Moïse et le devoir de tuer
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Moïse et le devoir de tuer
TRIBUNE LIBRE Jean Soler Agrégé de lettres classiques, historien et philosophe spécialisé dans l’étude des monothéismes, Jean Soler a partagé sa carrière entre la diplomatie (il a notamment été conseiller culturel à l’ambassade de France en Israël) et la rédaction d’ouvrages explorant les origines et les spécificités des monothéismes, notamment leur rapport à la violence. Moïse et le devoir de tuer Des méprises Le monothéisme est souvent présenté comme la religion de l’amour. N’est-il pas écrit dans la Bible : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ? Et Moïse n’a-t-il pas reçu de Iahvé, son dieu, dix commandements gravés sur deux tables de pierre, dont le plus célèbre prescrit : « Tu ne tueras pas » ? À regarder cependant ces phrases de près, dans leur langue originale, l’hébreu, et en les replaçant dans leur contexte, force est de constater qu’elles disent autre chose que ce qu’on leur fait dire. Par exemple, le terme hébreu réa, traduit par « prochain », ne désigne pas la personne humaine en général, autrui, mais le compagnon. Dans le passage même où cette loi est exprimée (Lévitique 19, 17-18), réa a pour synonymes amit, « compatriote, membre de ton peuple », et ah, « frère ». De surcroît, le verbe traduit par « aimer » n’a pas ici la charge affective que nous lui donnons, il n’est que le contraire de « haïr ». D’ailleurs, ce commandement ne fait que reprendre, sous une forme positive, le commandement négatif qui était formulé au verset précédent : « Tu ne haïras pas ton frère ». Cet effet de redondance est courant dans la Bible. C’est dans cet éclairage qu’il faut comprendre aussi le fameux commandement « Tu ne tueras pas ». L’interdit a une portée restreinte : il affirme qu’il n’est pas permis de prendre la vie d’un frère hébreu, pas plus qu’il n’est permis de prendre ses biens, qui sont énumérés dans le dernier des dix commandements : « Sa femme, sa maison, son champ, son serviteur, sa servante, son bœuf, son âne » (Deutéronome 5, 21). Ce dernier interdit est ramassé plus haut dans une formule lapidaire : « Tu ne voleras pas » (verset 19), qui fait pendant au « Tu ne tueras pas » énoncé au verset 17. Les deux prescriptions sont coordonnées : la vie est le bien le plus précieux que possède un homme, d’autant plus précieux que, pour les auteurs de la Bible, il n’y a pas de vie après la mort. Il ne s’agit pas, avec ces préceptes, de jeter les bases d’une morale universelle qui serait à l’origine des droits de l’homme, mais d’établir des règles de conduite entre Hébreux, afin d’assurer la cohésion et l’unité nécessaires au peuple pour sa survie1. La prise en compte de la Bible dans sa totalité confirme ces déductions : il est interdit de voler ses compatriotes mais, avant de quitter l’Égypte sous la conduite de Moïse, les Hébreux ont reçu de Iahvé l’ordre d’emprunter à leurs voisins « Il ne s’agit pas, avec ces préceptes, de jeter les bases d’une morale universelle qui serait à l’origine des droits de l’homme, mais d’établir des règles de conduite entre Hébreux, afin d’assurer la cohésion et l’unité nécessaires au peuple pour sa survie. » Religions & Histoire no 48 15 TRIBUNE LIBRE égyptiens des objets d’or et d’argent, sans intention de les rendre (Exode 11, 2). « Ils dépouillèrent ainsi les Égyptiens », dit la Bible (Exode 12, 36), le texte ne manifestant aucun embarras, pas le moindre remords. C’est sans plus de scrupules que les Cananéens sont spoliés. Iahvé t’a offert, dit Moïse au peuple, « un pays aux villes grandes et belles que tu n’as pas bâties, aux maisons pleines de tout bien que tu n’as pas remplies, aux puits que tu n’as pas creusés, aux vignes et aux oliviers que tu n’as pas plantés, mais dont tu mangeras et seras rassasié » (Deutéronome 6, 10-11). Le commandement « Tu ne voleras pas » s’avère ainsi bien circonscrit ! Or, il en est de même pour l’interdit « Tu ne tueras pas ». C’est sur l’ordre de Iahvé, donné à Moïse et transmis au peuple par ce prophète, que les conquérants de la Terre promise ont massacré tous les habitants de trente cités cananéennes, sans épargner les vieillards, les femmes, les enfants, ni même les animaux qui vivaient avec eux (Josué 6, 21). Le commandement de donner la mort Ce devoir imposé aux Hébreux par le dieu qui a dit par ailleurs « Tu ne tueras pas » ne s’applique pas seulement aux non-Hébreux dont il faut occuper le territoire ; il peut concerner aussi des Hébreux qui apparaissent comme des adversaires de l’intérieur. L’épisode du veau d’or (Exode 32) en fournit l’illustration. Moïse descend de la montagne où il a passé quarante jours et quarante nuits en tête à tête avec Iahvé. Il porte dans ses bras deux tablettes de pierre où le dieu 16 Religions & Histoire no 48 a écrit « de son doigt » dix commandements. Parvenu au camp des Hébreux, il constate que le peuple a façonné en son absence un « veau » (il faudrait plutôt traduire « un petit taureau ») recouvert d’une pellicule d’or. Ce culte déviant le rend furieux. Certes, le taureau représente le dieu national – Aaron a dit devant lui : « Demain, fête pour Iahvé ! » (Exode 32, 5) –, mais il est interdit de figurer le dieu comme le font les autres peuples. Moïse jette alors les tablettes à terre, fait réduire en poussière la sculpture et fait avaler au peuple cette poudre versée dans de l’eau. Il aurait pu s’en tenir là, les hommes avaient absorbé le péché qu’ils avaient commis. Mais il fait un pas de plus. Il dit aux membres de sa tribu : « Ainsi a parlé Iahvé, le dieu d’Israël » (Exode 32, 27), et il leur ordonne de passer au fil de l’épée les coupables. Trois mille Hébreux tombent ainsi sous les coups de leurs compatriotes conduits par Moïse, le même homme qui peu auparavant portait des tablettes de pierre où le même dieu avait écrit : « Tu ne tueras pas ». Cet épisode est à l’évidence mythique. Non moins que la conquête de Canaan et tout autant que Moïse lui-même. Se demander ce qu’ils peuvent avoir d’historique présente peu d’intérêt. Il n’est pas exclu, par exemple, que les Hébreux aient eu dans un passé lointain un chef charismatique nommé Moïse, comme les Grecs ont pu avoir un guerrier particulièrement valeureux nommé Achille ; mais le héros de la Bible et le héros de l’Iliade sont des personnages de fiction. En revanche, l’invention de Moïse, du veau d’or et des massacres de Canaan sont révélateurs de la mentalité des hommes qui ont conçu ces récits et se sont donné cette divinité nationale. Dans la vie réelle du peuple, le devoir de tuer au nom de Iahvé a pris une forme juridique, la peine de mort, qui était infligée pour toutes sortes d’infractions à la loi de Moïse, de l’homosexualité à la violation du shabbat. Une violence inéluctable Pourquoi la violence extrême étaitelle jugée nécessaire, plutôt que d’autres sanctions qui ne seraient La Bible raconte que les prêtres et les scribes du roi Josias ont découvert par hasard, lors de travaux de restauration du Temple de Jérusalem, des rouleaux qu’ils appellent « le livre de la Loi » (2 Rois 22, 8) ou « le livre de l’alliance » (2 Rois 23, 2), attribués à un certain Moïse, inconnu des prophètes historiques du siècle précédent, dont l’enseignement était seulement oral. Moïse aurait mis par écrit des commandements reçus de la bouche même de Iahvé, ce pourquoi on appelle également ce texte « le livre de la Loi de Moïse » (2 Rois 14,6), et son contenu « la Loi de Moïse » (2 Rois 23, 25). C’est le début du travail d’écriture qui produira la Bible, livre sacré des Hébreux. Mais Moïse n’a pu écrire lui-même ce texte car à l’époque où il aurait vécu, le XIIIe siècle avant notre ère, l’hébreu ne s’écrivait pas. pas irréversibles ? Pourquoi Moïse n’a-t-il pas choisi de convaincre de leur erreur les adorateurs du veau d’or, pour obtenir leur repentir, d’autant qu’ils n’avaient commis aucune violence ? Pourquoi les Hébreux ne se sont-ils pas contentés de vassaliser, voire de réduire en esclavage les Cananéens vaincus ? Je ne vois qu’une explication : l’impossibilité d’envisager des paliers intermédiaires, et par conséquent des compromis, entre le bien et le mal2 pour que s’accomplisse la volonté du dieu. Les Hébreux ont mis en place, vers la fin du VIIe siècle avant notre ère, avec la réforme du roi Josias et la promotion de Moïse, qui a servi de garant au roi, une religion nationale exclusiviste qui enjoint de ne vénérer qu’un dieu, Iahvé, le dieu qui a conclu une alliance avec les ancêtres, et d’exclure du culte les autres dieux, non pas parce qu’ils n’existent pas, mais parce que ce sont les dieux des autres peuples. Pour que notre dieu nous mette à la tête des nations, conformément à sa promesse, nous devons être envers lui d’une fidélité absolue, car c’est un dieu « jaloux ». Tel est le sens explicite de la réforme. Quand Iahvé a été présenté plus tard comme le créateur de l’univers et de l’homme, le respect de ses commandements est devenu plus impératif encore. Leur transgression a été perçue comme un désordre introduit dans l’ordre voulu par le Créateur. Et le moyen qui a paru le plus simple et le plus efficace pour annuler ces désordres a été de supprimer les personnes qui en étaient responsables. Les Hébreux se considéraient comme « un peuple qui demeure à part et qui n’est pas compté parmi les nations » (Nombres 23, 9). Leur dieu devait être mis, lui aussi, à part des autres dieux. D’où l’interdit de fréquenter des étrangers vénérant d’autres dieux, de se marier avec eux ou de partager leurs repas3. Ainsi s’est instaurée une idéologie de séparation ethnique et divine qui s’est traduite par une politique d’auto-ségrégation. Quand les Juifs ont adopté le dogme qu’il n’existe qu’un Dieu, au cours du IVe siècle avant notre ère, pour des raisons où l’histoire a joué, à mon sens, un rôle capital4, le monothéisme juif n’a pas remis en cause la structure de la religion antérieure, perçue toujours comme un idéal : un seul dieu à vénérer, une seule vérité, un seul bien, une doctrine unique et un seul chef, politique, militaire et religieux à la fois (là joue à plein le mythe de Moïse) pour les défendre contre des ennemis de l’extérieur — les Cananéens —, ou des ennemis de l’intérieur — les adorateurs du veau d’or — en ayant recours à une violence légitime parce que cautionnée par une divinité (Iahvé ou Dieu) qui n’a pas de concurrents5. Cette idéologie a perduré, avec des variantes, dans les régions du monde devenues chrétiennes, musulmanes ou juives. Elle est à la source des massacres collectifs qui se pratiquent sous nos yeux chaque jour, sans faire d’exception pour les femmes ou pour les enfants. Et c’est entre les adeptes des trois religions monothéistes que le conflit est le plus ouvert. Dans la logique même du monothéisme, il ne peut, en effet, y avoir qu’une manière unique de vénérer le Dieu unique. Pour chacune des trois versions, les deux autres sont donc nécessairement des hérésies. NOTES Voir mon livre La Loi de Moïse, Paris, De Fallois, 2003. 2 Je renvoie à mes analyses de l’univers mental des Hébreux dans La Violence monothéiste, Paris, De Fallois, 2009. 3 Dans le commandement que l’on traduit « Tu aimeras l’étranger comme toi-même » (Lévitique 19, 34), le mot hébreu guer désigne exclusivement l’étranger qui travaille pour des Hébreux. Dans la Bible, l’étranger véritable, celui qui constitue un danger pour l’identité hébraïque, est nommé nokri. 4 Voir mon livre L’Invention du monothéisme, Paris, De Fallois, 2002. 5 Dans La Violence monothéiste, j’ai comparé le monde juif et le monde grec de la même époque (chapitre « Le modèle grec », suivi de « Parallèle entre Athènes et Jérusalem ») en montrant que la pluralité des dieux va de pair avec la pluralité des points de vue et des valeurs, qu’elle induit le sens du relatif et incline à la tolérance. La Grèce a connu des violences, comme toute société humaine, mais il n’y a jamais eu chez elle de conflit entrepris au nom d’un dieu ni de guerres de religion. 1 « Quand les Juifs ont adopté le dogme qu’il n’existe qu’un Dieu, au cours du IVe siècle avant notre ère, pour des raisons où l’histoire a joué, à mon sens, un rôle capital, le monothéisme juif n’a pas remis en cause la structure de la religion antérieure, perçue toujours comme un idéal : un seul dieu à vénérer, une seule vérité, un seul bien, une doctrine unique et un seul chef, politique, militaire et religieux à la fois. » Religions & Histoire no 48 17 TRIBUNE LIBRE Qui est Dieu ?, par Jean Soler, Paris, De Fallois, 2012, 124 p., 17 €. Comme il le précise dans son « Avant-propos », Jean Soler ne prétend pas avec ce livre faire autre chose que donner aux lecteurs un résumé de ses précédents ouvrages (dont La Violence monothéiste, parue en 2009). Mais quel résumé ! En quatre sections, l’auteur assène sa thèse et oblige le lecteur à réagir, à s’interroger, à réfléchir. Comme devrait le faire tout bon livre sur la religion, oserait-on dire. Les arguments sont parfois répétitifs, chaque essai formant un tout que l’on pourra lire seul si on le souhaite. Reposant sur une étude scientifique des textes bibliques et sur une argumentation rigoureuse, c’est un livre engagé, sans doute. Mais, que l’on sache, il n’est pas interdit d’avoir une opinion en ce pays, n’est-ce pas ? Le chapitre 1, intitulé « Quelques contresens sur le dieu de la Bible », lance le pavé dans la mare. Déconstruisant vigoureusement les idées reçues sur le prétendu « Dieu unique » commun aux trois monothéismes actuels que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, Jean Soler s’applique à montrer que dans les textes les plus anciens de la Bible, on ne trouve pas « Dieu » mais un dieu, nommé Iahvé, qui est le dieu du peuple hébreu. Les Hébreux ne niaient pas l’existence d’autres dieux, d’où le fait que l’auteur les qualifie de « monolâtres » et non de « monothéistes ». Iahvé n’est pas un dieu commun à tous les peuples, loin de là (ce qu’est le Dieu unique du monothéisme). Jean Soler avance l’idée selon laquelle ce sont les traductions grecques, latines, etc., qui ont faussé le sens premier du Pentateuque en faisant de Iahvé le « Seigneur », le « Dieu », sans nom et sans alter ego. Les récusations s’enchaînent ensuite : non, la Bible hébraïque n’est pas un code de morale universel mais un code de morale appliqué à un peuple dans un temps donné ; non, il n’y a pas de spiritualité, de mystique dans la Bible, celles-ci émergeront plus tard dans le judaïsme ; non, le Cantique des cantiques ne doit pas être lu de manière allégorique ; non, la religion des Hébreux n’a pas vocation à l’universalité mais, au contraire, elle tend à « l’esprit de singularité ». Incité à faire preuve d’esprit critique et à revoir ses jugements à l’aune du texte hébreu en faisant table rase de deux millénaires de lectures judéo-chrétiennes, le lecteur comprendra que le but de l’auteur est de désamorcer la violence inhérente à l’idée même de Dieu ou de vérité uniques – ce dont il a parlé dans ses précédents 18 Religions & Histoire no 48 ouvrages, auxquels on se reportera pour obtenir plus de détails et de développements argumentatifs. Le chapitre 2, intitulé « Pourquoi le monothéisme ? », propose la thèse selon laquelle le peuple juif serait bien le premier à avoir adopté le monothéisme, mais pas depuis ses origines (pas depuis Abraham donc). L’auteur explique ainsi le passage de la monolâtrie au monothéisme : « La croyance en un Dieu unique est apparue quand l’échec de l’alliance s’est révélé patent et qu’il a fallu trouver une explication crédible à cet échec. » Ainsi, les Juifs seraient devenus monothéistes pour sauver leur dieu, Iahvé, et leur identité religieuse. D’après l’auteur, ce bouleversement se serait produit au IVe siècle avant notre ère. Les chrétiens puis les musulmans, reprenant l’idée d’un Dieu unique et universel, auraient pareillement développé son caractère national, d’où, de nouveau, le risque, la nécessité même, de la violence. Le chapitre 3, « Qui est Dieu ? », multiplie les phrases chocs, du type : « Il n’y a pas de différence à faire entre Moïse et Achille, Abraham et Priam. Ce sont des personnages de fiction, aidés ou combattus par des dieux. » Jeu gratuit de provocation ? Certainement pas. En obligeant le lecteur à remettre en perspective ce qu’il croyait peut-être intouchable, Jean Soler lui offre la possibilité de mieux réfléchir, ou plutôt de réfléchir autrement. Que la Bible hébraïque soit un texte mythologique au même titre que l’Iliade permet de la questionner, de la scruter. On lit aussi dans ce chapitre que jusqu’au VIIe siècle, Iahvé est présenté « avec son Ashéra » sur des inscriptions et dans le texte biblique. Ashéra, la parèdre de Iahvé, n’est autre qu’Ishtar/Astarté ; le dieu des Hébreux a donc une compagne, comme tous les autres dieux des religions du Proche-Orient ancien. Revenant ensuite sur la genèse du Dieu unique, l’auteur affirme que l’invention du monothéisme ne saurait en aucun cas être considérée comme le résultat d’une « révélation » divine. Elle est, selon lui, la conséquence de l’histoire du peuple juif et de la rencontre de ce dernier avec les Perses de l’Empire achéménide, qui vénèrent Ahura Mazda. Puis c’est la rédaction des premiers textes appelés ultérieurement à former la Bible qui est évoquée, laquelle relèverait d’une tentative de conjurer la menace de disparition de ce peuple soumis par des puissances extérieures. Le christianisme triomphe finalement en « dénationalisant » la religion d’Israël pour en faire celle de tous les peuples de l’Empire romain. L’islam fait de même quelques siècles plus tard, qui fonde à son tour un vaste empire grâce à la puissance d’une religion unique. Le chapitre 4, « Le devoir de tuer au nom de Dieu », pose enfin une question qui a suscité bien des réactions : celle de la nécessaire violence des religions monothéistes, quand bien même elles prêchent la paix comme le christianisme. L’auteur rappelle d’abord comment, dans la Bible hébraïque, le commandement de ne pas tuer est contrebalancé par toute une série d’ordres divins de tuer : tuer les peuples étrangers pour ne pas être contaminés par leurs croyances et leurs pratiques, tuer les dissidents au sein du peuple juif pour préserver l’unité de ce dernier. De plus, la loi des hommes, fondée sur la Bible, reconnaît la peine de mort comme châtiment des coupables de crimes et délits divers tout au long de l’époque du Second Temple. N’est-ce pas la preuve évidente que l’interdit de tuer n’est pas un interdit universel, universellement valable ? Jean Soler explique ensuite comment le christianisme implique lui aussi, paradoxalement, le recours à la violence. Certes, la nouvelle religion fondée par Jésus prône initialement une non-violence absolue, l’amour de tous les hommes, le non-mélange de la religion et de la politique ; mais dès lors que l’empereur romain (Constantin le premier) décide d’en faire la religion officielle de tous les peuples composant l’Empire romain, elle devient un puissant instrument politique. Aussitôt surgit l’autorisation, voire le devoir de pourchasser les polythéistes, les juifs et les déviants. Cette violence idéologique, maintenue par l’Église après que l’Empire romain a disparu, est par exemple flagrante lors des croisades, lors de la conquête du Nouveau Monde, lors des guerres de religion, etc. De même, Muhammad, tout à la fois chef religieux, politique et militaire, fait de la lutte armée un moyen de convertir les peuples à la seule religion vraie : la sienne. Vient ensuite une réflexion portant sur les idéologies communistes et nazies qui, selon l’auteur, reposent chacune à leur manière sur un mode de pensée hérité du monothéisme, avec affrontement binaire entre le bien et le mal, nécessité d’une purification, d’une séparation, refus du compromis ou de la cohabitation de la « vérité » avec d’autres doctrines, etc. Hitler lui-même ne prétendait-il pas combattre les Juifs au nom de Dieu ? Le regard porté par l’auteur sur les Juifs de la Diaspora et leur lecture de la Shoah pourra en choquer certains ; mais dire que la Shoah résulte d’un ensemble d’actes, d’événements historiques, et que cette horreur a été perpétrée par des hommes et par leur haine n’est pas une erreur ; c’est une simple observation des faits. L’amour de Jean Soler pour la culture grecque et pour la tolérance propre aux sociétés polythéistes ne remportera peut-être pas l’adhésion de tout le monde ; les croyants seront probablement irrités de voir les fondements de leur foi remis en question ; il n’en reste pas moins que cette réflexion mérite d’être entendue, et non rejetée sans autre forme de procès sous prétexte qu’elle serait antisémite (ce que l’on a pu entendre ici et là) ou toute autre grave accusation de cet acabit. Ceux qui voudront bien entreprendre la lecture de cet admirable Qui est Dieu ? le verront bien. Virginie Lérot Religions & Histoire no 48 19