Les films-clés

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Rubrique cinéma
cinéma suisse / Soleure
suisse / Soleure
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Entre burlesque et tragique : Lenz, ou la création
au quotidien
par Alain Boillat
1 La réflexivité n’apparaît en fait explicitement
qu’à deux reprises : lorsqu’un touriste de passage lit dans un manuscrit de Lenz la description d’une séquence qui correspond à ce que
nous avons vu précédemment ; à l’instant du
regard complice que Lenz adresse à la caméra
après avoir évoqué le tournage du film avec
celle qui pourrait en être la productrice, conviée
contre son gré à prendre place avec lui dans
l’igloo qu’il a bâti.
2 Le mode de captation dont use Imbach ainsi
que l’auto-mise en scène du protagoniste évoquent Les Idiots de Lars Von Trier (Idioterne,
1998), cinéaste évoqué par le Lenz du film lors
d’une discussion avec un couple de Danois.
La dernière fiction du cinéaste Thomas Imbach, lointainement mais
intensément inspirée de la nouvelle inachevée de Georg Büchner qui
retrace les souffrances du poète J. M. R. Lenz aux prises avec les démons
de la folie, peut être considérée à mon sens comme la réalisation esthétiquement la plus marquante de cette édition des Journées de Soleure.
Posant une équivalence entre l’œuvre et la vie d’un auteur, Imbach
­concilie la représentation de la démence avec un moyen d’expression
qui ne peut se passer d’une médiation technologique complexe fonctionnant a priori au détriment d’un élan purement instinctif. Lenz joue
en effet sur la « transparence » de la représentation cinématographique
qu’il brise en suggérant la présence d’une instance de filmage, tout en ne
faisant émerger que ponctuellement cette dimension réflexive 1 . Serrant
le protagoniste principal au plus près 2 , la prise de vues semble physiquement mêlée aux actions saugrenues et primesautières de ce dernier, qui
­prennent souvent l’apparence de happenings : son comportement est le
film, et inversement. Projetant de réaliser une adaptation cinématographique de Lenz, le réalisateur interprété par Milan Peschel se confond
avec son personnage (au point de lui emprunter son patronyme) et transpose à l’époque contemporaine la vision du monde de l’auteur du Sturm
und Drang en la faisant sienne : le biopic dérive vers l’autobiographie (ou
l’autofiction). On ­comprend combien la notion d’adaptation littéraire
s’effrite, renouvelée par le portrait d’un inadapté social. Lorsqu’une jeune
femme qui se destine à devenir actrice lit à haute voix un extrait de
la nouvelle de Büchner, Lenz lui reproche d’avoir oublié une virgule.
L’« adaptation » d’Imbach est à la fois aux antipodes d’une reprise « à la
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Lenz (2006). Réal. et scénario : T. Imbach Image :
J. Hassler, T. Imbach. Montage : T. Imbach,
J. Hassler. Interprétation : M. Peschel, B. Maurer,
Production : Bachim Film (Zurich), Pandora Film
(Cologne), Schweizer Fernsehen.
virgule près » d’un texte antérieur, et intimement liée au rythme insufflé
par la ponctuation, par le souffle du style discontinu de Büchner, sur
lequel le montage saccadé du film semble se modeler 3.
Lenz gravite continûment autour du anti-héros éponyme, entraîné
dans un mouvement égocentrique. Il fallait donc que l’acteur soit à la
hauteur, ce qui est le cas : dans les traits tendus de son visage à la Klaus
Kinski – ressemblance accentuée lorsqu’il se travestit avec une perruque
blonde – 4 dont le regard à la fois hagard et déterminé semble gagner
d’insondables espaces intérieurs, Peschel concentre par moments une
agressivité désespérée qui sied parfaitement au personnage. De plus, l’acteur, se pliant apparemment à tous les desiderata quelque peu sadiques
du cinéaste (se balader presque nu dans la neige, faire des chutes répétées
à ski, marcher dans l’eau glacée, etc.) 5 , exploite sa physionomie digne
d’un cartoon et déploie des mouvements dégingandés qui confèrent au
film une efficacité burlesque certaine. C’est même l’un des tours de force
du film que d’avoir dépassé le pessimisme fondamental de sa source littéraire à travers la représentation en actes de la figure du créateur : les
« mises en scène » auquel s’adonne un Lenz souvent emporté par une
pulsion régressive ancrent dans des situations concrètes la figuration
symbolique d’un tempérament torturé (il « n’a pas froid aux yeux », « se
3 Le film présente une fin ouverte référée, par
l’intermédiaire d’une mention graphique (« So
lebte er hin »), à la dernière phrase de la nouvelle inachevée.
4 Si l’on pense instantanément au ­p hysique
d’Aguirre (Aguirre. Der Zorn Gottes, Werner
Herzog, 1972), il faut rappeler que Kinski a
interprété le rôle de Woyzeck – personnage
angoissé également assailli par des hallucinations – dans l’adaptation cinématographique
d’une œuvre écrite, tout comme Lenz, par Georg
Büchner (Woyzeck, Werner Herzog, 1979).
5 La réflexivité de Lenz excluant la présence
d’Imbach au profit de la figure diégétique d’un
cinéaste, la mise en scène s’affiche en fait
comme un geste d’autodestruction.
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6 A propos de ce film, voir Décadrages, no 1-2,
pp. 194 -202.
7 En ce qui concerne la notion de « distanciation », notons que la filiation Jakob Lenz-Georg
Büchner fut d’importance pour la réflexion
brechtienne, le « théâtre épique » s’inscrivant
dans une conception anti-aristotélicienne
dont ces deux auteurs constituent les principaux représentants germaniques (Brecht réalisa d’ailleurs une adaptation du Hofmeister de
Lenz). En utilisant le texte de Büchner sur Lenz
comme matrice de son film, Thomas Imbach se
réclame implicitement de cette tradition théorique et dramaturgique.
jette tête baissée », etc.). Certes, la socialisation du protagoniste du film
se distingue radicalement de l’extrême solitude du Lenz dépeint par
Büchner. Alors que, dans la nouvelle, le dramaturge est accueilli par le
pasteur Oberlin, le Lenz du film vient rendre une visite inopinée à son
fils et à son épouse dont il est séparé, ayant préféré vivre à Berlin plutôt
qu’en Suisse. Le récit s’apparente donc plutôt à celui du moyen métrage
suisse romand On dirait le Sud (Vincent Pluss, 2002) 6, mais, là où l’immaturité du père était aussi celle du film, Imbach instaure une « distanciation » permanente d’une riche ambiguïté envers cette figure paternelle
totalement irresponsable 7. La fragilité de ce couple momentanément
réconcilié est en outre subtilement rendue, l’actrice Barbara Maurer
incarnant avec talent un personnage féminin qui oscille entre une admiration amusée pour l’attitude puérile de Lenz et une crainte profonde
envers son imprévisibilité et son inconscience. De la confrontation du
jeu de ces acteurs se dégage une atmosphère de perpétuel déséquilibre
qui fonctionne au bénéfice de la description d’un état schizophrénique.
Le lien avec autrui permet d’introduire la question du regard posé sur
l’attitude de Lenz par des instances diégétiques qui ont pour effet de
décupler un exhibitionnisme in fine destiné au spectateur du film.
Dans les « personnages » mentionnés au générique de fin, Thomas
Imbach a significativement inclus la « montagne », c’est-à-dire le Cervin.
En s’appuyant sur le texte de Büchner où Lenz est initialement présenté,
en plein délire, aux prises avec une tempête de neige, le cinéaste fait
un usage original de cet environnement typiquement suisse qu’est la
haute montagne. Ce paysage alpin n’est pas offert à une contemplation
béate, mais s’affirme comme le lieu du déchaînement de forces naturelles ressenties par le personnage comme une agression. C’est pourquoi
les plans sur le Cervin sont brouillés, instables, baignés d’une lumière
aveuglante et, dans un bourdonnement sourd, nous montrent un sommet
parfois traversé par des traînées blanches, avions filmés en accéléré qui
ne sont pas sans évoquer les attentats des deux gratte-ciels. Domestiquée
pour les sports d’hiver auxquels Lenz s’adonne avec une joie passagère
et secrètement suicidaire, la montagne conserve, comme chez Ramuz,
sa part d’hostilité. En alternant ces deux facettes du paysage, Imbach
développe une vision forte et contrastée entre l’insouciance superficielle
et le tragique foncier qui traverse tout le film. Nous invitant à partager la
perception du protagoniste, Lenz épouse les soubresauts chaotiques qui
jalonnent son parcours. Dans cette œuvre maîtrisée à tous les stades de
sa réalisation par Thomas Imbach, forme et sens se répondent mutuellement dans un maelström envoûtant.
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Exit ou la fuite du point de vue
par Marthe Porret
Une des questions récurrentes – en tout cas celle qu’en tant que spectatrice je me pose d’emblée devant n’importe quel film – est de savoir
quel degré d’adhésion il existe entre le réalisateur et son sujet ; entre le
contenu et celui qui nous le livre, au final, sur l’écran. Au vu des échos
que le documentaire de Fernand Melgar a engendrés dans la presse 1 , il
semble que l’on ne se soit jamais posé la question, ou plutôt qu’il soit
admis sans discussion que si Melgar a choisi de filmer les activités de
l’association Exit, c’est qu’il ne remet pas en cause son existence. Que le
sujet soit « bouleversant » 2 , certes cela va de soi, encore qu’il serait plus
juste de dire que le film pose des questions fondamentales et nécessaires.
C’est là que réside son principal intérêt. Mais que nous soyons tous, réalisateur compris, bouleversés, c’est une autre chose. Je rejoins ici l’appel
à la « lucidité critique et à la résistance éthique » 3 lancé par Denis Müller
et Marco Vannotti, qui dénoncent avec justesse l’imposture d’une association fière d’offrir clé en main une mort « confortable » 4.
Je veux croire cependant que le cinéaste ne cautionne pas totalement et
sans réserve Exit. J’en veux pour preuve que son documentaire, comme tout
documentaire, n’est pas la relation brute et accidentelle d’une réalité, mais
son traitement discursif par le biais d’une mise en scène et d’un montage
particuliers. La séquence du pré-générique en offre un premier ­exemple.
En off puis à l’image, des appels téléphoniques sont montés les uns à la
suite des autres de sorte que leur accumulation devient surréalisante : la
dépressive, le parapentiste qui a peur de s’estropier, la femme atteinte de
sclérose en plaques, etc. Le tout-venant de la détresse humaine frappe à
la porte d’Exit dans une volonté d’abréger ses souffrances, certains sans
être par ailleurs dans un stade terminal. Le film de Melgar est très intéressant à cet égard, dans la mesure où il ne fait que montrer des ­personnes
qui, fuyant toute responsabilité – « Que me proposez-vous de mieux ? »
demande une jeune femme invalide – n’assument pas eux-mêmes le geste
qui mettrait fin à leur existence et qui représenterait en cela la liberté
suprême de chaque individu. Accompagnateurs comme patients n’utilisent
d’ailleurs jamais le terme de « suicide », mais celui d’« ­autodélivrance ».
1 Je pense par exemple à l’article d’Antoine
Duplan paru dans L’Hebdo du 1.09.05, article
qui lui a valu le Prix Pathé – Prix de la critique de
cinéma 2006 à Soleure.
2 Antoine Duplan, op. cit.
3 Le Temps, 7.12.2005.
4 Ce sont les mots d’une des accompagnatrices
qui évoque les difficultés que le patient peut
rencontrer à déglutir correctement le ­poison.
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Exit – le droit de mourir (2005). Réal. et
scénario : Fernand Melgar. Image : Camille
­C ottagnoud, Steff Bossert. Montage : Karine
Sudan. Son : Blaise Gabioud, Philippe Jacquet,
Denis Sechaud. Production : Climage, ­Fernand
Melgar (Lausanne), Les Productions JMH,
­F lorence Adam (Neuchâtel).
Melgar reconduit-il les codes classiques
de la peinture à sujets religieux à des fins
­ironiques ?
5 Antoine Duplan, op. cit.
Autre exemple, frappant tout au long du film par ailleurs : la caméra
et le micro s’immiscent dans les conversations d’autrui sans que personne
ne semble remarquer leur présence. Lors d’une assemblée générale, ne
réunissant visiblement que des retraités privilégiés et des handicapés,
la caméra ne cesse de filmer des visages remplis d’autosatisfaction ; la
discussion assez intime durant l’apéritif qui suit entre une veuve et un
veuf est littéralement filmée dans leur dos, tandis que le micro « vole »
complaisamment anecdotes et lieux communs. Le ridicule n’est jamais
loin. Mais on peut avancer a contrario que si la caméra, invisible, s’efface
devant son sujet, c’est qu’entre filmeur et filmé règne une confiance
absolue. Notre constat est donc à double tranchant !
Troisième exemple, enfin, qui démontre de façon éclatante la contradiction absolue que l’association Exit cache et qui s’exprime au cours
d’un bloc narratif monté dans son intégralité : une femme commence
par dire « qu’elle a pété les plombs ». A la question de savoir si elle a déjà
tenté de se suicider, ce qu’elle confirme, la standardiste d’Exit précise
que les demandes émanant de personnes atteintes psychiquement ne
sont pas prises en compte. La femme s’empresse de préciser qu’elle a la
sclérose en plaques. La standardiste lui confirme alors que le formulaire
ad hoc va lui être envoyé !
Un dernier exemple, ambigu là encore : la réunion des douze bénévoles autour du Dr Sobel, séquence au sujet de laquelle beaucoup de critiques ont évoqué – à juste titre – une Sainte Cène. Si l’on peut en effet
facilement convenir que le réalisateur n’a pas ici sciemment mis en scène
les membres d’Exit qui, soit dit en passant, se montrent très conscients
de leurs faits et gestes face aux patients et à la caméra, il est évident
que Melgar renforce de son côté l’analogie picturale aux Evangiles en
cadrant de façon frontale et à hauteur d’homme. La connotation christique est d’autant plus évidente qu’on a pu lire dans la presse que « selon
le cinéaste, les accompagnateurs d’Exit sont des espèces de pionniers,
d’apôtres, qui réinventent le sacré, le spirituel » 5… S’ils réinventent le
sacré, c’est d’une façon malheureusement si réductrice et si vague (métaphore de la lumière, du grand voyage) qu’on ne peut être frappé que
d’une chose : on ne s’improvise pas prêtre !
Cette absence de point de vue ne serait pas si problématique si le
sujet choisi n’était pas si grave. Il est par ailleurs dommage que le cinéaste
n’ait pas cherché à sonder le vide juridique que représente l’article 115 du
Code pénal suisse qui stipule, grosso modo, que l’assistance au suicide
est punissable uniquement dans le cas de motivations égoïstes. Toute
personne dénuée de tels motifs peut donc prêter main-forte à qui veut
en finir, sans encourir de condamnation. Les motivations du Dr Sobel
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et de son équipe de bénévoles sont-elles totalement pures et dénuées
d’amour-propre ? On a de la peine à le croire, surtout lorsqu’un membre
de l’association arbore fièrement une médaille récompensant son zèle
d’accompagnateur. Reste que le film, il faut le souligner, en s’attelant au
tabou de filmer la mort en direct, ne sombre jamais dans l’impudeur.
Et en alertant l’opinion publique au sujet d’un phénomène de société
inquiétant, il s’avère malgré tout nécessaire.
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Ryna ou l’oppression machiste
par Raphaël Pasche
Ryna vit à Sulina, une petite localité roumaine du delta du Danube.
A 16 ans, alors que son rêve est de devenir photographe, elle doit se
soumettre à son père qui la fait travailler comme mécanicienne dans
son garage. La jeune fille subit son père qui la traite comme un garçon.
Ainsi, après une flânerie volée dans les champs en compagnie de son
appareil de photo, Ryna doit revêtir sa grosse salopette enduite de cambouis et donner le change auprès de son père qui la croyait en intervention chez un client.
Ruxandra Zenide décrit la société machiste de cette région du bout
du monde face à laquelle les femmes n’ont qu’une alternative : fuir ou
subir. De structure linéaire et plutôt classique, la force du film tient dans
le sentiment d’oppression qu’il impose de manière grandissante au spectateur. Cette humiliation touche à la féminité proprement dite de Ryna.
Que ce soit le père qui lui rase les cheveux pour la protéger, le maire qui
ose d’indécentes propositions, ou Micu, le jeune voyeur, tous la briment
et la déshonorent.
L’histoire se déroule dans trois lieux principaux. La maison familiale
d’abord où la mainmise du père s’affiche ouvertement. Il est le maître
tout-puissant et le signifie clairement à sa femme qui s’efface – d’ailleurs,
elle est significativement le seul personnage dont on ne connaît pas le
prénom. Lorsqu’elle tentera de s’opposer à son mari, elle comprendra
l’inanité de son geste et s’en ira rejoindre sa sœur à Bucarest. La route
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Doretheea Petre incarne le personnage prostré de Ryna. Son unique
réponse aux abjections de son microcosme machiste sera le silence et
la fuite.
Ryna (2005). Réalisation : Ruxandra Zenide.
Scénario : M. Epstein. Image : M. Panduru. Montage : J.-P. Cardinaux, I. Stroe. Son : A. Dragomir.
Interprétation : D. Petre, V. Posescu, M. Rozé…
Production : Pacific Films, Navarro Films.
au milieu des champs, espace-frontière échappant aux interdictions, est
au contraire le lieu où Ryna réussit à se soustraire à l’emprise du père.
C’est derrière les buissons qu’elle flirte avec le postier, jeune homme que
le père rejette. C’est sur la route aussi qu’elle improvise des séances de
photographie avec son grand-père complice. Enfin, au bout de la route,
troisième lieu, la ville. Ici la vie sociale bat son plein dans les cafés que
Ryna fréquente cependant assez peu. Sa place est dans la voiture, où elle
attend son père saoul pour le reconduire à la maison.
Le retour en boucle de ces trois lieux induit l’idée que la vie de Ryna
se déroule en cercle fermé. Le traitement temporel des transitions entre
les séquences, véritables glissements d’un lieu à l’autre, crée en outre le
sentiment que cette ronde tragique s’accélère. Ainsi, Ryna s’embarque de
jour dans la vieille Opel pour dépanner un client, et se retrouve au plan
suivant à attendre son père devant un café, de nuit, le moteur éteint. Du
point de vue visuel, les deux images offrent certes un raccord sur la voiture, mais présentent un fort contraste entre la scène de jour et la scène
de nuit. Zenide propose un type d’ellipse qui ne nous fait pas bondir,
mais littéralement glisser d’un espace-temps à un autre. Entre rupture
et continuité, le spectateur, livré à ce mouvement temporel accéléré,
éprouve une sensation de déséquilibre sans pour autant perdre pied.
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Un mouvement temporel centripète vient donc contredire la structure du film apparemment linéaire (elle ne comprend ni flash-back ni
flash-forward). Dans un mouvement semblable, le chantage du maire se
resserre sur Ryna en se faisant de plus en plus oppressant. Son père
n’aura pas l’autorisation de garder ouverte sa pompe à essence, à moins
que la jeune fille ne s’offre au maire. Mais alors que les pressions psychologiques se concentrent sur Ryna, celle-ci affirme plus que jamais sa
volonté de vivre sa féminité. Au jour de la fête annuelle dans la grande
ville voisine, elle cache ses cheveux rasés sous un turban et revêt une
robe et des boucles d’oreilles. La légère teinte sépia qui unifie les images
depuis le début du film est particulièrement travaillée dans ces scènes
de nuit, venant souligner la couleur de peau basanée de l’actrice. Ce
jour-là, Ryna est plus belle, et la fête plus folle. Mais un viol vient briser
ce mouvement.
La scène du viol condense le resserrement tant psychologique
que formel vers lequel s’avance le film. La mise en scène et le cadrage
­étouffent particulièrement le spectateur en plaçant au premier plan, au
bord de la route, le père qui titube et s’effondre dans les buissons, alors
qu’à l’arrière-plan, le maire abuse de Ryna dans la camionnette. A partir
de ce point de non retour, nous assistons à l’effondrement de Ryna.
Cette perte des illusions s’accompagne intelligemment d’une dégradation de la qualité de l’image.
Le premier long métrage de Ruxandra Zenide témoigne d’indéniables qualités formelles et dramatiques. Bien que d’une facture narrative assez simple, il met en scène des personnages complexes. Par
­exemple, le jeune chercheur français – initialement présenté comme
tolérant et respectueux – dérange. Sous ses airs attentionnés, ce trentenaire ne vole-t-il pas son baiser à l’adolescente ? Les schémas proposés
par Ryna s’avèrent plus nuancés qu’ils ne paraissent de prime abord.
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Snow White : tout blanc tout noir
par Alain Boillat
1 Le chanteur du groupe hip hop Sens Unik
(dissout en 2005), déjà présent dans un film
antérieur de Samir (le documentaire Babylon 2,
2003), a reçu pour son rôle dans Snow White le
prix du meilleur acteur principal aux Journées
de Soleure.
2 Alors qu’on nous fait explicitement ­c omprendre, dans des dialogues où ces films
sont mentionnés avec cynisme, que nous ne
­sommes ni dans Pretty Woman ni dans Evita,
la représentation « onirique » du coup de foudre
entre le chanteur sur scène et la jeune femme
en lévitation dans le public semble ne pas
craindre ce type de ridicule.
3 Sur le spectateur pèsent en effet des déterminations sociales (tout le monde ne regarde
pas systématiquement des versions ­originales)
et culturelles. Ces dernières peuvent être également définies par des pratiques ­dominantes
à un niveau national. Michel Chion fait par
­exemple remarquer une différence notoire
entre la France et l’Italie (L’Audio-vision, Paris,
Nathan, p. 57), les habitants de la Péninsule
ayant été habitués (peut-être par le biais des
nombreuses productions internationales des
années 1970) à plus de tolérance envers le
degré de précision du synchronisme vocolabial.
En Suisse par contre, la diversité des zones
linguistiques favorise plutôt la distribution de
copies sous-titrées.
Le dernier long métrage de fiction réalisé par Samir, cinéaste d’origine
irakienne établi à Zurich, nous conte les rebondissements de la relation passionnée que nouent Nico ( Julie Fournier), fille à papa nageant
dans l’opulence, la luxure et la coke, et Paco (Carlos Leal) 1 , chanteur de
rap français issu d’une banlieue. L’opposition sociale constitue certes
un topos éculé, mais l’attention portée d’un point de vue sociologique
à l’effondrement progressif et inéluctable de la jeune femme en dépit
de ses efforts pour changer de vie pimente l’évolution des relations du
­couple, jusqu’à une renaissance où la blancheur de la poudre sniffée
s’étend à l’ensemble du paysage, un finale marqué par la sérénité et la
pureté. « Dure est la chute », tel est cependant l’aphorisme que le film
s’évertue ouvertement à signifier en faisant croire qu’il se débarrasse de
toute candeur dans sa peinture (en fait passablement caricaturale) de
l’environnement de la riche Zurichoise 2 .
On ressent une gêne quelque peu « problématique » (c’est-à-dire intéressante du fait même qu’elle fasse problème) dans le portrait du personnage féminin qui tient à un détail technique, mais innerve à mon sens
l’entièreté du film au niveau du point de vue qu’il adopte. En effet, la voix
de Nico a été ostensiblement post-synchronisée, puisqu’elle n’appartient
pas à l’actrice visible à l’écran, mais semble flotter sur ses lèvres lorsque
celle-ci est filmée en gros plan. Toute voix ainsi « déliée » n’est bien sûr
pas à bannir, au contraire : il réside dans cette interaction entre le son
et l’image un potentiel esthétique certain. Toutefois, ce léger décalage
n’a de l’intérêt que s’il est travaillé en tant que tel, par exemple dans le
sens d’une étrangéification de la représentation. Snow White fonctionne
par contre sur un rapport direct aux acteurs qui s’accommode mal de
la déliaison, si ce n’est au cours du « chemin de croix » de Nico lorsque,
devenue fantomatique, elle n’en finit pas de s’évanouir dans l’image au
gré d’une série de fondus. On arguera que le synchronisme dépend de la
« subjectivité » du spectateur 3, et se justifie entièrement par le contexte
plurilinguistique suisse (il eût fallu une actrice bilingue, ce qui n’est
pas évident) que le film exploite partiellement et dont Samir traite de
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façon approfondie dans un documentaire également réalisé en 2005 et
présenté à Soleure, ZwischenSprach 4. La déliaison vocale acquiert néanmoins dans Snow White une dimension particulière dans la mesure où
les deux personnages s’expriment aussi over pour commenter les actions
ou introduire de brefs flash-backs. Or le film débute avec la voix-over de
Paco qui s’ancre subrepticement in, en toute continuité, affirmant l’emprise physique du personnage sur les énoncés verbaux qui organisent le
film à partir de la position de surplomb que lui confère le statut over. Par
contre, en ce qui concerne Nico, la voix demeure over lorsque l’actrice
apparaît, ce qui permet certes d’éviter momentanément tout problème
de synchronisation, mais introduit une différence notable de traitement
qui est à mon sens révélatrice d’une disjonction plus profonde : l’autorité de la parole, et par là l’affirmation d’un système de valeurs, passent
majoritairement par le personnage masculin, dont la figure de « rebelle »
est érigée en modèle par le film. La voix plaquée sur l’actrice ne fait par
exemple pas « le poids » – celui attribué aux dires par la corporéité d’un
locuteur – lors de la confrontation entre les amants qui a lieu dans la
somptueuse villa de la Goldküste. Alors que la jeune femme tente de
­convaincre Paco de nuancer sa vision manichéenne, le film lui-même
donne unilatéralement raison à ce dernier, cristallisant in fine cette valorisation dans l’affirmation du père, immigré espagnol, disant à son fils
qu’il « est quelqu’un de bien ». Significativement, c’est après une tentative de suicide où Nico se blesse à l’aire de Broca (centre des capacités
langagières) que les retrouvailles s’avèreront possibles : autrement dit,
une fois la femme privée de la capacité de s’exprimer verbalement.
Cette façon de véhiculer des valeurs à travers la figuration du personnage masculin, individu fidèle à ses principes, libre et décidé, exige
certaines ficelles scénaristiques parfois fort dispensables 5. Il y a effectivement dans Snow White une volonté par trop évidente d’« approfondir »
la psychologie de Paco. Ainsi le cinéaste a-t-il par exemple cru bon de
mâtiner superficiellement le caractère de son personnage des affres de la
culpabilité, le frère de Paco étant mort d’une overdose (heureux hasard
pour la « morale » du film). Par conséquent, le travail convaincant au
niveau du montage (y compris à l’intérieur du plan, qui connaît divers
types de fragmentation) ne suffit pas toujours à faire oublier l’inanité des
flash-backs consacrés au cadre familial de la famille du raper.
Globalement, l’esthétique du film de Samir se caractérise par un
effet « clip vidéo » assumé, voire thématisé lorsque des images d’une
party autour d’une piscine sont montrées une seconde fois en obéissant cette fois à une posture réflexive 6. La juxtaposition de cadres de
grandeur variable dynamise la lecture de l’image et du récit, mais la
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4 En dépit des différences radicales qui distinguent un film de reportage et une fiction,
on note plusieurs parentés formelles entre
Snow White et ZwischenSprach, notamment au
niveau de l’utilisation des splits screens multiples et du graphisme des mentions écrites.
5 Il ne s’agit pas tant d’invraisemblance (certains événements revêtent au contraire une
valeur biographique par rapport à la vie de
­Carlos Leal) que du mode et du lieu de l’intervention de ces éléments de récit dans l’économie narrative générale du film.
6 L’apparition du clap dans le plan nous révèle
qu’il s’agit d’images tournées pour un clip musical que le groupe de Paco est en train de
­réaliser.
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Snow White (2005). Réal. : Samir. Scénario :
M. Sauter et Samir. Image : A. Hutter, M. Saxer,
H. Meier. Montage : O. Neumann. Son : Dieter
Meyer. Interprétation : J. Fournier, C. Leal, Production : Dschoint Ventschr Filmproduktion AG
(Zurich) / Filmhaus Films (Vienne).
7 Inversement, Samir ne montre presque rien
d’autre de Paris – ville au lourd passé cinématographique – que l’intérieur de l’appartement
acheté par Paco.
fragmentation spatiale et l’exacerbation du gros plan qu’elle entraîne
enraie parfois l’inscription des personnages dans leur environnement.
Par contre, le lieu bétonné de leur première étreinte nous est présenté,
grâce à un brusque mouvement d’appareil (dont le statut oscille entre le
tabou et la métonymie), comme le centre d’un réseau d’autoroutes. Ce
plan souligne combien le film est ancré dans un contexte urbain (et cela
dès le « panorama » de son plan liminaire), démarche peu fréquente chez
les cinéastes helvétiques lorsqu’ils tournent en Suisse 7. Pour cette raison,
ce sont probablement les déambulations et faux pas de Nico et de son
amie (une prostituée de luxe) dans la ville nocturne qui occasionnent les
meilleurs moments du film.
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La représentation du migrant : un « genre »
helvétique
par Marthe Porret
1 Voir Freddy Buache, Le cinéma suisse, L’Age
d’Homme, ­L ausanne, 1974 ; Martin Schaub,
L’usage de la liberté. Le nouveau cinéma suisse
1964 -1984 , L’Age d’Homme, Lausanne, 1985.
2 Grand oublié de cette histoire, Alvaro ­Bizzarri,
lui-même immigré et cinéaste, qui signe toute
une série de films sur ce thème : Lo stagionale
(1971), seul film ayant connu une véritable distribution, ou encore Pagine di vita dell’emigrazione (1976).
Hasard de la programmation du festival ou volonté de regrouper des
œuvres sous une même thématique, deux films traitant du problème de
l’immigration ont été projetés à deux heures d’intervalle dans la même
salle. Depuis Siamo Italiani (1964) d’Alexandre Seiler, que l’on considère
dans toutes les histoires du cinéma suisse 1 comme le premier exemple
d’une longue série de documentaires concernés par les problèmes de
l’immigration en Suisse, on peut presque dire que ce type de films constitue un « genre » en soi au sein de notre cinématographie nationale 2 .
En 2005, si les saisonniers italiens de jadis ont fait place aux réfugiés
­kurdes et éthiopiens, la figure du migrant fascine toujours autant les
cinéastes d’ici. Mais l’on se rend très vite compte de la diversité des
approches d’une part, et des difficultés qui peuvent surgir quand on
s’attelle à l’art du portrait d’autre part. C’est pourquoi il est passionnant
de mettre en regard Zwischen den Welten et Profil bas.
C’est un Kurde, Yusuf Yesilöz, vivant en Suisse depuis dix-huit ans,
journaliste et écrivain né en 1964 à Gölyazi en Turquie, qui signe avec
Les films-clés
Zwischen den Welten son deuxième film. Lui-même immigré, il a choisi
de tracer le portrait d’une compatriote, Güli Dogan, dont le parcours
­illustre à la fois une intégration réussie et une histoire personnelle digne
d’un conte de fée. A neuf ans, Güli quitte son petit village montagneux
kurde pour venir en Suisse où son père va travailler chez Sulzer, tandis
que sa mère, illettrée et ne parlant que sa langue maternelle, reste à la
maison. On suit Güli dans sa vie quotidienne avec ses filles, son entourage suisse, dans son travail au Contrôle des habitants de Winterthour
et en visite chez des amis de ses parents, encore très attachés à leurs
racines kurdes.
La vivacité, la franchise et la sensibilité de la jeune femme, qui se
­confie lors de longs entretiens en tête-à-tête avec le réalisateur entrecoupés de documents aux statuts divers, permettent de tracer trois ­pistes.
Son propre destin matrimonial d’abord. Grâce à des photos et des extraits
de films de famille, commentés parfois par l’amie la plus proche de Güli,
on assiste à son mariage arrangé avec un cousin éloigné alors qu’ils n’ont
même pas seize ans. Fraîchement débarqué en Suisse, le mari ne tarde
pas à retourner en Turquie car les époux doivent bien admettre qu’ils
n’ont rien en commun. Bien des années plus tard, ils se revoient à l’improviste, et c’est le coup de foudre ! Le mari, surmontant ses préjugés
traditionalistes, vient rejoindre celle qui est toujours sa femme.
Des images d’archives de l’entreprise Sulzer, ainsi que les extraits
d’un ancien reportage de la DRS sur la famille de Güli retracent quant à
eux un pan de notre réalité nationale, l’arrivée et l’intégration des immigrés turcs dans les années 1980. Enfin, des images contemporaines nous
dévoilent ce qu’est devenu le village natal de Güli – aujourd’hui quasi
à l’abandon –, et à travers elles, la souffrance palpable d’une nostalgie
fantasmée du pays et pourtant légitime.
Tout autre est la démarche de Nathalie Flückiger, diplômée en 1994 de
l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Genève en « médias mixtes », qui
signe avec Profil bas son troisième documentaire. La réalisatrice a choisi
d’exposer en voix off les aléas de la réalisation du film ; aléas qui se mêlent
inextricablement aux démarches de la jeune Ethiopienne qu’elle a choisi
de suivre. Nathalie Flückiger se met elle-même en scène, à l’image, prenant une part active dans les démêlés administratifs et juridiques de son
sujet. C’est par exemple le cas lorsqu’elle va interviewer le porte-parole de
l’Office des réfugiés à Berne.
La première piste que le film exploite consiste précisément à nous
décrire le plus clairement possible la situation juridique quasi surréaliste dans laquelle la jeune Tigist se trouve : ayant été déboutée dans
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Zwischen den Welten (2006). Réal. et scénario : Yusuf Yesilöz. Image : Hansueli ­Schenkel.
Montage : Dieter Gränicher. Son : Olivier Jean
Richard. Production : Reck Filmproduktion (Zurich),
Schweizer Fernsehen, 3sat.
Profil bas (2005). Réal. et scénario : ­Nathalie
Flückiger. Image : Séverine Barde, Nathalie
Flückiger, Anita Holdener, Luc Peter. Montage :
Karine Sudan. Son : Sébastien Diesner, ­Nathalie
Flückiger, Masaki Hatsui, Sandra Hebler, Muriel
Jacquerod. Production : Les Films de la Marelle
(Genève), Nathalie Flückiger.
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Rubrique cinéma suisse / Soleure
sa demande d’asile en Suisse, la jeune femme ne peut cependant plus
rentrer en Ethiopie. Le gouvernement de ce pays vient de fermer définitivement ses portes aux compatriotes qui ont voulu partir. Tigist, qui
travaille comme femme de chambre dans un grand hôtel genevois, veut
faire reconnaître son diplôme d’infirmière en Suisse pour pouvoir exercer son métier. La route est longue : quatre ans, mais elle y parviendra,
avec l’aide de son amie Nathalie. Le film se termine avec cette bonne
nouvelle et le départ de la réalisatrice en Ethiopie.
La deuxième piste que Profil bas thématise et problématise à la fois
concerne toutes les difficultés que l’art du portrait filmique implique.
Ou du moins certaines d’entre elles. Tigist, en effet, au-delà des problèmes de langue, ne se livre jamais. Elle répond laconiquement aux
questions de son amie, mais ne parle jamais spontanément de ce qu’elle
vit. La réalisatrice, consciente du « problème » – car pour nous, spectateurs occidentaux, s’en est certainement un –, nous fait part en voix off
de ses hypothèses. Peut-être cette retenue permanente est-elle un trait
­culturel ? Sans plus tarder, nous voici en face de deux Ethiopiens installés à Genève depuis longtemps qui confirment que leurs compatriotes
ne parlent jamais pour ne rien dire ; et n’ayant jamais été colonisés dans
leur histoire, fiers de leurs racines, ils ne souhaitent généralement pas
s’intégrer là où ils se trouvent. En somme, ils ressemblent aux Suisses !
Chacun à leur manière, ces deux documentaires frappent par l’humilité de leurs approches. C’est justement là que résident leurs qualités.
Yusuf Yesilöz ne s’est pas contenté de faire reposer tout son film sur les
épaules de Güli qui se prête avec générosité à cet exercice. Il a su monter
avec pertinence tout un matériau d’archives. Et si quelques maladresses
­pointent ici ou là, si son documentaire reste classique dans sa forme, son
film nous touche. Nathalie Flückiger a su adopter quant à elle un profil
bas face à son sujet. Elle a su respecter la grande réserve de son amie,
sans s’acharner, bref en traduisant au plus juste le tempérament de celle
dont le prénom veut dire « patience ».
Les films-clés
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Trois documentaires mythologisants
par Raphaël Pasche
Le mythe de la réussite sur fond de valeurs suisses traverse les trois
documentaires Jo Siffert Live Fast – Die Young de Men Lereida, Marc
Forster de Fritz Muri et Swiss Made in Hollywood de Xavier Ruiz. Le pilote
automobile Joseph Siffert semble être a priori une icône originale dans le
paysage helvétique, tout comme le cinéaste Marc Forster, auteur en 2004
du blockbuster hollywoodien, Finding Never Land. Quant aux trois jeunes
Suisses partis tenter leur chance à Hollywood dont le film de Xavier
Ruiz suit le parcours, ils sont tout aussi éloignés du cliché helvétique de
la réussite financière (le modèle du banquier), du moins en apparence.
Car en définitive l’excentricité des trajectoires n’est pas suffisante pour
permettre au film de se démarquer des représentations canoniques.
Les discours tenus par les personnalités et les proches auxquels ces
trois films donnent la parole mettent en avant les valeurs de travail, de
volonté et de sacrifice comme clé du succès. Autant de conceptions qui
collent à l’idéologie suisse de la réussite. C’est à force de discipline et
de labeur que les trois jeunes résidents de Los Angeles espèrent percer.
C’est aussi la recette qui aurait permis à Joseph Siffert de devenir l’un
des plus grands pilotes automobile de son temps. Tous les témoignages
rassemblés ne font que soutenir de façon réitérée cette thèse. Issu d’un
milieu pauvre, Siffert serait même allé jusqu’à jeûner pour économiser
l’argent nécessaire à l’achat de ses pneus. Mais la discipline à elle seule
ne suffit pas à engendrer les grandes destinées : les trois films font donc
intervenir la composante du risque. Or si le film de Lareida glorifie l’attitude du coureur automobile qui s’expose à un danger inconsidéré, les
deux autres documentaires insistent au contraire sur l’idée d’une prise de
risque avisée et calculée. Dans Swiss Made in Hollywood, le financement
des études de cinéma aux Etats-Unis est envisagé comme un placement,
les intéressés étant comparés à des actions boursières qui rapporteront à
moyen terme. Les banquiers ne sont pas loin !
Le discours très stéréotypé des intervenants ne serait finalement pas
excessivement gênant si les films proposaient une mise à distance, ou
s’ils optaient véritablement pour un positionnement. Or la forme de ces
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Rubrique cinéma suisse / Soleure
Jo Siffert Live Fast – Die Young (2005). Réal. :
Men Lareida. Scénario : M. Lareida, R. ­Bauman.
Image : P. Corradi. Montage : M. Welter, M. Flury.
Son : O. Jean Richard, L. Yersin. Musique :
N. Maeschi. Production : Hugofilm Productions.
Swiss Made in Hollywood (2005). Réal. et
scénario : Xavier Ruiz. Image : N. Petsilas.
Montage : V. Perriaz. Son : F. Wolf. Production :
Navarro Films, TSR
Marc Forster (2005). Réal. et scénario : Fritz
Muri. Image : H. Witschi. Montage : E.Bleicher.
Son : P. Schertenleib, T. Klunke. Musique :
Suisa. Production : Schweizer Fernsehen.
documentaires, lorsqu’elle ne se fait pas ouvertement l’expression d’une
adhésion à l’idéologie de la gloire médiatique, procède d’une acceptation tacite de ladite idéologie. La seconde femme de Siffert, qui revendique un rapport à l’homme plutôt qu’à l’« image publique », aura de la
peine à se faire entendre. Ces trois films qui touchent à la représentation
d’icônes souffrent d’une absence totale d’interrogation sur l’image. Tous
jouent la carte du rapprochement émotionnel avec les stars (ou stars
en puissance) auxquelles ils s’intéressent. Par conséquent, en se terminant sur les larmes des proches qui pleurent le pilote devant les caméras
trente ans après son décès, Jo Siffert attribue au spectateur une place
ambiguë. En effet, si l’émotion des intervenants est due au lien d’amitié
qui les unissait à l’homme, celle du spectateur ne peut être, quant à elle,
liée qu’au mythe, c’est-à-dire à la représentation idéalisée de Siffert. Le
film de Lareida affiche d’ailleurs le parti pris d’adopter l’insouciance du
personnage à travers une B.O. funky.
Pour les films Marc Forster et Swiss Made in Hollywood, l’exacerbation
sans autre forme de questionnement du pathos attaché à ces mythes
(actuels ou potentiels) est d’autant plus étonnante que leur thématique
touche précisément au rêve hollywoodien et donc, inévitablement, à la
représentation médiatique. De par son sujet, Swiss Made in Hollywood est
le seul des trois documentaires dans lequel les intervenants font preuve
d’incertitudes face aux rêves de grandeurs qu’ils tentent de réaliser. Mais
la modération de ce discours est balayée par les choix esthétiques de
Xavier Ruiz. Sur fond d’une musique rythmée et d’un montage rapide
qui tient du vidéoclip, une voix off à la diction décidée commente le
parcours des trois personnages, rappelant la facture racoleuse des mini
reportages TV de prime time.
Si les documentaires de Lareida, Ruiz et Muri fonctionnent bien au
niveau de leur impact émotionnel, leur intérêt nous semble cependant
limité. Il est en effet regrettable que ces films n’offrent pas de véritable
réflexion – au sens d’une représentation « réflexive » – sur le rapport existant entre le mythe et le cinéma.
Les films-clés
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Ultima Thule, un documentaire serti dans
la fiction
par Alain Boillat
Le dernier long métrage du cinéaste Hans-Ulrich Schlumpf, Ultima
Thule 1 , résulte d’une tentative quelque peu maladroite mais intéressante de réalisation d’une œuvre hybride où la non-fiction (des vues
grandioses tournées en Alaska) est en quelque sorte encapsulée dans
une situation-cadre de type fictionnel où un homme d’affaires (Fred,
interprété par Stefan Kurt), suite à un grave accident de voiture, tombe
dans un comas qui le conduit à voyager dans des espaces mentaux. On
pourrait dire que le cinéaste pousse un peu plus loin une formule de fictionnalisation de la non-fiction qu’un producteur comme Jacques Perrin
a développée depuis une quinzaine d’années afin de permettre à des
documentaires animaliers d’être diffusés dans le cadre de l’institution
dominante du cinéma (ses films ne sont pas destinés à la chaîne Planète,
mais aux salles de cinéma où ils rencontrent un succès énorme) 2 . Or
les expédients inventés par Schlumpf pour enrayer l’autonomisation des
longues séquences ressortissant à diverses catégories documentaires (le
film de voyage, animalier, scientifique, etc.) ainsi que le montage alterné
qui introduit une piste narrative supplémentaire (consacrée à ce qui se
passe dans la chambre de l’hôpital lorsque l’épouse du malade lui rend
visite) ne font qu’afficher la disparité entre deux pratiques filmiques qui
s’opposent à différents niveaux, le descriptif jouant contre le narratif,
l’« attraction » des vues spectaculaires contre la narration des moments
de mise en scène. La volonté un peu vaine d’inféoder les images documentaires au récit de fiction s’appuie parfois sur la mise en scène d’un
regard diégétique aux capacités hypertrophiées. Il s’agit tout d’abord
d’un aigle qui emporte avec lui l’« âme » du personnage et motive les
vues aériennes ; ensuite, d’un télescope astronomique qui introduit une
série de photographies cosmiques ; enfin, de jumelles qui médiatisent
notre accès à différents animaux. Le champ/contrechamp constitue par
­conséquent le moyen privilégié d’insertion dans le documentaire d’un
personnage de fiction, systématiquement assimilé à un sujet percevant.
1 Le titre renvoie à « la limite du monde », ce
plus haut point où, dans la conception des
Anciens, le voyageur sortait de cette « assiette »
qui constitue notre planète.
2 Perrin a produit consécutivement Le ­Peuple
singe (Gérard Vienne, 1989), Microcosmos,
le peuple de l’herbe (Claude Nuridsany et
Marie Perennou, 1992) et Le Peuple ­migrateur
(­Jacques Perrin, Michel Debats et Jacques
­Cluzaut, 2001). Notons que lors de sa sortie en
Suisse, Microcosmos se trouvait en seconde
position du palmarès des entrées en salles,
juste après le blockbuster hollywoodien Independence Day.
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Rubrique cinéma suisse / Soleure
Ultima Thule. Eine Reise an den Rand der
Welt (2005). Réal. et scénario : H.-U. Schlumpf.
Image : P. Corradi, U. Nüesch, J. W. Trapman.
Montage : F. Liechti. Son : Dieter Meyer. Interprétation : S. Kurt, B. Auer, P. Frey, Production :
Ariane Film AG, Schweizer Fernesehen, Teleclub.
Patrick Frey, qui joue également deux autres
rôles dans le film (le médecin dans la « réalité »
et un autre personnage fantasmé, un barman)
montre au personnage de Fred (Stefan Kurt)
des espaces interstellaires qui seront ensuite
visualisés.
Le montage ne constitue pas l’unique moyen pour rappeler en permanence la présence de l’être de fiction : comme les anges des Ailes du désir
(Der Himmel über Berlin, Wim Wenders, 1987), le personnage s’exprime en
voix-over et apparaît également en chair et en os dans certains ­paysages.
Cette incarnation s’affiche comme un artifice destiné à maintenir la
dimension fictionnelle, d’autant plus que le personnage se trouve parfois
affecté par les conditions climatiques de son environnement, parfois
non, et que l’acteur semble ne pas trop savoir pour quel jeu il doit opter.
La narration s’effectue alors exclusivement par le biais du texte over qui
nous conte à la première personne le passé du personnage, certaines
expressions conduisant à métaphoriser la représentation visuelle simultanée dans une démarche qui se veut « poétique » (par exemple lorsque
des gouttes de rosée font écho au mot « larmes »). Le retour aux origines
de la vie sur la terre, suggérées par les étendues glacées et totalement
inhabitées, occasionne une remise en question de la part du « héros »
de son mode de vie, thématique récurrente dans les films suisses depuis
Charles mort ou vif (Alain Tanner, 1969). Le courtier en bourse se souvient
en effet de sa passion d’adolescent pour les sciences naturelles à laquelle
il renonça au profit d’une profession plus lucrative. Ce motif tout helvétique de l’aliénation par le milieu économique permet de développer
l’identité du personnage et de conférer à ce voyage une dimension quasi
mystique. Dès lors, la fin du film ne peut être qu’une renaissance. A
nouveau, le souci de visualiser ce qui est dit, c’est-à-dire de rendre concret un univers mental peut faire sourire (n’est pas Resnais qui veut !),
par exemple lorsque Fred retrouve, au milieu de nulle part, le sac à dos
de son ancien professeur de géographie qu’il admirait.
L’omniprésence du commentaire autobiographique over connaît un
équivalent dans l’autre piste narrative, puisque l’épouse s’exprime également sur ce mode. Ce parallélisme nuit autant à la désincarnation
de l’esprit du mourant qu’à l’inscription de la situation-cadre dans le
quotidien de la vie de l’hôpital, puisque le cinéaste prend la peine de
nous montrer le travail qu’effectuent les infirmières autour du patient
immobile, c’est-à-dire la part « extérieure » des choses. Lorsqu’on entend
la comédienne sangloter over, on se dit que ce procédé n’est peut-être pas
le plus adapté à ce genre de situation.
Oscillant entre l’incarnation et le pur espace mental, le documentaire et la fiction, le film de Schlumpf peut sembler bancal, mais
il a néanmoins le mérite de proposer une stratégie de conciliation de
la pratique documentaire, dominante en Suisse, avec le long métrage
de fi
­ ction.
Les films-clés
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Fragile (2005) de Laurent Nègre :
belles querelles
par Marthe Porret
Nominé pour le Prix du cinéma suisse 2006 de Soleure, Fragile méritait
tout autant que Mein Name ist Eugen le titre de Meilleur film de fiction.
Eugen, énorme succès populaire en Suisse alémanique 1 , a eu les faveurs
du jury. En revanche le film de Nègre a valu à Marthe Keller – royale ! –
le Prix du meilleur rôle secondaire.
Premier long métrage de Laurent Nègre, né en 1973 à Genève 2 ,
Fragile impressionne par son aboutissement tant formel que narratif, et
par sa direction d’acteurs.
L’histoire d’abord, dont l’unité de lieu est Genève, et l’unité d’action
les trente-six heures environ qui relatent le suicide d’une mère frappée
d’Alzheimer et la longue nuit précédant son enterrement ; nuit durant
laquelle ses deux enfants, Sam et Catherine, en conflit, vont se confronter et peut-être se retrouver. Le montage achronologique des séquences,
astucieux et efficace, participe au ton un peu fantastique et nostalgique
de l’histoire.
Les dialogues ensuite : très bien écrits, parcimonieux et ­authentiques, ils donnent lieu à des échanges extrêmement vifs, impertinents
et cruels entre Sam et Catherine qui se déchirent. Leur qualité est encore
rehaussée par le jeu sobre des acteurs.
Nègre, par ailleurs, fait preuve d’un sens original de l’image et du
son. S’il filme et utilise le jet d’eau comme un ressort narratif, il réussit à en faire un objet totalement insolite : les images du générique par
exemple nous montrent le dispositif qui s’ouvre automatiquement sur la
pompe, à la base du jet, de telle sorte qu’il nous faut beaucoup de temps
avant de reconnaître la célèbre attraction de Genève. Pour traduire le
désarroi dans lequel la maladie plonge Emma, personnage interprété
par Marthe Keller, le réalisateur recourt au sein de quelques scènes à des
coupures sonores déstabilisantes. Toute la séquence du suicide, très réussie, fonctionne sur l’inattendu – l’attitude calme d’Emma ainsi que ses
1 Le film de Michael Steiner, qui a déjà dépassé
les 530 000 entrées, sort en Suisse romande
le 22 mars 2006.
2 Après avoir étudié au Centre d’Etudes Cinématographiques de Catalogne à Barcelone,
Laurent Nègre sort diplômé de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Genève (section
cinéma) en 2002.
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Rubrique cinéma suisse / Soleure
Fragile (2005) Réal. et scénario : Laurent Nègre.
Image : Béatrice Mizrahi. Montage : Julien
­Sulser. Son : Jürg Lempen. Musique : Ladislav
Agabekov, Andrès Garcia, Jérôme Pellegrini.
Décors : Anne Carmen Vuilleumier. Interprètes :
Marthe Keller, Felipe Castro, Stéfanie Günther.
Production : Bord Cadre Films Sàrl, Dan Wechsler (Genève). Sortie en Suisse romande le
8 février 2006.
propos ne nous préparent pas à son geste – et la tension progressive de la
musique originale. Enfin, seul le ralenti à peine perceptible de certains
travellings et panoramiques traduit visuellement le pathos de l’histoire.
Bref, tout concourt à la cohérence de ce très beau film.