Nabil El Azan Poète dans le miroir morcelé de l`être Le metteur en sc

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Nabil El Azan Poète dans le miroir morcelé de l`être Le metteur en sc
Nabil El Azan Poète dans le miroir morcelé de l’être Le metteur en scène franco-­‐libanais Nabil El Azan ne semble pas étranger à la poésie. La meilleure preuve en est le recueil qu’il vient de publier en français, sous le titre « Vingt-­‐six lettres et des poussières » (éditions de la Revue phénicienne, Beyrouth). C’est son premier ouvrage après un certain nombre de traductions. Et ce recueil est une vraie surprise tant il est empreint de maturité dans l’écriture poétique, de profondeur de vue et d’inventivité dans le « jeu » de langue. Si bien qu’il est impensable de mettre cette oeuvre dans la case des premiers recueils, où prédominent en général erreurs et trébuchements, comme si elle était le résultat d’une expérience vécue en secret ou en silence par Nabil El Azan, et qui, le moment venu, a fini par éclater. Nabil El Azan écrit de la poésie plus qu’il n’écrit des poèmes. Le recueil ressemble en effet à un espace ouvert où divers genres de poésie s’assemblent, s’entrecroisent et s’interpénètrent jusqu’à créer un univers poétique composé de la langue et de ses signes, de métaphores, de significations et d’images. Et cette poésie ne cache pas sa correspondance souterraine avec les dessins qui parsèment le recueil, signés par Sybille Friedel sous l’inspiration des poèmes -­‐ il ne serait pas étonnant que la poésie elle-­‐même se soit inspirée à son tour des dessins, dans une sorte d’échange sensuel, spirituel et artistique tout à la fois. D’où le sentiment chez le lecteur que les formes et les lignes des dessins seraient une explication – visuelle – de ce qu’il aurait probablement raté des lignes poétiques qui défilent. On peut dire qu’il y a une sorte de fusion entre la main du poète et celle de la peintre. Car les dessins ne sont pas ici un ornement de la poésie, mais son incarnation par les formes et les lignes. À cet égard, le poète dit : S’insinuer entre blanc et noir d’une calligraphie / et
danser - sur le rift.
Les registres poétiques sont très variables dans le recueil de Nabil El Azan. Par
moments, la page est semblable à un « champ topographique » où les vers
semblent s’écouler d’elles-mêmes à partir du blanc infini de la page, on dirait de
la poésie libérée du joug de la convention. Et de la même manière que se
répartissent les dessins sur la surface blanche, tel un nuage dans le ciel, le poème
se dessine sur la page. Ce jeu visuel rappelle – pour l’exemple – le travail de
Stéphane Mallarmé dans « Un coup de dés » et celui d’André du Bouchet dont
les œuvres abondent de blanc. Continue ou
interrompue, telle une vague
incessante, la poésie ici charrie tout ce qui pourrait lui résister. Cependant que
dans d’autres parties de l’ouvrage, l’écriture tend à une sorte d’ordre invisible ou
non déclaré. Ainsi certains poèmes deviennent des textes en prose, voire
narratifs, pendant que certains autres des haïkus modernes, tant dans la forme
que dans l’esprit. Alors que d’autres poèmes encore ne manquent pas de
lyrisme, en particulier les poèmes d’amour, qui sortent du « modèle »
traditionnel du poème d’amour : Étale-toi sur la feuille et ferme les yeux, la nuit
se charge de lisser la matière, la rendant plus énigmatique, comme eau des
marais. Cet amour est très présent dans le recueil, tantôt ouvertement, tantôt
discrètement. La femme y est être et existence comme elle est corps et âme,
désir et passion : « tes mains arc-en ciel », dit le poète, puis s’adressant à sa
bienaimée : Mon corps disparaît / mais ma trace reste / entre tes mains
Vingt-six lettres et des poussières pourrait bien être le livre de Nabil El Azan.
Livre d’une vie où les souvenirs se mêlent aux images, l’imaginaire au vécu, le
merveilleux ou la fantaisie au réel, le rêve au désir et la pensée à l’épreuve…
Ainsi apparaît par exemple le thème de l’exil, dépassant l’acception
géographique ou « national » de l’exil, en faisant un lieu au bord de la poésie, de
l’imagination et du vécu. Le poète qui déclare avec chagrin : Plus d’encens ni de
miel / Plus aucun arôme d’innocences / O mon pays ! sait que ce qu’il déplore
ici n’est pas la « patrie » dans son sens courant mais la patrie–être, la patrieenfance, la patrie-racines. Et le voilà qui lui oppose « l’exil » qui est
arrachement et étrangeté au cœur du monde, au propre comme au figuré. El
Azan écrit l’exil plus qu’il n’écrit sur l’exil. Celui-ci est Récits écrits à l’encre
blanche, il est Yeux affamés dans l’encadrement de la fenêtre, il est Planque
dans l’univers, ou encore Drap rêvé blanc sur corps blanc… Tel est l’exil,
intérieur avant d’être extérieur. Existentiel avant d’être historique, psychique
avant d’être physique. Le poète dit aussi qu’il est « Drap-linceul parfois », allant
jusqu’à donner à l’exil probablement son image la plus tragique… Il n’est pas
étonnant dès lors que le poète s’imagine « vagabond dans un pays sans carte ni
nom ».
Le poète se rappelle ce qui subsiste dans sa conscience et son imaginaire comme
traces de sa patrie d’hier, traces auxquelles il ne trouve pas d’équivalence en
France, sa « patrie » d’adoption. Il évoque Achrafiyeh, ce quartier de Beyrouth,
qui est encore là / la maison de nos enfances/ et nos enfances. Il évoque aussi
ses deux sœurs qui faisaient partie intégrante de cette patrie et de cette enfance.
D’abord Nawal, la cadette : Elle s’en est allée avant la fin de l’été / C’est à dire
dans la douceur de l’aurore /… Elle s’en est allée au beau milieu de l’aurore /
C’est à dire dans la douleur des saisons. Puis Nouhad, l’aînée, atteinte de la
maladie d’Alzheimer, à qui il s’adresse comme à une ombre : Te voici en pays
d’ombres mouvantes / Où les cygnes s’égarent dans le sable / Les chevaux
paradent dans l’eau / Et pour personne éclosent les roses.
Sans doute qu’une seule lecture ne suffirait pas de ce recueil qui présente un
grand nombre de poèmes et où dessins et poésie s’unissent de façon essentielle
- on pense un peu aux livres du poète et peintre Henri Michaux. C’est un espace
poétique dominé par les éléments de la nature, ceux chantés par les Grecs et
ceux du cosmos, le ciel, la mer, les astres et l’écume… Tous ces éléments sont
présents avec leurs traces et leurs signes, une présence matérielle et
métaphysique à la fois, abstraite et philosophique, soufie et charnelle - qui n’est
pas sans rappeler le soufisme, le bouddhisme ou le zen.
Le recueil recèle de nombreux vers éblouissants et des textes en prose d’une rare
densité, donnant au lecteur le sentiment d’être comme en promenade de pêche
maritime, où il n’a qu’à lancer son filet pour attraper toutes les perles et
coquillages qu’il rencontre. Pour ma part, j’en ai pêché une bonne quantité :
- On entend pleurer dans le miroir
- Y a-t-il un néant du néant ?
- Sans rames / Ni rameurs / La gondole glisse sur l’eau anthracite
- L’araignée géante tend ses rayons
- la larme au bord des yeux est un lac salé que pourfendent les nuages
- Réveil sans lumières / comme au fond d’une tombe
- La blancheur de la page est éclatante moins que son énigme
- Appendre le silence des gouttes / De pluie / Se faire goutte et / Écouter
- La clarté subite dilate les pupilles. Un manteau blanc recouvre tout. Arbres et
plaine. Troupeaux et poteaux. Mais non, pas les oiseaux.
- Je voudrais te parler de blancheur ô colombe / Comme elle miroite dans le très
noir de ton encre
- le miroir tomba de ses mains / son visage vola en éclats / depuis il vit morcelé
- Car le mot / Du mot / Vient / Telle l’eau / De l’eau et / Comme la goutte / Il ne
connaît pas d’enfance / Vient / Et s’en va / Bourdonnant.
Abdo Wazen (Al Hayat, 3 novembre 2011). Traduit de l’arabe par NEA