Extrait du Chat noir (1843) d`Edgar Allan Poe (Nouvelles histoires

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Extrait du Chat noir (1843) d`Edgar Allan Poe (Nouvelles histoires
Le Corbeau, poème d’Edgar Allan Poe publié en 1845, présenté ici dans la
traduction de Charles Baudelaire
Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume
d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement,
comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, –
murmurai-je, – qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela et rien de plus. »
Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le
plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes
livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les
anges nomment Lénore, – et qu’ici on ne nommera jamais plus.
Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs
fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin pour apaiser le battement de mon cœur, je me
dressai, répétant : « C’est quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; – c’est cela
même, et rien de plus. »
Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, dis-je, ou
madame, en vérité, j’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais et vous êtes venu frapper si
doucement, si faiblement vous êtes venu frapper à la porte de ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous
avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; – les ténèbres, et rien de plus.
Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des
rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité ne donna aucun
signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » – C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son
tour murmura ce mot : « Lénore ! » Purement cela, et rien de plus.
Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un peu plus
fort que le premier. « Sûrement, – dis-je, – sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons
donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; –
c’est le vent, et rien de plus. »
Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des
anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais avec la mine
d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas
juste au-dessus de la porte de ma chambre ; – il se percha, s’installa, et rien de plus.
Alors, cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste
imagination à sourire : « Bien que ta tête, – lui dis-je, – soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un
poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial
aux rivages de la nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un
bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un
homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté
au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que – Jamais plus !
Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot
unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, – jusqu’à ce que je me
prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me
quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »
Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : Sans doute, – dis-je, – ce qu’il prononce est tout
son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi
ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De
profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : « Jamais – jamais plus ! »
Mais le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face
de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées
aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et
augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son – Jamais plus !
Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me
brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur : je cherchai à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise
sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe
que sa tête, à Elle, ne pressera plus, – ah ! jamais plus !
Alors, il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient les séraphins dont
les pas frôlaient le tapis de ma chambre. « Infortuné ! – m’écriai-je, – ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a
envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et
oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : «Jamais plus ! »
« Prophète ! – dis-je, – être de malheur ! oiseau ou démon ! mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du
Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte,
ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, – dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un
baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
« Prophète ! – dis-je, – être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce ciel tendu sur nos têtes,
par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle
pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que
les anges nomment Lénore. » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! – hurlai-je en me redressant. – Rentre
dans la tempête, retourne au rivage de la nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme
souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma
porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais
plus ! »
Et le corbeau, immuable, est toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma
chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en
ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante
sur le plancher, ne pourra plus s’élever, – jamais plus !
Extrait du « Chat qui s’en va tout seul » de Rudyard Kipling (Histoires comme
ça, 1902)
Hâtez-vous d'ouïr et d'entendre ; car ceci fut, arriva, devint et survint, ô Mieux Aimée, au temps où les bêtes
Apprivoisées étaient encore sauvages. Le Chien était sauvage, et le Cheval était sauvage, et la Vache était
sauvage, et le Cochon était sauvage — et ils se promenaient par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, tous
sauvages et solitairement. Mais le plus sauvage de tous était le Chat. Il se promenait seul et tous lieux se valaient
pour lui.
Naturellement, l'Homme était sauvage aussi. Il était sauvage que c'en était affreux. Il ne commença à
s'apprivoiser que du jour où il rencontra la Femme, et elle lui dit qu'elle n'aimait pas la sauvagerie de ses
manières. Elle s'arrangea, pour y coucher, une jolie caverne sèche au lieu d'un tas de feuilles humides ; elle
poudra le sol de sable clair et elle fit un bon feu de bois au fond de la caverne ; puis elle pendit une peau de
cheval, la queue en bas, devant l'entrée de la caverne, et dit :
— Essuie tes pieds, mon ami, quand tu rentres ; nous allons nous mettre en ménage.
Ce soir, Mieux Aimée, ils mangèrent du mouton sauvage cuit sur les pierres chaudes et relevé d'ail sauvage et de
poivre sauvage ; et du canard sauvage farci de riz sauvage et de fenouil sauvage et de coriandre sauvage ; et des
os à moelle de taureaux sauvages et des cerises sauvages, avec des arbouses de même. Puis l'Homme, très
content, s'endormit devant le feu ; mais la Femme resta éveillée, à peigner ses cheveux. Elle prit l'épaule du
mouton — la grande éclanche plate — et elle en observa les marques merveilleuses ; puis elle jeta plus de bois
sur le feu et fit un Sortilège. Ce fut le premier Sort qu'on eût fait sur la terre.
Là-bas, dans les Bois Mouillés, tous les Animaux sauvages s'assemblèrent où ils pouvaient voir de loin la
lumière du feu, et ils se demandèrent ce que cela signifiait.
Alors Cheval Sauvage piaffa et dit :
— Ô mes Amis, et vous, mes Ennemis, pourquoi l'Homme et la Femme ont-ils fait cette grande lumière dans
cette grande Caverne, et quel mal en souffrirons-nous ?
Chien Sauvage leva le museau et renifla l'odeur du mouton cuit et dit :
— J'irai voir ; je crois que c'est bon. Chat, viens avec moi.
— Nenni ! dit le Chat. Je suis le Chat qui s'en va tout seul et tous lieux se valent pour moi. Je n'irai pas.
— Donc, c'est fini nous deux, dit Chien Sauvage. Et il s'en fut au petit trot.
Il n'avait pas fait beaucoup de chemin que le Chat se dit : « Tous lieux se valent pour moi. Pourquoi n'irais-je pas
voir aussi, voir, regarder, puis partir à mon gré ? » C'est pourquoi, tout doux, tout doux, à pieds de velours, il
suivit Chien Sauvage et se cacha pour mieux entendre.
Quand Chien Sauvage atteignit l'entrée de la Caverne, il souleva du museau la peau du cheval sauvage et renifla
la bonne odeur du mouton cuit, et la Femme, l'œil sur l'éclanche, l'entendit, et rit, et dit :
— Voici le premier. Sauvage enfant des Bois Sauvages, que veux-tu donc ?
Chien Sauvage dit :
— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi, qu'est-ce qui sent si bon par les Bois Sauvages ?
Alors la Femme prit un os du mouton et le jeta à Chien Sauvage et dit :
— Sauvage enfant du Bois Sauvage, goûte et connais.
Chien Sauvage rongea l'os, et c'était plus délicieux que tout ce qu'il avait goûté jusqu'alors, et dit :
— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi, donne-m'en un autre.
La Femme dit :
— Sauvage enfant du Bois Sauvage, aide mon Homme à chasser le jour et garde ce logis la nuit, et je te donnerai
tous les os qu'il te faudra.
— Ah ! dit le Chat aux écoutes, voici une Femme très maligne ; mais elle n'est pas si maligne que moi.
Chien Sauvage entra, rampant, dans la Caverne et mit sa tête sur les genoux de la Femme, disant :
— Ô mon Amie, Femme de mon Ami, j'aiderai ton Homme à chasser le jour, et la nuit je garderai la Caverne.
— Tiens, dit le Chat aux écoutes, voilà un bien sot Chien !
Et il repartit par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, en remuant la queue et tout seul. Mais il ne dit rien à
personne.
Extrait de Dracula de Bram Stoker (1897)
La grande caisse se trouvait encore à la même place, contre le mur, mais, cette fois, le couvercle était
posé, non pas attaché ; seulement les clous étaient disposés en sorte qu’il suffisait de donner les nécessaires
coups de marteau.
Il me fallait, je le savais, fouiller le corps pour trouver la clef ; je soulevai donc le couvercle, l’appuyai
contre le mur ; et ce que je vis alors m’emplit d’horreur ! Oui, le comte gisait là, mais il paraissait à moitié
rajeuni, car ses cheveux blancs, sa moustache blanche étaient maintenant d’un gris de fer ; les joues étaient plus
pleines et une certaine rougeur apparaissait sous la pâleur de la peau. Quant aux lèvres, elles étaient plus
vermeilles que jamais, car des gouttes de sang frais sortaient des coins de la bouche, coulaient sur le menton et
sur le cou. Les yeux enfoncés et brillants disparaissaient dans le visage boursouflé. On eût dit que cette horrible
créature était tout simplement gorgée de sang.
Je frémis quand je dus me pencher pour toucher ce corps ; tout en moi répugnait à ce contact ; mais je
devais trouver ce que je cherchais, ou j’étais perdu ! La nuit prochaine pouvait voir mon propre corps offert en
festin à l’effroyable trio. Je cherchai, dans toutes les poches, entre les vêtements, mais, de clef, nulle part !
M’interrompant, je regardai le comte encore plus attentivement. Sur ces traits gonflés errait comme un sourire
moqueur qui me rendait fou. Et c’était cet être-là que j’avais aidé à s’installer près de Londres, où, peut-être
dorénavant, pendant des siècles, il allait satisfaire sa soif de sang, et créer un cercle nouveau, un cercle de plus en
plus élargi de créatures à demi démoniaques qui se gorgeraient du sang des faibles.
Pensée qui, en m’affolant, devenait pour moi littéralement insupportable. Il me fallait débarrasser le
monde d’un tel monstre. Je n’avais pas d’arme sous la main, mais je saisis une pelle dont les ouvriers s’étaient
servis pour remplir les caisses et, la soulevant bien haut, je frappai avec le tranchant l’odieux visage. Mais, à
l’instant même, la tête tourna légèrement, les yeux, brillant de tout leur éclat venimeux, rencontrèrent les miens.
Je demeurai comme paralysé ; la pelle tournoya dans mes mains, et ne fit qu’effleurer le visage, mais entailla
profondément le front. Puis la pelle m’échappa, tomba sur la caisse et, comme je voulais la retirer, elle accrocha
le couvercle qui retomba, me cachant l’affreux spectacle. Le dernier détail que j’en vis, fut le visage boursouflé
couvert de sang, marqué de ce sourire méchant qui venait, eût-on dit, des profondeurs de l’enfer.
The great box was in the same place, close against the wall, but the lid was laid on it, not fastened
down, but with the nails ready in their places to be hammered home.
I knew I must reach the body for the key, so I raised the lid, and laid it back against the wall. And then I saw
something which filled my very soul with horror. There lay the Count, but looking as if his youth had been half
restored. For the white hair and moustache were changed to dark irongrey. The cheeks were fuller, and the white
skin seemed ruby-red underneath. The mouth was redder than ever, for on the lips were gouts of fresh blood,
which trickled from the corners of the mouth and ran down over the chin and neck. Even the deep, burning eyes
seemed set amongst swollen flesh, for the lids and pouches underneath were bloated. It seemed as if the whole
awful creature were simply gorged with blood. He lay like a filthy leech, exhausted with his repletion.
I shuddered as I bent over to touch him, and every sense in me revolted at the contact, but I had to search, or I
was lost. The coming night might see my own body a banquet in a similar war to those horrid three. I felt all over
the body, but no sign could I find of the key. Then I stopped and looked at the Count. There was a mocking
smile on the bloated face which seemed to drive me mad. This was the being I was helping to transfer to London,
where, perhaps, for centuries to come he might, amongst its teeming millions, satiate his lust for blood, and
create a new and ever-widening circle of semi-demons to batten on the helpless.
The very thought drove me mad. A terrible desire came upon me to rid the world of such a monster. There was
no lethal weapon at hand, but I seized a shovel which the workmen had been using to fill the cases, and lifting it
high, struck, with the edge downward, at the hateful face. But as I did so the head turned, and the eyes fell upon
me, with all their blaze of basilisk horror. The sight seemed to paralyze me, and the shovel turned in my hand
and glanced from the face, merely making a deep gash above the forehead. The shovel fell from my hand across
the box, and as I pulled it away the flange of the blade caught the edge of the lid which fell over again, and hid
the horrid thing from my sight. The last glimpse I had was of the bloated face, blood-stained and fixed with a
grin of malice which would have held its own in the nethermost hell.
Extrait du Chat noir (1843) d’Edgar Allan Poe (Nouvelles histoires
extraordinaires, 1857), présenté ici dans la traduction de Charles Baudelaire
Relativement à la très étrange et pourtant très familière histoire que je vais coucher par écrit, je n’attends ni ne
sollicite la créance. Vraiment, je serais fou de m’y attendre, dans un cas où mes sens eux-mêmes rejettent leur
propre témoignage. Cependant, je ne suis pas fou, — et très certainement je ne rêve pas. Mais demain je meurs,
et aujourd’hui je voudrais décharger mon âme. Mon dessein immédiat est de placer devant le monde, clairement,
succinctement et sans commentaires, une série de simples événements domestiques. Dans leurs conséquences,
ces événements m’ont terrifié, — m’ont torturé, — m’ont anéanti. Cependant, je n’essaierai pas de les élucider.
Pour moi, ils ne m’ont guère présenté que de l’horreur; — à beaucoup de personnes ils paraîtront moins terribles
que baroques. Plus tard peut-être il se trouvera une intelligence qui réduira mon fantôme à l’état de lieu commun,
— quelque intelligence plus calme, plus logique, et beaucoup moins excitable que la mienne, qui ne trouvera
dans les circonstances que je raconte avec terreur qu’une succession ordinaire de causes et d’effets très naturels.
Dès mon enfance, j’étais noté pour la docilité et l’humanité de mon caractère. Ma tendresse de cœur était même
si remarquable qu’elle avait fait de moi le jouet de mes camarades. J’étais particulièrement fou des animaux, et
mes parents m’avaient permis de posséder une grande variété de favoris. Je passais presque tout mon temps avec
eux, et je n’étais jamais si heureux que quand je les nourrissais et les caressais. Cette particularité de mon
caractère s’accrut avec ma croissance, et, quand je devins homme, j’en fis une de mes principales sources de
plaisirs. Pour ceux qui ont voué une affection à un chien fidèle et sagace, je n’ai pas besoin d’expliquer la nature
ou l’intensité des jouissances qu’on peut en tirer. Il y a dans l’amour désintéressé d’une bête, dans ce sacrifice
d’elle-même, quelque chose qui va directement au cœur de celui qui a eu fréquemment l’occasion de vérifier la
chétive amitié et la fidélité de gaze de l’homme naturel.
Je me mariai de bonne heure, et je fus heureux de trouver dans ma femme une disposition sympathique à la
mienne. Observant mon goût pour ces favoris domestiques, elle ne perdit aucune occasion de me procurer ceux
de l’espèce la plus agréable. Nous eûmes des oiseaux, un poisson doré, un beau chien, des lapins, un petit singe
et un chat.
Ce dernier était un animal remarquablement fort et beau, entièrement noir, et d’une sagacité merveilleuse. En
parlant de son intelligence, ma femme, qui au fond n’était pas peu pénétrée de superstition, faisait de fréquentes
allusions à l’ancienne croyance populaire qui regardait tous les chats noirs comme des sorcières déguisées. Ce
n’est pas qu’elle fût toujours sérieuse sur ce point, — et, si je mentionne la chose, c’est simplement parce que
cela me revient, en ce moment même, à la mémoire.
Pluton, — c’était le nom du chat, — était mon préféré, mon camarade. Moi seul, je le nourrissais, et il me suivait
dans la maison partout où j’allais. Ce n’était même pas sans peine que je parvenais à l’empêcher de me suivre
dans les rues. Notre amitié subsista ainsi plusieurs années, durant lesquelles l’ensemble de mon caractère et de
mon tempérament, — par l’opération du Démon Intempérance, je rougis de le confesser, — subit une altération
radicalement mauvaise. Je devins de jour en jour plus morne, plus irritable, plus insoucieux des sentiments des
autres. Je me permis d’employer un langage brutal à l’égard de ma femme. À la longue, je lui infligeai même des
violences personnelles. Mes pauvres favoris, naturellement, durent ressentir le changement de mon caractère.
Non seulement je les négligeais, mais je les maltraitais. Quant à Pluton, toutefois, j’avais encore pour lui une
considération suffisante qui m’empêchait de le malmener, tandis que je n’éprouvais aucun scrupule à maltraiter
les lapins, le singe et même le chien, quand, par hasard ou par amitié, ils se jetaient dans mon chemin. Mais mon
mal m’envahissait de plus en plus, car quel mal est comparable à l’Alcool! — et à la longue Pluton lui-même,
qui maintenant se faisait vieux et qui naturellement devenait quelque peu maussade, — Pluton lui-même
commença à connaître les effets de mon méchant caractère.
Une nuit, comme je rentrais au logis très ivre, au sortir d’un de mes repaires habituels des faubourgs, je
m’imaginai que le chat évitait ma présence. Je le saisis; — mais lui, effrayé de ma violence, il me fit à la main
une légère blessure avec les dents. Une fureur de démon s’empara soudainement de moi. Je ne me connus plus.
Mon âme originelle sembla tout d’un coup s’envoler de mon corps, et une méchanceté hyperdiabolique, saturée
de gin, pénétra chaque fibre de mon être. Je tirai de la poche de mon gilet un canif, je l’ouvris; je saisis la pauvre
bête par la gorge, et, délibérément, je fis sauter un de ses yeux de son orbite! Je rougis, je brûle, je frissonne en
écrivant cette damnable atrocité !
Quand la raison me revint avec le matin, — quand j’eus cuvé les vapeurs de ma débauche nocturne, —
j’éprouvai un sentiment moitié d’horreur, moitié de remords, pour le crime dont je m’étais rendu coupable; mais
c’était tout au plus un faible et équivoque sentiment, et l’âme n’en subit pas les atteintes. Je me replongeai dans
les excès, et bientôt je noyai dans le vin tout le souvenir de mon action.
Cependant le chat guérit lentement. L’orbite de l’oeil perdu présentait, il est vrai, un aspect effrayant; mais il
n’en parut plus souffrir désormais. Il allait et venait dans la maison selon son habitude; mais, comme je devais
m’y attendre, il fuyait avec une extrême terreur à mon approche. Il me restait assez de mon ancien cœur pour me
sentir d’abord affligé de cette évidente antipathie de la part d’une créature qui jadis m’avait tant aimé. Mais ce
sentiment fit bientôt place à l’irritation. Et alors apparut, comme pour ma chute finale et irrévocable, l’esprit de
PERVERSITÉ. De cet esprit la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi sûr que mon âme existe, je
crois que la perversité est une des primitives impulsions du cœur humain, — une des indivisibles premières
facultés ou sentiments qui donnent la direction au caractère de l’homme. Qui ne s’est pas surpris cent fois
commettant une action sotte ou vile, par la seule raison qu’il savait devoir ne pas la commettre? N’avons-nous
pas une perpétuelle inclination, malgré l’excellence de notre jugement, à violer ce qui est la Loi, simplement
parce que nous comprenons que c’est la Loi? Cet esprit de perversité, dis-je, vint causer ma déroute finale. C’est
ce désir ardent, insondable de l’âme de se torturer elle-même, — de violenter sa propre nature, — de faire le mal
pour l’amour du mal seul, — qui me poussait à continuer, et finalement consommer le supplice que j’avais
infligé à la bête inoffensive. Un matin, de sang-froid, je glissai un nœud coulant autour de son cou, et je le pendis
à la branche d’un arbre; — je le pendis avec des larmes plein mes yeux, — avec le plus amer remords dans le
cœur; — je le pendis, parce que je savais qu’il m’avait aimé, et parce que je sentais qu’il ne m’avait donné aucun
sujet de colère; — je le pendis, parce que je savais qu’en faisant ainsi je commettais un péché, — un péché
mortel qui compromettait mon âme immortelle, au point de la placer, — si une telle chose était possible, —
même au-delà de la miséricorde infinie du Dieu Très-Miséricordieux et Très-Terrible.
Dans la nuit qui suivit le jour où fut commise cette action cruelle, je fus tiré de mon sommeil par le cri : Au feu!
Les rideaux de mon lit étaient en flammes. Toute la maison flambait. Ce ne fut pas sans une grande difficulté que
nous échappâmes à l’incendie, — ma femme, un domestique, et moi. La destruction fut complète. Toute ma
fortune fut engloutie, et je m’abandonnai dès lors au désespoir.
Je ne cherche pas à établir une liaison de cause à effet entre l’atrocité et le désastre, je suis au-dessus de cette
faiblesse. Mais je rends compte d’une chaîne de faits, — et je ne veux pas négliger un seul anneau. Le jour qui
suivit l’incendie, je visitai les ruines. Les murailles étaient tombées, une seule exceptée; et cette seule exception
se trouva être une cloison intérieure, peu épaisse, située à peu près au milieu de la maison, et contre laquelle
s’appuyait le chevet de mon lit. La maçonnerie avait ici, en grande partie, résisté à l’action du feu, — fait que
j’attribuai à ce qu’elle avait été récemment remise à neuf. Autour de ce mur, une foule épaisse était rassemblée,
et plusieurs personnes paraissaient en examiner une portion particulière avec une minutieuse et vive attention.
Les mots : Étrange ! singulier ! et autres semblables expressions, excitèrent ma curiosité. Je m’approchai, et je
vis, semblable à un bas-relief sculpté sur la surface blanche, la figure d’un gigantesque chat. L’image était
rendue avec une exactitude vraiment merveilleuse. Il y avait une corde autour du cou de l’animal.
Tout d’abord, en voyant cette apparition, — car je ne pouvais guère considérer cela que comme une apparition,
mon étonnement et ma terreur furent extrêmes. Mais, enfin, la réflexion vint à mon aide. Le chat, je m’en
souvenais, avait été pendu dans un jardin adjacent à la maison. Aux cris d’alarme, ce jardin avait été
immédiatement envahi par la foule, et l’animal avait dû être détaché de l’arbre par quelqu’un, et jeté dans ma
chambre à travers une fenêtre ouverte. Cela avait été fait, sans doute, dans le but de m’arracher au sommeil. La
chute des autres murailles avait comprimé la victime de ma cruauté dans la substance du plâtre fraîchement
étendu; la chaux de ce mur, combinée avec les flammes et l’ammoniaque du cadavre, avait ainsi opéré l’image
telle que je la voyais.