Qu`est-ce qu`un esprit juste? Sujet donné au Concours d`entrée à l

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Qu`est-ce qu`un esprit juste? Sujet donné au Concours d`entrée à l
Qu'est-ce qu'un esprit juste?
Sujet donné au Concours d’entrée à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, 2009
Dissertation « qu’est-ce qu’un esprit juste ? »
Si la justice est une notion complexe, délicate, l’adjectif correspondant, le « juste », l’est bien
plus encore. En effet deux substantifs (la « justice » et la « justesse ») peuvent être corrélés au
« juste ». Une décision « juste » peut l’être par la justesse de l’appréciation qui l’a déterminée,
ou par la justice des dispositions qu’elle commande. Une orientation « juste » peut l’être par
sa validité logique, au sens de correction, ou encore morale – conforme au seul devoir. Un «
homme juste » serait un homme bon, c’est-à-dire un homme qui agit en se conformant à la «
bonne volonté », à la volonté de bien faire. Mais qu’appelle-t-on un « esprit juste » ? Il est
clair que l’« esprit juste » n’est pas exactement l’« homme juste », car un homme juste, ou
bon, peut ne pas avoir d’« esprit », au sens où l’Evangile le souligne (« Heureux les pauvres
en esprit »). Un « esprit juste » n’est cependant pas obligé d’avoir de l’« esprit » au sens
voltairien de ce terme : on ne demande pas à un juge d’instruction ni à un procureur d’être
spirituel, brillant, d’avoir de l’humour. En revanche on lui demande d’avoir l’esprit droit. Un
« esprit juste » (au sens d’intelligence, de faculté de bien juger) fera preuve non pas tant de
générosité que de « justesse » dans la formation de ses jugements. En d’autres termes, il se
caractérise en premier lieu par l’aptitude à porter des jugements à la fois fondés
intellectuellement et judicieux sur le plan moral. On voit donc la difficulté de déterminer ce
qu’est exactement un « esprit juste ». D’une part, parce qu’il n’y a pas de règles pour décider
de ce qui est juste, sinon, il suffirait de les appliquer, et nous aurions tous (potentiellement)
l’esprit juste. Or chacun peut constater aisément que ce n’est pas le cas. D’autre part, parce
que la justesse d’un jugement, portant sur la détermination de la vérité par exemple, peut
parfois entrer en tension avec la justice, comme lorsqu’un homme politique énonce une vérité
aux conséquences néfastes qu’il eût été sans doute souhaitable de dissimuler, au moins
momentanément. L’esprit juste est-il donc un esprit droit, c’est-à-dire intransigeant ? Ou bien
est-il d’une nature flexible, capable de s’ajuster aux circonstances ? Il est manifeste en tout
état de cause que l’« esprit juste » réunit des qualités rares et précieuses, et dont on peut se
demander pourquoi elles s’associent si difficilement. Un regard sur l’histoire nous permet
cependant d’observer que de tels esprits ont existé. Or ce qui est réel est donc possible.
I.
L’esprit juste est celui de l’homme qui prend des décisions justes
Etant donné qu’il nous est impossible d’avoir accès au cœur de l’homme, ce qui signifie que
l’on ne peut juger un esprit du point de vue de ses véritables intentions, que l’observateur
ignore, il semble prudent de tenir pour justes les hommes ou les femmes, bref toutes les
personnes qui, tout au long de l’existence, ont pris des décisions justes.
L’homme juste est celui qui prend une décision difficile, ce qui se produit en particulier
lorsqu’une situation paraît inextricable. Telle est, de manière exemplaire, la situation du juge
devant deux mères qui se disputent un enfant. On peut penser aussi au Christ interrompant un
lynchage coutumier. Ou encore, de façon absolument évidente, à Socrate refusant d’abord
d’obéir, puis de désobéir aux lois athéniennes.
1. Un « cœur intelligent » : le roi Salomon
Le roi Salomon a demandé à Dieu de lui accorder un « cœur intelligent ». Ce qu’il obtint,
semble-t-il.
Deux mères se disputent un enfant. La justice stricte, égalitaire, commanderait de couper
l’enfant en deux. Salomon propose donc cette solution aux deux mères. La vraie mère est
celle qui refuse cette décision inhumaine, mais stricte (qui suit une règle simple).
L’ingéniosité de Salomon est d’imposer finalement aux deux mères de révéler leur vraie
nature et d’obtenir donc ce qui leur est dû (l’enfant pour la seule mère qui le mérite). La
réponse de Salomon est donc en même temps un test. Sa décision n’est donc pas « juste » au
sens de conforme à une loi – écrite ou non. Sa décision est juste (justesse et justice) car elle
est doublement fondée, intellectuellement (elle procède d’un jugement, les deux mères ne sont
pas interchangeables) et moralement, l’une est aimante et mérite l’enfant, l’autre non.
Les juges aujourd’hui sont constamment placés dans des situations de ce type. Mais la règle
appliquée par Salomon, précisément, n’en est pas une. Un juge aujourd’hui ne peut s’en
inspirer que selon l’esprit (équité et non égalité mathématique).
2. La sensibilité compatissante
Assistant au lynchage d’une femme adultère, le Christ s’écrie : « Que celui d’entre vous qui
n’a jamais péché lui jette la première pierre » (Saint Jean 8, 1-11). Tout comme Salomon, il
invite les intéressés, ici les agresseurs, à faire retour sur eux-mêmes et donc, éventuellement, à
réfléchir sur le sens de leurs actes. « Toute conscience est une conscience morale » dira Alain.
Le lyncheur ne réfléchit pas au sens de ses actes. Il ne pense pas. Le Christ invite ses
coreligionnaires à penser, c’est-à-dire ici, entres autres, à prendre conscience de la faillibilité
humaine. De plus le Christ n’attend pas que cette femme soit juste (innocente) pour l’aimer.
L’amour de Dieu est gratuit et sans conditions. Le Christ s’oppose aux pharisiens qui
commencent à faire la morale avant d’aimer.
On note au passage que l’homme (ou le Dieu pour le croyant) juste, doué d’un « esprit juste »,
condamne une pratique inique mais conforme aux traditions ancestrales de sa communauté et
de la religion – la loi de Moïse en l’occurrence. Ce qui montre qu’un « esprit juste » n’est pas
prisonnier des convictions propres à son environnement social et religieux. La liberté d’esprit
de l’esprit juste – le Christ dans cet exemple – est évidemment du même ordre que celle
d’Antigone refusant de se plier au diktat de Créon, ou encore celle de Socrate refusant de se
soumettre aux injonctions des tyrans.
3. Non-conformisme et abnégation
Au moment de mourir, condamné par ses compatriotes, forts eux-mêmes des lois pourtant
démocratiques d’Athènes, Socrate refuse de s’évader. Socrate est en effet légaliste. Il estime
que les lois sont comme une mère pour un enfant et que rien ne peut autoriser une enfant à
désobéir à une mère, même si celle-ci est injuste. D’autre part Socrate explique, dans le
Criton, qu’en vivant à Athènes il a implicitement accepté le contrat qui le lie à la cité et qui
lui accorde des devoirs à la condition qu’il se soumette à ses devoirs. Fondamentalement,
Socrate estime qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, car la souffrance de l’âme
est plus grave que la douleur du corps. Pourtant le légalisme de Socrate est relatif ; à deux
reprises il a refusé d’obéir au pouvoir qui lui demandait de commettre des actes injustes au
nom, soi-disant, de la raison d’Etat. Socrate ne se fie qu’à son démon, qui est sa conscience
morale, et qui lui commande, dans des circonstances exceptionnelles, de désobéir. Socrate est
un homme juste, doué d’un esprit juste.
Il nous est relativement facile d’identifier des hommes justes. Salomon, Socrate, le Christ
furent, si l’on en croit la légende, des hommes sages, justes et bons. Mais il faut souligner que
l’« esprit juste » n’est pas exactement l’« homme juste ». Un homme (ou une femme) juste
peut très bien l’être spontanément, sans porter de jugement, c’est-à-dire, à la limite, sans
réfléchir. Le cas des Justes pendant la Seconde guerre mondiale est à cet égard éloquent.
II.
L’esprit juste n’est apte à porter que des jugements… justes
Les Justes agissaient par bonté, par générosité, en suivant l’élan de leur cœur et sans aucun
calcul (cf. à ce sujet les confessions d’anciens « justes » dans Un si fragile vernis d’humanité
de Michel Terenschenko). On ne saurait parler (en toute rigueur) d’« esprits justes » à leur
sujet. Un « esprit juste » est un esprit qui porte des jugements « justes » au sens de « corrects
», quel que soit le registre de ces jugements. Les savants, en ce sens, ont l’esprit juste. Mais
on parlera plus spécifiquement d’« esprit juste » dans les domaines où le jugement est
hasardeux. Dans ces cas-là, l’esprit juste est délié, il invente les règles qu’il suit. Certains
philosophes en constituent une bonne illustration.
1. L’esprit qui conçoit, qui juge et qui raisonne… bien
Les trois opérations de la pensée sont la conception, le jugement et le raisonnement. Un esprit
juste est donc à la fois un esprit qui conçoit bien (il a les idées claires), il juge bien (il associe
les concepts conformément à la nature des choses) et il raisonne bien (il enchaîne ses
jugements suivant les règles de la logique). L’esprit juste est principalement un esprit qui juge
bien.
L’« esprit juste » n’est pas (seulement) un esprit qui applique consciencieusement des règles
préétablies, à commencer par les règles de la logique, comme doit l’être tout mathématicien.
En d’autres termes, un « esprit juste » ne peut pas s’inspirer de vérités préexistantes (théorie
platonicienne de la réminiscence). Ni le Vrai, ni le Bien ni le Juste ne sont des idées
désincarnées, absolues : selon Aristote, il n’y a pas de « formes »intelligibles situées dans un
hypothétique « ciel des idées ».
La justice, dont Aristote nous a proposé une théorie très élaborée, n’est pas une Idée, encore
moins un système, mais bien plutôt un « esprit », qu’Aristote nomme aussi « équité », et qu’il
compare non pas à une règle rigide mais au fil à plomb de l’architecte qui peut épouser les
formes qu’il mesure.
A la suite d’Aristote nous pouvons donc affirmer que le jugement n’a pas grand-chose en
commun avec la logique, mais beaucoup à voir avec l’imagination, en tant que faculté de se
représenter ce que l’on ne conçoit pas : « Le jugement est un don particulier qui ne peut pas
du tout être appris, mais seulement exercé » selon Kant. C’est l’imagination (capacité de
comprendre l’impensé) qui nous permet de nous arracher aux conditions particulières
(préjugés) pour atteindre à l’impartialité qui est l’une des vertus de l’esprit juste.
2. Un esprit audacieux mais prudent
L’esprit juste, même s’il tend à l’impartialité, n’en est pas moins audacieux. Pour penser
librement, en effet, il faut oser s’aventurer seul sur des chemins non balisés. C’est ce que
firent évidemment tous les grands savants (Copernic, Galilée, Darwin, Freud, etc.) qui étaient
toujours des défricheurs de la pensée.
Le cas de Descartes est à cet égard exemplaire. Comme Galilée, il ose défier
intellectuellement les puissances ecclésiastiques de son temps. Il s’élance seul à la recherche
de la vérité, comme il l’explique dans le Discours de la méthode. Cependant Descartes est un
esprit prudent qui recommande de ne jamais céder à la précipitation, de ne jamais trancher
sans être en pleine possession des moyens permettant de bien juger. En toute chose, tant sur le
plan moral que dans l’ordre des idées, Descartes demande de ne se prononcer ou de n’agir
qu’avec « mesure et discrétion (discernement) ». Même s’il recommande une méthode
lorsqu’il s’agit de rechercher la vérité, il ne croit pas qu’il existe, en morale, une règle
infaillible et qui soit applicable en toute circonstance.
Descartes est un esprit éclairé, rigoureux mais non systématique, comme le révèle par
exemple un passage d’une lettre à Elizabeth (voir infra) où il recommande d’agir toujours
avec « mesure et discrétion » et de ne pas commettre de sacrifices inutiles.
3. Un esprit droit
Dans De la servitude volontaire, La Boétie se demande comment les peuples peuvent se
libérer du joug d’un tyran, dans la mesure où toute servitude implique une certaine forme –
plus ou moins inconsciente – de « consentement » (on retrouve la même idée chez Rousseau :
« tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage », écrit-il) ; le salut ne peut venir que
d’individualités, d’esprits forts, qui ont connu la liberté et ne peuvent y renoncer. C’est ce
qu’il appelle des « esprits droits » :
« Ceux-là ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les
ignorants encroûtés, de voir ce qui est à leurs pieds, sans regarder ni derrière ni devant ; ils
rappellent au contraire les choses passées pour juger plus sainement le présent et prévoir
l’avenir. Ce sont eux qui ayant d’eux-mêmes l’esprit droit, l’ont encore rectifié par l’étude et
le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue dans ce monde, l’y ramèneraient
; car la sentant vivement, l’ayant savourée et conservant son germe en leur esprit, la servitude
ne pourrait jamais les séduire, pour si bien qu’on l’accoutrât ».
De la servitude volontaire, 1548, pp.196-197, Payot.
Un esprit juste est un esprit droit. « Droit » signifie : intègre, incapable de compromission. On
soupçonne déjà qu’il ne s’agit pas seulement d’une qualité intellectuelle.
Un esprit juste, si nous mettons l’accent sur « esprit » – au sens d’intelligence – est un esprit
clairvoyant qui va vers la vérité sans emprunter de détour, sans errer. Il est toutefois manifeste
que la justesse (au sens de clairvoyance) de l’esprit ne suffit pas à garantir la justice des actes.
Y a-t-il même nécessairement un lien entre la clairvoyance du jugement et la justice (au sens
de bien fondé, d’équilibre) des décisions ?
III.
Esprit juste, esprit libre
Le verdict adéquat du juge, le jugement approprié de l’homme politique (« il a vu juste »), ou
même du simple citoyen dans des situations inusuelles est, selon Kant, un « jugement
réfléchissant ». De ce point de vue, il s’apparente au jugement esthétique. En effet le
jugement politique ou juridique ou esthétique (« ceci est cela », « ceci est beau », « cette
décision est juste ») n’est pas déterminé par une règle préalable (« jugement déterminant »),
comme c’est le cas par exemple dans une situation morale ordinaire. Le jugement «
réfléchissant » doit, au contraire, initier la règle que l’esprit applique car cette règle ne
préexiste pas au cas particulier. Une bonne illustration de cette situation est la décision
originaire du juge, dont on dit par la suite qu’elle fera « jurisprudence ».
1. L’esprit juste est un esprit indépendant : indépendant de l’air du temps, indépendant de la
pression sociale, indépendant des traditions, même religieuses. On pense au combat de
Voltaire en faveur de Jean Calas et du Chevalier de la Barre – entre autres. On pense bien sûr
à l’intervention de Zola en faveur du capitaine Dreyfus dans l’Aurore (« J’accuse » en 1898).
Plus près de nous, on citera le combat de Robert Badinter en faveur de l’abolition de la peine
de mort, ou celui de Simone Weil en faveur du droit à l’avortement. L’essentiel est ici de
noter que R. Badinter a du imposer ses idées (justes) contre l’opinion publique française
favorable à la peine de mort, tandis que Simone Weil a réussi à obtenir la légalisation de
l’avortement en combattant farouchement contre son propre camp (conservateurs, chrétiens,
de droite). Ce sont des « esprits justes » en ce sens qu’ils ont pensé par eux-mêmes, et ont
obéi, un peu comme Socrate, à leur propre « démon », en ne tenant pas compte de l’idéologie
dominante ni des convictions des leurs. Quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur la
valeur intrinsèque de la cause qu’ils ont défendue, on ne peut que saluer leur courage et leur
indépendance d’esprit.
2. L’esprit qui résiste… y compris à lui-même
« Penser c’est dire non » dit Alain, mais il précise bien qu’il s’agit de « dire non à soi-même »
et non pas seulement aux puissances externes (éventuellement sources d’oppression) : «C’est
à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’ellemême. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat » (in Propos sur
les pouvoirs, 1924, § 139). On retrouve une idée du même ordre chez Camus. L’esprit juste
n’adhère pas à une idéologie, même si cette idéologie est… juste ! Ainsi « L’homme révolté »
est un homme qui résiste mais aussi un homme qui peut refuser certaines méthodes, certaines
formes de rébellion. Dans Le Premier homme, Lucien Camus (alias Cormery) refuse
d’admettre que la résistance autorise tous les moyens. L’homme qui se révolte doit être aussi
un homme qui « se résiste ».
Le mérite de H.D. Thoreau (1817-1862) n’est pas seulement d’avoir résisté (en protestant
contre l’esclavage aux Etats-Unis : en 1846 il refuse de payer ses impôts à un Etat qui
pratique l’esclavage et est incarcéré… 24 heures !) ; c’est aussi d’avoir inventé la «
Désobéissance civile » (le titre de son ouvrage de 1849), c’est-à-dire la résistante non violente
à l’injustice. De façon générale, résister à la tentation de la violence manifeste une force
d’âme peu commune.
4. Un esprit dépositaire du « sens commun »
L’esprit juste incarne ce fameux « sens commun », que Kant résume en termes paradoxaux
(voir texte infra). Le sens commun, que tout homme possède selon Kant, est l’aptitude à
penser par soi-même, tout en restant fidèle à sa propre pensée, mais en s’efforçant en même
temps de prononcer des jugements auxquels tous les hommes peuvent adhérer. Cette situation
est par exemple celle d’un écrivain ou d’un (bon) professeur, ou d’un (bon) philosophe : il
pense de façon singulière, il reste toujours cohérent (tout en se renouvelant), mais ses idées
sont éclairantes et enrichissantes pour tous ses auditeurs ou lecteurs. Le critique de cinéma (ou
d’art en général), le juge, l’homme politique, répondent, eux aussi à ce type d’exigences. En
ce sens ils parviennent à concilier le singulier (position originale sur des sujets inédits) et
l’universel (des vérités accessibles à tous et partageables). Tel est le talent propre à l’esprit
juste.
Conclusion L’esprit juste est un esprit libre, c’est-à-dire autonome
Pour finir, il n’était peut-être pas si pertinent de dissocier, comme nous l’avons fait en
introduction, deux aspect du « juste » : la justesse (qualité du jugement) et la justice
(caractéristique morale). L’étude des cas particuliers (de Socrate à Thoreau) nous a révélé que
les qualités intellectuelles sont aussi des qualités morales, et réciproquement.
L’esprit juste cherche la vérité en toutes circonstances et ne se détourne pas de cet objectif, or
cette intransigeance révèle évidemment une exigence d’ordre moral. De même, l’homme juste
(bon) cherche en toutes choses la solution équitable, ce qui implique une aptitude à discerner
non seulement le bien et le mal, mais aussi le vrai et le faux. Le Roi Salomon est non
seulement bon (il a le souci de « trancher » au mieux) mais aussi sage car il trouve un moyen
original de départager les plaignantes. De même, il est évident que le bon « juge » est à la fois
bienveillant et imaginatif. Même si, dans la vie courante, nous connaissons des esprits à la
fois brillants et pervers, nous pouvons admettre que, au moins idéalement, un esprit juste est à
la fois droit et généreux. L’honnêteté intellectuelle est en même temps une intégrité morale et
la sagesse est une sorte d’intelligence sensible, l’intelligence du cœur.
© LeWebPédagogique, 2009.
www.lewebpedagogique.com
http://www.hansen-love.com/2015/03/qu-est-ce-qu-un-esprit-juste.html
Sur l'esprit de justice (textes de référence)
Texte 1
Le choix singulier de Socrate
Pour Polos, le jeune interlocuteur de Socrate, il est préférable de commettre l’injustice plutôt
que de la subir. Les tyrans, bien loin d’être dévorés par les remords, jouissent apparemment
de leur pouvoir sans états d’âme. Contre toute évidence, Socrate prétend au contraire qu’il
est toujours préférable d’être la victime plutôt que le bourreau.
Socrate
[...] Ce qui nous oppose à présent c’est ceci : – regarde toi-même – au cours de notre
discussion, j’ai dit que commettre l’injustice était pire que la subir.
Polos
Oui, parfaitement.
Socrate
Mais toi, tu dis qu’il est pire de la subir.
Polos
Oui.
Socrate
Puis, j’ai dit que les êtres qui agissent mal sont malheureux, et là, tu m’as réfuté.
Polos
Ah ça oui, par Zeus !
Socrate
Disons plutôt, Polos, que tu penses m’avoir réfuté
Polos
Je pense que je t’ai vraiment réfuté.
Socrate
Peut-être. En tout cas, tu soutiens que les hommes qui commettent l’injustice sont heureux, à
condition de n’être pas punis.
Polos
Oui, c’est tout à fait exact.
Socrate
Or moi j’affirme qu’ils sont alors les plus malheureux des hommes ; tandis que les coupables
qui sont punis sont, eux, moins malheureux. Veux-tu aussi réfuter cette déclaration ?
Polos
Ah oui, il faut dire que cette déclaration est encore plus difficile à réfuter que la première,
Socrate !
Socrate
Difficile, non, Polos, impossible plutôt : on n’a jamais réfuté ce qui est vrai.
Polos
Qu’est-ce que tu racontes ? Si un homme est pris alors qu’il complote injustement contre son
tyran ; et si, fait prisonnier, on lui tord les membres, on mutile son corps, on lui brûle les
yeux, on lui fait subir toutes sortes d’atroces souffrances, et puis, si on lui fait voir sa femme
et ses enfants subir les mêmes tortures, et après cela, pour finir, si on le crucifie et on le fait
brûler vif, tout enduit de poix, est-ce que cet homme sera plus heureux comme cela que s’il
avait pu s’échapper, s’il était devenu tyran et s’il avait passé sa vie à commander dans la cité,
en faisant ce qui lui plaît, en homme envié et aimé par les citoyens comme par les étrangers !
Voilà ce qui est impossible à réfuter, d’après toi !
Socrate
Tu me donnes la chair de poule avec ton monstre, mon brave, et pourtant tu ne me réfutes pas
– c’est comme tout à l’heure quand tu appelais tes témoins. Mais au fait, rappelle-moi juste un
détail. N’as-tu pas dit : " alors qu’il complote injustement contre son tyran ?
Polos
Oui, je l’ai dit.
Socrate
Alors comme cela, il ne sera pas plus heureux dans un cas que dans l’autre : ni s’il s’empare
injustement de la tyrannie ni s’il est puni. En effet, si, de deux hommes, l’un agissait mal et
l’autre était puni, ils seraient aussi malheureux l’un que l’autre, et aucun des deux ne saurait
être plus heureux; toutefois le plus malheureux est celui qui a pu s’échapper et devenir tyran
».
Platon (vers 420-340 av J.-C.), Gorgias, 473b-474a, Traduction Monique Canto. Coll. « GFFlammarion », 1987, pp.183-185
Texte 2
L’équité selon Aristote
La justice implique le discernement : on ne donne pas une flûte aux gens les mieux nés, mais
aux meilleurs musiciens. De même, dans une cité, on doit honorer les hommes qui le méritent
:
Chapitre XII
« Peut-être en effet, pourrait-il sembler qu’il faudrait partager inégalement les magistratures
selon la supériorité des citoyens concernant un bien quelconque ; dans tous les autres
domaines ils ne se différenciaient en rien et se trouvaient être égaux. Car à des gens différents
il est juste et mérité qu’il revienne quelque chose de différent. Mais, d’autre part, si cela est
vrai, il arrivera que la carnation, la taille ou quelque autre bien de ce genre donnera à ceux qui
les possèdent à un plus haut degré davantage de droits politiques. L’erreur ne saute-t-elle pas
aux yeux? Elle est manifeste concernant les autres sciences et facultés, car parmi les flûtistes
égaux dans leur art il ne faut pas donner l’avantage en matière de flûtes aux gens de meilleure
naissance, car ils ne jouent pas mieux de la flûte, mais c’est à celui qui est supérieur dans
l’accomplissement de sa tâche qu’il faut donner la supériorité touchant les instruments.
[…] Par suite il est raisonnable que les gens bien nés, les hommes libres, les riches fassent
valoir leurs droits aux honneurs publics. Car il faut qu’il y ait dans la cité des gens libres et
des gens imposables : une cité ne peut pas plus n’être composée que d’indigents qu’elle ne
peut d’être d’esclaves. Mais si ces qualités-là sont indispensables, il est clair que la justice et
la valeur guerrière le sont aussi. Car il est impossible d’administrer une cité sans elles, à cela
près que sans les premières il est impossible qu’une cité existe, sans les secondes il est
impossible qu’elle soit bien administrée ».
Les politiques, III, 12, 1282-a, Traduction Pellegrin, Coll. « G.F. Flammarion », p.247
Texte 3
Agir toujours avec mesure et discrétion, Descartes
Selon Descartes, pour être juste, il ne suffit pas de connaître une règle et de l’appliquer.
Toutes les règles sont susceptibles d’exception :
« Bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les
intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser
qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers, et plus
particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet État, de cette
société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa
naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa
personne en particulier; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de s’exposer à
un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un
homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n’aurait pas raison de se vouloir
perdre pour la sauver. Mais si on rapportait tout à soi-même, on ne craindrait pas de nuire
beaucoup aux autres hommes, lorsqu’on croirait en retirer quelque petite commodité, et on
n’aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu; au lieu qu’en se
considérant comme une partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et
même on ne craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui, lorsque l’occasion s’en
présente; voire on voudrait perdre son âme, s’il se pouvait, pour sauver les autres. »
Descartes, Lettre à Elizabeth, 15 septembre 1945
Texte 4
Le sens commun
Selon Kant chacun d’entre nous possède un « sens commun » qui lui permet de s’orienter
dans la pensée. Comparable à une boussole, il nous permet de prendre, si nécessaire, les
justes décisions.
« Sous l’expression de sensis communis, il faut entendre l’idée d’un sens commun à tous,
c’est-à-dire l’idée d’une faculté de juger qui dans sa réflexion tient compte, lorsqu’elle pense
(a priori), du mode de représentation de tous les autres êtres humains afin d’étayer son
jugement pour ainsi dire de la raison humaine dans son entier, et ainsi échapper à l’illusion
qui, produite par des conditions subjectives de l’ordre du particulier, exercerait sur le
jugement une influence néfaste. C’est ce qui se produit lorsqu’on étaye son jugement grâce
aux jugements des autres – en s’appuyant moins sur leurs jugements réels que sur leurs
jugements simplement virtuels – et lorsqu’on se met à la place de tout autre être humain en se
bornant à faire abstraction des limites qui, de manière contingente, affectent notre propre
jugement ; ce qui à son tour se produit lorsqu’on écarte autant que possible ce qui, dans l’état
représentatif est matière, c’est-à-dire sensation, pour ne prendre en compte que les
caractéristiques formelles de notre représentation ou de notre état représentatif. Cette
opération de la réflexion paraîtra sans doute par trop artificielle pour être attribuée à la faculté
que nous appelons le sens commun ; mais ce n’est qu’une apparence due au seul fait qu’on
exprime cette opération de manière abstraite; il n’est en soi rien de plus naturel que de faire
abstraction de l’attrait et de l’émotion lorsqu’on cherche un jugement qui serve de règle
universelle.
Les maximes suivantes du sens commun n’appartiennent pas à notre propos et ne font pas
partie de la critique du goût, mais elles peuvent néanmoins être utiles à l’explication des
principes de cette critique. Voici quelles sont ces maximes :
1. Penser par soi-même ;
2. Penser en se mettant à la place de tout être humain ;
3. Penser toujours en accord avec soi-même.
La première est la maxime de la pensée sans préjugé, la deuxième celle de la pensée ouverte,
la troisième celle de la pensée conséquente. La première est la maxime d’une raison qui n’est
jamais passive. Le préjugé est la tendance à la passivité, donc à l’hétéronomie de la raison ; et
le plus grand des préjugés consiste à se représenter la nature comme n’étant pas soumise aux
règles que l’entendement de par sa propre loi essentielle, met au principe de la nature – c’est
la superstition.
L’Aufklärung, c’est se libérer de la superstition. En effet, bien que ce terme convienne aussi
pour signifier qu’on se libère des préjugés en général, la superstition mérite par préférence (in
sensu eminenti) d’être appelée préjugé, puisque l’aveuglement où nous plonge la superstition,
et qu’elle va même jusqu’à exiger à titre d’obligation, souligne de manière remarquable le
besoin d’être guidé par d’autres, donc l’état dans lequel se retrouve une raison passive. En ce
qui concerne la deuxième maxime, nous sommes d’autre part déjà habitués à qualifier d’étroit,
(borné, le contraire d’ouvert) celui dont les talents ne peuvent être employés à de grandes
choses (particulièrement à ce qui exige qu’il en fasse un usage intensif). Il n’est pas question
ici de la faculté de connaissance, mais de la manière, de penser et de faire de la pensée un
usage conforme à une fin ; c’est ce qui révèle l’ouverture d’esprit d’un homme – si limités que
soient l’ampleur et le degré des capacités propres à nos dons naturels – lorsqu’il est à même
de s’élever au-delà des conditions subjectives, d’ordre privé, du jugement, dont restent en
quelque sorte prisonniers tant d’autres, et lorsqu’il réfléchit sur son propre jugement à partir
d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer qu’en se mettant à la place des autres).
La troisième maxime, celle de la pensée conséquente, est celle à laquelle il est le plus difficile
d’obéir ; on ne peut y parvenir qu’en liant les deux premières et après les avoir pratiquées
assez souvent pour en avoir acquis la maîtrise. On peut dire que la première maxime est celle
de l’entendement, la deuxième, celle de la faculté de juger, la troisième, celle de la raison. »
Kant, Critique de la faculté de juger, § 40, trad. de J.-R. Ladmiral, Gallimard, 1985