philosophical Inquiry into our Ideas of the Sublime
and the Beautiful, paru en 1757. Contrairement à la beauté, qui est lisse, rationnelle, le sublime
proviendrait de l'imparfait, du difforme et du paradoxal.
Ces exemples architecturaux ont en commun d'inspirer un sentiment de mystère, de peur, de
mélancolie et surtout, de décadence, de futilité de l'existence face à ces monuments ayant résisté au
cours du temps. Le gothique aurait ainsi pour effet de réintroduire des éléments de peur et de
superstition dans une société dont le contrôle de l'esprit est érigé en principe.
L'expérience gothique est aussi très largement liée à la nature. De la même manière que les
monuments, les écrivains gothiques se passionnent pour tout ce qu'elle a d'étrange et de mystérieux.
Ainsi, forêts, brume, nuit, tout ce qui dissimule au regard, sont des éléments centraux de l'esthétique
gothique.
Le pendant de ces sentiments est alors naturellement une attirance pour tout ce qui a trait à la
mort. Elle devient un objet de fantasme, palpable parfois mais toujours invisible et mystérieuse. Le
gothique naît de ce constat sensible. Horace Walpole, auteur de The Castle of Otranto, publié en
1764 et considéré comme le premier roman gothique, résumait ainsi le sentiment gothique : « La vie
est une comédie pour ceux qui pensent et une tragédie pour ceux qui ressentent. »
Preuve de cette prééminence du sensible, c'est par la poésie qu'arrivent les premières œuvres
gothiques.
Dans les années 1740 émerge un courant poétique, le Graveyard School of Poetry, dont les
représentants sont souvent des membres du clergé catholique. Ils évoquent la relation de l'homme
avec le divin, la mort, se concentrent sur l'émotion humaine (ils peuvent en ce sens être considérés
comme des précurseurs du courant romantique), et bâtissent la base esthétique de ce que sera le
gothique quelques années plus tard : fascination pour l'obscurité, ossements, cimetières. Cet extrait
du poème The Grave de Robert Blair donne un aperçu du style gothique :
6 Ibid p. 142
9
« Wild shrieks have issued from the hollow tombs;
Dead men have come again, and walked about;
And the great bell has tolled, unrung and untouched7 »
Robert Blair ; The Grave, 1743.
Ce rapide panorama nous permet de saisir ce que représente la philosophie esthétique du
gothique. Il s'agit alors de se demander en quoi le Sud des États-Unis a pu constituer un terreau
favorable à l'émergence du gothique, et sous quelles formes celui-ci s'est matérialisé dans la région,
sous la plume des écrivains et derrière la caméra des réalisateurs. Le gothique sudiste a en effet ses
caractéristiques propres, reflet du particularisme culturel de la région.
Faisons dès à présent une mise au point : si les termes de surnaturel, mystère ou superstition
peuvent le laisser croire, le Southern Gothic n'est pas un mode fictionnel - dans la majeure partie
des cas - qui laisse place à des éléments narratifs « irréalistes », comme l'est par exemple le genre
fantastique. Ici, l'action a bien pour cadre le Sud « tel qu'il est », aucun monde n'est inventé.
Cependant, le Southern Gothic reste largement emprunt de mystère, de peur et de superstition. Cela
se manifestera plutôt par des modes de récits oniriques, accordant une grande place au fantasmé.
Ainsi sont donc posées quelques bases de ce que peut être le Southern Gothic. L'un des
constats de départ de cette étude est que les frontières du genre sont assez larges. De William
Faulkner à Harry Crews, de Flannery O'Connor à Massacre à la tronçonneuse, la catégorie semble
vaste. Les définitions du courant paraissent parfois compiler toutes les œuvres prenant le Sud pour
décor.
Ce mémoire, au travers de l'étude d'un corpus d’œuvres littéraires et cinématographiques,
tendra à proposer une définition (ouverte) du Southern Gothic. Celle ci sera basée sur la présence
dans les œuvres choisies de plusieurs points essentiels et de plusieurs thèmes qui nous semblent en
être caractéristiques. Au travers de cette proposition, qui s'attachera donc à décrire le Southern
Gothic en termes esthétiques et thématiques, se dégagera ce qui fait l'essence du genre.
En quoi remet-il en cause une certaine vision du Sud née de l'après guerre de Sécession ? De
quelle manière met-il en exergue le particularisme de la région ? En quoi le Southern Gothic est-il
7
« Les tombes vides ont émis des stridences animales ;
Les morts sont revenus se promener ;
Et la grosse cloche, que personne n’est venu sonner, a vibré » Robert Blair; Le Tombeau
10
cohérent pour décrire la société sudiste et en proposer une critique ? Quels moyens artistiques sont
déployés pour y parvenir ? Quelle identité du Sud se dégage au travers du genre ? Quelle évolution
a connu le genre, et en quoi reste-t-il pertinent aujourd'hui ?
Pour répondre à ces questions, ce mémoire est articulé autour de trois parties. La première
d'entre elle plante le décor. Le Southern Gothic accorde une prépondérance au lieu, et l'approche du
genre ne peut se faire sans la compréhension de l'environnement dans lequel il s'inscrit. Des
vestiges de la Guerre de Sécession aux bayous de Louisiane, des champs de blé aux fleuves tour à
tour salvateurs et destructeurs, la nature constitue un personnage à part entière du Southern Gothic.
Nous étudierons donc l'espace, mais aussi le temps, qui semble avoir été circonscrit dans la
géographie du Sud. Les personnages sont écrasés par le poids de leur passé, et racontent le lourd
fardeau de l'héritage de la région.
La seconde partie est consacrée aux représentations des mœurs du Sud dans le Southern
Gothic. Au travers des œuvres, nous verrons comment se dégage une morale marquée par le
discours religieux, obsédée par le combat entre le Bien et le Mal.
La troisième et dernière partie se concentrera sur l'un des fils conducteurs du Southern
Gothic : la violence. Nous y étudierons le grotesque comme procédé typique du Southern Gothic.
Nous introduirons également la figure du redneck, largement associée à la violence dans les
représentations qui sont faites du Sud. Cette partie fera écho deux précédentes, reprenant certains de
leurs éléments pour montrer que la violence est une énergie essentielle au Southern Gothic, et
qu'elle est un marqueur de l'identité sudiste.
Pour étayer les propos de ce travail, nous nous appuierons sur un corpus considéré comme
pertinent pour donner une vue d'ensemble sur le phénomène gothique dans le Sud des États-Unis. Si
l'imaginaire gothique était exclusivement littéraire à l'origine, le cinéma a, à partir des années 1950,
largement contribué à l'essor du genre. Nous étudierons ainsi le gothique sudiste au travers de
livres, de films et séries télévisées. Certains ouvrages ou films feront l'objet d'une analyse plus
poussée, certains seront cités de manière plus ponctuelle. Les œuvres principales sur lesquelles se
fonde l'analyse de ce mémoire sont :
• Le Bruit et la Fureur, le classique de William Faulkner, paru en 1929, proposant un portrait de la
chute de l'aristocratie sudiste et introduisant le thème récurrent du temps et de la mémoire.
11
• Les braves gens ne courent pas les rues, de Flannery O'Connor, paru en 1955, recueil exprimant la
moralité décadente du Sud et introduisant le grotesque comme procédé typique du Southern Gothic.
• Galveston, polar de Nic Pizzolatto, renouant avec les thèmes du temps et du passé dans la lignée
de William Faulkner.
• La Nuit du Chasseur de Charles Laughton, film sur l'omniprésence du Mal et les délires
évangélistes du Sud.
• Dans la Brume Electrique de Bertrand Tavernier, polar hanté par la question de la mémoire du
Sud.
• No Country For Old Men des frères Coen, peinture d'un monde sans Dieu, rongé par le Mal
• True Detective, série télévisée de Nic Pizzolatto, polar gothique, peinture d'un Sud claustré,
ultrareligieux et abasourdi par une violence maléfique.
Trois films posant la question de l'altérité, typique du Southern Gothic, et introduisant la figure du
redneck comme support de représentations fantasmées du Sud :
• Deliverance de John Boorman.
• Southern Comfort de Walter Hill
• Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chainsaw Massacre), le classique de l'horreur de Tobe
Hooper.
12
CHAPITRE 1 : LE SUD, PRISON D'UN PASSÉ QUI NE PASSE PAS
« Nous subissons effroyablement l'influence de ce qui nous entoure»
Guy de MAUPASSANT,
Le Horla
« The past is never dead. It's not even past »8
William FAULKNER
Requiem for a Nun
Catacombes, labyrinthes, châteaux, cimetières, forêts... Le gothique anglais du XVIIIe siècle
siège dans un décor inquiétant, tout en dédales et recoins mystérieux. Pareils à des fantômes, les
personnages déambulent dans un espace inspirant la peur, symbole de l'irrationalité de l'esprit
humain. La courbe remplace la ligne, et l'ombre se substitue à la lumière. Le gothique anglais se
fascine pour ces architectures anciennes, imperméables au temps, ouvrant un questionnement
abyssal sur la finitude de l'homme. Pour définir l'esthétique gothique et les sensations qu'il
engendre, Maurice Lévy, l'un des grands spécialistes du gothique anglais, parle de « poétique du
caché ». Dans la préface des Mystères d'Udolphe d'Ann Radcliffe, il écrit :
« Elle aime tout ce qui dissimule : la brume, les nuages, les voiles, les tentures qui dérobent l’objet
redouté (convoité ?) au regard ; elle aime tout ce qui pousse à imaginer, plutôt qu’à voir : “l’obscurité
conduit l’imagination à exagérer”, fait-elle dire à l’un des personnages de son roman posthume, Gaston
de Blondeville9 » (Maurice Lévy, préface de Les Mystères d'Udolphe d'Ann Radcliffe)
Dans le gothique, le pendant aux architectures médiévales sera donc une nature obscure, qui
tend, comme le suggère Maurice Lévy, à tout dissimuler. En cela, le genre trouvera dans le Sud des
États-Unis un point d'accroche essentiel. Et dans cette nature claustrophobique, le Southern Gothic
va enfermer le temps. La défaite de 1865 constitue un immense choc pour la société sudiste, dont
l'identité se construira en référence constante à ce traumatisme, entravée dans les chaînes de son
passé.
I. L'inquiétante étrangeté de la nature : une frontière à conquérir
Dans un article consacré au genre, Marie Liénard note que le gothique, aux États-Unis, s'est
8 « Le passé n'est jamais mort. Il n'est même pas passé ».
9 LÉVY Maurice, préface, Ann Radcliffe, Les Mystères
d'Udolphe, Gallimard, 2001, p.26
13
intériorisé, prenant en compte ce que Freud appelle « l'inquiétante étrangeté de l'être ». 10 Il devient
ainsi un genre artistique à même de rendre compte de ce qui a été enterré au plus profond de l'être,
faisant surgir les contradictions humaines. Il définit quelque chose qui aurait dû rester secret et
revient à la lumière. Sur le plan narratif, le Southern Gothic peut ainsi rendre compte des combats
intérieurs qui se jouent chez les personnages, offrant à la fiction de grandes possibilités. Dans une
perspective plus large, il permet surtout de révéler les ambiguïtés de l'expérience américaine ellemême.
1) La nature comme représentation de la psyché des hommes. L'exemple de True Detective
L'histoire de la construction du pays s'est largement jouée sur le rapport qu'entretient
l'homme avec la nature. Un rapport de force. Depuis le mythe de la Frontier, l'expansion américaine
est basée sur une volonté de domestiquer la nature. L'une des raisons de la possibilité de l'ancrage
du gothique dans le Sud des États-Unis tient au particularisme géographique du territoire. Bien que
la topologie des lieux recouvre des aspects divers selon les régions, le Sud est marqué par la
présence d'une nature sauvage. Le gothique, lieu de l'étrange et du fantasmé, s'impose alors comme
mode privilégié pour décrire l'influence de la nature sur la psyché humaine. La nature et les lieux du
gothique sont ainsi utilisés comme des personnages à part entière. Leurs représentations dans la
fiction Southern Gothic sont finalement des représentations de l'esprit des personnages et des
drames qui s'y jouent.
La première saison de la série True Detective, écrite par Nic Pizzolatto et diffusée par HBO
en 2014, en est le parfait exemple. Un scénario à priori classique ; deux détectives de la Brigade
Criminelle de l’État de Louisiane, une série de meurtres dans les années 1990 et 2000.
L'environnement ; Spanish Lake, Lake Charles, Erath, en Louisiane, et partout autour, la moiteur
des marécages. Le bayou écrase tout. C'est la poétique du caché selon Maurice Lévy. Ce poids qui
fera dire à Roy Cady, héros de Galveston, le roman de Nic Pizzolatto : « Dans ce climat, tout
recherche l'ombre et, par conséquent, l'un des caractères du Sud profond est que tout y est en partie
caché11 » Il offre à la fiction policière un paradis d'opportunités. Par nature il est le lieu du mystère,
du dissimulé, impossible à domestiquer pour l'homme. S'aventurer dans le bayou, c'est s'engager en
territoire hostile, là où l'avancée se fait plus compliquée, où l'homme devient plus faible, défait
d'avance dans son combat contre la nature.
10 LIÉNARD Marie, « Le gothique américain » Études, 2008/6 (Tome 408), p. 789-798
11 PIZZOLATTO Nic, Galveston (2010) Trad. Pierre Furlan, Paris, Belfond, 2011, p. 73
14
Évidemment, c'est au cœur de la jungle qu'il faudra plonger pour trouver le mal. Après des
années d'enquête, les inspecteurs de True Detective finissent par retrouver la trace du coupable.
Terré dans les bois, caché par une nature hostile, que lui semble maîtriser, qui est de son côté. Dès
le départ, dès l'arrivée de Rust Cohle (Matthew McConaughey) et Marty Hart (Woody Harrelson)
sur les lieux, ils sont seuls. Plus de réseau. Seuls face à la nature et le mal qu'elle cache. Errol
Childress (Glenn Fleshler), la bête traquée, impose un dernier défi aux deux partenaires,
symbolisant la force de la nature dans l'imaginaire Southern Gothic. Dans son ultime fuite en avant,
il s'enfonce dans les décombres de ce qui est sans doute un vestige de fort militaire de la Guerre de
Sécession.12 (voir photo en fin de paragraphe). Capturé par une caméra en contre plongée, le lieu est
envahi par une nature luxuriante, à moitié enfoui par une végétation tentant de reprendre ses droits
sur la pierre. La ruine fonctionne comme un rappel, témoin de ce qui fut, de la guerre et sa présence
toujours vive dans l'imaginaire sudiste. C'est dans cette dernière scène le passé du Sud qui resurgit,
un passé que l'on refusait de voir mais qui doit finalement être combattu. Nic Pizzolatto en fait la
seule issue possible à son récit. Et dans cette confrontation finale, l'enjeu dépasse la fin en soi de
l'intrigue de la série. Il n'est plus seulement question de savoir qui survivra, de savoir si la balance
de la justice sera rétablie. En quelque sorte, le coupable se sait condamné. Et cette dernière scène
fonctionne comme une invitation à une introspection pour Rust Cohle. Cette introspection est
fondamentale dans le Southern Gothic. Dans True Detective, le fort militaire plongé dans le bayou
en devient le théâtre, ce qui la rend possible. Le sentiment de peur qu'ils inspirent en est le vecteur.
Les vestiges de la guerre de Sécession se sont substitués aux ruines médiévales de l'Angleterre du
XVIIIe siècle, inspirant la même terreur à ceux qui les contemplent. C'est cette terreur qui permet la
plongée « en soi », procédé typiquement gothique. Et c'est le sens de l'invitation que lance Errol
Childress à Rust Cohle, dans les méandres de son antre. Prophète funeste, il le guide au travers de
son repère : « Entre ici jeune prêtre. [...]Viens mourir avec moi». Le lieu devient projection de
l'esprit monstrueux de l'assassin. Le parcours jusqu'en son centre est semé de symboles occultes,
identiques à ceux retrouvés sur les scènes de crime. Le Southern Gothic fait des lieux en eux mêmes
des objets du récit, selon deux modes : sensoriels (ils inspirent la peur) et psychologiques (ils
représentent la peur, et le mal). La nature est en elle même terrifiante, et elle est en plus utilisée
comme symbole, comme représentation de la psychologie humaine.
Au cœur du fort, Rust Cohle se retrouve finalement confronté à lui même. Le plafond
s'ouvre sur lui, se transformant en une image du cosmos, terrifiante tornade de lumière et de matière
stellaire. Possiblement victime d'une de ces hallucinations qui le giflent régulièrement, héritage de
son passé d'infiltré pour une force d'intervention spéciale chargée de démanteler les trafics de
12 Voir en annexe
15
drogue. Possiblement aussi happé par le mal qui ronge les lieux, quelques secondes qui permettent à
Errol Childress de le poignarder. Conséquence de cette confrontation avec la peur, Rust Cohle
côtoiera la mort. Bien que cela survienne ici d'un événement, et non pas d'une contemplation,
comme cela était le cas dans le gothique des origines, la réflexion sur la mort est un point important
du genre. Le détective avouera plus tard avoir flotté entre deux mondes, entre ombre et lumière, une
opposition elle aussi essentielle sur laquelle nous reviendrons par la suite.
Dans True Detective, le mal est le symbole de la blessure profonde du Sud, qui depuis 1865
continue de hanter la région. Le Southern Gothic rend compte de la puissance évocatrice de la
nature, en faisant le lieu de ce qui est caché. Il renoue ainsi avec un grand thème de l'histoire
américaine : la domestication du wilderness par l'homme. Finalement, « l'inquiétante étrangeté de
l'être » est largement liée dans le Southern Gothic à l'inquiétante étrangeté de la nature. C'est que
dans le Sud, l'environnement semble plus qu'ailleurs encore façonner l'homme. Le Southern Gothic
est à même de définir ce sentiment typiquement sudiste, car il est basé sur un constat sensible. Lieu
du mystère, du caché, la nature effraye, renvoyant à ce qui n'a pas été domestiqué. Cette allégorie de
la conquête va particulièrement prendre forme autour d'un élément naturel central dans le Southern
Gothic : l'eau.
16
2) La nature, territoire hostile : le traitement de l'eau dans le Southern Gothic
a) L’importance de l'eau dans la fiction sudiste non gothique
Le Southern Gothic est donc intrinsèquement lié à son environnement, à la géographie de la
région.
Dans le Sud, la fiction a souvent fait une place centrale à cette nature démesurée, à laquelle
ont été associées diverses représentations. Récemment, un certain vent de renouveau venant du Sud
a soufflé sur le cinéma américain, portant avec lui une vision quasi magique de la région. Deux
films peuvent être érigés en porte drapeau de ce mouvement : Mud, de Jeff Nichols, et Les Bêtes du
Sud Sauvage, de Benh Zeitlin. Sortis sur les écrans la même année, ils peuvent être comparés en
bien des points. Celui qui nous intéresse particulièrement ici est le traitement de l'élément liquide et
les significations qu'il revêt. Mud et Les Bêtes du Sud Sauvage ont d'abord des odes à un certain
mode de vie, définis par le Mississippi pour l'un, par le bayou pour l'autre. Les héros vivent en
marge de la société, seulement entourés du fleuve et du marais. Mud est un solitaire qui se cache sur
une île pour échapper à un règlement de compte et à la justice, Hushpuppy, héroïne des Bêtes du
Sud Sauvage, vit avec son père dans le bayou. Les deux films présentent un microcosme de magie
qui résiste encore à l'industrialisation et à la vie mondialisée. Et à chaque fois, c'est l'eau qui les en
sépare. Ce qui apparaît en toile de fond de ces récits est la volonté de célébrer un Sud enchanté (les
personnages principaux des films sont des enfants) qui résiste à une uniformisation des modes de
vie et qui serait resté ancré dans la nature qui l'entoure.
Dans le film de Jeff Nichols, le Mississippi sera ce qui sauvera Mud, le cachant des balles
ennemies et lui permettant de prendre la fuite. Dans un dernier plan large, le film se conclut
d'ailleurs sur un hommage au fleuve, et sur les infinies possibilités de liberté qu'il semble offrir.
Mudet Les Bêtes du Sud Sauvage finalement deux récits de l'innocence, délivrant une vision
magique du Sud des États-Unis.
Mais peut-on qualifier ces films de Southern Gothic ? Si ils y sont parfois reliés, il semble
que la peinture qu'ils font du Sud prenne plutôt le contre-pied du genre. Le gothique sudiste se base
en effet sur une expérience effrayante du rapport à l'autre, du rapport à la nature. Ici, le côté
magique et le récit manichéen, teinté d'une forme d'angélisme, renvoie plus à une vision romantique
du Sud, qui semble exclue du Southern Gothic. La nuance peut parfois paraître faible (le Southern
Gothic se base notamment lui aussi sur une opposition entre le Bien et le Mal, mais dont les sources
et le traitement sont à chercher ailleurs, voir chapitre 2) mais le fond en apparaît finalement
différent.
17
b) L'eau comme métaphore de la Frontière dans le Southern Gothic : Deliverance et Southern
Comfort
La fiction gothique a plutôt fait de l'eau un élément hostile à l'homme, dans plusieurs ?uvres.
Deux films en sont des exemples cinglants. Sorti en 1972, Deliverance de John Boorman s'est
imposé comme l'une des références cinématographiques de l'ultra-violence (nous reviendrons sur
l'utilisation de la violence dans le Southern Gothic dans la troisième partie). Le cinéma américain
des années 70 est marqué par une question essentielle : que faire de l'énergie de la conquête lorsque
la Frontière n'existe plus ? Deliverance y apporte une réponse possible : une explosion de violence
(l'énergie) dans un endroit clos. Dans le film, quatre amis se retrouvent pour un week-end en canoë
sur une rivière de Géorgie. John Boorman remet ainsi en scène l'aventure qu'ont du vivre les
pionniers face au wilderness américain. En ouverture du film, la rivière est apaisée, préservée de la
civilisation. Mais elle en devient finalement l'ennemie, piégeant les personnages dans un
déferlement de violence. Dans Deliverance, la rivière abrite la sauvagerie, incarnée par des
rednecks, Autres dégénérés. Elle représente la frontière, celle entre la civilisation et la barbarie, et
l'échec de sa conquête.
Une dizaine d'années plus tard, un autre survival movie moite met en scène ce rapport
conflictuel à la nature. En 1973, immergée dans les marécages, une faction de la Garde Nationale de
Louisiane part pour un exercice de routine... Sorti en 1981, le générique d'ouverture de Southern
Comfort, réalisé par Walter Hill, laisse entrevoir, à la manière de Deliverance, une nature paisible.
Sur la guitare mélancolique de Ry Cooder, le bayou semble dormir13. Mais dès l'ouverture du film,
ce calme est déchiré par l'intrusion sonore des camions militaires, hélicoptères, tirs d'armes
automatiques, révélant violemment le contraste entre le wilderness et la civilisation. Le film est
aussi saturé du bruit des animaux des marais, oiseaux et insectes en particulier, agression auditive
amplifiée pour les soldats perdus dans les marécages. Comme dans Deliverance, le bayou devient le
lieu de la rencontre avec l'Autre, des Cajuns sanguinaires qui traquent les soldats sur leur territoire.
Encore une fois le film est une allégorie de l'échec de la conquête, métaphore évidente de la guerre
du Vietnam. La nature devient un piège géant pour les soldats, qui avancent (lentement) en terrain
miné face à des adversaires qui eux le maîtrisent totalement. Dans cet enfer, l'eau devient leur
ennemie. Avant de se lancer dans l'exercice, le sergent Poole (Peter Coyote) en fait la
prédiction« Faites vous à cette idée : vous allez aller dans l'eau, et cette eau sera
froide ! »Effectivement. L'eau constitue d'abord la première barrière naturelle que les soldats
18
doivent affronter, et qui les fera basculer dans la sauvagerie. Aux premières heures de l'expédition,
bloqués par un bras de fleuve, ils décident d'emprunter des canots laissés sur la berge. Pris sous le
feu des redneck locaux, c'est dans l'eau que leur aventure bascule, en même temps que leurs
embarcations. Elle se révèle ensuite truffée de pièges aussi artisanaux que mortels, la plupart des
soldats y laissant leur vie. Et quand ils ne sont pas transpercés par des planches hérissés de
morceaux de bois tranchants laissées là par les rednecks ou écrasés par des troncs d'arbres qui
s'abattent dans le bayou, ils sont happés par des sables mouvants. Il n'y a finalement pas
d'échappatoire pour les soldats ici, entourés de cette eau sombre (la photo du film retranscrit cette
sensation boueuse, sur des tons uniquement marron et verdâtre).
Dans Southern Comfort, le mouvement est annulé horizontalement, mais aussi
verticalement, comme en témoigne la scène de la chute des arbres, ou les différents moments de
passage de l'hélicoptère de l'armée qui malgré sa proximité ne peut pas repérer les soldats, piégés en
dessous de lui par la végétation.
Le traitement de l'élément liquide est ainsi diamétralement opposé entre Mud Les Bêtes du
Sud Sauvage d'un côté, et des films comme Deliverance et Southern Comfort de l'autre. Auréolé de
magie chez les premiers, il devient maléfique dans les seconds. Le traitement du mouvement dans
les films est aussi représentatif de l'antagonisme qui les distingue. Dans Mud et Les Bêtes du Sud
Sauvage, l'eau est maîtrisée, elle porte les personnages, leur permet de s'échapper (la fuite de Mud
lors de la dernière scène). Elle symbolise la liberté, fluide. Les plans sont larges, ils ouvrent
l'espace, et donc des possibilités de mouvement. Dans Deliverance et Southern Comfort, elle gêne
la progression, les personnages tombent. Le mouvement de l'eau est soit trop fort (les rapides de
Deliverance), soit inexistant (la stagnation du marais dans Southern Comfort). Celui des
personnages est ralenti. Le cadre est serré, les possibilités de s'enfuir restreintes.
L'impression générale qui se dégage de ces deux films est une étouffante sensation de
claustration, typique du Southern Gothic. Fondée sur l'expansion et l'occupation de l'espace, c'est
ainsi toute l'expérience américaine qui est remise en question. Si Southern Comfort en appelle à
l'histoire nationale en évoquant la guerre du Vietnam, c'est bien le Sud qui est au centre de ces
films. L'idée qui les sous-tend est que l'histoire du Sud est marquée par la confrontation avec
l'Autre, et qu'il existe une forme de repli sur soi, de rejet de l'altérité propre à l'identité sudiste.
Le Southern Gothic fait alors écho à cela en utilisant la nature comme symbole de cette
impossible ouverture. L'eau, particulièrement, en devient la métaphore. Sa représentation est
largement associée à la mort, comme nous l'avons vu ci-dessus. Les cadavres sont jetés à l'eau dans
13 Ecouter le thème de Southern Comfort par Ry Cooder
19
Deliverance, s'enfoncent dans le marais dans Southern Comfort. Les thèmes de la claustrophobie et
de la mort marquent profondément le Southern Gothic, depuis ses débuts. Ils étaient déjà présents
dans la littérature des années 1930 et 1940, et l'héritage de la guerre de Sécession peut en être une
explication.
II. L'écriture de la décrépitude et de la mort dans le Southern Gothic des origines
1) L’héritage mémoriel de la guerre de Sécession
Après 1865, la société sudiste toute entière se retrouve confrontée à la nécessité d'assumer
l'héritage de la guerre. L'une des stratégies mise en place est de fermer les yeux sur les causes du
conflit, et de se lancer dans une bataille idéologique visant à proposer une relecture du passé. C'est
ainsi que dans les années de la Reconstruction germe une littérature florissante, qui est le cheval de
bataille de ce combat (voir introduction). Véhiculant le mythe du Old South, cette littérature qui se
diffuse aussi bien au Sud qu'au Nord, est le vecteur de ce que l'historienne Nina Silber appelle la
« romance de la réconciliation ». En idéalisant le passé esclavagiste du Sud, ce mythe permet à la
société sudiste de se dédouaner de toute responsabilité.
Dans les faits, et les années qui suivent la fin de la guerre, elle doit cependant se confronter
aux conséquences du conflit. La plus visible et la plus urgente est d'abord l'irruption de la mort dans
le quotidien. Et c'est notamment le traitement de celle ci qui sera la première base du combat
mémoriel et politique que va mener le Sud.
En 1865, la mort frappe la société américaine de plein fouet. Une récente étude menée par
l'historien spécialiste des questions démographiques David Hacker, de l'Université Binghamton de
New York, qui s'est appuyé sur des chiffres numérisés du recensement, estime que les pertes
humaines de la Guerre de Sécession s'élèvent à 750 000.14 Selon David Hacker, il reste difficile
d'évaluer précisément le nombre de victimes Confédérées. En effet, la méthode de comptage
s'appuie notamment sur les informations transmises par veuves et orphelins lorsque ceux si
demandent les pensions et allocations qui leur sont destinées. Or, les Confédérés n'étaient pas
éligibles à ces dispositifs fédéraux. Un certain nombre de morts continue donc d'échapper à la loi
des statistiques. En tous cas, en 1865, la société sudiste encaisse le choc des atrocités de la guerre.
Et la mort fait irruption dans le quotidien des vivants de deux manières. D'abord, ils sont confrontés
à la nécessité de donner un sens au carnage et au nombre de victimes. Ensuite, de manière plus terre
20
à terre, il faut faire une place physique à la mort. Les champs de bataille deviennent des cimetières,
ceux existants s'agrandissent et les pierres tombales fleurissent. D'abord de manière individuelle, les
habitants du Sud mettent en place des rituels pour se souvenir des morts. Rapidement, ces initiatives
personnelles s'agrègent pour former un mouvement collectif de la mémoire. C'est ainsi que naissent
les jours de mémoire, comme Decoration Day au Nord. Au Sud, on choisit d'autres dates, qui
d'abord diffèrent selon les régions, puis finissent par converger vers le 3 juin, date d'anniversaire de
Jefferson Davis, président des Etats Confédérés durant la guerre. Au fil du temps, ces dates
deviennent de plus en plus importantes. Dans les années 1880 et 1890 des associations se
structurent. Elles sont majoritairement portées par des femmes issues de l'aristocratie sudiste. Les
cérémonies se préparent en amont, dans la rue via la distribution de tracts, dans les écoles, en
mobilisant les enfants, dans les cimetières, en nettoyant les tombes. C'est également à cette époque
que s'érigent de nombreux monuments aux morts, symboles de la bravoure des combattants
confédérés. Cet activisme associatif répond finalement à un double enjeu15 : rendre hommage aux
morts, tout en cherchant à donner une justification morale à la guerre, en glorifiant ses héros, et
proposant de fait une relecture du passé. La mémoire devient un terrain de combat politique,
influençant dès lors l'histoire américaine et la place qu'y occupe le Sud.
2) L'influence sur le Southern Gothic
Les thèmes de la mort et de la mémoire deviennent dès lors les socles du Southern Gothic.
L'expérience humiliante de la défaite s'ancre dans les esprits, et finira par représenter une
malédiction pour toute la région. Le Sud se referme alors sur lui même, comme figé dans le temps
d'un passé que ses habitants ne pourront plus jamais oublier. C'est sur ce terreau de 1865 que se
développe toute une littérature et une esthétique de la décadence et de l'enfermement. Tout se passe
comme si le Sud s'était momifié, isolé, refusant le temps qui passe mais pourrissant de l'intérieur.
L’œuvre de William Faulkner est hantée par cette idée de la décadence, celle de l'aristocratie sudiste
d'avant guerre. Il met en scène leur décrépitude, financière, morale, sociale et physique. Ce dernier
point devient essentiel dans le gothique sudiste. La décadence est aussi celle des corps, frappé par la
maladie et la difformité. Dans Le Bruit et la Fureur cela est symbolisé de manière nette par le
personnage de Benjy, devenu idiot après qu'on l'a châtré. Les personnages sombrent dans
l'alcoolisme, l'inceste, en même temps que leurs corps deviennent monstrueux. L'esthétique
gothique trouve ainsi un point d'accroche essentiel dans cette région envahie par la mort et le
désespoir. Cette littérature des années 1930 et 1940 est une littérature de l'enfermement et de
14 HACKER David J. Recounting the dead New York Times, 20/09/2011
15 BARREYRE Nicolas, SCHOR Paul, De l'émancipation à la ségrégation, le Sud des États-Unis après la guerre de
21
putréfaction. Les personnages déclinent, à l'intérieur de leurs propres maisons, qui tombent aussi en
ruines. Elle est aussi symbolisée par l'embaumement morbide des choses du passé, symbole du
traumatisme dans l'imaginaire sudiste et du refus d'accepter les événements qui se sont déroulés.
Ainsi, Miss Emily (A Rose for Emily, William Faulkner), conserve le cadavre de son mari
jalousement, comme un secret qu'elle voudrait protéger.
Eudora Welty, dans sa nouvelle Clytie, réutilise aussi cette esthétique de la mort et de la
décrépitude symbolisant la décadence du Sud. Elle y raconte l'histoire de Clytie Farr, et de la
décadence de sa famille, tous aliénés, cloîtrés dans leur maison. Tout est dans l'ombre, figé,
morbide :
« Elle pénétra à l'intérieur, dans le hall, et attendit, tremblante. Tout était sombre et nu. La seule lumière
était celle qui tombait sur le drap blanc qui recouvrait l'unique élément de mobilier, un orgue. Les
rideaux rouges au dessus de la porte du salon, retenus par des mains d'ivoire, semblaient pareils à des
troncs d'arbres dans la maison sans air. Toutes les fenêtres étaient closes, et toutes les ombres basses,
alors que l'on pouvait toujours entendre la pluie derrière eux 16»
La maison Farr représente la folie dans laquelle plongent tous les membres de la famille,
maison dans laquelle plus personne ne veut pénétrer. Les Farr y vivent cloîtrés, témoins momifiés
de leurs propres existences passées.
Les premiers récits gothiques sudistes sont caractérisés par les thèmes de l'aliénation et de la
maladie, qui serviront de base à toute une esthétique proprement sudiste. La maison des Farr et ses
habitants malades n'est pas sans rappeler celle représentée par Harry Crews dans La Foire aux
serpents (1976). Dans ce roman, Harry Crews dépeint le quotidien misérable de Joe Lon et de son
entourage, dans la ville de Mystic, en Géorgie. Son père est alcoolique et élève des pit-bulls de
combat, alors que sa sœur reste cloîtrée dans la maison familiale, sombrant dans la démence.
« Joe Lon sortit dans le couloir. L'idée d'entrer dans la chambre de sa s?ur ne l'avait pas effleuré, mais
une fois dans le couloir, il se retourna. Un filet de lumière filtrait sous la porte. Il eut un pincement de
cœur pour sa sœur. A part la cuisinière, elle ne voyait plus personne, elle ne quittait quasiment jamais sa
chambre moite aux relents de draps humides, elle finirait certainement enfermée dans une pièce blanche
et vide, le visage couvert de sa propre merde. […] La puanteur habituelle le prit à la gorge. Elle était
installée dans son lit, les couvertures remontées sur son menton, dans la pénombre striée seulement par
la lumière bleutée du téléviseur, on aurait dit qu'elle n'avait pas d'yeux.17 » (Harry Crews, La foire aux
serpents)
Le choc de la défaite de 1865 contribue ainsi à créer tout un imaginaire de la ruine, et
impose naturellement le thème de la décadence. Pour exprimer cela le style gothique tel qu'il
Sécession (1865-1896), Paris, Presses Universitaires France, 2009, 157p.
16 WELTY Eudora, « Clytie », extrait du recueil A Curtain of Green and Other Stories, 1941
17 CREWS Harry, La foire aux serpents, (1976) Trad. Nicolas Richard, EditionsGallimard, 1994, p. 75-76
22
existait dans l'Angleterre du XVIIIesiècle s'impose presque de lui même. Toute l'esthétique de
William Faulkner, qui en est l'exemple le plus frappant, se nourrit de celle du gothique anglais
comme The Castle of Otranto d'Horace Walpole qui exploite également le thème de la décadence
familiale et de la ruine, physique, du domaine. Cette influence marque aussi définitivement le
Southern Gothic dans l'utilisation que le genre fait des fantômes, des voix, des apparitions, faisant
entrer les récits dans des dimensions mystiques.
Dans le Southern Gothic, cette esthétique morbide va de pair avec un questionnement sur le
passé. Cela est notamment très net chez Nic Pizzolatto, qui réutilise les codes du gothique anglais,
la contemplation de l'environnement, pour créer chez les personnages un questionnement sur leur
histoire. Le traitement du passé dans le Southern Gothic va aussi signifier un Sud qui s'est figé, et
qui ne peut se départir de son héritage, qui est présenté comme une véritable malédiction. Nous
allons ainsi voir à travers plusieurs exemples comment est traité le passé dans le Southern Gothic, et
pourquoi il en est un pilier fondamental.
III. La représentation d'un Sud hanté par son passé
1) Le surgissement du passé par l'expérience sensible
Chez Nic Pizzolatto, originaire de Louisiane, le Sud est un personnage à part entière, au
même titre que les hommes. Mystérieuse, sombre, la région inspire des questionnements
métaphysiques, et une profonde réflexion sur l'histoire des personnages. En cela, Nic Pizzolatto se
positionne clairement comme un héritier des auteurs gothiques anglais. La contemplation, et
l'influence de la nature sur la psyché humaine sont essentiels dans ses récits.
Que ce soit dans True Detective ou Galveston, roman paru en 2010, le poids du passé a une
importance capitale. A l'instar de celles William Faulkner, ses récits se construisent sur un mode
narratif enchevêtrant sans cesse passé et présent, le premier pesant de tout son poids sur le dernier.
Paru en 2010, le roman de Nic Pizzollatto, Galveston, renoue largement avec l'expérience
sensible du gothique anglais. Galveston, Texas. Le point de chute de Roy Cady, dans sa cavale avec
Rocky, une prostituée qu'il a sauvée de la mort. Roy Cady est un gangster fini, chassé de la
Nouvelle Orléans par son boss qui essaye de l'éliminer. Le roman explore deux temporalités. 1987,
année de la fuite, et 2008. Les deux temps de la narration s'entremêlent ; flash back flash forward,
on ne saurait le dire. Dans le Southern Gothic, ce morcellement des temps de la narration (qui n'est
23
pas propre qu'à ce genre bien sûr) exprime toujours le lourd héritage dont doit se départir le Sud.
Vecteurs de ce sentiment, les personnages de la fiction gothique sudiste sont généralement assaillis
par leur passé. Roy Cady représente l'idée que ce passé est toujours présent dans l'imaginaire
sudiste, pas nécessairement de manière frontale et explicite, mais comme une évocation :
« Quelque chose m'a effleuré à ce moment -là, un sentiment ou un savoir, sans que je parvienne à le
saisir. La sensation de quelque chose que j'avais connu ou éprouvé jadis, un souvenir qui refusait de
venir au jour. Je tendais le bras encore et encore, mais je ne pouvais pas l'attraper18 ». (Nic Pizzolatto,
Galveston)
Tout au long du livre, il est envahi par ce sentiment, ce souvenir effacé qui le saisit
mystérieusement. Une expérience sensible qui dans le Southern Gothic provoque la nécessaire
confrontation avec soi même. Cette confrontation est ici remise en cause par le mouvement (la
cavale). Comme une région qui a voulu reprendre sa marche en avant mais qui est toujours relié à
ce qu'elle a laissé derrière elle... Dans Galveston, Roy Cady est ce sentiment fait homme :
« Il y a des expériences auxquelles on ne peut survivre ; après elles, on n'existe plus entièrement, même
si on n'a pas réussi à mourir. Tout ce qui s'est passé en mai 1987 ne cessera jamais de s'être produit, sauf
qu'on est maintenant vingt ans plus tard et que tout ce qui s'est déroulé à ce moment-là n'est qu'une
histoire.19 » (Nic Pizzolatto, Galveston)
Roy fait l'expérience d'un passé qui n'existe plus qu'en mots et en images, une matière
malléable que l'on pourrait changer par de nouveaux récits, ce qu'a souvent essayé de faire le Sud.
Mais implacablement il se rappelle au moment présent. En 2008 Roy traîne les séquelles physiques
du passage à tabac qu'il a subi en 1987. Il ne peut plus bien marcher, traînant comme un boulet les
événements du passé.
Encore une fois, c'est de l'expérience sensible de son environnement qu'émergent les
questionnements :
« Tout cet univers de vignes kudzu, d'arbres squelettiques et d'eau noire paraissait avoir un sens pour
elle, de même qu'il m'évoquait bien des choses, et elle continuait à regarder dehors avec l'air de
quelqu'un qui abdique. La pesanteur du paysage nous ramenait tous les deux à une époque passée, et
nous étions hantés par des gens que nous avions eu l'habitude de voir.20 » (Nic Pizzolatto, Galveston)
Ces quelques lignes pourraient à elles seules définir l'essence du gothique sudiste. Pour
définir le roman gothique anglais, Maurice Lévy donnait trois caractéristiques fondamentales21 :
18
19
20
21
PIZZOLATTO Nic, Galveston (2010) Trad. Pierre Furlan, Paris, Belfond, 2011, p. 23
Ibid p. 85
Ibid p. 72
LÉVY Maurice, Le roman « gothique » anglais 1764-1824, Albin Michel, 1995 p388-389
24
l'usage d'une architecture médiévale, la présence de l'Au Delà (réelle ou pas) et une atmosphère
d'angoisse et de mystère. Dans le Deep South, la nature s'est substituée à l'architecture médiévale,
mais la filiation avec les racines anglaises sont ici évidentes. L'utilisation d'un vocable évoquant la
mort et l'ombre qui l'entoure, l'évocation de fantômes du passé... En ce sens, Nic Pizzolatto peut être
considéré comme l'un des plus dignes héritiers du mouvement gothique, celui qui dans ses ?uvres
en a réuni le plus de caractéristiques essentielles. L'écriture de Nic Pizzolatto, comme nous pouvons
le voir dans les extraits ci-dessus, est marquée par la spectralité, ce qui est un procédé typiquement
gothique, que l'on retrouve chez d'autres auteurs comme William Faulkner, Eudora Welty, ou plus
récemment, Cormac McCarthy. Elle renvoie au fait que dans le Sud, le passé se vit sur le mode
d'une malédiction. Nous retrouvons ce thème de la spectralité dans Dans la Brume Electrique, film
de Bertrand Tavernier adapté du roman éponyme de James Lee Burke. Ici, Tavernier fait le choix de
matérialiser les fantômes. Dave Robicheaux, le personnage principal, en voit les apparitions dans le
bayou, ce lieu de l'étrange et du fantasmé. Les fantômes s'y dressent à la lisière de la brume,
témoins d'un passé qui resurgit.
2) La matérialisation de l'Au-Delà : Dans la Brume Électrique
Dave Robicheaux est un flic intrinsèquement attaché à la Louisiane. Héros de bon nombre
de polars de James Lee Burke, il a été interprété à l'écran par un autre pur produit du cru, Tommy
Lee Jones. L'adaptation de Dans la Brume Électrique (In the Electric Mist) par Bertrand Tavernier
nous plonge dans la touffeur du bayou et tout ce qui y est enfoui. Robicheaux enquête sur la mort
d'une prostituée, Cherry LeBlanc, retrouvée dans un marais. Parallèlement, il cherche à faire la
lumière sur un meurtre dont il a été témoin il y a bien longtemps, et qui se rappelle à sa mémoire
lorsqu'une star de cinéma découvre un corps dans le bayou pendant un tournage. Au delà de son
investigation, Dave Robicheaux se confronte au passé de la région, et à sa propre responsabilité
quant à cette histoire sudiste. La scène d'ouverture fait entrer le spectateur de plain pied dans ce
monde de l'étrange, teinté du mysticisme des anciens :
« Dans l'ancien monde, les gens plaçaient de lourdes pierres sur les tombes des morts, pour empêcher leur âme
d'errer et de tourmenter les vivants. J'ai longtemps pensé que c'était la pratique d'un peuple superstitieux et
primitif. Mais j'étais sur le point d'apprendre que les morts peuvent flotter à la lisière de notre vision, avec la
densité et la luminosité de la brume. Et leurs droits sur cette terre peuvent être aussi légitimes et durables que les
nôtres ». (Bertrand Tavernier, Dans la Brume Électrique)
Dans la brume électrique, le bayou est le lieu de la rencontre avec l'Au delà. Bertrand
Tavernier matérialise ici la rencontre avec les fantômes du passé. Dans le film, il prend la forme
d'un général confédéré, qui apparaît en vision à Dave Robicheaux. La rencontre avec ce spectre
25
exprime d'abord l'idée que le passé n'est pas passé, comme le disait William Faulkner. Il continue de
vivre dans l'esprit des habitants du Sud, qui en portent le fardeau. C'est le sens de la phrase du
général à Dave Robicheaux lors de leur première rencontre : « Ce n'est jamais finie (la guerre). Je
pensais que vous le sauriez. Vous avez été lieutenant dans l'armée des Etats-Unis n'est ce pas ? » Il
met ici en évidence l'histoire guerrière des États-Unis, rappelant à Dave Robicheaux sa participation
à la guerre du Vietnam. Par l'apparition du général confédéré, c'est toute une perspective
belligérante du pays qui est dévoilée. Que ce soit la guerre de Sécession, où toutes celles qui ont eu
lieu à sa suite, le pays est confronté aux conflits, et doit en assumer la charge.
Mais au delà de ce poids à supporter, le général sudiste représente aussi une aide. Là ou
Faulkner fermait la porte (« les batailles ne se gagnent jamais »), Bertrand Tavernier laisse entrevoir
la possibilité d'une victoire. Pour Dave Robicheaux, ce fantôme constitue un guide moral. Au
moment où lui même semble dépassé par la violence et la cruauté des événements qu'il doit
affronter, le général lui rappelle la nécessité de camper sur ses positions, pour surmonter
l'adversité : « Des hommes cupides et malfaisants détruisent le monde dans lequel vous êtes né.
C'est eux contre nous mon ami. (…) Ne cédez pas sur vos principes, n'abandonnez pas votre
cause. » Le passé se révèle ainsi à la fois « poids et soutien », mettant en lumière l'ambiguïté du
rapport qu'entretient la société sudiste avec lui.
Le chemin éclairé par le général que doit emprunter Dave Robicheaux pour résoudre son
enquête est celui d'un passé violent, que l'on a tenté d'enterrer. Encore une fois, le bayou est le lieu
où tout est caché, et où tout finit par se révéler. En 1965, Dave Robicheaux est le témoin du meurtre
d'un noir par deux blancs, dont la trace fut anéantie par le passage d'un ouragan. Dans la Brume
Électrique exhume l'histoire d'un Sud qui vit sa dernière année sous le sceau des lois Jim Crow.22
Mais aujourd'hui le pont entre l'Amérique de Jim Crow et l'actualité semble se réduire à vue
d’œil, particulièrement dans le Sud, qui ne semble jamais avoir réussi à surmonter son histoire et à
tirer les conséquences de celle-ci, comme le laissent entendre les pensées de Dave Robicheaux :
« Ce passé vivait encore en lui, frappé d'une honte collective sans pardon ».
A la fin du film, la confrontation entre Dave Robicheaux et l'un des protagonistes du meurtre
de 1965 met en relief l'une des tensions présente dans la construction identitaire sudiste et auquel
fait écho le Southern Gothic. Ce sont dans cette scène deux visions, deux approches historiques qui
s'affrontent au travers des deux personnages. Celui qui voudrait enfouir le passé, tentant de
convaincre qu'il n'est qu'une histoire, opposé à celui qui est convaincu que ses racines nourrissent
encore le présent :
22
Lois Jim Crow : série de lois en vigueur dans le Sud des États-Unis entre 1876 et 1965, instituant de fait la
ségrégation raciale
26
«- Il s'est passé des choses horribles entre les races, à l'époque. Mais nous ne sommes plus les mêmes
personnes qu'à l'époque, n'est-ce pas ?
- Je crois que si.
- Vous paraissez incapable de laisser le passé en paix.
- D'après mon expérience, on se libère du passé en l'affrontant. » (Bertrand Tavernier, Dans la Brume
Électrique)
Dans la Brume Électrique symbolise finalement l'histoire de la construction de l'identité
sudiste. Le film met d'abord en valeur le traumatisme que représente encore la guerre de Sécession,
toujours présente dans les esprits, représentée ici par la présence du général confédéré. Ce fantôme
porte surtout avec lui l'idée que l'identité du Sud se construit nécessairement avec son passé. Le film
appuie sur deux plaies restées ouvertes : les guerres (Sécession et Vietnam), et la période de la
ségrégation. La construction identitaire implique alors deux sentiments : la culpabilité liée à cet
héritage, et l'obligation de s'acquitter moralement de cette dette.
3) Le passé, malédiction du Sud
a) Des personnages qui portent le fardeau du temps
A propos d'Une rose pour Emily, Marie Liénard explique que la nouvelle « traduit
l'ambiguïté que toute société ressent par rapport à son passé : à la fois poids et soutien, c'est ce passé
qui constitue la mémoire de la communauté et son identité, sa hantise.23 » Le Southern Gothic
traduit en mots et en images cette contradiction.
D'une part il revêt les atours d'un passé glorieux, qui est donc pour les blancs le socle d'une
lutte mémorielle, notamment dans le but de rétablir un ordre racial hiérarchisé. D'autre part, il est vu
comme une malédiction qui ne cesse de poursuivre les habitants du Sud. Les premiers récits
gothiques sudistes, particulièrement ceux de William Faulkner, sont traversés par cette tension.
Contrairement à la littérature de la Plantation School qui mythifie le passé et élude la question de la
responsabilité, le Southern Gothic est traversé par la question de la culpabilité. Dans le récit, le
temps devient le symbole immatériel de ce qu'on ne peut rattraper et qui continuera encore et encore
de hanter les habitants du Sud.
Les œuvres de William Faulkner sont habitées par un questionnement sur le temps, sur le
passé et sur l'héritage du Sud. En toile de fond, la décadence de l'aristocratie sudiste après la guerre,
23
LIÉNARD Marie, « Le gothique américain » Études, 2008/6 (Tome 408), p. 789-798
27
qui avait bâti sa grandeur sur le système esclavagiste. Faulkner dresse le portrait d'une société qui
doit s'acquitter d'une dette historique, et le traitement du temps dans son œuvre est ce qui en sonne
le rappel, incessamment. Cette dimension est essentielle dans Le Bruit et la Fureur, publié en 1929.
Le roman campe l'histoire de la famille Compson, entre 1910 et 1928. L'un des fils, Quentin, part
étudier à Harvard en 1910, alors que sa sœur Caddy se marie la même année. Secrètement
amoureux de Caddy, Quentin se suicide à Harvard peu de temps après le mariage. L'une des parties
du roman conte les heures précédant sa mort, monologue intérieur qui démontre l'obsession du
temps chez l'écrivain. Dans l'imaginaire faulknerien, le temps poursuit les personnages, leur
rappelant que ce qui a été ne peut être vaincu :
« Quand l'ombre de la croisée apparaissait sur les rideaux, il était entre sept heures et huit heures du
matin. Je me retrouvais alors dans le temps, et j'entendais la montre. C'était la montre de grand-père et,
en me la donnant, mon père m'avait dit : Quentin, je te donne le mausolée de tout espoir et de tout désir.
Il est plus que douloureusement probable que tu l'emploieras pour obtenir le reducto absurdum de toute
expérience humaine, et tes besoins ne s'en trouveront pas plus satisfaits que ne le furent les siens ou
ceux de son père. Je te le donne, non pour que tu te rappelles le temps, mais pour que tu puisses l'oublier
parfois pour un instant, pour éviter que tu ne t'essouffles en essayant de le conquérir. Parce que, dit-il,
les batailles ne se gagnent jamais. On ne les livre même pas. Le champ de bataille ne fait que révéler à
l'homme sa folie et son désespoir, et la victoire n'est jamais que l'illusion des philosophes et des sots24 ».
(William Faulkner, Le Bruit et la Fureur)
Les heures précédant le suicide de Quentin sont marquées par l'inexorable fuite en avant du
temps, et par l'impossibilité d'y échapper. Quentin fracasse la montre, mais le temps revient
partout : au clocher d'une église, par la cloche de l'Université, dans la boutique d'un horloger... De
toutes façons, Quentin a intériorisé le temps. Il ne peut s'en échapper car il en ressent chaque
seconde, interprétant notamment l'avancée de l'ombre et de la lumière. Le temps revêt deux
fonctions dans l'esprit torturé de Quentin. D'une part, il le pousse vers l'inexorable (le suicide, et ses
évocations qui reviennent tout au long du chapitre). D'autre part, il le rejette dans son passé (les
pensées incestueuses envers sa sœur et les événements qui l'ont conduit jusqu'au moment présent).
Dans le gothique anglais, le questionnement sur le temps naissait de la contemplation de
monuments ou d'une nature intemporels, mettant l'homme face à sa finitude. Dans le gothique
sudiste, l'obsession du temps s'articule autour de l'histoire. Dans l'extrait que nous avons cité,
William Faulkner fait un parallèle avec la guerre, utilisant le champ lexical du combat. Il met ainsi
en évidence le trauma de la Guerre de Sécession, comme si l'horloge avait cessé de tourner en 1865.
Nous voyons donc que dans le Sud des États-Unis, le gothique va avoir cela de particulier qu'il
propose un commentaire de la société et de ses angoisses. Bien sûr, l'argument de la Guerre de
24 FAULKNER William, Le Bruit et la Fureur (1929), Trad. Maurice Edgard Coindreau, Paris, Éditions Gallimard,
1972, p. 99
28
Sécession comme explication de l'obsession du passé dans le Southern Gothic ne sera plus valable
pour les œuvres plus récentes. Cependant, le passé restera central dans le courant, le Southern
Gothic s'attachant à dépeindre d'autres traumatismes sudistes liés à son histoire. Nous verrons
notamment dans la troisième partie comment la violence est utilisée dans le Southern Gothic
comme procédé discursif sur le passé.
Chez William Faulkner, il y a l'idée que ce maléfice du temps ne peut se conjurer que dans
la mort. Il y a là quelque chose de grandement tragique : l'amour véritable ne s'obtient que dans la
mort. Cette fatalité serait le seul moyen d'échapper à la malédiction qui plane sur le Sud. Nous
pouvons en ce sens expliquer le suicide de Quentin, et les références incessantes faites au temps
dans Le Bruit et la Fureur. Cette idée est aussi très présente chez Nic Pizzolatto. Dans plusieurs
passages de Galveston, Roy Cady fait référence à la mort comme ultime étape pour arriver à la
connaissance de soi, et comme la seule expérience authentique qui peut être donnée à l'homme :
« Ici et plus au sud, le brouillard du matin a la couleur du bronze et semble sans fin. Cette teinte mate
me fait penser aux tempêtes de sable qui nous arrivent de loin, de l'intérieur du golfe, comme s'il y avait
un désert au-delà de l'horizon. Et quand on en voit émerger des crevettiers, des plates-formes flottantes
ou des supertankers, on se dit que c'est un autre niveau de l'existence qui est en train de se frayer un
passage dans le nôtre, et le tout est chargé d'histoire. Quant à la leçon de l'histoire, je crois que c'est la
suivante : jusqu'à notre mort, on est fondamentalement dans l'inauthenticité. Mais je suis encore en
vie25 » (Nic Pizzolatto, Galveston)
b) La culpabilité liée au passé
Dans le Southern Gothic le temps est donc un poids, qui tire le Sud vers son passé. La place
qu'il y occupe est aussi le vecteur d'un questionnement sur l'identité. Les écrivains du Sud,
notamment William Faulkner, ont sans cesse relié cette question à une certaine culpabilité vis à vis
de l'histoire de la région. Les œuvres plus récentes sont aussi traversées par la question de la
recherche d'identité des personnages.
Les héros de Nic Pizzolatto, que ce soit Rust Cohle dans True Detectiveou Roy Cady dans
Galveston, affirment savoir qui ils sont. Pour eux, le chemin vers cette prise de conscience ultime
est un combat : « Je sais qui je suis. Et après toutes ces années, il y a une victoire là dedans.»
(TrueDetective).
Rust Cohle a beau savoir qui il est, il n'en reste pas moins le produit des événements passés,
qu'il doit affronter. Comme nous l'avons expliqué plus haut, la confrontation avec Errol Childress
prend des allures de confrontation avec soi même. Ce qui s'ouvre au dessus de lui, dans une
29
hallucination métaphysique, rappelle les vortex temporels chers à la science fiction (voir annexe).
Rust Cohle, à deux doigts du but qui l'a animé pendant presque vingt ans, entrevoit tout ce qui a été,
un gouffre immense de temps surplombant le présent. Nous pouvons peut-être y voir la métaphore
de la malédiction faulknerienne du passé qui se conjure dans l'instant présent.
True Detective nous offre finalement un happy end, peut être né des contraintes propres à la
production audiovisuelle américaine. Les policiers font triompher le Bien, et ainsi, retrouvent une
forme de paix intérieure, conclusion d'un long chemin vers la connaissance d'eux mêmes.
4) Des modes narratifs représentant le maléfice du temps
La multiplication des temporalités narratives dans True Detective permet au spectateur
d'apprécier le changement du personnage de Matthew McConaughey. Le récit s'enracine dans trois
périodes : 1995 (date du premier meurtre et du début de l'enquête), 2002 (fin officielle de l'enquête)
et 2012 (les deux enquêteurs retrouvent le vrai coupable). Ces trois temporalités s'entrecroisent, les
narrateurs changent, revenant sur tel ou tel épisode du passé. Entre 1995 et 2012, Rust Cohle s'est
enfoncé dans la marginalité. Il a quitté la police, vit seul, est alcoolique chronique. Il porte avec lui
le fardeau de son passé, et de l'enquête non résolue. Son équipier, Marty Hart, a vécu dans l'illusion
d'une vie bien ordonnée, centrée sur sa famille. Entre 1995 et 2012, ses infidélités répétées le
pousseront aussi à vivre seul, rejeté par les siens. Lui aussi quitte la police.
L'histoire, dans le Sud, ne semble pas être de l'histoire. Le passé n'est même pas passé
comme l'écrivait William Faulkner. Pour l'écrivain du Mississippi, le seul moyen de briser le
maléfice du temps se trouve dans la mort. C'est aussi seulement dans cette fatale expérience que se
révélera l'amour véritable. Ainsi la mort de Quentin dans Le Bruit et la Fureur, seul moyen pour lui
d'échapper au temps et à ses pensées, et ultime déclaration d'amour à sa sœur Caddy.
Dans True Detective, la malédiction du temps est exposée en termes philosophiques par le
discours de Matthew McConaughey, resté comme l'un des moments incontournables de la série.
Emprunte de l'idée d’Éternel Retour de Nietzsche26, la conception du temps de Rust Cohle
est celle d'un incessant recommencement. Le temps n'est plus une ligne, mais un cercle (« Time is a
flat circle »), les expériences se renouvelant éternellement dans la vie des gens « telles des voitures
sur un circuit ». Ainsi, « rien n'est jamais résolu » et dans le Sud, l'histoire se répète, encore et
encore, son identité étant à jamais marquée par son passé.
25 PIZZOLATTO Nic, Galveston (2010) Trad. Pierre Furlan, Paris, Belfond, 2011, p. 85 - 86
26 Présente dans Ainsi parlait Zarathoustra Le Gai Savoir
30
Les modes narratifs de plusieurs œuvres du Southern Gothic peuvent aussi explorer en eux
mêmes la relation complexe qu'entretient le Sud avec son passé. C'est une méthode courante chez
William Faulkner, notamment dans Le Bruit et la Fureur. chapitres, à différentes époques, des
histoires contées par différents narrateurs, s'appelant sans cesse les unes les autres, renvoyant le
récit et les pensées des personnages dans le passé. Il contribue ainsi à brouiller systématiquement
les pistes narratives, faisant de l'utilisation du temps un élément central de ses romans. Par cette
méthode il renforce l'idée centrale de son œuvre selon laquelle le présent dans le Sud, plus
qu'ailleurs, ne peut se construire sans l'ombre du passé qui l'a engendré.
La conception du temps qui tourne en boucle dans True Detective est aussi typique du genre.
La narration selon trois temporalités renvoient aussi à l'idée que rien n'est jamais terminé, et que le
passé resurgira perpétuellement sur le présent. Ces récits en spirale (le symbole de la spirale est
aussi présent physiquement dans True Detective, en tatouages laissés sur le corps des victimes, par
le vol d'oiseaux dans le ciel) ont largement été utilisés dans le Southern Gothic, comme l'a analysé
J. Douglas Perry Jr27. L'effet propre à ces formes narratives est toujours renforcé par le lieu comme
personnage et le sentiment de claustrophobie qui se dégage de la littérature et du cinéma gothique.
Si ce lieu clos semble si effrayant dans le Southern Gothic, si chaque ombre, chaque recoin,
est terrifiant, c'est aussi parce que dans le Sud, il semble dissimuler le Mal. L'identité sudiste est
obnubilée par lui, et le Southern Gothic a fait de l'omniprésence l'un de ses piliers essentiel.
Ci-après : les symboles spiraliques dans True Detective.
27 PERRY DOUGLAS J Jr, « Gothic as Vortex : The Form of Horror in Capote, Faulkner, and Styron », New York, p.
43 - 56
31
32
CHAPITRE II : LE SUD, THÉÂTRE DE L'AFFRONTEMENT ENTRE LE BIEN ET LE
MAL
« Veux-tu que je te raconte l'histoire de Main Droite et Main Gauche ?
L'histoire du Bien et du Mal ? »
La Nuit du Chasseur
Si André Gide à dit que la plus grande ruse du Diable est de nous persuader qu'il n'existe
pas, les habitants du Sud n'ont pas du le croire. Dans le Sud, il est partout, tout le temps, pour
reprendre le titre du roman de Donald Ray Pollock (Le Diable, tout le temps).Il est dans les détails
et dans l'immensité, dans l'homme et dans la nature, dans l'héritage et dans la filiation. Il est
enfermé dans un Sud claustrophobe, superstitieux, hantant de sa présence les récits gothiques.
Alors, que représente-t-il ? Pourquoi sa présence est-elle si forte ? L'une des réponses réside sans
doute dans le fait religieux qui caractérise le Sud, si prégnant qu'on a pu donner à la région le nom
de Bible Belt.
La religion dans le Sud des États-Unis représente un fort particularisme culturel. Au delà du
fait que le nombre de pratiquants y est plus élevé que dans le reste du pays, la doctrine y est
différente. Hormis la Louisiane et quelques enclaves catholiques, la région est marquée par des
formes particulières de protestantisme, notamment les Églises baptistes28. Au centre de leurs
pratiques se trouve le rite du baptême, généralement par immersion. Un autre trait caractéristique
est l'importance accordée au diable. Enfin, le salut individuel et la rédemption représentent un point
majeur du discours.
Aux lendemains de la Guerre de Sécession, le discours religieux inonde la sphère publique.
La politique est teintée de références religieuses (les démocrates comparent par exemple leur reprise
du pouvoir à une rédemption), et l'expression de la foi est publique (cela est notamment marqué par
l'importance des rassemblements religieux itinérants et des prêches publics)29
Tout cela contribue ainsi, dès l'après guerre, à diffuser dans la société une vision morale qui
reste une particularité culturelle forte, propre au Sud des États-Unis. Cela se traduit notamment par
une lutte contre le pêché personnel, et la nécessité de « se sauver », et non par une volonté toute
aussi religieuse de lutter contre les inégalités sociales, comme c'est plus le cas dans le Nord. Ainsi la
société sudiste est plus portée sur la lutte contre l'alcool30, par exemple.31
28 La Southern Baptist Convention la plus grande communauté protestante des États-Unis. En 1845, une scission a été
opérée entre baptistes du Nord et du Sud, ces derniers se positionnant en faveur de l'esclavage.
29 BARREYRE Nicolas, SCHOR Paul, De l'émancipation à la ségrégation, le Sud des États-Unis après la guerre de
Sécession (1865-1896), Paris, Presses Universitaires France, 2009, 157p
30 Le mouvement pour la tempérance était largement basé sur un discours religieux, l'alcool étant considéré comme un
péché. Il a notamment été porté par des organisations comme l'Union Chrétienne des Femmes pour la Tempérance.
33
La forme religieuse particulière au Sud va avoir une influence déterminante sur l'un des traits
caractéristiques de l'identité sudiste : la croyance en la présence du Mal, qui est par conséquent l'un
des thèmes forts du Southern Gothic.
I. L'omniprésence du Mal
1) Une source à chercher dans la religion
a) Une société aveuglée par de faux prophètes
Le Mal, dans le Southern Gothic, est omniprésent. Le lien qui l'unit à la religion est d'une
évidence frappante dans La Nuit du Chasseur, l'unique film de Charles Laughton sorti en 1955. Le
film raconte l'histoire d'Harry Powell, un prédicateur illuminé qui cherche à mettre la main sur un
trésor dont l'existence lui a malencontreusement été dévoilée par son compagnon de cellule. Ce
dernier, avant d'être arrêté, a confié le magot à ces enfants, John et Pearl, leur promettant de garder
le secret. Powell retrouvera les enfants et la mère désormais veuve, et essayera de leur faire révéler
l'emplacement du butin.
Le révérend Harry Powell est la représentation du Mal, annoncé dès le début du film par une
musique sinistre lors de son arrivée dans un village tranquille. Toute une lecture morale de la
doctrine religieuse dans le Sud se fait au travers de ce personnage, faux prophète et vrai prêcheur,
ou peut-être est-ce l'inverse... Dans le film, Powell est le message religieux, presque au sens propre,
avec ses mains tatouées des mots « love » et « hate » (amour et haine). Procédé typique du Southern
Gothic, le film va jouer sur ce types d'oppositions. Si le Mal peut s'incarner dans le révérend Harry
Powell, c'est que la société sudiste a perdu tout repère moral, et dont la faillite des individus est
généralisée. Le révérend Harry Powell en premier chef bien sûr, soi-disant homme de Dieu mais
assassin et cupide. Willa, la mère des deux enfants manque de discernement, aveuglée par la foi,
séduite par le révérend, puis incapable de remarquer la terreur qu'il fait subir à son fils et sa fille.
Finissant par comprendre, elle se suicide, laissant ses enfants dans les griffes de l'homme. Les
habitants du village, en particulier les Spoon qui emploient Willa, sont les premiers à tomber sous le
charme d'Harry Powell, et les premiers à vouloir le pendre sur la place publique lorsqu'ils
découvrent ses actes. Ainsi les différents personnages du film sont dupés par Powell et par sa ruse,
car incapable de reconnaître le Mal.
31 ibid
34
Flannery O'Connor a également posé cette question de la défaillance morale dans le Sud. En
filigrane de ses nouvelles, la romancière décrit les traditions du Sud, leur absurdité, leur violence, la
vicissitude morale de ses habitants. Son univers est également peuplé de prédicateurs illuminés.
La nouvelle Le Fleuve est parue dans le recueil Les braves gens ne courent pas les rues
(1953). La romancière y conte l'histoire d'un jeune enfant, que ses parents confient à Mrs Connin,
qui doit le garder pour la journée, et a dans l'idée de l'emmener voir un prédicateur, le révérend
Bevel Summers. Lorsqu'elle demande son prénom au garçon, celui-ci répond qu'il s'appelle Bevel
(il se nomme en fait Harry). Ce changement de prénom dénote l'identité que l'enfant n'a pas choisie,
le reniement (presque innocent, parce qu'enfantin) d'une famille qui le fait vivre dans la misère.
Flannery O'Connor décrit des parents inintéressés par l'enfant, une mère alcoolique. Eux sont peu
portés sur les choses religieuses. Le quotidien de Bevel est misérable et ennuyeux :
« Il n'avait pas grand-chose à faire dans la journée, manger mis à part ; pourtant il n'était pas bien gras.
Il eut l'idée de vider quelques cendriers sur le tapis. S'il n'en renversait que deux ou trois, elle se dirait
qu'ils étaient tombés : il en vida deux et, du doigt, fit pénétrer soigneusement les cendres dans les poils
du tapis. 32» (Flannery O'Connor, Le Fleuve)
L'enfant est quasiment mutique, et subit tout au long de la nouvelle toutes sortes de
tourmentes. Il se fait notamment molester par les enfants de sa garde, qui projettent de le jeter dans
l'enclos des porcs.
La sortie au fleuve pour Bevel ne revêt d'abord d'importance que parce qu'elle lui permet
d'échapper à ce quotidien. Mais l'événement qui change la suite du récit est le baptême du garçon,
qui lui n'a rien demandé, par le révérend. Lui sortant la tête de l'eau, il lui annonce : « Maintenant tu
es quelqu'un. Avant tu ne comptais pas. » L'enfant, lui, n'a rien compris. Par ce personnage
Flannery O'Connor représente l'absurdité du comportement humain, ici symbolisé par les adultes, et
notamment Mrs Connin. C'est elle qui, surexcitée, présente le garçon au révérend pour qu'il le
baptise. La scène au bord du fleuve représente l'aveuglement du groupe face à celui qui prêche,
l'hystérie collective. L’œil innocent de l'enfant est seulement terrorisé par la vision monstrueuse de
Mr.Paradise qui :
« ressemblait à quelque roche rebondie posée sur le pare-chocs d'une antique automobile grise et
longue. Son chapeau gris était rabattu sur une oreille et relevé de l'autre côté, pour exhiber une enflure
violacée sur la tempe gauche. Il était courbé en avant, ses mains pendaient entre ses genoux, et ses petits
yeux plissés étaient presque fermés 33». (Flannery O'Connor, Le Fleuve)
32 O'CONNOR Flannery, Le Fleuve, extrait du recueil Les braves gens ne courent pas les rues (1953), Trad. Maurice
Edgard Coindreau, Paris, Editions Gallimard, 1963 p. 53
33 O'CONNOR Flannery, Le Fleuve, extrait du recueil Les braves gens ne courent pas les rues (1953), Trad. Maurice
35
Mais la tête sous l'eau, Bevel a trouvé l'illusion de ce qu'il recherchait, de l'amour et de
l'identité. Dans la nouvelle, le fleuve est porteur de deux sens. Il est d'abord mythifié - représentant
ainsi une autre conception de l'eau dans le Southern Gothic - par le message religieux, capable de
guérir et de laver des pêchés, moteur du récit cathartique du prédicateur. Il est « le Fleuve de Vie,
fait du sang de Jésus ».l'autre côté il est le fleuve « naturel », l'eau boueuse qui étouffe Bevel lors du
baptême, le cours d'eau dans lequel Mr. Paradise lance sa ligne de pêche. Juste avant d'être attrapé
par le courant, le garçon aperçoit « une sorte de porc géant qui se ruait vers lui en bondissant, et qui
brandissait un bâton vert et rouge, en poussant de grands cris. ». Enfin,
« à une bonne distance en aval, le vieil homme surgit des eaux, tel un monstre marin des légendes
antiques, et il demeura immobile, les mains vides, ses yeux presque éteints scrutant le cours du fleuve,
jusqu'aux confins où il se perdait.34 » (Flannery O'Connor, Le Fleuve)
Ces dernières lignes, qui concluent la nouvelle, laissent la porte ouverte à de multiples
interprétations. Mr. Paradise a-t-il tenté de secourir le garçon qui se noyait ? Peut-être. Nous
retiendrons ici une autre hypothèse, basée sur le pessimisme de Flannery O'Connor sur la nature
humaine, ainsi que sur un élément du récit qui n'aura pas échappé au lecteur attentif. En chemin
pour le fleuve, Bevel passe à quelques pas de la cabane de Mr. Paradise. Ce dernier le suit des yeux,
puis avec les pieds, après avoir emporté avec lui « un bâton de peppermint long d'un pied et épais
de deux pouces. » Cette même sucrerie qui réapparaît dans la main de l'homme quelques instants
plus tard. Peut-être alors, cette noyade et la rencontre avec la grâce était-elle préférable à d'autres
atrocités ayant cours dans la vie des hommes. L'univers de la romancière est hanté par le Mal, sa
conception de la nature humaine est pessimiste. Ce qu'elle révèle, c'est une société qui s'est
détournée du Bien, souvent trop lâche pour l'accepter, et trop faible pour refuser le Mal. Ainsi, dans
Le Fleuve, les personnages sont moralement faibles. Le prédicateur a aveuglé les gens par son
discours, les adultes se détournent de l'innocence de Bevel.
b) True Detective : portrait d'une Louisiane évangélisée
La religion dans True Detective est d'abord associée au lieu, à la Louisiane, apparaissant en
toile de fond de tout le récit. Elle est partout, dans chaque maison, dans chaque paysage. Celle qui
apparaît le plus clairement est celle des pasteurs évangéliques, que l'on retrouve dans les champs,
sous les chapiteaux de leurs églises itinérantes.
Elle apparaît dès le départ comme nécessaire, comme repère et comme guide pour trouver une
Edgard Coindreau, Paris, Editions Gallimard, 1963 p. 45
34 Ibid p. 56
36
explication à l'horreur. La série s'ouvre sur une scène de crime, une prostituée retrouvée dans un
champ de canne à sucre à Erath, marquée et entourée de symboles satanistes. Rust Cohle (Matthew
McConaughey) explique la signification qu'il trouve dans le crime :
« C'est une mise en scène fantasmagorique, un rituel. Fétichisme, iconographie. C'est sa vision, le corps
est une carte paraphilique. Un attachement aux désirs physiques et aux fantasmes interdits par la
société ». (Nic Pizzolatto, True Detective)
La grandeur de l'horreur est proportionnelle à l'incompréhension qu'elle suscite. Marty Hart
(Woody Harrelson) avouera qu'il n'a jamais rien vu de semblable en huit ans à la Criminelle. Face à
cela, la religion devient un recours, une source de réponses possibles. C'est en ce sens qu'il demande
à son partenaire, après la découverte de la scène de crime : « mais si tu n'es pas chrétien, en quoi
crois-tu ? » Pour lui, et comme il le fait remarquer, pour la majorité des habitants du coin, la
religion est la seule réponse.
L'enquête conduit les deux inspecteurs sur les traces d'une église itinérante, au fin fond de la
Lousiane. Dans le troisième épisode (« The Locked Room »), ils assistent à Franklin au prêche de
Joël Theriot (Shea Whigham), du Revival Ministery, une congrégation évangéliste présentée comme
une « très ancienne religion ». Le personnage de Rust Cohle est utilisé pour faire une critique
sociologique de l'acte et de la réunion évangéliste « Je vois une tendance à la pauvreté et à l'obésité,
un désir de conte de fées, des gens mettant leurs rares dollars dans des petits paniers en osier qu'on
leur passe ». L'opposition, classique du registre policier, entre les deux détectives permet aussi de
faire surgir cette critique morale et sociale de la religion, au prisme de deux conceptions
antagonistes. Marty Hart voit dans cette réunion la volonté de partager, de trouver le bien commun
dans la communauté. Pour Rust Cohle, cette pratique a au contraire tendance à cacher le bien
commun et renforcer la misère économique et sociale, les gens préférant payer pour une histoire
qu'on leur raconte plutôt que de s'acheter à manger.
Le personnage du prêcheur est alors vu comme un charlatan, quelqu'un qui raconte des histoires
dont l'efficacité est proportionnelle à la confiance qu'il inspire. Et il fait adhérer ses histoires à une
population déjà misérable, émoussant encore plus leur esprit critique, et dont il est clair « qu'aucun
membre ne va désintégrer l'atome ».
La religion est ainsi vue comme une histoire, un récit qui enferme toujours plus dans la misère.
De la même manière que dans La Nuit du Chasseur, le Mal dans True Detective est associé
de manière directe à la religion. Errol Childress, le coupable, se révèle être l'enfant illégitime de la
famille Tuttle, dont l'influence dans la région est immense. L'un de ses membres est sénateur de
37
l’État de Louisiane, et un autre est un révérend puissant. Ce dernier avait notamment mis en place le
Wellspring Program, un réseau d'écoles privées religieuses, dont le but officiel était de proposer
une alternative aux écoles publiques dans les campagnes de Louisiane. Au cours de l'enquête Cohle
remarque que les personnes disparues qu'il recherche avaient toutes étaient scolarisées dans les
écoles faisant partie du programme, qui s'avère finalement être une façade à une société secrète,
dont les membres sont des hommes riches et influents qui s'adonnent, entre autres, à des sacrifices
humains. La religion, non seulement enferme les esprits, mais est aussi le lieu du secret, de l'horreur
dissimulée.
II. La nécessité de retrouver le sens moral pour combattre le Mal
1) Des réponses religieuses à la présence du Mal
a) La Nuit du Chasseur : interprétation et contre-interprétation des Écritures
Dans La Nuit du Chasseur, Charles Laughton propose une réponse religieuse à la présence
du Mal. Elle est symbolisée dans le personnage de Rachel Cooper, qui est la seule à révéler une
droiture morale, et à suivre le chemin du Bien. Elle est la seule personne à tenir tête à Powell.
Ce qui s'oppose dans le film sont deux lectures diamétralement opposées de la Bible. Harry
Powell en tire des conclusions le poussant à punir les « brebis égarés », les personnes ne reflétant
pas un ordre moral qu'il souhaite pur (le pêché pour lui étant principalement associé à la sexualité et
au désir). Lui répugne « ce qui sent le parfum, ce qui porte fanfreluches et frisettes », mais accepte
le meurtre. Il refuse l'acte sexuel mais représente à plusieurs reprises la symbolique du viol, ou tout
du moins de la sexualité refoulée. Cela apparaît notamment lors d'une des premières scènes du film,
lorsque Harry Powell assiste à une danse dans un cabaret. La caméra zoome alors sur sa main
tatouée du mot « hate », qui plonge dans sa poche, et la lame du couteau sort dans un mouvement
brutal, déchirant le tissu. Ce couteau semble aussi être considéré comme sacré par le révérend, qui
refuse, dans un mouvement de recul, que Pearl le touche. Rachel Cooper elle, fait une lecture
humaniste de la Bible, poussant à la charité (elle recueille des enfants abandonnés qu'elle élève dans
l'amour). La religion serait le moyen d'éviter le Mal, et de le reconnaître, comme elle l'annonce au
tout début du film :
« Puis le Seigneur dit : gardez-vous des faux prophètes qui viennent à vous vêtus en brebis, mais qui à
l'intérieur sont des loups. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Un bon arbre ne peut porter de mauvais
fruits, ni un arbre malade porter de bons fruits. Vous les reconnaîtrez donc à leurs fruits. » (Charles
Laughton, La Nuit du Chasseur)
Tout en dénonçant une société aveugle, Charles Laughton insuffle donc l'espoir, qui réside
38
dans une moralité religieuse. Pour Charles Laughton, le révérend représente finalement l'emprise
que peuvent avoir les évangélistes sur la population. Porteurs de messages incohérents, ils ne sont à
ses yeux qu'attirés par l'argent. C'est ce qui guide Harry Powell tout au long du film. La Nuit du
Chasseur propose alors une critique acerbe des évangélistes qui sillonnent le pays, délivrant une
parole guidée par un mauvais sens moral. Le Southern Gothic s'est largement fait écho de ces
dérives, les pointant du doigt de différentes façons.
b) Flannery O'Connor : des récits paraboliques pour révéler la présence de Dieu
Marie Liénard explique que le mode narratif des nouvelles de Flannery O'Connor est à
rapprocher de la parabole, un procédé typiquement religieux qui « propose des histoires qui
illustrent certaines vérités ; elle part de l'expérience des gens et de situations concrètes, pour inviter
à une lecture symbolique ».35 A propos des auteurs du Sud, Carson McCullers déclarait : « (ils)
juxtaposent fréquemment le tragique et l'humoristique, l'immense et l'insignifiant, le sacré et le
paillard, l'âme entière de l'homme et un détail matériel ». Chez Flannery O'Connor, l'événement ou
l'objet appelle un sens a priori caché. Ainsi nous pouvons la considérer comme une romancière de la
révélation, s'inscrivant pleinement dans la tradition gothique. Son écriture est emplie de mystère.
Elle est aussi profondément ancrée dans le Sud. A travers le mode de la parabole, c'est donc les
traditions et les mœurs du Sud qui sont prises pour objet, et comme support permettant d'accéder au
sens, à la vérité. Car c'est finalement une vérité que cherche à dévoiler Flannery O'Connor dans ses
récits. En ce sens les œuvres de la romancière sont profondément religieuses. Elle comparait elle
même le rôle de l'écrivain à celui d'un prophète : « cette qualité prophétique est liée à ce qu'il est
capable de voir dans les choses proches les prolongements de leurs significations, et capable de voir
les choses lointaines de très près. »36
C'est, à la fin de la parabole, la rédemption qui survient pour celui qui sait l'accepter. Elle
apparaît généralement dans un moment ou une action inattendue, souvent mystérieuse, ouvrant
brutalement la compréhension du sens aux personnages, dans leur rencontre avec Dieu. La
rédemption, chez O'Connor, est une réponse à la question qui sous tend son œuvre, à savoir où est le
Bien ? La fin de la nouvelle Le Fleuve peut aussi être analysée comme une métaphore de l'écriture
de Flannery O'Connor, et du but qu'elle lui fixe. Bevel, dans ses derniers instants, avant d'être
englouti par les eaux, voit au loin, comme s'il accédait à la connaissance prophétique définie par
35 LIÉNARD Marie, « Flannery O'Connor. La nouvelle comme parabole », Études /5 (Tome 402), p. 657-666
36 Extrait de Mystères et Manières, dans « Ça peut pas faire de mal » France Inter, 26/10/2013
39
O'Connor, capable « d'étendre son regard au delà des apparences »37
Si Flannery O'Connor croit en la présence du Bien, c'est aussi parce qu'elle est convaincue
qu'il a déserté la vie de l'homme, et que la société sudiste est profondément malsaine. Le Fleuve est
la peinture d'une société aveuglée par de faux prophètes. Et la réponse qui est donnée à cela vient
également du divin, traduisant la tension qui habite le Southern Gothic, qui se fait critique du fait
religieux d'une main, et tente de le réhabiliter de l'autre. Bien sûr, ce sentiment est propre aux
artistes chrétiens, et ce n'est pas le genre en lui même qui est porteur de ce questionnement, dans
toutes ses œuvres. Ceci est une des réponses (ce qui est propre au genre est le questionnement de
l'opposition entre le Bien et le Mal d'une manière générale).
Dans les œuvres gothiques chrétiennes, comme les nouvelles de Flannery O'Connor et La
Nuit du Chasseur, la présence écrasante du Mal renvoie à l'idée que c'est le Sud qui a perdu son
innocence. Les récits portent ainsi en eux le l'histoire d'une région qui a commis le pêché originel, et
connu l'expérience de la décadence. Les mythes érigés au lendemain de la guerre de la Sécession
sont aussi les reflets de cette culpabilité dont voudrait se départir le Sud. Contrairement à ces
mythes, et aux récits de la Plantation School, les artistes gothiques acceptent l'existence du pêché, et
la digèrent pour la faire transparaître dans leurs œuvres.
c) Rust Cohle, miroir du prédicateur
Dans la Louisiane de Nic Pizzolatto, la religion ne donne pas le sens. Elle est porteuse de
faux espoirs, détournée de ce que devrait être son but véritable, comme dans La Nuit du Chasseur
ou l'univers connorien. Le personnage de Rust Cohle est intéressant car il propose une opposition au
fait religieux de la région, il en est la critique personnifiée. Il est aussi, dans la série, le personnage
qui ne vient pas de Louisiane. Il pénètre dans cet univers clos mais de l'extérieur, pouvant amener
avec lui un autre système de valeurs. Lui est un pessimiste, baigné de la philosophie de
Schopenhauer, convaincu que la conscience humaine est une tragique erreur de l'évolution
naturelle. L'homme, devenu trop conscient de lui même, serait berné par les sensations et les
sentiments, persuadé d'être unique, d'être quelqu'un, alors qu'il n'est en réalité personne.
Cette vision s'oppose à celle des prédicateurs qui peuplent le Sud dans la vision gothique.
Au delà de la critique frontale de la religion qu'il propose, le personnage de Rust Cohle dans
True Detective utilisé pour pointer du doigt les méthodes des prédicateurs évangélistes d'une
manière plus subtile. Nic Pizzolatto opère ce que nous pourrions qualifier de « renversement » :
37 Extrait de Mystères et Manières, dans « Ça peut pas faire de mal » France Inter, 26/10/2013
40
Rust Cohle est un personnage qui présente toutes les caractéristiques du prêcheur, et la série en
montre ainsi les dérives.
Tel un prédicateur, lui aussi, raconte des histoires, établit des théories, insinuant un doute
moral dans l'esprit des autres. La puissance de ses histoires est notamment aperçue au travers des
aveux qu'il tire aux suspects. Plusieurs scènes le montre obtenant la confession ceux qu'il confronte.
Il est frappant de voir que les personnes à qui il s'adresse sont semblables à l'assemblée qui écoute
le prédicateur : physiquement marquées, pauvres, dégageant une impression de perdition. Tout
comme le prêche les fait entrer en transe, ils finissent souvent en larmes après la rencontre avec
Rust Cohle. Dans l'épisode The Locked Room, on le voit tourner autour de sa « cible », transpirer,
comme habité. Son discours est marqué par l'image de Dieu :
« Une sortie s'offre à toi, par la grâce de Dieu. Tu es tel que le Seigneur en a décidé. (…) Il y a de la
grâce dans ce monde, et le pardon pour tous, mais il faut le demander. ». (Nic Pizzolato, True Detective)
Comme le prédicateur, il utilise la peur et l'espoir, celle de la punition et celui du pardon.
Interrogé sur ses méthodes, il déclare que chacun sait qu'il est coupable.
« Tout le monde veut une confession, tout le monde veut un récit cathartique. Surtout les coupables,
mais tout le monde est coupable. » (Nic Pizzolato, True Detective)
Plusieurs enseignements peuvent être tirés ici. Tout d'abord, nous revenons à la culpabilité
qui hante les habitants du Sud. Mais surtout, la notion de catharsis fait largement écho au discours
religieux. Rust Cohle, comme le prédicateur, offre à celui qui l'écoute la possibilité de déposer son
angoisse dans le discours. Et lui même le remarque lorsqu'il développe sa conception de la religion
dans la scène du Revival Ministery :
« Le transfert de la peur et de l'amour de soi dans une entité autoritaire. C'est la catharsis. Il absorbe leur
crainte avec son discours ». (Nic Pizzolato, True Detective)
Rust Cohle peut alors être vu comme un personnage révélateur de la puissance du fait
religieux dans le Sud, et de la forme particulière qu'il y prend. Ses interrogatoires, analogies du
discours religieux dont il a relevé et intériorisé les mécanismes, sont alors la preuve de
l'asservissement des consciences possible dans la religion. Il est une démonstration du pouvoir de la
religion sur les mentalités dans le Sud, particulièrement dans une tranche de la population déclassée
socialement et économiquement.
Ainsi, ce qui est décrit est une galerie de personnages qui, à l'instar du Sud, reste prostré sur
ses croyances et ses valeurs préconçues.
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d) No Country for Old Men : un monde sans Dieu et amoral
En posant incessamment la question du Mal et de son emprise, le Southern Gothic est à la
fois révélateur et poseur de questions. L'omniprésence du mal dans la fiction peut servir de preuve
d'une société obsédée par le questionnement religieux, sous une forme particulière propre au Sud. Il
est alors le témoin de la superstition en tant que marqueur de l'identité, et d'une certaine forme de
culpabilité quant à cette identité. En mettant le combat entre le Bien et le Mal au centre des récits,
écrivains et cinéastes gothiques tentent aussi de proposer des pistes de réponses, à la question qu'est
ce qui est bien, et comment vaincre la Mal ? Ainsi le discours religieux peut lui même opérer
comme une solution dans la fiction sudiste (O'Connor, Laughton, Faulkner).
Le film No Country For Old Men des frères Coen (2007) met une nouvelle fois en scène un
Sud aux prises avec le Mal et son apparente domination. Mais ici, la question religieuse semble
avoir été dépassée, et tout repère moral perdu. Le film est adapté du roman éponyme de Cormac
McCarthy, considéré comme un héritier de William Faulkner et comme un romancier gothique
post-moderne, en ce qu'il s'est attaché à décrire un Sud en conflit avec les valeurs de l'après guerre
telles que le capitalisme et l'individualisme.
No Country For Old Men pose la question du sens. Comment comprendre le Mal ? Ou plutôt
comment est il encore possible de le comprendre aujourd'hui ? Dans le film, le Mal est incarné dans
le personnage d'Anton Chigurh (Javier Bardem). L'homme n'a pas d'histoire, pas d'origine, rien n'est
expliqué, il s'impose seulement dans sa monstruosité. Il ne semble pas possible de le comprendre
car il dépasse tout système de valeurs morales. D'abord, il est au dessus de la loi. Dans une scène
symbolique, il en étrangle un représentant dans un poste de police au tout début du film. La loi est
directement écartée comme réponse possible à la domination du Mal.
Anton Chigurh ne peut ensuite pas être compris par les valeurs habituelles. Il a son propre
code moral, mais celui-ci n'a aucune cohérence pour les autres. Le meurtre de Carla Jean (Kelly
MacDonald), à la fin du film, en est la preuve ultime. Elle lui répond d'ailleurs que cela n'a pas de
sens.
Le Mal, finalement, n'a plus aucune logique, si ce n'est la sienne. La transgression de tout
principe est devenue la règle.
Le film pourtant, joue sur les valeurs modernes. Notamment celle de l'argent. Car le film est
avant tout une question d'argent, axé sur un scénario classique. Un homme qui se retrouve par
hasard avec deux millions de dollars, et d'autres hommes qui veulent les récupérer. En filigrane il y
a donc l'image d'une société capitaliste dominée par la valeur de l'argent, un monde où tout s'achète.
Même dans la souffrance, voire l'agonie, Llewelyn Moss (Josh Brolin) doit payer les passants qu'il
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croise pour qu'ils l'aident (il donne 500$ à un homme pour son blouson, dans la scène de la
traversée de la frontière entre les États-Unis et le Mexique). Pour tous les personnages, les « bons »
comme les « mauvais », le moteur de l'action est l'argent.
Mais Anton Chigurh, bien que comme les autres il coure après l'argent, semble transcender
cette valeur. C'est aussi ce que dit de lui Carson Wells (Woody Harrelson), un autre tueur à gages à
la poursuite de Chigurh : « il a des principes qui transcendent la drogue, l'argent ». Il devient ainsi
une source d'incompréhension totale pour le sujet moderne. La vie même n'est plus une valeur.
Chigurh joue celle des gens à pile ou face. Il n'y a donc plus de choix possible. Anton Chigurh tord
aussi le cou aux règles morales que l'on se fixe, qui n'ont plus de sens dans son monde fait de chaos.
Ainsi il demande à Carson Wells : « si ton code moral t'a mené ici, à quoi t'a-t-il servi ? » Les
notions de culpabilité et d'innocence sont aussi largement dépassées. No Country for Old Men est la
représentation d'un monde sans Dieu, dans lequel la mort et la destruction sont devenus les seuls
axiomes.
Le sujet ne peut plus alors trouver de sens dans ce qu'il voit et ce qu'il ressent. C'est tout ce
que symbolise le personnage du shérif Bell (Tommy Lee Jones). Vieillissant, lui a connu les temps
anciens. Le film s'ouvre sur un monologue en voix off, alors que la caméra des frères Coen capture
par une succession de plans fixes une nature magistrale et intemporelle. Le shérif se rappelle le
passé, un temps où la violence n'avait pas encore tout emporté sur son passage. Ce monde est celui
des valeurs morales. Par valeurs morales il ne faut pas cependant entendre des valeurs
comportementales, de respect par exemple, d'une société patriarcale et puritaine. Cet aspect là des
choses est aussi mis en relief dans une scène du film, discussion entre deux shérifs, qui admettent,
sur un mode typiquement texan, que « tout se perd dès l'instant où on ne dit plus bonjour monsieur
ou bonjour madame ». Mais ce n'est pas ça dont il est question, comme ils le reconnaissent eux
mêmes. Ici le shérif est face à la question du sens, et de sa disparition. Le monde des anciens devrait
pouvoir servir de repère, mais ce n'est pas le cas.
« J'aimais écouter les histoires des anciens. Je n'ai jamais raté une occasion de le faire. On ne peut pas
s'empêcher de se comparer aux anciens, de se demander comment ils réagiraient aujourd'hui. J'ai envoyé
un garçon à la chaise électrique à Huntsville. Je l'ai appréhendé, j'ai témoigné. Il avait tué une fille de
quatorze ans. Les journaux parlaient de crime passionnel, mais lui m'a dit que ça n'avait rien de
passionnel. Il m'a dit qu'il avait toujours voulu tuer quelqu'un aussi loin qu'il s'en souvienne. Il m'a dit
que s'ils le libéraient il recommencerait. Il savait qu'il finirait en enfer. Qu'il y serait en quinze minutes.
Je ne sais pas quoi en penser. Je n'en ai pas la moindre idée. Le crime que vous allez voir dépasse
l'entendement. Ce n'est pas que ça m'effraie. J'ai toujours su que la mort faisait partie de ce métier. Mais
je ne veux pas jouer mon va-tout, si toutes les cartes ne sont pas sur la table. Un homme doit être prêt à
risquer son âme. Il doit pouvoir se dire « d'accord ; j'accepte de faire partie de ce monde ». (Joël et
Ethan Coen, No Country for Old Men)
Les frères Coen, ici, créent une distanciation par cette voix off, par la narration et le
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commentaire de l'action qui va se dérouler. Tout fonctionne comme si le spectateur allait assister à
un spectacle, quelque chose qui est forcément irréel parce que l'action a épuisé le sens. Le shérif
admet ne même plus faire partie de ce monde, parce que ses valeurs morales ne lui permettent plus
de le comprendre.
Il remet également en perspective l'attachement du Sud à son passé, non pas comme un
poids mais comme un soutien. Il est amusant de remarquer la similitude entre le personnage du
shérif Bell et celui de Dave Robicheaux, tous deux interprétés par Tommy Lee Jones. Dans Dans la
Brume Electrique, Dave Robicheaux reçoit la visite d'un fantôme du passé, qui constitue un guide
moral pour affronter le présent. Il lui intime de rester fidèle à sa ligne de conduite, seul moyen de
réussir à vivre dans l'instant et de trouver un sens à son combat. Dans No Country For Old Men, ces
fantômes ne sont d'aucun secours, car la morale a été écrasée par le Mal. Le shérif Bell ne trouve
plus aucun sens aux récits du passé, qu'il continue pourtant de chercher. Mais il a accepté son
incompréhension, résigné, comme s'il avait accepté le péché et son incapacité à y faire face.
III. Le Mal comme symptôme de la culpabilité sudiste
1) Des personnages en constante interrogation sur leur propre morale
Confrontés au Mal, les personnages de la fiction gothique sudiste sont perpétuellement
amener à se questionner sur le sens de la vie, et sur leur propre morale. Ce profond questionnement
sur la validité du Bien dans un monde où le Mal est omniprésent va notamment être représenté par
l'allégorie de l'ombre et de la lumière, souvent sur un mode fantasmagorique.
Dans No Country for Old Men, l'arrivée du Mal est annoncée en ouverture du film par une
ombre qui s'étend sur la plaine. Nic Pizzolatto a aussi utilisé cette métaphore dans True Detective.
Dans la dernière scène, Rust Cohle déclare qu'il n'existe qu'une histoire, la plus ancienne, celle de la
lumière contre l'ombre. Il relate aussi l'expérience qu'il a vécue entre la vie et la mort, symbolisée
encore par une ligne entre l'ombre et la lumière. Il parle d'une substance sombre, profonde, dans
laquelle il pouvait se laisser glisser. Dans cette matière, il peut sentir la présence de son père et sa
fille décédés, et l'amour qu'ils irradient. Cela nous renvoie à la conception faulknerienne du tragique
qui survient du lien qui est fait entre l'amour et la mort.
De la même manière, la dernière scène de No County for Old Men symbolise l'affrontement
du Bien et du Mal. Le shérif Bell raconte un rêve, dans lequel il est à cheval, la nuit, dans le froid et
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la neige. Il doit franchir un col. Son père (qui est mort), le dépasse, la tête encapuchonnée. Dans sa
main, il porte un flambeau. Il part en éclaireur, Bell est conscient qu'il l'attendra, plus loin sur la
route. Peut être peut on y voir là encore l'image de la mort, dans laquelle il rejoindra son père dans
le futur, où il le retrouvera dans l'amour. Mais pour l'instant, il ne fait que passer, ne projetant pas sa
lumière sur le présent. Et dans ce moment où ils perçoivent à la fois la promesse de l'amour et
l'angoisse de la solitude, le shérif Bell et Rust Cohle terminent le récit de la même manière, avec
une sentence commune : « Et je me suis réveillé ».
Ces récits font aussi largement écho au thème du passé dans le Sud. Ses fantômes
deviennent alors des repères pour pour les personnages. Leur présence insiste aussi sur la solitude
des personnages. Cela est typique du genre policier ; les héros sont souvent seuls (ils renvoient à la
figure du justicier solitaire, le lone ranger), et les récits mettent aussi bien en jeu leur combat face à
l'adversité que contre eux-mêmes.
Cela renvoie à la question de leur culpabilité. Dans True Detective, Rust Cohle et Marty
Hart sont rongés par elle. Chacun à leur manière, ils ont connu la déchéance. Lorsque Marty se
demande s'il est bon ou mauvais, Rust répond qu'il faut des gens méchants pour repousser ceux qui
sont encore plus méchants (bad guys). Faire triompher le Bien sur le Mal inclut donc une idée de
souffrance et de sacrifice. Cette notion est souvent présente dans le polar, mais acquiert une
résonance forte dans le Sud des États-Unis, où la notion de culpabilité est au centre de l'identité.
Malgré leurs écarts, les deux policiers ont su rester fidèles à la ligne de conduite qu'ils s'étaient
fixée, et n'ont ainsi pas perdu leurs âmes.38 Jean-François Pigouillé note également que la
confrontation finale a un aspect purificateur. En décidant de ne pas attendre les renforts mais
d'affronter seuls le meurtrier qu'ils recherchent depuis dix sept ans, ils démontrent une volonté de
pardonner leurs fautes. Nous revenons sur l'idée de la catharsis, dans cet affrontement final où la
violence permet d'expier les fautes.
Le Southern Gothic n'utilise finalement pas le Mal comme une fin en soi, mais bien pour
questionner la morale dans une société marquée par la question de la culpabilité. Le genre décrit
une société qui a intériorisé le péché, ou qui cherche s'en cesse à s'en défaire par une action
purificatrice. Flannery O'Connor, dont l’œuvre dépeint une société profondément immorale, reste
une écrivaine de l'espérance, et fait ainsi de la rédemption l'une des possibilités de ces récits.
38 PIGOULLIÉ Jean-François, « True Detective : des ténèbres jaillit la lumière » Esprit, 2014/11, p. 131-135
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2) La possibilité de la rédemption
La romancière disait que la société sudiste n'était pas centrée sur le Christ, mais demeurait
hantée par lui. Bien que souvent considérée comme profondément pessimiste sur la nature humaine,
voire cruelle, Flannery O'Connor fait toujours tendre ses histoires vers l'espoir d'une rédemption.
Dans Le nègre factice (Les braves gens ne courent pas les rues), elle livre un récit
personnifié de la difficile conservation de l'innocence et de la prise de conscience du péché.
Mr. Head et son petit fils Nelson sont des campagnards pur souche. Nelson a l'insolence de
l'enfance, son grand-père la croyance solide en son expérience, lui ayant permis d'acquérir une
compréhension générale de la vie. Mr Head est un homme aveuglé par sa propre vanité. Flannery
O'Connor décrit un homme persuadé que son système de valeurs est le bon, mais qui reflète en
réalité un ordre passéiste. Son seul souci semble être de vouloir prouver sa droiture morale, en
infligeant des leçons à l'enfant. Le voyage qu'ils entreprennent en train à Atlanta n'a d'ailleurs pour
lui que cette vocation. Il doit servir à démontrer à Nelson qu'il ne connaît rien de la ville, et que ce
périple lui passera l'envie d'y retourner.
Mais une fois à Atlanta, force est de constater qu'il est complètement perdu. S'ensuit une
longue errance dans les rues de la ville, les deux personnages s'enfonçant dans un monde qui ne leur
est pas familier, même plutôt hostile. Décidant de donner une leçon à son petit fils effronté - qui lui
reproche d'avoir égaré leur chemin - assoupi sur un trottoir, Mr. Head se cache à un coin de rue et
réveille Nelson en sursaut. Surpris et paniqué, celui ci prend la fuite et percute une dame, qui s'en
prend à Mr Head. C'est à ce moment que le grand-père commet sa faute, niant connaître Nelson et
s'éloignant. Mr. Head est alors envahi par un sentiment de honte, de culpabilité et de désespoir,
alors que l'enfant garde la rancœur chevillée au corps : « Quant à Nelson, son esprit avait serré dans
un étau de glace la trahison de son grand-père, comme s'il tentait de la garder intacte pour le
jugement dernier ».
Continuant à s'enfoncer dans la ville, ils pénètrent dans le ghetto noir d'Atlanta. C'est ici que
se trouvera l'élément typiquement connorien permettant la révélation, le moment mystérieux
permettant d'accéder au divin. Il prend ici la forme d'un « nègre factice », qui n'est qu'une simple
statue de jardin :
« Ils regardaient le nègre factice comme s'ils étaient en présence de quelque grand mystère, d'un
monument qui commémorait quelque victoire et les rassemblait dans leur commune défaite. Tous les
46
deux sentaient se dissoudre leur désaccord comme
miséricordieuse. 39» (Flannery O'Connor, Le nègre factice)
sous
l'effet
d'une
action
C'est finalement ce sentiment typiquement gothique que ressent Mr. Head. De son
expérience sensible, de sa confrontation avec ce nègre factice, naît la sensation de dépassement de
soi, de mystère, d'incompréhension. Tel le poète face à la ruine, il est soudain envahi du sentiment
de finitude. Flannery O'Connor réintroduit dans ses nouvelles la possibilité de l'expérience
mystérieuse, traversée par la présence divine. La romancière touche à la quintessence de la
révélation gothique dans les dernières lignes de l'histoire, la résumant totalement dans un passage
touché par la grâce littéraire :
« A cet instant la lune, recouvrant la plénitude de sa splendeur, sortit d'un nuage et inonda la clairière de
sa lumière. Lorsqu'ils descendirent du train, l'armoise des champs avait des frissons d'argent et sous
leurs pieds le mâchefer s'éclaira de lumière noire. Les cimes des arbres qui entouraient la station comme
l'enclos d'un jardin étaient plus sombre que le ciel tendu de gigantesques nuages blancs illuminés.
Mr. Head s'arrêta, garda le silence et sentit à nouveau l'effet de la miséricorde, mais il comprit cette fois
qu'aucun mot au monde n'était capable de le traduire. Il comprit qu'elle surgissait de l'angoisse qui n'est
refusée à aucun homme et qui est donnée, sous d'étranges formes, aux enfants. Il comprit que c'était tout
ce qu'un homme peut emporter dans la mort pour en faire don à son Créateur et il s'empourpra de honte
à la pensée qu'il en avait si peu à Lui offrir. Et il en était effrayé, et il jugea sa vie avec l'absolue
perfection du jugement divin, tandis que la Miséricorde couvrait son orgueil comme d'une flamme et le
consumait.
Jamais il ne s'était considéré comme un grand pécheur, mais il voyait maintenant que sa vraie souillure
lui avait été cachée de crainte qu'il ne s'abandonne au désespoir. Il comprit que ses péchés lui avaient été
pardonnés depuis le commencement des temps, lorsqu'il avait conçu dans son propre cœur le péché
d'Adam, jusqu'à cette journée où il avait renié le pauvre Nelson. Il vit qu'aucun péché n'était trop
monstrueux pour qu'il ne s'en puisse accuser et, puisque Dieu aimait dans la mesure où Il pardonnait, il
se sentit, à cet instant, prêt à entrer au Paradis. 40 » (Flannery O'Connor, Le nègre factice)
C'est ici non plus par la vision du nègre factice – qui en est la cause initiale – que Mr. Head
accède à une compréhension supérieure de son existence, mais par l'environnement naturel, qui
reprend les carcans du gothique, par les jeux de lumière, balançant entre l'obscurité et l'illumination,
par la lune, par la sensation d'immensité que tout cela dégage. Il fait ici l'expérience du sublime.
Touché par la présence de l'Au Delà, le grand-père fait également l'expérience de sa culpabilité, en
découvrant du même coup la possibilité de sa rédemption. Dans le récit, elle s'oppose à l'innocence
de Nelson. Mr. Head représente aussi la faillite morale, la lâcheté et l'abandon, à la manière de
Willa dans La Nuit du Chasseur.
39 O'CONNOR Flannery, Le Nègre factice, extrait du recueil Les braves gens ne courent pas les rues (1953), Trad.
Maurice Edgard Coindreau, Paris, Editions Gallimard, 1963 p. 138
40
O'CONNOR Flannery, Le Nègre factice, extrait du recueil Les braves gens ne courent pas les rues (1953), Trad.
Maurice Edgard Coindreau, Paris, Editions Gallimard, 1963 p. 139 - 140
47
3) La rédemption : un geste violent pour illustrer la décadence morale
Dans les nouvelles de Flannery O'Connor, la rédemption naît d'une opposition violente, d'un
geste inattendu. La romancière en fait souvent usage en opposant deux monde, deux systèmes
moraux, qui dans le choc de leur rencontre peuvent donner accès à cette furtive vision de la lumière
divine. La rédemption est alors comparable à une illumination, qui en rendant visible la présence de
Dieu dans le monde, souligne surtout qu'il est absent le reste du temps.
La nouvelle Les braves gens ne courent pas les rues de Flannery O'Connor est celle qui
illustre le mieux le choc de deux systèmes de valeurs et la rencontre avec le Mal. Dans cette
histoire, il est représenté par le personnage du Désaxé. Dans cette nouvelle, une famille fait la
rencontre malencontreuse d'un individu dangereux au détour d'une route. Il ne porte pas de nom, il
est un symbole. Symbole d'un système de valeurs morales qui n'a plus de sens : la grand-mère, qui
est le personnage central du récit, et qui est la dernière de la famille à se faire exécuter, cherche par
tous les moyens (surtout religieux) à faire changer d'avis le Désaxé, à le ré-axer serait-on tenter de
dire, sur un chemin plus vertueux que celui qui mène au meurtre de sang froid. Elle le conjure de
prier, d'avoir pitié. Elle l'implore. Mais son sort est déjà tout tracé, ainsi que le lui rappelle le
Désaxé :
« Madame, dit le Désaxé dont le regard s'enfonça aux profondeurs du bois, jamais j'ai vu un cadavre
donner la pièce au croque-mort41 ». (Flannery O'Connor, Les braves gens ne courent pas les rues)
La grand-mère représente aussi la bassesse morale. Elle semble ne faire que peu de cas que
tous les membres de sa famille se fassent abattre un à un, enfants compris, à quelques pas derrière
elle. C'est sa vie qu'elle essaye de sauver, par une stratégie qui touche presque le ridicule par sa
répétition.
Pourtant, la grand-mère est touchée par ce surgissement typique chez Flannery O'Connor,
par l'apparition du divin dans un moment fugace, tout aussi inattendu que la violence sourde qui
s'est déchaînée sur la famille. Il survient ici de la proximité de la vieille dame avec le Désaxé,
durant un bref moment où leurs visages se rapprochent :
« Elle murmura :
« - Mais vous êtes un de mes petits ! Vous êtes un de mes enfants à moi ! » Elle tendit le bras et lui
toucha l'épaule. Le Désaxé recula d'un bond, comme si un serpent l'eût mordu, et lui tira trois balles
dans la poitrine.42 » (Flannery O'Connor, Les braves gens ne courent pas les rues)
41 O'CONNOR Flannery, Les braves gens ne courent pas les rues, extrait du recueil Les braves gens ne courent pas les
rues (1953), Trad. Maurice Edgard Coindreau, Paris, Editions Gallimard, 1963 p. 28
42 Ibid p. 29
48
Dans ce contact se trouve l'acceptation de l'autre et de sa souffrance. Flannery O'Connor dira
dans une lettre à John Hawkes que Le Désaxé est touché par la grâce de la vieille dame43. Nous
pouvons peut-être en voir la preuve dans la modification du discours du Désaxé, à deux moments
du récit. Avant la révélation, il déclare « tuer un gars, brûler sa maison, ou lui faire une autre
vacherie. Y'a pas de plaisir ailleurs44. » Puis, dans les dernières lignes de la nouvelle, révélant peutêtre un début de sentiment de culpabilité, ou au moins un infime mouvement dans son système de
valeurs : « La ferme, Bobby Lee ! Y'a pas de vrai plaisir dans la vie45 ».
Si le Sud est hanté par la présence du Christ, le chemin qui mène à son apparition est
nécessairement violent dans le Southern Gothic. Et si Flannery O'Connor présuppose la présence de
Dieu dans le monde, d'autres artistes gothiques ont délaissé cette hypothèse. Il peut par exemple être
intéressant de remarquer que dans No Country For Old Men, se produit une inversion du geste
connorien menant à l'illumination divine, caractéristique des nouvelles de la romancière. Dans Les
braves gens ne courent pas les rues, le contact avec le Désaxé permet à la grand-mère d'entrevoir la
grâce, et de reconnaître le Désaxé comme l'un des siens, comme l'un de ses enfants. La manière
dont Anton Chigurh tue dans No Country For Old Men peut faire écho à ce geste. Face à ses
victimes (dans le film, les frères Coen donnent toujours une verticalité à leurs plans au moment des
meurtres, qui vient renforcer l'effet de confrontation), les regardant souvent dans les yeux, il leur
tire dans le front avec son étrange arme. Chigurh oblige les victimes à faire face au mal et à la
souffrance, dans ce dernier instant, qui se révèle comme le retournement de l'apparition du divin
chez O'Connor.
Finalement, encore plus que le Christ, c'est la violence qui semble hanter le Sud, et le
Southern Gothic a fait de son utilisation l'une de ses bases.
43 « The Misfit is touched by the Grace that comes through the old lady when she recognizes him as her child, as she
has been touched by the Grace that comes through him in his particular suffering. »
44 O'CONNOR Flannery, Les braves gens ne courent pas les rues, extrait du recueil Les braves gens ne courent pas les
rues (1953), Trad. Maurice Edgard Coindreau, Paris, Editions Gallimard, 1963 p. 29
49
CHAPITRE III : LA VIOLENCE COMME PERSISTANCE DU SOUTHERN GOTHIC
« Mrs Freeman était friande de tout ce qui touchait
aux maladies secrètes, aux malformations cachées,
aux viols d'enfants. Parmi les maladies, les très
longues ou les incurables avaient sa préférence. »
Flannery O'CONNOR
Braves gens de la campagne
« I'm a good ol' boy
You know my mama loves me
But she don't understand
They keep a showin my hands and not my face on TV. »
Waylon JENNINGS
Good Ol' Boys
Nous l'avons vu, l'identité sudiste est placée sous le signe de l'ambiguïté, construite sur des
oppositions. Celle de l'urbanité et de la ruralité, celle du Bien et du Mal, du passé et de la
modernité... Le Sud est aussi une terre de légendes, de mythes, où tout est en partie caché. Le Sud
demeure hanté par l'illégitimité de sa fondation46. Son histoire est notamment marquée par un
rapport conflictuel à l'altérité. Alors la violence dans le Southern Gothic apparaît comme moyen
pour faire émerger les angoisses et le refoulé, propres à l'identité sudiste. L'un des moyens qui a été
utilisé pour dépeindre ce rapport conflictuel à l'Autre est le grotesque. Et cet Autre, bien souvent, a
été incarné dans la fiction gothique sudiste par le personnage du redneck, qui s'est constitué en
véritable figure mythologique du Sud.
I. L'utilisation du grotesque dans le Southern Gothic : une expérience de l’altérité
1) Les bases d'une définition du grotesque
Avant tout, rappelons ici que le grotesque a fait, en soi, l'objet de nombreuses études,
notamment via les travaux fondateurs de Wolfgang Kayser et Mikhaïl Bakhtine. Il n'est pas
question ici de discuter l'approche critique du grotesque, mais il est nécessaire de poser quelques
bases. Nous pouvons nous appuyer sur la définition de Rémi Astruc, qui a étudié le grotesque dans
une approche anthropologique.47 Nous pouvons d'abord retenir que le grotesque permet d'exprimer
la réalité, bien qu'il se base sur la déformation du réel. Il naît d'un sentiment de malaise, d'une
45 Ibid p. 30
46 Édouard Glissant
47 ASTRUC Rémi, Le renouveau du grotesque dans le roman du XXe siècle. Essai d'anthropologie littéraire, :
Éditions Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2010, 280 p.
50
expérience existentielle. Sa caractéristique constitutive est l'ambiguïté. Il doit alors être pensé avec
l'aide de la psychologie, et notamment les travaux de Freud sur l'inquiétante étrangeté. Le grotesque
agit à un niveau intuitif, il touche l'homme dans sa profondeur, dans les fondements de son identité.
Cécile Brochard résume ainsi : « le grotesque apparaît alors comme l'expérience culturelle,
humaine, du changement, de l'altérité, autrement dit l'expérience qui consiste à ressentir la
différence des autres à soi-même ou de soi au monde. D'où les motifs éminemment grotesques de
l'hybridité, de la métamorphose, traductions d'un sentiment de discordance par rapport au réel48 ».
Ce sentiment de discordance par rapport au réel permet finalement de mieux appréhender
celui-ci, car il crée une interrogation, et permet de se reposer la question du sens et des valeurs.
Marie Liénard note que le procédé grotesque peut ainsi être comparé à un carnaval, qui joue sur
l'inversion des valeurs d'une société, et propose ainsi une « interrogation sur les modes de
représentation et de perception49 ». Dans un registre comique, ce mode de représentation
carnavalesque a pu par exemple être exploité par John Kennedy Toole dans La conjuration des
imbéciles. La bouffonnerie grotesque d'Ignatius Reilly, le personnage principal, renvoie à tout un
système de valeurs en place dans la Nouvelle Orléans décrite par l'auteur. Si le grotesque peut faire
appel au tragique comme au comique, Rémi Astruc entend dépasser cette opposition, qui ne
permettrait pas de cerner le phénomène. Le grotesque pour lui est un « phénomène total,
macrostructural, et partie intégrante d'un réseau global de sens.50 »
Maxime Lachaud résume ainsi le grotesque : « Ce qui est certain c'est que le grotesque
s'intéresse à détourner les normes, il mêle constamment le matériel et l'immatériel, le rationnel et
l'irrationnel, l'animal et l'humain, l'humain et la machine, le visible et l'invisible, le normal et
l'anormal51 ». Il nous renvoie alors à cette identité sudiste faite de contradictions.
Nous nous basons donc sur une définition du grotesque qui « aiderait l'homme à mieux
comprendre son expérience au monde, au langage, à l'autre.52 »
Nous choisissons également ici de rapprocher le grotesque de la violence, pour plusieurs raisons.
D'abord parce que la réaction humaine provoquée par le grotesque est violente. Naissant d'un
contraste, d'une opposition des contraires, le grotesque fait appel à la violence pour révéler une
vérité. Ensuite parce que dans le Southern Gothic, le grotesque a largement été associé à la
48 BROCHARD Cécile, « Pour une anthropologie littéraire : le grotesque moderne entre éthique et esthétique », Acta
Fabula, vol. 12, n°2, Notes de lecture, Février 2011
49 LIÉNARD Marie, « Flannery O'Connor. La Nouvelle comme parabole », Études /5 (Tome 402), p. 657-666
50 BROCHARD Cécile, « Pour une anthropologie littéraire : le grotesque moderne entre éthique et esthétique »,
ActaFabulavol. 12, n°2, Notes de lecture, Février 2011
51 LACHAUD Maxime, « Harry Crews, un maître du grotesque », Éditions K-ïnite – Cap K, 2007, p. 53
52 BROCHARD Cécile, « Pour une anthropologie littéraire : le grotesque moderne entre éthique et esthétique »,
ActaFabulavol. 12, n°2, Notes de lecture, Février 2011
51
violence : à la fois celle des mœurs, mais aussi celle, plus visible, qui marque les corps.
2) Le grotesque sudiste : un procédé violent pour amplifier le réel
Le grotesque joue sur le détail, l'anormal, le déformé, qui va servir à amplifier la réalité.
Flannery O'Connor a largement fait usage de ce procédé. Pour elle, le grotesque est vecteur du choc
nécessaire pour se recentrer sur les valeurs chrétiennes qui sont distordues dans la société sudiste.
Le grotesque peut alors être envisagé comme une distorsion obligatoire pour jeter la lumière sur une
distorsion qui semblait normale. La société sudiste est bernée par de fausses valeurs, et Flannery
O'Connor utilise le grotesque pour le révéler.
« Certes, ce genre de fiction a quelque chose d'abracadabrant, il revêt nécessairement un caractère
violent en raison des antinomies qu'il cherche à combiner, car les personnages grotesques d'aujourd'hui
sont chargés d'un invisible fardeau (…) Quand on me demande pourquoi les écrivains du Sud ont un
penchant pour les monstres, je réponds que c'est parce que nous sommes encore capables de les
reconnaître. Encore faut-il avoir une certaine idée de la complétude de l'homme pour reconnaître un être
mutilé53 ». (Flannery o'Connor, Mystères et Manières)
Ainsi le grotesque revêt une profonde fonction morale, et est le procédé nécessaire à une
révélation pour l'homme sudiste. Bien souvent, il va se manifester dans des détails physiques, des
anormalités, qui vont opérer cette fameuse distorsion de manière violente. La fiction gothique
sudiste en regorge.
Dans la nouvelle Braves gens de la campagne (présente dans le recueil Les braves gens ne
courent pas les rues) Flannery O'Connor en fait largement usage. L'histoire est celle de Mrs.
Hopewell, petite propriétaire qui loue à des « braves gens de la campagnes54 », et qui loue par la
même occasion leur innocence bon enfant. Elle est décrite comme un personnage obtus, entêté,
friande de ragots et énonçant des vérités plates telles que : « la vérité n'appartient à personne » ou
« il n'y a pas de perfection dans ce monde55 ». Cette dernière se révélera prophétique.
Chez O'Connor, le grotesque se matérialise bien souvent par des comparaisons avec des
éléments matériels ou animaux. Ainsi, une des expressions de visage de Mrs Hopewell est comparé
à « un camion lourd sur la route ». Mais le personnage le plus grotesque de la nouvelle est Joy, la
fille de Mrs Hopewell. Joy qui a d'ailleurs changé de prénom, choisissant de s'affubler de celui de
53 Extrait de Mystères et Manières, dans « Ça peut pas faire de mal » France Inter, 26/10/2013
54 O'CONNOR Flannery, Braves gens de la campagne, extrait du recueil Les braves gens ne courent pas les rues
(1953), Trad. Maurice Edgard Coindreau, Paris, Editions Gallimard, 1963 p. 187
55 Ibid
52
Hulga, qui évoque à sa mère « quelque hideux cétacé des mers glaciales56 ». La « grosse Joy57 » a
trente deux ans et une jambe de bois, depuis un accident de chasse lorsqu'elle était enfant. Férue de
philosophie et athée convaincue, Joy est « bouffie de graisse et myope58 », porte « une jupe de six
ans d'âge et un chandail jaune orné d'un cow-boy à cheval59 ».
C'est dans ce joyeux décor que se présente un beau jour un jeune vendeur de Bibles, un
garçon dans lequel Mrs Hopewell retrouve un brave gars de la campagne, le sel de la terre, dont le
père a été écrasé et coupé en deux par un arbre.
Étrangement, ce jeune homme qui se présente sous le nom de Pointer séduit Joy, qui semble
pourtant considérer l'affaire avec distance :
« Avant même qu'il eut desserré son étreinte, son esprit clair, détaché, et en tous cas ironique, avait pris
du champ, et considérait le partenaire avec amusement, mais aussi avec pitié. C'était la première fois
qu'on l'embrassait, et elle était heureuse de découvrir que c'était une expérience fort ordinaire, tout en se
réduisant à une affaire de maîtrise intellectuelle.60 » (Flannery O'Connor, Braves gens de la campagne)
La nouvelle bascule au moment où, perchés en haut d'une grange, le vendeur de Bibles
intime à Joy d'enlever sa jambe artificielle. Joy s'exécute dans un geste d'abandon total, ressentant
dans cette demande toute l'innocence pure du garçon. Mais l'innocence n'était que façade cachant un
vice profond, le garçon révélant sa vraie nature lorsqu'il tient Joy à sa merci.
« Elle poussa un petit cri d'effroi, mais il la renversa et se remit à l'embrasser. Sans sa jambe, elle se
sentait entièrement à sa merci, et son esprit semblait s'être définitivement arrêté de penser, pour se
livrer à quelque autre fonction, où il n'était guerre efficace. Sur son visage, des émotions tumultueuses
se succédaient à un rythme échevelé. Parfois le garçon dont les yeux étaient acérés comme des flèches
d'acier, tournait la tête et regardait la jambe61 ». (Flannery O'Connor, Braves gens de la campagne)
Dans la nouvelle, et particulièrement dans ce passage de viol symbolique, le grotesque
s'articule (si l'on peut dire) autour de cette jambe artificielle, ou plutôt de l'absence de jambe
naturelle. Flannery O'Connor renvoie à la monstruosité du corps mutilé et à l'anormalité. Dans
l'histoire, cela va servir de support à la révélation du mal et de la déviance, qui seront symbolisés
immédiatement après ce passage, lorsque l'homme extrait de sa valise une bouteille de whisky (qu'il
cachait au creux d'une Bible) et un jeu de cartes aux motifs pornographiques.
Encore une fois, Flannery O'Connor fustige la moralité décadente de l'ensemble des
personnages. Évidemment celle du vendeur de Bibles, qui passe de maison en maison pour se
56 O'CONNOR Flannery, Braves gens de la campagne, extrait du recueil Les braves gens ne courent pas les rues
(1953), Trad. Maurice Edgard Coindreau, Paris, Editions Gallimard, 1963 p. 190
57 Ibid p. 187
58 Ibid p. 192
59 Ibid
60 Ibid p. 206
61 Ibid p. 212
53
confectionner une collection morbide d'objets insolites, de Joy, exerçant une condescendance et une
suffisance permanente, et enfin celle de Mrs Hopewell, personnage médisant et d'une naïveté
confondante, qui conclura ironiquement l'histoire en ces termes : « Y'en a qui peuvent pas arriver à
être naïf comme ça, dit-elle. Moi, j'sais bien qu' j'ai jamais pu62 ».
Ainsi, le grotesque chez O'Connor montre les limites morales de ses personnages. Ce
procédé distordant sert à ouvrir les yeux à ceux qui comme Mrs Hopewell font preuve d'une trop
grande naïveté, et se sont éloignés des valeurs chrétiennes. Dans la nouvelle, Joy assène : « Nous
sommes tous damnés, mais quelques-uns d'entre nous ont arraché leurs œillères et voient qu'il n'y a
rien à voir.63 » Nous pouvons reprendre cette métaphore : pour Flannery O'Connor, le grotesque est
un moyen d'arracher les œillères, mais il y a bien quelque chose à voir, à savoir la présence de Dieu.
Nous sommes bien dans cette conception du grotesque qui choque et distord pour mieux
parler du réel (qui chez O'Connor est marqué par la présence de Dieu), nous renvoyant à la phrase
de Franz Kafka : « être ébloui par la vérité, c'est là tout notre art ; seule est vraie la lumière sur le
visage grotesque qui recule ».
Au delà de Flannery O'Connor, et de son utilisation du grotesque comme vecteur de
l'espérance, le procédé a largement été utilisé dans le Southern Gothic, avec différents buts. Mais il
renvoie toujours à la difformité, à l'abject, à l'immoral, inspirant la répulsion et la terreur. Nous
pouvons penser à Benjy, l'idiot de la famille Compson dans Le Bruit et la fureur à Harrogate, le
violeur de pastèques du Suttree de Cormac McCarthy. Ces qui les caractérisent, c'est qu'ils n'ont
plus rien d'humain :
« Le faisceau passa, s'arrêta, revint se poser sur ses fesses d'albâtre qui surgirent comme une lune de
l'obscurité. Il se redressa à la verticale, blafard, immatériel, pareil à quelque sinistre spectre tellurien,
enjamba le fruit violé, les bras horribles, et s'enfuit à travers champs agrippant derrière lui, affolé, les
plis nauséabonds de vieux jean qui l'entravaient.64 » (Cormac McCarthy, Suttree)
Par la provocation du dégoût, le grotesque renvoie finalement au plus profond de la nature
humaine, à ce qui a été repoussé, caché. Dans le Sud puritain, le phénomène devient alors encore
plus violent.
Le sens du détail grotesque est aussi très présent chez les frères Coen. Dans No Country for
Old Men, Anton Chigurh est un personnage éminemment grotesque, par son apparence physique (la
coupe de cheveux), son arme, qu'on ne s'aventurera pas à essayer de décrire, mais qui évoque les
62 O'CONNOR Flannery, Braves gens de la campagne, extrait du recueil Les braves gens ne courent pas les rues
(1953), Trad. Maurice Edgard Coindreau, Paris, Editions Gallimard, 1963 p. 215
63 Ibid p. 209
64 McCARTHY Cormac. Suttree (1979), Paris, Points, 1998, p. 45
54
fusils à air comprimé servant à tuer les porcs dans les abattoirs auquel fait référence le shérif Bell
dans le film.
Dans True Detective, le criminel, dont on ne voit le visage que lors du dernier épisode, est
l'objet de fantasmes, et les descriptions qui sont faites de lui renvoient à l'inhumanité, par des détails
complètement grotesques. Il apparaît comme un monstre de spaghettis aux oreilles vertes, défiguré
par les cicatrices. Dans le Southern Gothic, le grotesque renvoie donc largement à une violence
physique, qui marque et déforme les corps. Depuis les années 1930, le Sud a été représenté comme
le théâtre d'un immense carnaval de freaks, peuplé de personnages difformes, estropiés, manchots,
pervers... Pour l'expliquer, Maxime Lachaud note avec pertinence qu'il faut avoir en tête la violence
de la vie rurale dans le Sud, qui marque les physiques de ses habitants par les accidents de travail,
les conditions climatiques, et la pauvreté.65 Ajoutez à cela la violence, le racisme et le
conservatisme du Sud, et il convoque Howard Zinn pour montrer que le Sud est devenu un
« étranger à la nation66 ». Le Sud devient le freak de l'Amérique, la région sale, retardée, que plus
personne ne veut regarder. Le grotesque s'est alors imposé comme le procédé privilégié pour décrire
ce Sud dégénérescent. Et lorsque nous en venons à cela, il est une figure qui s'impose d'elle même,
un personnage qui a marqué le Southern Gothic de son ignorance et de ses m?urs déviantes : le
redneck.
II. Le redneck, une figure mythologique
1) Un personnage sale, bête et méchant
Mais qu'est ce qu'un redneck ? Ce personnage, que l'on ne trouve que dans le Sud des ÉtatsUnis, s'est développé comme un élément typique du folklore sudiste. Si bien que tout un pan de la
culture sudiste s'est développé autour de lui, les redneck movies, auquel Maxime Lachaud a
consacré un ouvrage de référence. Ce cinéma est largement influencé par le Southern Gothic, il en
est une amplification monstrueuse.
Le terme redneck renvoie, par son étymologie, aux paysans du Sud, qui auraient attrapé des coups
de soleil à travailler sous un soleil de plomb. Dans l'imaginaire collectif, le redneck est violent, bête,
et sale.
« Tout d'abord il y a l'accent, les verbes qu'il utilise, les doubles négatifs, les expressions surannées ou
grossières et la manie de se tromper dans la conjugaison des verbes. Son manque d'éducation est aussi
lié à une relation très physique à son environnement. Il a un goût prononcé pour les sports violents et il
65 LACHAUD Maxime, « Harry Crews, un maître du grotesque », Éditions K-ïnite – Cap K, 2007, p. 66
66 ZINN Howard, The southern mystique (1964). New York, Alfred A. Knopf, 1970, p. 217
55
se bat dès qu'il en a l'occasion. Il peut même se montrer rude envers sa femme et lui infliger une raclée
de temps en temps. Il aime le whisky et les bars où on entend de la musique country. Il se lave rarement
et a tendance à faire du bruit. Il préfère réparer sa voiture lui-même quitte à y passer des journées
entières. Il aime la chasse, le porc et les poulets frits. On le dit réactionnaire et tandis qu'il chique du
tabac dans son rocking-chair, sa femme mâche du chewing-gum. Elle porte en général deux prénoms,
aussi bien masculins que féminins, du genre Bobby Ann, Sue Ellen, Peggy Sue ou Billy Jean.67 »
(Maxime Lachaud, Redneck movies. Ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain)
La définition est posée. Elle révèle tous les stéréotypes principaux de ce personnage, qui est
à la fois un mythe et une réalité sociale. Il s'agit alors de se demander quelle est l'origine du
redneck, sur quelles réalités sociologiques est basée son utilisation récurrente dans la fiction
gothique sudiste, et ce que le Southern Gothic nous apprend de la morale dans le Sud au travers du
redneck.
Pour Maxime Lachaud, le redneck apparaît dans le paysage américain comme une
caricature. Si il connaît son avènement en tant que figure populaire après la Guerre de Sécession,
ses origines remonteraient à avant le conflit, et seraient à chercher dans un certain type d'humour.
Ils sont utilisés par des humoristes du Sud Ouest, tels Augustus Baldwin Longstreet (1790 – 1870)
ou George Washington Harris (1815 – 1869), qui utilisaient les dialectes et folklores du Sud dans
leurs récits, et des personnages blancs présentant les caractéristiques du redneck. C'est à la frontière
entre le XIXeet le XXe siècle que se popularise véritablement la figure du redneck, le terme
apparaissant notamment dans la presse. La diffusion de cette figure doit surtout beaucoup à sa
présence dans la culture populaire ; films, littératures, bandes dessinées et musique.
Dès le départ, les rednecks sont présentés sur un mode caricatural, alors même qu'ils
détiennent un réel héritage culturel notamment musical, avec la country, le hillbilly, le folk ; et
littéraire, marqué par une tradition de l'oralité, les contes, et le sens de l'exagération68. Ces traditions
paysannes transparaissent dans la littérature gothique sudiste, au travers d'un phrasé typique
reproduit dans les récits de Flannery O'Connor et de William Faulkner notamment. Harry Crews est
sans doute celui qui en a le mieux extrait l'essence, dans son ouvrage autobiographique, A
Childhood : the Biography of a Place (en français, la traduction Des mules et des hommes, perd
malheureusement en route l'importance qui est attachée au lieu). Dans son récit est retranscrit le
langage typique de la Géorgie, son argot et ses expressions rurales. C'est aussi la tradition de
l'oralité qui est exposée (lui-même ayant construit le livre via des témoignages oraux), la
transmission des légendes et de la superstition sudiste par la parole.
67 LACHAUD Maxime Redneck movies. Ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain. , Rouge Profond,
2014, p39.
68 FLYNT J. Wayne, Dixie's Forgotten People : The South's Poor Whites, Bloomington, Indiana University Press,
56
Mais l'utilisation de la figure du redneck dans la culture américaine se fera toujours sur le
mode de la distanciation. Ces paysans dégénérés représentent un Autre, qui fait peur mais qui
conforte aussi parce qu'il sera toujours pire que nous.
Le dénomination de « poor white trash » peut être rapprochée de celle de « redneck », mais
elle revêt une dimension plus socio-économique. Le terme se popularise dans les années 1920 et a
vraiment le sens d'une insulte que l'on réserve à la classe blanche, déclassée, au plus bas de l'échelle
sociale.69 Le poor white trash représente le plus misérable des blancs du Sud des États-Unis.
Après la Guerre de Sécession, le Sud des États-Unis connaît d'immenses bouleversements
dans le monde social, et en particulier dans le monde du travail. L'un des changements majeurs est
le développement massif du métayage comme mode de travail agricole privilégié. De plus en plus
d'agriculteurs se voient contraints de recourir au métayage70, ce qui contribue systématiquement à
les maintenir dans la pauvreté, et déclassés socialement. C'est ce que décrit Harry Crews dans son
autobiographie :
« Métayers ou fermiers, ils étaient quand même tous locataires, et pour la survie c'était une succession
de crises au jour le jour aussi concrètes que le rachitisme dans les os de leurs enfants ou les vers
solitaires qui des fois leur remontaient de l'estomac pour s'installer dans la gorge, même que dans ces
cas là fallait les tirer à la main pour empêcher les mômes de s'étouffer71 ». (Harry Crews, Des mules et
des hommes)
Les agriculteurs pauvres sont aussi contraints de diversifier leur production afin de pouvoir
survivre. Harry Crews raconte notamment la peine que s'est révélée être la culture du tabac, mettant
la tête des paysans sous l'eau : « Avant que le tabac n'arrive dans Bacon County, les paysans
s'autosuffisaient comme ils ne l'ont plus jamais fait depuis72 ». Dans l'immédiat après-guerre, c'est
la culture du coton qui s'étend dans tout le Sud. Basée sur les contrats de métayage, elle a pour
conséquence de remettre l'immense majorité des noirs du Sud dans une relation proche de
l'esclavage d'avant-guerre. Les blancs pauvres sont eux aussi contraints de s'inscrire dans ce
système et connaissent dans les années 1880 et 1890 un large phénomène de déclassement social et
d'appauvrissement. Les blancs descendent ainsi sur l'échelle sociale au même niveau que les noirs
(bien qu'ils restent en général beaucoup mieux lotis économiquement). Le terme « poor white
trash » revêt ainsi une connotation raciale, un regard normatif, qui distancie ceux à qui l'étiquette
est collée du reste de la société, exactement de la même manière que pour les noirs. On emploie
1980
69 LAURENT Sylvie, « Le « poor whithe trash » ou la pauvreté odieuse du blanc américain », Revue française
d'études américaines /2 (n°120), p. 79-95
70 En métayage, le propriétaire terrien fournit le matériel agricole au travailleur qui lui paye un loyer. Le propriétaire
récupère ensuite une partie de la récolte.
71 CREWS Harry, Des mules et des hommes (1978) Trad. Philippe Garnier, Paris, Éditions Gallimard, 1997, p. 29
57
pour les désigner les termes « eux » ou « ces gens là »73 Les blancs rêvent alors de pouvoir accéder
à la propriété, de pouvoir remonter dans la hiérarchie sociale. C'est le projet de Thomas Sutpen du
Absalon, Absalon ! de William Faulkner, ce blanc qui rêve de bâtir Sutpen's Hundred, sa plantation,
celui qui est obsédé non par la richesse, mais par les pratiques sociales des riches planteurs, celui
qui est hanté par son déclassement, par la possibilité de se retrouver au même niveau que les noirs.
Les poor white trash rêvent de partager les valeurs de l'élite blanche qui les opprime et les dénigre.
En ce sens le racisme hargneux dont ils font preuve est une stratégie de reclassement social. La
ségrégation les encourage d'autant plus dans cette voie en ce qu'elle représente pour eux ce que le
sociologue et historien W.E.B Du Bois a appelé « the wages of whiteness74 » (les rentes de la
blancheur). Les blancs pauvres vivent ainsi dans l'illusion qu'ils seront toujours moins méprisés que
les noirs par l'élite blanche, ce qui contribue à maintenir un certain ordre social (entre l'élite et les
déclassés blancs).
Ces enjeux socio-économiques sont sous-tendus par une dimension hautement symbolique,
le poor white trash représentant l'abjection, la décadence et toutes sortes de vices. Le nommer
permet alors de le repousser, de l'identifier comme n'appartenant pas à la société civilisée. En ce
sens il est comparable aux rednecks, ces étrangers monstrueux que l'Amérique rejette.
2) De Flannery O'Connor à Tobe Hooper : les codes de l'horreur sauce redneck
C'est dans les années 70 que la figure mythologique du redneck émerge dans toute sa
splendeur crasse, portée par nombre de films cultes. Cette décennie représente une réelle rupture
dans l'histoire et le cinéma américain, avec notamment l'émergence du Nouvel Hollywood (porté
par des cinéastes comme Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, Sam Peckinpah, entre autres...)
qui s'attache à détruire un par un les mythes américains. La guerre du Vietnam, la violence sociale
et politique, les émeutes raciales, détruisent les dernières utopies américaines. La violence devient
l'énergie première de ce cinéma, et va sonner l'heure de gloire des films d'horreur. Les
représentations du Sud occupent dans ce genre une place de choix, et un film en particulier,
s'inscrivant pleinement dans la tradition gothique sudiste, va marquer les esprits et représenter à lui
seul les nouvelles angoisses américaines : Massacre à la tronçonneuse, de Tobe Hooper (1974).
72 Ibid, p. 60
73 LAURENT Sylvie, « Le « poor whithe trash » ou la pauvreté odieuse du blanc américain », Revue française
d'études américaines /2 (n°120), p. 79-95
74 Cité dans BARREYRE Nicolas, SCHOR Paul, De l'émancipation à la ségrégation, le Sud des États-Unis après la
guerre de Sécession (1865-1896), Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 85
58
Tous les ingrédients de Massacre à la tronçonneuse les innombrables autres slashers75 qu'il
va inspirer étaient déjà présents dans la littérature gothique sudiste des années 1930, 1940 et 1950.
Maxime Lachaud note avec acuité l'énorme influence qu'a eu la nouvelle Les braves gens ne
courent pas les rues de Flannery O'Connor sur ce cinéma.76 Nous y retrouvons la famille blanche
issue de la classe moyenne et son arrogance teintée de bêtise :
« - Le Tennessee n'est qu'un dépotoir de rustauds, dit John Wesley, et la Géorgie un État de pouilleux.
- Et comment ! reprit June Star.
- De mon temps, dit la grand-mère en croisant ses mains où paraissaient les veines, de mon temps, les
enfants avaient un peu plus de respect pour leur État natal, leurs parents et tout le reste. On les élevait
autrement mieux... Oh ! Regardez ce joli négrillon ! Dit-elle, en montrant du doigt un petit nègre à la
porte d'une cabane. « Est ce que ça ne ferait pas un joli tableau ?77 » (Flannery O'Connor, Les braves
gens ne courent pas les rues)
Décidant de faire un détour avant d'arriver à leur destination finale, ils s'égarent et font la
rencontre du Désaxé, redneck complètement fou qui les tuera un par un. Cette idée du détour et e la
perte est largement reprise dans les films d'horreur. Elle est d'ailleurs souvent précédé d'un ultime
arrêt dans une zone plus ou moins civilisée, souvent une station service ou un bar. Dans Les braves
gens necourent pas les rues, la famille fait ainsi une halte chez Red Sammy, dans son « poste à
essence qui faisait dancing78 ». Ce passage symbolise la dernière étape avant d'entrer dans un
monde où seule la violence existe et où l'humanité n'a plus sa place, impression renforcée par un
décor effrayant. La confrontation avec le tueur met ensuite en scène l'opposition de deux systèmes
de valeurs, et le déferlement de violence qui l'accompagne sonne comme une punition de la
suffisance des victimes. Voilà donc toute l'esthétique et les thèmes qui seront repris et déclinés à
l'infini dans de nombreux films des années 1970, en tête desquels Deliverance et surtout Massacre
à la tronçonneuse.
Le film de Tobe Hooper semble être une copie de la nouvelle de Flannery O'Connor tant la
ressemblance est frappante. Nous retrouvons le groupe de jeunes blancs sur les routes texanes, alors
que la radio de leur van diffuse une série de nouvelles plus horribles les unes que les autres, dont
l'exhumation de cadavres dans un cimetière. D'entrée de jeu, le Mal est donc annoncé, omniprésent.
Dans Les braves gens ne courent pas les rues, la grand-mère apprend que le Désaxé court dans la
nature en lisant la presse. Comme dans la nouvelle, les jeunes de Massacre à la tronçonneuse un
ultime arrêt dans une station service en rase campagne avant d'arriver à destination. La suite ne sera
75 Le slasher un genre particulier du cinéma d'horreur, dans lequel un tueur psychopathe élimine un groupe
d'individus, appartenant généralement à la classe moyenne blanche. Il utilise l'arme blanche pour ses crimes (« to
slash » signifie « taillader ») et est souvent confronté à un personnage féminin plus récalcitrant que les autres.
76 LACHAUD Maxime Redneck movies. Ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain. , Rouge Profond,
2014, p58.
77 O'CONNOR Flannery, Les braves gens ne courent pas les rues, extrait du recueil Les braves gens ne courent pas les
rues (1953), Trad. Maurice Edgard Coindreau, Paris, Editions Gallimard, 1963 p. 10
78 Ibid p. 12
59
que violence, démembrements et insanité.
3) Le territoire, frontière de la morale
Pour comprendre le redneck et ses représentations dans l'imaginaire collectif, il est impératif
de le replacer dans son environnement. Le redneck est intrinsèquement lié à la campagne, la plus
profonde possible. Il représente ainsi un autre monde, coupé de la civilisation, où leurs m?urs
dégénérescentes se sont développées en toute impunité. Le redneck est en effet hors de toutes lois,
que ce soit au sens juridique, social, moral ou humain.
La notion de frontière est très importante pour comprendre la signification qu'acquiert la
figure du redneck dans le Southern Gothic. Géographiquement, on le trouve là où la civilisation
s'arrête. Il renvoie ainsi au mythe de la Frontière, à la volonté américaine de domestiquer la nature
et d'exterminer tout ce qui se trouve sur son passage. Le gothique a toujours mis en scène un Autre
effrayant, qui exprimait la peur et le danger, et qu'il fallait repousser. Et l'expérience américaine est
hantée par cette altérité, qu'elle se matérialise dans le wilderness ou dans l'humain. Ces autres ont
notamment été les indiens, puis les noirs. Si nous avons vu qu'il y avait un rapport évident entre les
poor white trash et les noirs, il est tout aussi pertinent de comparer les rednecks aux indiens. Ils
entretiennent en effet un rapport privilégié à la nature, aux éléments, à la terre en particulier. Harry
Crews le retranscrit parfaitement dans son autobiographie :
« Mais il n'y avait rien à faire. J'avais déjà commis ce qui à Bacon County était l'impensable. J'avais
maudit le soleil. Et à Bacon County on ne maudit pas le soleil ni la pluie ni la terre ni Dieu. Elles sont
toutes la même chose. Maudire l'une ou l'autre de ces choses, c'est le blasphème ultime.79 » (Harry
Crew, Des mules et des hommes)
La référence au génocide indien est aussi claire dans Massacre à la tronçonneusede Tobe
Hooper. Le film s'ouvre sur l'annonce d'une nouvelle macabre : des cadavres ont été déterrés dans
un cimetière texan. Nous voyons alors un plan des corps dressés sur une pierre tombale, à la
manière d'un totem, sous un soleil de plomb. Ce symbole totémique associé à la mort renvoie à la
culpabilité du génocide indien, dans un procédé typiquement gothique d'éternel retour, signifiant
l'ambiguïté du rapport américain à son histoire. Dans Massacre à la tronçonneuse les fantômes
n'existent plus, mais le passé vient terroriser le présent sous la forme d'être dégénérés.
Le redneck est bien une figure de l'Autre, qui a semble-t-il toujours été nécessaire dans la
construction américaine.
79 CREWS Harry, Des mules et des hommes (1978) Trad. Philippe Garnier, Paris, Éditions Gallimard, 1997, p. 295
60
Dans le gothique sudiste cet Autre ne peut donc pas s'envisager sans la représentation du
territoire dans lequel il vit. Dans Deliverance, John Boorman a largement joué sur la mythologie de
la Frontière. Nous l'avons vu dans la première partie, les quatre amis viennent rechercher
l'expérience des pionniers dans une nature sauvage, qui se révèle être un piège qui se referme sur
eux-mêmes. Ils se confrontent également aux habitants du coin, des péquenauds sanguinaires qui les
prennent en chasse. Boorman symbolise ainsi ces deux mondes opposés, une société civilisée contre
des individus sauvages. L'opposition, concept clé pour appréhender le Southern Gothic, est ici
maniée dans toute sa puissance évocatrice. L'une des scènes majeures de Deliverance est le duel
guitare / banjo, entre un des citadins et un jeune garçon du coin80. L'analyse de cette scène a été
faite de manière très pertinente par Jean Baptiste Thoret81. Elle symbolise l'entente possible mais
non réalisée entre deux opposés, deux mondes, deux catégories sociales. Cette scène, puis toute
l'horreur qui s'ensuivra, montre l'échec de l'idéal de l'Amérique post-guerre de Sécession, celui
d'une société réconciliée et harmonieuse82.
Deliverance renvoie sans cesse à un passé ou l'Autre a été réprimé, mais continue de se
manifester et de hanter l'identité américaine. Ainsi les cadavres jetés sous l'eau tout au long du film
ne cessent de remonter à la surface, métaphore du passé qui resurgit. Le film joue aussi sur les
notions de retournement, d'inversion des expériences. Les quatre amis cherchent à recréer l'aventure
des pionniers, mais finalement, ce sont eux qui sont chassés et se retrouvent dans la peau de ceux
qui ont été massacrés. Les rednecks les traquent dans les bois armés de fusils, et eux se défendent
avec des arcs et des flèches à la manière des indiens.
Finalement, Deliverance dépasse le cadre sudiste en en appelant à toute une mémoire
collective nationale. Mais ce sont bien les rednecks qui opèrent cette cristallisation, preuve que le
Sud reste le territoire propice à l'expression de cette culpabilité. Le redneck représente aussi l'échec
d'une société sudiste homogène et pacifiée, agissant comme le miroir de cette société en renvoyant
l'un de ses traits caractéristiques : la violence.
Southern Comfort joue aussi sur ces notions d'altérité, de territoire et de violence, en mettant
en scène dans le bayou de Louisiane l'un des événements les plus traumatisants de l'histoire
américaine : la guerre du Vietnam. Dans le film de Walter Hill, les Cajuns remplacent les
Vietcongs, dans un environnement de jungle clairement hostile. Ils parlent une langue inconnue, ont
des rituels paillards et étranges et déchaînent une violence inouïe. On ne pourrait sans doute mieux
80 Regarder le duel guitare / banjo de Deliverance
81 Voir en annexe
82 THORET Jean-Baptiste, Le cinéma américain des années 70, Paris, Éditions de l’Étoile – Cahiers du Cinéma, 2006,
p. 153-154
61
symboliser le rejet de l'altérité que dans ce film. Tout, dans Southern Comfort, suinte la folie. Les
soldats finissent par se peindre des croix sur le torse pour signifier l'ange exterminateur et s’entre
tuent à coups de couteaux. Si le film joue évidemment sur les opposés, à la manière de Deliverance
(opposés entre la ville et la campagne, la civilisation et la sauvagerie), il finit par dépasser cette
opposition via la folie, tout le monde sombrant dans la démence assassine. Mais c'est bien, à la base,
la notion de territoire et de frontière qui est au centre du carnage. Lorsque à la fin du film les deux
soldats survivants demandent à un autochtone la raison du massacre, celui-ci répond : « c'est très
simple. Nous vivons ici. C'est notre maison, et personne vient nous emmerder. »
Le Southern Gothic, dans l'horreur qu'il met en scène, renvoie finalement à des périodes
traumatisantes du Sud (et parfois donc des États-Unis en général). La violence vient révéler de
manière brutale l'ambiguïté du rapport à l'Autre dans la société. Le redneck est alors devenu un
symbole, un nouveau support de mythes américains.
III. L'expression du refoulé par la violence
1) La récurrence de la sexualité et de la souillure
En associant la violence à l’altérité, le Southern Gothic renvoie à toute une histoire qui s'est
construite sur ces deux notions. Cela appelle bien sûr à penser au passé ségrégationniste de la
région. Dès les lendemains de la guerre de Sécession, la violence va marquer au fer rouge la société
sudiste. Elle était déjà présente avant la guerre, mais va acquérir une dimension de plus en plus
atroce, et publique. Il faut avant tout la relier à un sens de l'honneur aiguisé, l'homme sudiste
considérant souvent la justice comme un objet caduque pour résoudre les conflits. Ce supposé sens
de l'honneur va conduire à l'explosion du nombres de lynchages dans la société sudiste d'après
guerre. L'acte est considéré comme une distraction publique, attirant un grand nombre d'hommes,
de femmes et d'enfants. Il a un rôle cathartique, servant à purifier la société en faisant un exemple
d'une personne ayant transgressé ses codes : violeurs, femmes adultères, mais surtout noirs83. Il est
intéressant de remarquer le lien entre cette violence ritualisée et la sexualité. Même si le viol ne
constitue pas la majorité en nombre des motifs de lynchages, il est un argument récurrent pour les
défenseurs de la pratique84. Le lynchage acquiert alors une dimension symbolique de purification
par la violence, pour restaurer l'honneur de la femme blanche. Dans une société sudiste très
puritaine, la souillure par l'acte sexuel devient une véritable hantise. Ce thème est très important
83 BARREYRE Nicolas, SCHOR Paul, De l'émancipation à la ségrégation, le Sud des États-Unis après la guerre de
Sécession (1865-1896), Paris, Presses Universitaires France, 2009, p. 114
84 Ibid p. 113
62
dans le Southern Gothic, dès les années 1930. Les références au viol sont très fréquentes, comme
par exemple dans les nouvelles Braves gens de la campagne ou Le Fleuve de Flannery O'Connor.
Dans Le Bruit et la Fureur de William Faulkner, la sexualité est partout. Benjy est devenu idiot
après qu'on l'a châtré, Quentin se suicide car il a des pensées incestueuses envers sa s?ur Caddy, qui
est décrite comme une femme aux moeurs légères, comme le sera sa fille Quentin après elle. La
Nuit du Chasseur est truffé de métaphores sexuelles, marquées notamment par le couteau du
révérend Powell. Le Southern Gothic regorge de ce genre d'exemples. Dès l'après guerre, la société
sudiste a développé ce rapport très ambigu à la sexualité, et le gothique sudiste va en faire écho
avec une violence sourde.
Le redneck lui, est un personnage qui ne s’embarrasse pas vraiment avec les m?urs et les
codes de bonne conduite. Ainsi, il a toujours été décrit comme ayant une sexualité débridée et
déviante. Encore une fois, dans le Southern Gothic, il va servir de support à l'expression des
contradictions de la société du Sud, de ses angoisses, et de tout ce qu'elle cherche à réprimer. Cela
est particulièrement vrai et puissant dans Deliverance. Tout d'abord, le film convoque un univers
exclusivement masculin (aucune femme ne tient un rôle principal ou secondaire), marqué par la
virilité. Les quatre amis s'imposent un défi rude, retrouver les sensations des pionniers face au
wilderness et survivre. Cette masculinité est notamment exaltée via le corps tout en muscles de
Lewis (Burt Reynolds) et son caractère de leader exacerbé. Bobby (Ned Beatty) passe son temps à
faire des blagues de plus ou moins bon goût sur sa propre sexualité. Mais tout cela va se retourner
dans la violence, avec la scène du viol de Bobby par un montagnard des Appalaches. Plus qu'une
pulsion sexuelle, le viol représente une volonté de dégradation de Bobby, non seulement de son
intégrité physique mais aussi morale, lui qui se moquait des rednecks et de leur mode de vie au
début du film. Il se retrouve ici affalé dans la boue, forcé à imiter un porc. Ce viol porte alors en lui
une forte dimension symbolique, représentant la souillure de l'homme blanc, tant par le corps de
l'Autre (le redneck) que par les éléments (la boue). Il renvoie alors à l'expérience sudiste même, la
hantise de la décadence de la race blanche, et le perpétuel conflit entre l'homme de la ville et
l'homme de la campagne. Le redneck est bien cette figure mythologique, complexe, qui exprime
dans le Southern Gothic les contradictions de l'identité sudiste. Il y a une dimension grotesque dans
l'expression de cette horreur, qui s'exprime dans le dégoût et l'abjection dont la figure du redneck
est le vecteur.
63
2) La violence : une source à chercher dans la filiation
Nous avons vu que l'un des thèmes clés du Southern Gothic est la décadence. Renvoyant à
une esthétique de la mort et de la décrépitude, il est notamment essentiel dans l'écriture de William
Faulkner. Dans le Southern Gothic, le Sud est représenté comme fermé sur-lui même, malade.
L'univers de Faulkner est marqué par l'aliénation et la folie.
Dans Massacre à la tronçonneuse, au-delà de la filiation évidente avec Flannery O'Connor,
nous pouvons remarquer toute une thématique et une esthétique typiquement Southern Gothic.
Massacre à la tronçonneuse renvoie largement aux thèmes chers à William Faulkner. Le film
reflète la profonde aliénation dont sont victimes les rednecks du Sud. Ils semblent toujours avoir été
présents dans ce trou du Texas, leur folie s'accentuant de génération en génération. La maison de la
famille des psychopathes est jonchée d'os, de plumes, maculée de sang... Cette ambiance de
putréfaction et d'enfermement évoque notamment Une rose pour Emily de William Faulkner ou
Clytie d'Eudora Welty. De la même manière que dans ces deux histoires, la famille Sawyer de
Massacre à la tronçonneuse conserve jalousement les corps de leurs ancêtres dans la maison
familiale.
Cette thématique est également présente dans True Detective. Errol Childress, qui vit prostré
au fin fond du bayou, conserve le cadavre d'un de ses parents, pourrissant dans une cahute. Il
entretient également une relation incestueuse avec sa demi-sœur, preuve de l'aliénation qui semble
marquer les rednecks dans leur campagne profonde. Nous avons vu dans la première partie que ce
qui avait conditionné cette esthétique de la mort et les thèmes de l'enfermement était le choc de la
guerre de Sécession, conduisant à la hantise du passé dans l'imaginaire sudiste. Mais alors comment
expliquer la persistance de cela, plus de cent ans après la guerre ? L'une des hypothèses que nous
défendons ici est que le Southern Gothic s'est toujours attaché à faire émerger ce qui a été enfoui,
caché, ce que le Sud ne voulait pas voir. Il existe aussi dans le Sud tout un fantasme sur la vie dans
les campagnes, lieu de l'horreur qui n'a pas été touché par la civilisation. Tout cela témoigne
finalement d'une société divisée, qui n'a pas réussi à s'homogénéiser. Il y a bien là-dessus tout un
discours politique et social.
3) La violence comme discours politique et social
Si dans les années 1930 le gothique sudiste faisait état d'une société qui ne pouvait pas
digérer la défaite de 1865, les œuvres plus récentes montrent la rupture qui s'est crée entre une
société moderne, industrielle d'un côté, et une société rurale de l'autre. La figure du redneck et du
64
poor white trash représente l'oublié de l'histoire sudiste, et va servir à faire émerger dans l'horreur
les contradictions du fondement de la société du Sud. Car le Southern Gothic est bien un genre
artistique des laissés pour compte. Toutes les œuvres que nous avons étudiées ici, sans exception,
font état d'une misère sociale qui frappe le Sud. Si le Southern Gothic a retrouvé du souffle dans les
années 1970, c'est avant tout parce que l'époque se prête à cette expression du refoulé, qui fait
éclater au grand jour les contradictions de la société. C'est évidemment la guerre au Vietnam, mais
aussi le scandale du Watergate, les crimes de Charles Manson, l'assassinat de Martin Luther King...
Les années 1970 aux États-Unis sont marquées par la révélation, c'est une période de fin de rêves,
durant laquelle éclatent au grand jour les mensonges et la violence. Dans Massacre à la
tronçonneuse, le rêve hippie se fait lacérer par des péquenauds. L'idéal d'une société homogène et
pacifiée vient de se faire éventrer par une tronçonneuse. Avec ce film, Tobe Hooper signifie le
retour du refoulé, et cela ne peut que finir en bain de sang. De la même manière, Errol Childress, le
redneck incestueux et aliéné de True Detective signifie le retour en cercle de la violence : « Sais-tu
ce qu'ils m'ont fait ? Ce que je ferai à tous les fils et filles de l'homme ». La violence appelle la
violence.
Dans le chaos, les représentations du Sud occupent une place de choix. La région semble
plus que toute autre avoir été le terrain de jeu de la violence dans l'imaginaire collectif américain.
Cela révèle, en premier lieu, la persistance historique de considérer le Sud comme étranger à la
nation. Le Southern Gothic réussit à rendre compte de cette vision mythologique qui s'est construite
autour du Sud. La région a cristallisé les angoisses américaines, et le Southern Gothic est capable de
montrer cela. Ces représentations fantasmées du Sud n'empêchent cependant pas le Southern Gothic
de proposer un discours profondément ancré dans sa réalité sociale. C'est ce qui explique la
persistance du gothique sudiste à travers le temps. Les écrivains et cinéastes gothiques appartenant à
la génération de l'après Seconde Guerre Mondiale ont largement intégré les problématiques
modernes. Ils décrivent un Sud industriel, mais qui reste profondément marqué par sa ruralité. Sur
le plan esthétique, les usines jouxtent les bayous, la ferraille s'entasse sous le soleil... Et le Southern
Gothic s'attache à ceux qui ont été oubliés en route. La famille de Massacre à la tronçonneuse est
géographiquement et symboliquement refoulée. Ils sont tous des anciens ouvriers d'une usine
d'abattage de porcs, appartenant à une société archaïque. Des années 1930, marquées par
l'appauvrissement de la classe paysanne, jusqu'aux années 1970, et la naissance d'une société
postindustrielle sclérosant les campagnes, il n'y a qu'un pas. La violence, dans le Southern Gothic,
permet l’expression des échecs de la société sudiste, et a cela de dérangeant qu’elle s’attache
toujours à montrer ce que l’on a tenté d’oublier. Si le fameux « rêve américain » a été le moteur de
nombreux fantasmes, le Southern Gothic a lui choisi de basculer du côté du cauchemar.
65
CONCLUSION
Le Southern Gothic est avant tout ancré dans le Sud. Il en propose une peinture sombre, de
ses campagnes profondes, de ses oubliés, des personnages difformes qui le peuplent. La nature y
devient effrayante, lieu du caché, enfermant en elle toutes les angoisses de l’histoire sudiste. Les
maisons coloniales en ruine jouxtent des bayous remplis de cadavres. Ce Sud, c’est celui où l’on
s’égare en chemin, et où l’on rencontre les laissés pour compte de la société. La religion y est
omniprésente, mais les prédicateurs ont serré la main au Diable, et personne n’arrive à s’en rendre
compte.
Dans la lignée du gothique anglais, le Southern Gothic est centré sur l’homme. Il explore les
tréfonds de la nature humaine, et les peurs propres à tout un chacun. Dans le Sud, ces peurs
induisent un rapport conflictuel à l’altérité. L’identité sudiste s’est fondée sur cette ambiguïté du
rapport à l’Autre, de l’esclavage à la ségrégation, de la conquête de la Frontière et l’extermination
de ceux qui se trouvaient sur le chemin de l’expansion au rejet des rednecks et autres poor white
trash. En se basant sur l’angoisse de l’homme, le Southern Gothic a ainsi pu proposer une critique
de la société sudiste entière.
Aujourd'hui, peut-être même plus que jamais, nous pouvons voir l'immense fracture qui
existe dans cette société, et avoir la preuve de son impossible recouvrement. Le 17 juin 2015,
Dylann Roof abattait neuf noirs dans une église de Charleston, en Caroline du Sud. Le massacre a
relancé aux États-Unis une vive polémique sur le drapeau Confédéré et les symboles du Sud
esclavagiste que l'on peut toujours apercevoir dans l'espace public. Le passé, dans le Sud, est bien
cette hantise que décrit le Southern Gothic depuis près de cent ans.
Comme le dit Rust Cohle dans True Detective : « rien n'est jamais terminé ».
66
BIBLIOGRAPHIE
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Articles
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FILMOGRAPHIE
Dans la Brume Électrique (Bertrand Tavernier, 2009)
Deliverance (John Boorman, 1972)
La Nuit du Chasseur (Charles Laughton, 1955)
Les Bêtes du Sud Sauvage (Benh Zeitlin, 2012)
Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974)
Mud (Jeff Nichols, 2013)
No Country for Old Men (Joël et Ethan Coen, 2007)
Southern Comfort (Walter Hill, 1981)
True Detective (Nic Pizzolatto, 2014)
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ANNEXES
Analyse du duel guitare / banjo de Déliverance (John Boorman) par Jean-Baptiste Thoret.
Extrait de son livre Le cinéma américain des années 1970.
« Adossé à la voiture et sa guitare à la main, Ronny Cox, l'idéaliste du groupe, voit arriver sur le
balcon de la maison un jeune joueur de banjo. La séquence se découpe en deux partie nettes : au
cours de la première, Boorman montre en alternance des plans de Ronny Cox avec des plans du
joueur de banjo. L'homme commence par jouer quelques notes reprises par l'autochtone. Mais à
aucun moment, encore, les deux ne jouent ensemble, ce qui justifie le passage de l'un à l'autre et
surtout l'impossibilité pour Boorman de les cadres ensemble. Puis Ronny Cox s'approche de son
partenaire. La caméra accompagne son déplacement mais surtout effectue par un panoramique le
lien attendu entre l'un et l'autre. Ce lien, métaphore d'un passage de relais musical, est scellé par la
fin du plan et porte la promesse d'un dialogue enfin possible entre les deux hommes, autrement dit
entre deux communautés que le film n'a cessé d'opposer depuis le début. Cette fois, la guitare et le
banjo sont cadrés ensemble et, métaphoriquement, réunis dans le même espace. Boorman passe
alors de l'un à l'autre en champ-contre champ mais quel que soit le personnage cadré, maintient la
présence de l'autre en amorce, comme signe d'un lien effectif. Peu à peu, le visage d'abord fermé
(sombre) du joueur de banjo s'illumine littéralement. Dans deux plans, Boorman introduit même
plein cadre deux, puis trois projecteur derrière le visage du joueur, solution technique disant
l'évolution psychologique positive du personnage. Mais contre toute attente, tandis que la
communication semble enfin établie, Boorman change d'axe et cadre l visage du joueur de banjo de
profil. Cette modification a pour effet de rejeter hors-champ les projecteurs – marquant dans la
foulée la disparition de l'expression de joie du personnage – et d'assombrir son visage. Ronny Cox
ne se doute alors de rien mais pour le joueur de banjo, ce moment marque déjà la fin d'une
harmonie qui n'aura duré qu'une poignée de secondes. Le plan suivant actualise la rupture et la fin
du duel : la caméra transgresse la fameuse règle des 180°, anticipant ainsi la victoire du joueur de
banjo, trop virtuose pour son partenaire. La composition du cadrage ne laisse aucun doute sur l'issue
de la séquence : les manches des deux guitares forment, au centre du plan, une croix qui cisaille
(décapite) le visage de Ronny Cox, pris en tenaille par le joueur de banjo. « Je suis perdu » (« I'm
lost ») avoue alors Ronny Cox qui perd le fil de la musique, en écho au « Je suis avec toi » par
lequel il avait tendu symboliquement la main à l'autre. La séquence s'achève par le visage victorieux
et sombre du joueur de banjo, et son refus de serrer la main à celui qu'il vient de battre. »
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