LE LIVRE D`EZÉCHIEL Introduction

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LE LIVRE D`EZÉCHIEL Introduction
LE LIVRE D’EZÉCHIEL
PLAN DU LIVRE
1,1 – 3,21 :
3,22
–
24,27 :
25 – 32 :
33 – 37 :
[38 – 39] :
40 – 48 :
Vision initiale et vocation
Annonce du jugement de Jérusalem = reproches et menaces avant le siège
Châtiment des nations
Restauration du peuple anéanti - Pendant et après le siège : consolation
Evocations apocalyptiques du combat final d’Israël contre Gog
La Torah d’Ezéchiel :
vision du sanctuaire futur, demeure de Yahvé
programme de statut politique et religieux pour la communauté future
rétablie en Palestine.
NB : Le livre d’Ezéchiel s’articule autour de quatre grandes visions fondamentales qui donnent les
axes essentiels de son ministère :
3 visions où la gloire de Dieu joue un rôle, placées aux points essentiels de son activité :
1,1
– vocation-mission
3,15 :
8 – 11 :
le départ de la gloire de Dieu et le châtiment, encadrant le dévoilement des péchés
de Jérusalem
40 – 48 :
le retour de la gloire de Dieu dans le temple purifié.
+ la vison des ossements desséchés, promesse d’espérance (37,1-14).
Introduction :
Du sacerdoce à la prophétie
L’activité prophétique du prêtre Ezéchiel s'exerce entre 593 et 571 (Ez 1,1 et 29,17), sur une
vingtaine d'années, contemporaines des événements qui ont marqué la fin de la royauté israélite,
l’exil et les débuts de la captivité. Ezéchiel est donc en partie contemporain de Jérémie, plus jeune
que lui, sans doute, ayant en tout cas connu et subi l'influence de sa prédication (son ministère
prophétique débute 33 ans après celui de Jérémie). Après la lecture des pages intensément
humaines du prophète d'Anatot, celle du livre d'Ézéchiel déconcerte.
Le style
Le style paraît froid, austère, lourd, encombré de répétitions, pesant et rébarbatif. Il sert aussi bien
à développer des problèmes de morale, à dépeindre les rites de la liturgie dans le Temple, qu'à
annoncer l’imminence du jugement et la condamnation d'un peuple traité durement “ d'engeance
de rebelles ” ou à décrire, parfois jusque dans le détail et avec la plus minutieuse précision, les
visions fantastiques et colorées dont Ezéchiel est le bénéficiaire. Derrière la barrière du style et
par-delà ce contraste entre le visionnaire et le rubriciste-moraliste, il n'est pas facile de découvrir
et de rejoindre l'homme.
Une personnalité contrastée
Un homme froid et insensible
Ezéchiel a le hiératisme un peu sévère, -le sens du sacré - d'un Isaïe, il n'en a pas la noblesse ni le
génie littéraire. Il a la fougue, la passion d'un Jérémie, mais sans cette finesse de sentiments, cette
délicatesse ou fragilité qui rend si attachantes certaines pages de ce dernier, et si évocatrices des
sentiments même de Dieu. Ezéchiel au contraire semble « l'insensibilité faite homme ». « Il juge et
condamne sur un ton tranchant et sans réplique. Impartial témoin de l’agonie de sa patrie, il garde
l'inhumaine impassibilité d'un greffier copiant les sentences d'un tribunal pour attentat aux
mœurs » (Steinmann 24). Il est précis, pointilleux, réfléchi comme un moraliste, casuiste, habitué
à envisager toutes les aspects d’un problème, à tout peser jusque dans le détail. Il est réaliste
parfois jusqu'à la trivialité, insistant jusqu'au manque de goût ou à l'ennui.
Un visionnaire
Mais ce même homme, quand "la main de Dieu est sur lui", ou quand "l’esprit entre en lui" devient
un visionnaire doué d'une imagination fantastique, créatrice des tableaux les plus grandioses, les
plus colorés, les plus riches de symbolisme peut-être de tout l'AT. "Mathématicien saisi par
l'extase" (Monloubou), il transpose avec passion dans le monde de l’utopie ses dons d’observateur
de la réalité, exigeant et minutieux. L'extase libère la fougue de son tempérament et il la met au
service d'une mission qui l'oblige à traduire pour ses contemporains l'expérience religieuse décisive
qui l'a fait passer lui-même du monde du sacerdoce à celui de la prophétie. C'est qu'Ezéchiel,
homme de tradition, de par ses origines cléricales, sa formation, ses tendances naturelles, est en
fait un novateur.
Un novateur
Il est choisi pour être, dans sa propre vie, comme le miroir de la mutation formidable que le peuple
tout entier est appelé à vivre ; cette mutation l’arrache à la sécurité du passé, à la certitude
confortable d'une présence de Dieu matériellement attachée au Temple de Jérusalem, pour le
livrer, par-delà l’exil, à l’inconnu d'une vie où la relation à Dieu n’a plus d’autre support que le
propre cœur de l’homme. Au sein même de 1a dégradation politique et de la ruine, Ezéchiel, qui
appartient au groupe des premiers exilés de 598, devra prêcher à des contemporains encore
attachés à l'illusion d'une survie possible de Jérusalem, la vanité de leurs espoirs, le sens des
événements et la perspective radicalement neuve qui s'en dégage. Par sa formation cléricale, ses
habitudes, ses goûts, Ezéchiel appartient au passé ; par sa vocation, il devient capable de vivre
avec le peuple la rupture de l’exil, après lui en avoir montré la nécessité, et d'ouvrir pour lui les
voies nouvelles d'une religion approfondie, basée sur la spiritualisation de tout le donné antérieur.
Comportements…
A la fois marquée par la tradition et par la rupture, la personnalité d’Ezéchiel est tout en contraste;
elle nous laisse indifférents ou mal à l'aise, tant qu'on n'a pas compris que ces contrastes tiennent
à sa vocation même. Il ne faut pas nier pour autant qu'ils puissent relever des faiblesses d'un
tempérament psychologique ainsi que certains de ses comportements semblent le suggérer. On le
voit, en effet, lors de ses visions, s'affaler sur le sol - "tomber la face contre terre" (1,28 ...) se
tenir debout péniblement, par la force de la force de l’esprit (2,2); il est tantôt saisi de fièvre et
demeure, à la suite d'une de ses extases "frappé de stupeur durant sept jours au milieu de ses
frères" (3,14-15). Il s'enferme dans sa maison, paralysé peut-être et atteint en tout cas de
mutisme (3,24-26); il demeure couché de longs jours (390 ou 40), sur le côté gauche puis sur le
côté droit; son comportement est étrange, il "lève un bras" (4,4-8); il mange et boit en tremblant
(12,18); il parle de manière énigmatique, incompréhensible pour son entourage (17,1; 24,3.19);
on l'entend gémir, crier et hurler, il se frappe la poitrine, il bat des mains (2l,11ss); mais il affecte
l'indifférence au moment où meurt sa femme qui est pourtant "la joie de ses yeux": il ne pleure ni
ne jeûne ni ne prend le deuil (24,15ss). En bref, il fait parler de lui et on 1'écoute, bien qu'on ne
tienne aucun compte de ses paroles (33,30ss). Ses comportements surprennent d'autant plus qu'ils
sont le fait d'un homme froid et réaliste, soumis à toutes les conventions qu'impose la vie
sacerdotale. En fait, ils apparaissent comme le résultat d'une sorte d’état second, lié à la violence
de l’expérience extatique. Il faut souligner que, dans le livre, leur description ou leur simple
mention ne poursuit, bien sûr, aucune visée médicale, mais que "dans un langage difficile à
interpréter, elle tend à dire le bouleversement que provoque, chez l’homme, fût-il le plus fort, la
rencontre de Dieu, la saisie profonde de son dessein" (Monloubou/Gelin).
… Qui trahissent une expérience de Dieu
Cette rencontre a "secoué'' Ezéchiel au point qu'il n'a plus désormais perçu sa propre identité
autrement que comme celle d'un "fils d'homme" (ben-adam), un "pauvre mortel", un "moins que
rien, face à la grandeur de la gloire de Dieu. L'expression revient près de 100 fois dans le livre (on
a dit 93, soit le ¼ des emplois de tout l’AT – Dhorme). Ezéchiel vit sa mission prophétique sous
l'emprise de cette expérience de Dieu : "la main du Seigneur est sur lui", elle s'abat sur lui (8,I) et
elle pèse fortement (1,3; 3,14.22 ... ). L'esprit de Dieu, c-à-d toute sa force vive, "entre en lui", le
prend, "l'enlève", (3,12.14.24) "entre ciel et terre" (8,3), "fond sur lui", (11,5). Sous cette
emprise, il accède par rapport à Dieu à un type d'expérience aussi directe, aussi évidente que peut
l’être la vision : pour lui, "le ciel s’ouvre" et il est témoin de "visions divines" (1,1;8,2; 40,2 ;
43,3), un vision dont non seulement l'origine mais dont l'objet même est divin. Ezéchiel n'en sort
pas indemne. La violence d'une telle expérience ne peut qu'accentuer en lui les contrastes de son
propre tempérament. Des ambiguïtés d'un caractère ou d’une psychologie, l’esprit de Dieu a fait
jaillir des contrastes signifiants évocateurs des mutations, des tensions internes, des
bouleversements nécessaires qui, de tout temps marquent l’itinéraire de l’homme vers Dieu et, à
son époque surtout, le chemin du peuple de l’Alliance vers son Dieu.
Le silence d’Ezéchiel, clé de compréhension du livre
La structure du livre d’Ezéchiel se confond avec une aventure de silence. Ce silence n’est pas épars
ou diffus ; il réapparaît explicitement à deux moments-clés, tournants décisifs de la vie du
prophète et de son livre :
3,26 :
3 – 23 :
24,17.2627 :
24 – 33 :
33,21-22 :
34ss :
une prophétie muette
période de silence
siège de Jérusalem et mort de la femme d’Ezéchiel - silence d’Ezéchiel jusqu’à la fin
du siège
intensification de cette période
prise de Jérusalem
fin du silence et résurrection de la parole.
Ce silence est choisi par Dieu comme expression de sa parole. Il n’est pas d’ordre psychologique ou
physiologique mais d’ordre prophétique. Il tient à des raisons "verticales", celles qui font d’un
simple individu humain un partenaire de Dieu : participation du prophète à l’aventure de Dieu, il
est plus encore dialogue. Le dialogue naît d’un appel impératif à l’écoute ; sa condition est le
silence. “ Tout dialogue implique une agression, un renoncement, une mort à soi-même, un silence
absolu, qui sont des attitudes préparatoires à l’ouverture, à la communication, au dialogue, à
l’amour. ”
L’expérience prophétique d’Ezéchiel est une “ tragédie du silence ”. Le prophète se sert du silence
comme d’une arme pour protéger sa personne, son intimité, sa liberté. Il résiste, sur place, dans
un combat singulier. L’agression de la première vision ne suffit pas à délier sa langue, ni
deuxièmement la mission de dire quelques mots (2,7), ni, troisièmement, la “ parole nutritive ”
(3,9), ni, quatrièmement, le changement de lieu (3,10-16). Il y a une dimension inerte du silence.
Enfin le rappel de la responsabilité du prophète comme partenaire de Dieu trouve encore le
prophète dans le mutisme d’un guetteur lourdement assoupi. Ezéchiel se transforme en hors la loi.
Ultime parade de Dieu, (après hésitation : cf. 3,22-24) : le silence posé par Ezéchiel en cercles
défensifs autour de sa liberté n’est pas contesté par Dieu, ni transformé en parole. Ce silence de
l’homme, Dieu le fait sien, Il en fait SA Parole, désormais muette. Dieu s’est retiré dans le silence,
non pour éviter l’homme, mais pour le rencontrer, rencontre du Silence avec le silence… Le silence,
cessant d’être un refuge devient le lieu de l’agression suprême.
La liberté est liée au silence dialectiquement. Le risque de la liberté c’est l’avenir. Le risque de
l’avenir, c’est le silence. Seul l’avenir est silencieux. Et le risque de l’avenir se confond avec
l’espérance. C’est le risque qu’Ezéchiel, Abraham, Job, ont affronté : Oui à l’avenir, oui au silence.
Chapitre 1 : Vocation, mission et vision initiale
Les ch. 1-3 décrivent la vision initiale, la vocation et la mission d'Ézéchiel. Il n'est pas certain que
la grande vision du char de Yahvé au ch. 1, soit vraiment 1’acte inaugural de la destinée d'Ézéchiel
comme prophète. L’incohérence des dates que le livre lui-même lui attribue, aux v.1 et 2, fait
peser le doute sur le lien qui unirait la vision de la gloire de Yahvé au bord du fleuve Kébar au
premier moment de la vocation d'Ézéchiel. Et ce d'autant plus qu'on peut s'étonner de voir la gloire
de Yahvé apparaître en Babylonie avant qu'elle ait quitté Jérusalem. Le récit proprement dit de la
vocation du prophète semble donc plutôt se trouver aux ch. 2 et 3, dans des termes qui rappellent
d'assez près l'expérience de Jérémie.
Vocation d’Ezéchiel : le livre mangé (2,1 – 3,11)
L’essentiel de l’expérience et de la mission prophétique consiste dans la communication de la
parole de Dieu. Celle-ci est d'abord reçue et intimement assimilée par le prophète, comme une
nourriture délicieuse (3,3), avant de devoir être retransmise aux contemporains, en dépit de toutes
leurs résistances : "qu'ils écoutent ou qu'ils n’écoutent pas, car c'est une engeance de rebelles"
(2,7.5; 3,11). Comme ses prédécesseurs, Ezéchiel se heurtera à cette résistance qui, en fait,
s’oppose à Dieu lui-même, tant sont identifiées parole prophétique et parole de Dieu. "La maison
d'Israël ne veut pas t'écouter car elle ne veut pas m'écouter" (3,7). Face à l'endurcissement du
peuple révolté, une triple consigne est adressée au prophète : "n’aie pas peur" (la formule ou son
équivalent revient 6 x en 13 vs), "ne sois pas rebelle comme eux" (2,8) et enfin: "mange,…
nourris-toi et rassasie-toi de ce volume que je te donne" (2,8; 3,3). Jérémie déjà "dévorait" la
parole pour en faire son allégresse et son ravissement (Jr 15,16). Chez Ezéchiel, l'image est prise à
la lettre et exploitée à fond comme l'élément central du récit de sa vocation. Cette assimilation,
cette communion vitale, intime "jusqu’aux entrailles" du prophète avec la Parole de Dieu devient
source de sa force dans une mission qui le met aux prises avec un auditoire essentiellement et a
priori rebelle. Ezéchiel n'est pas envoyé comme Jérémie, aux nations chez qui existe une possibilité
de conversion, mais seulement "aux exilés", "aux enfants de son peuple pour leur parler" (3,11).
La parole qu'il doit leur transmettre se présente comme une prophétie de malheur..: "lamentations,
gémissements et plaintes" sont écrits au recto et au verso du livre. La mission est totalement
sombre ; une seule note optimiste en 2,5 : "Ils sauront qu’il y a un prophète parmi eux". A vue
humaine, tout le contenu de l’actualité se résume dans les "plaintes et les lamentations". Les
catastrophes et la ruine, pour omniprésentes qu'elles soient, ne sont pas étrangères au plan de
Dieu, à sa volonté de salut. Aussi, reçue, accueillie, assimilée par un cœur docile, la Parole devientelle douce comme le miel, nourriture paradisiaque qui, dans l’expérience intime du prophète,
annonce déjà des temps nouveaux. Dès lors, le visage d’Ezéchiel, son "front" , c-à-d sa personne
face aux autres - Dieu, hommes et événements – devient aussi dur, aussi résistant et même plus
que le sont ses adversaires. La peur est exclue désormais (3,8-9). La vocation d'Ezéchiel reprend
et absolutise en forçant leur réalisme, des éléments des vocations de Jérémie et d'Isaïe. L’acuité du
conflit entre le prophète et son peuple a atteint son point de non-retour. Le rejet est certain, connu
d'avance; aucun espoir de conversion n'est entrevu. Peu importe, au point où en sont les choses,
que le peuple écoute ou non. C'est la détresse même qui, au-delà de sa propre consommation se
changera en douceur. Le prophète, au départ de son ministère, en fait l’expérience toute
personnelle, et c’est là la force qui le soutiendra tout au long de sa mission.
Responsabilité personnelle du prophète comme guetteur
Peut-être est-ce là l’origine de ce qu'on a appelé le "personnalisme religieux" d'Ezéchiel, qui
marque un tournant dans le progrès de la conscience morale israélite. Auprès du peuple rebelle,
Ezéchiel est placé par Dieu comme un "guetteur", personnellement responsable de remplir sa
mission (3,16ss). La révélation de cette mission de guetteur est présentée comme une séquelle de
sa vocation et de la bouleversante expérience de Dieu qui l'a accompagnée. Après 7 jours
d'écrasement et d'hébétude (3,15), le prophète perçoit son rôle auprès de ses frères comme celui
d'un éveilleur de consciences personnelles. Accueillie - ou refusée - par les individus, sa parole
d’avertissement désolidarise ceux-ci du sort général de la communauté, aussi bien que de leur
propre passé. Chacun, y compris Ezéchiel, est jugé par Dieu individuellement, sur sa réponse à une
parole actuelle. Le rôle et le devoir du prophète consistent à proclamer cette parole. Sa fonction de
guetteur ne consiste pas à communiquer un avertissement à temps pour permettre à la nation tout
entière d'échapper de justesse au malheur, mais à susciter en chaque individu d’une collectivité
déjà condamnée, la 1ibre décision responsable qui lui permettra d’échapper à la mort et de
vivre. La question de la vie et de la mort est capitale chez Ezéchiel. C’est elle qui oriente ses
développements sur la responsabilité personnelle (Ez 14 ; 18 ; 33). Dans le Proche Orient ancien,
la mort n’est que la dernière étape d’un processus long et mouvementé. Les événements de la vie
peuvent en éloigner ou en rapprocher. Par le culte, on se rapproche de la vie de la divinité. Pour
Israël, Dieu est la seule source de vie véritable ; c’est lui qui l’a formé et le fait vivre (Ez 16 ; 23).
Les exilés, sans culte, sont en situation de non-vie. La réponse d’Ezéchiel est pleine d’espérance :
une fois le péché expié, la vie est possible : tout peut recommencer, car chacun est responsable de
lui-même. Dieu ne veut pas la mort du méchant (son éloignement du culte, donc de lui), mais qu’il
vive.
Par cette exigence de fidélité au devoir d'avertir, la responsabilité personnelle du prophète est, elle
aussi, engagée: Dieu lui demandera compte du sang de celui qu’il n'aura pas averti (3,20).
L'opposition d'un peuple collectivement rebelle n’implique pas l’échec ou la non-efficacité de la
parole de Dieu. Cette efficacité reste affirmée, mais elle est perçue plus profondément. La parole
doit continuer à être prêchée par le prophète comme l’agent provocateur des conversions
personnelles, et le critère dernier du jugement des individus. Cette affirmation de la responsabilité
individuelle marque un seuil décisif dans l'évolution de la pensée morale israélite. On la retrouvera
chez Ezéchiel, plusieurs fois répétée sous diverses formes (14,12ss; 18; 33,1-20), et appliquée à
différents domaines. Avec le jugement porté sur une histoire désormais close et les grandes visions
de l'avenir, elle constitue un élément essentiel et parfaitement original de la doctrine d'Ezéchiel.
Vision du char de Yahvé
Toute cette doctrine, en fait, est commandée par une révélation fondamentale - originale elle aussi
- perçue par Ezéchiel comme le cœur de son expérience prophétique. Sans doute est-ce la raison
pour laquelle les éditeurs du livre - premiers disciples du prophète - en ont placé le récit en tête de
tout l'ouvrage, en dépit des difficultés ou des incohérences de la chronologie. Ils y voyaient comme
un résumé de tout l'enseignement d'Ezéchiel, la source de son inspiration. Il s'agit de la vision
fulgurante du "char de Yahvé", vision qui saisit Ezéchiel alors qu'il se trouve en Babylonie, déporté
avec ses frères. Pour lui "le ciel s’ouvrit" – expression unique dans l’AT – non pour que le prophète
y monte mais pour que Yahvé, dans sa gloire, en descende, et cela dans le pays impur de l’exil !
Des rappels de cette expérience fondatrice ponctuent le livre - et sans doute aussi le cours du
ministère du prophète - à ses articulations principales. Au point de départ - sinon chronologique,
du moins doctrinal ou thématique - il y a une "vision" de Dieu dans sa transcendance, environné
des éléments traditionnels des théophanies yahvistes, notamment de la théophanie du Sinaï: le
vent (l'esprit) de tempête, le feu, l'éclair, la nuée, l'éclat du vermeil (cf. Ex 24,10). La présence
divine est évoquée par "un être ayant l’apparence humaine"; il siège sur "une forme de trône", qui
"a l'aspect du saphir" (v. 26); tout autour de "ce qui semble être ses reins, rayonne "comme l’éclat
du vermeil", "quelque chose comme du feu", "l'aspect d'une lueur, comme l'aspect de l'arc dans les
nuages les jours de pluie" et ce "quelque chose ressemble à la gloire de Yahvé" (v. 27-28). Toutes
ces approximations accumulées soulignent l'incapacité du prophète à traduire l'ineffable, le
caractère transcendant de l’être vu par rapport à l'expérience de la vision. Le trône divin repose luimême au-dessus d'une voûte qui abrite quatre "animaux" étranges ou quatre "vivants". Ceux-ci
rappellent, mais sans en porter le nom, les "karibu" babyloniens génies serviteurs des dieux et
gardiens de leurs temples, êtres mythiques représentés dans l’imagerie païenne en Mésopotamie
comme en Palestine, personnages hybrides et fantastiques, à corps de lion, pattes de taureau, tête
d'homme ou de bélier et ailes d'aigle, parfois même - en Mésopotamie - dotés de quatre visages,
comme dans la vision d'Ézéchiel. Ils symbolisent à la fois l’intelligence et la force. Leur présence
comme support du trône de Yahvé, souligne sa domination universelle et sa transcendance. Sans
doute rappelle-t-elle aussi les séraphim de la vision d'Isaïe dans le Temple de Jérusalem (Is 6) et
les "chérubins" qui y entouraient l'arche d'Alliance en l'abritant de leurs ailes déployées. Ici, les
ailes des "vivants" sont également déployées, mais avec leur face et leurs mains, elles sont
tournées dans les quatre directions. Les quatre animaux sont en marche; munis de jambes droites
et de sabots étincelants, ils vont chacun droit devant soi, là où les pousse l'esprit. Les images
suggérant le mouvement et l'ubiquité se superposent et s'entrechoquent. Elles défient nos
capacités de représentation. Le visionnaire semble passer la mesure quand il décrit chaque vivant
flanqué d’une roue immense [chrysolithe = vert jaunâtre], d'un éclat fulgurant (avec des yeux tout
autour); ces quatre roues avancent, elles aussi, tout droit, dans toutes les directions, y compris en
hauteur. Dans leur mouvement, les ailes et les roues soulèvent un bruit de tempête (v.24) ou de
tremblement de terre (3,13), bouleversements qui correspondent précisément au cadre traditionnel
des théophanies. C'est dire qu'en elle-même - et là se trouve toute la nouveauté bouleversante
perçue par Ezéchiel - la réalité divine est mouvement et la présence de Yahvé mobile. Ezéchiel voit
en Babylonie une scène qui ne pouvait se dérouler qu’au Temple de Jérusalem, auprès de l'Arche
d'Alliance, lieu sacré de la présence de Yahvé au milieu de son peuple. Cette perception qui atteint
un prêtre - ministre officiel du Temple de Jérusalem - représente l'écroulement de la croyance
fondamentale sur laquelle reposait sa religion et sa vie, comme celle de tout son peuple: le dogme
du lien indissoluble entre Yahvé et son sanctuaire dans la ville sainte.
Aussi peut-on comprendre la réaction du prophète qui, écrasé par le poids d'une telle révélation,
"s'en alla amer, enfiévré", pour rejoindre ses frères exilés et demeura hébété pendant sept jours
parmi eux (3,14-15). La vision inaugurale d’Isaïe dans le Temple fondait son assurance pour
proclamer devant les rois le devoir de la foi comme conséquence du dogme de l'Alliance résumé en
ces termes : "Dieu avec nous (Emmanuel). La vision de la Gloire mobile de Yahvé, dans le cadre
païen de la Babylonie, autorise Ezéchiel à poser la même affirmation au bénéfice de tous les
exilés : "Dieu est avec nous", "Dieu est là", non plus dans la terre promise profanée par les péchés
du peuple, mais "au bord des fleuves de Babylone". Mais cette présence certaine de Dieu auprès
des siens dans un lieu saint purifié restera l’objet d’une nostalgie profonde chez le prêtre Ezéchiel.
Si la gloire de Yahvé rejoint les exilés en terre païenne, c’est que les Judéens ont mis le comble à la
profanation de leur sanctuaire.
Chapitre 2 : Annonce du jugement de Jérusalem (3,22 – 24)
Vision des péchés de Jérusalem et départ de la gloire de Yahvé (ch.
8)
La première partie du ministère d'Ézéchiel a consisté dans \une reconnaissance de plus en plus
évidente et une condamnation définitive des péchés de Jérusalem. De Babylonie, où Ezéchiel est
probablement exilé dès la première déportation, il suit la progression des événements, comme un
déporté dont tout l'intérêt, toute la nostalgie sont attachées à la vie de ceux qui sont restés au
pays. C'est "sous l'emprise de la main du Seigneur", la même emprise qui l'avait placé (ou qui le
placera) en présence du char de Yahvé au bord du fleuve Kébar, que, "dans une vision divine", il
saisit avec horreur les péchés de Jérusalem (ch. 8). Parce que prêtre, Ezéchiel, plus sensible que
d’autres à la sainteté de Dieu, prend plus vivement conscience de la profondeur du péché d’Israël
et du décalage entre la sainteté de Dieu et l’impureté du peuple. Dès lors, il est celui qui radicalise
le plus les fautes d’Israël. Pour lui, ces fautes se résument et se concentrent tout entières dans
l'idolâtrie et la profanation du sanctuaire. Là, Ezéchiel voit toutes les "ordures" que l’impiété
d'Israël y a introduites. Le terme "gillulim", très fréquent chez Ezéchiel (39 x contre 9x dans tout le
reste de l’AT) et très typique de son vocabulaire et de son lexique injurieux, signifie littéralement
"boules de fumier". Parmi les gillulim en honneur au Temple de Jérusalem, Ezéchiel voit d'abord
"l'idole de la jalousie", celle dont l’autel dressé à l'entrée Nord du Temple, provoque la jalousie
irritée et dégoûtée de Yahvé (v.3): c'est l’effigie d'une divinité païenne qui n'est pas nommée,
Tammuz, peut-être, l'équivalent babylonien de Baal, ou sa parèdre Ashéra-Astarté, la déesse nue.
Il y voit encore 70 "anciens d'Israël" - comme ceux qui entouraient Moïse lors de la théophanie de
l'Alliance (Ex 24,9) - suprême profanation! - qui encensent liturgiquement des images de reptiles et
d'animaux impurs dont la décoration du Temple a été surchargée , comme les bas-reliefs des
sanctuaires babyloniens (dieux thériomorphes égyptiens: chacals, singes, vaches, serpents et
scarabés stellaires babyloniens). Sous le porche Nord lui-même, des femmes pleurent rituellement
le dieu Tammuz, selon la liturgie et les croyances de la mythologie akkadienne, phénicienne (Baal)
et grecque (Adonis). On célébrait par des lamentations la mort et le séjour aux enfers du dieu, au
début de l'été, à la fin de la verdure et de la floraison printanières et sa résurrection en automne
au retour des pluies s'accompagnait d'orgies rituelles. Toutes ces liturgies, sous les yeux d'Ézéchiel
horrifié, cohabitent, dans le Temple de Jérusalem, avec le culte yahviste authentique. A l'intérieur
même du Temple, entre le sanctuaire et l'autel, Ezéchiel voit même des adorateurs du soleil
tournés vers l'Orient. Ils tournent le dos au sanctuaire, position physique qui renvoie à l’attitude
religieuse d’Israël : ils tournent le dos au Saint d’Israël et se tournent vers d’autres dieux. Ils
exécutent un rite spécifique, probablement obscène, qui parait tout spécialement abominable
(8,16-17)… Toutes ces abominations idolâtres qui souillent le sanctuaire, sont évidemment
incompatibles avec la présence de Yahvé. Leurs auteurs, d'ailleurs, ne sont-ils pas convaincus euxmêmes que Yahvé "a quitté le pays" (8,12 et 9,9) et qu'il convient de rechercher ailleurs la
protection dont ils ont besoin ?
Le châtiment, à l'exécution duquel Ezéchiel va assister, dans le deuxième acte de sa vision, n'est ni
aveugle ni général. Il est opéré par "6 hommes" (9,2), et non par 7, ce qui signifie la totalité moins
"quelque chose". Le 7e est un scribe et un prêtre que l'on reconnaît à son vêtement de lin. Il est
chargé d'opérer une discrimination au nom de Yahvé, non pas arbitrairement, mais en fonction de
la compromission personnelle de chaque individu avec les cultes idolâtres. Cette discrimination
reproduit celle qui avait été opérée jadis par le sang de l'agneau, lors de la 10e plaie d’Egypte et du
passage de l'Ange exterminateur. L'homme au vêtement de lin met à part, sur la base de leur
seule fidélité à l'alliance, ceux qui pourront devenir les membres du futur peuple de Dieu (9,4). Ce
"reste", si petit soit-il, en vertu du principe de la responsabilité individuelle, échappera à la
destruction, malgré la généralisation de l'idolâtrie qui rend vaine l'intercession du prophète pour
son peuple (9,1-11). L'extermination des habitants commandée par Yahvé du haut de son char de
gloire, est suivie de la destruction de la ville par le feu. Des charbons ardents y sont répandus, pris
au milieu même du char divin (10,1-2.7). Une fois le châtiment exécuté, le char de Yahvé attelé
aux "chérubins" (ici, dans une vision située à Jérusalem, ils sont appelés par leur nom) s'élève,
quitte le Temple par le porche oriental et s'éloigne de la ville vers le Mont des Oliviers d’où Yahvé
peut la regarder brûler... (10,18-22). Le char de sa gloire, en effet, a désormais quitté Jérusalem
pour rejoindre le petit groupe des fidèles exilés en Babylonie (10,18-22 ; 11,14-24). Telle est la
vision divine" bouleversante qui remet en question radicalement toutes les conceptions que pouvait
entretenir sur Dieu, sur son peuple et sur son histoire le prêtre Ezéchiel.
NB : Yahvé a quitté Jérusalem et le Temple bien avant sa destruction. Ezéchiel montre par là que
les Babyloniens ne sont que les exécutants d’une volonté de Dieu déjà arrêtée. La chute de
Jérusalem ne fait que confirmer dans les faits une réalité établie, conséquence nécessaire du péché
du peuple.
Ezéchiel théologien de l’histoire (ch. 16.20.23)
Ezéchiel, a-t-on pu dire, est un théologien de l'histoire pénétrant. Par rapport à son interprétation,
note von Rad, il est "un créateur intellectuel de premier ordre". Il excelle dans l'art de schématiser
le passé pour démontrer le sens du présent et justifier ce qu'il interprète comme un châtiment
mérité et inévitable. Il le fait sous la forme de longues dissertations qui étalent les infidélités du
passé, en les faisant remonter déjà à l’époque du séjour en Egypte, et en les appréciant toujours
sous l’angle cultuel. Dans la succession du temps, leur histoire débouche, par-delà la ruine
présente (qui n’est pas un point final), sur une confrontation de jugement entre Israël et son roi
Yahvé (20,34-38) Après en avoir fait le tri, Yahvé rassemblera
lui-même son troupeau, agissant
ainsi non d'après la conduite d'Israël, mais "par égard pour son propre nom" (cf. 20,9.14.22.44)
Aux ch. 16 et 23, la même histoire est présentée sous la forme
d’allégories assez crues,
concernant respectivement la petite-fille abandonnée, recueillie, aimée, épousée puis pervertie par
son orgueil, qu'est Jérusalem (ch.16) et les deux prostituées qui figurent Jérusalem et Samarie
(ch.23). L'histoire racontée au ch.16 est accablante. Jérusalem doit répondre devant Dieu non de
son origine étrangère (ville cananéenne tombée aux mains de David) mais de son immense
ingratitude. Yahvé, en effet, l'a arrachée à la mort à laquelle la vouait sa naissance païenne. Il l'a
remarquée, au cœur même de son abandon; à l’époque et sous le règne de David, il l'a fait vivre et
grandir. Il l'a vêtue de son propre vêtement et lui a partagé sa gloire pour l'épouser, lors de la
translation de l'arche. Mais elle s'est servie de sa beauté (le temple) pour se prostituer
inlassablement (16,15), dès le règne de Salomon, sommet de son orgueil et commencement de sa
déchéance. C'est même elle qui a payé ses amants avec les biens de son époux légitime, tant elle
avait soif du plaisir qu'ils lui donnaient! Mais sa conduite va la ramener irrémédiablement à son
état premier. Ici Ezéchiel prend un accent vengeur (16,36ss): elle va se retrouver dépouillée,
livrée à la honte et la fureur du tout venant, punie et bafouée par ceux-là mêmes avec qui elle a
péché.
Mais son histoire ne s'arrête pas là; une réflexion ultérieure la complète et compare, avec une rare
audace, Jérusalem à Sodome et à Samarie appelées "ses sœurs" (16,46ss). En dépit des
prévenances de Yahvé et de son orgueil hautain, Jérusalem ne s'est pas conduite mieux qu’elles. Si
toutes sont de même provenance et foncièrement enclines à la prostitution, Jérusalem cependant a
péché plus gravement, car la bienveillance, amoureuse de Yahvé l'avait soustraite à son destin
pour faire d'elle une épouse légitime et comblée, et elle a trahi cette bienveillance. Et pourtant,
dans la tendresse d’un même pardon, Yahvé rétablira et Samarie et Sodome et Jérusalem
(16,53ss). Il le fera de sa propre initiative, librement, par fidélité à son alliance première désormais
élargie au-delà des limites du peuple élu, - et non pas à cause d'une conversion des infidèles.
Sodome et Samarie bénéficieront de l'alliance nouvelle, avec Jérusalem; de sœurs, elles
deviendront des filles, partageant le sort heureux de leur mère (16,61). Elles sont sœurs dans le
péché ; elles sont mère et filles dans la grâce.
Tout au long de cette histoire, la conduite de Yahvé n’a qu’un but, qui se réalise à la fois dans le
châtiment et dans le pardon : faire connaître qui il est, tant par Israël qu’en dehors de lui (16,62).
Le refrain est fréquent et régulier pour conclure aussi bien une annonce de malheur que de
consolation: "et vous connaîtrez moi Yahvé". (La formule revient 55 fois dans le livre!). Châtiment
et pardon sont également lieu de rencontre intime, de pénétration amoureuse de l’épouse par
l'Epoux Yahvé qui recouvre ses droits sur elle dans une alliance renouvelée et élargie. Ces
perspectives rappellent et développent la théologie d’Osée et de Jérémie. Pour Ezéchiel, la
connaissance de Yahvé, la rencontre intime avec lui, n'est plus envisagée uniquement comme le
résultat d’un comportement moral ou cultuel sincère, mais elle est le fruit de l’expérience même de
l’histoire, fût-elle désastreuse. C'est là que non seulement Israël mais même les nations, peuvent
faire l’expérience vitale et intime de la seigneurie de Yahvé, à la fois sévère dans le châtiment et
incompréhensiblement tendre dans le pardon.
Attitudes et gestes symboliques : mutisme et veuvage d’Ezéchiel
(3,22-27 ; 4 – 5 ; 12,1-10; 24,15ss ; 33,21-22)
Entre la bouleversante vision de la gloire de Yahvé quittant Jérusalem pour rejoindre les exilés et
la ruine effective de la ville, il s'est écoulé une période durant laquelle Ezéchiel fut frappé de
mutisme (3,22-27). Il fut réduit, - soit par emprisonnement possible, s'il exerce son ministère
encore en Judée, soit par la pression de l'inspiration prophétique (ch.4-5) – à mimer en gestes
symboliques (imposés et interprétés, ou librement choisis) la détresse de l'exil et du siège de
Jérusalem (notamment manger une nourriture rationnée et impure - 4,12; le départ clandestin 12) et ses conséquences (5,1) : les poils de sa tête rasée sont en partie brûlés sur place, en partie
hachés, en partie dispersés au vent; le peu qui reste est recueilli dans un manteau pour être
encore partiellement jeté au feu; il figure les très rares rescapés de la catastrophe qui ne seront
finalement sauvés qu'en partie et au terme d'une nouvelle épreuve (cf. ch. 4-5).
C'est durant cette même période que la femme d'Ézéchiel, "la joie de ses yeux" mourut (24,15ss),
le jour même de la prise de Jérusalem par les Babyloniens. Ezéchiel dut vivre et reconnaître cette
mort comme le symbole tragique de la ruine de Jérusalem, lui-même jouant le rôle de substitut à
la fois de Yahvé et du peuple. La prise de Jérusalem ravit aux Israélites "ce qui fait leur force, leur
parure de liesse, la joie de leurs yeux, la passion de leur âme" (24,25). La catastrophe est pour
eux si brutale et les événements si précipités qu'ils n'ont pas le temps de s'appesantir sur leur
propre sort. Mais Ezéchiel met moins l’accent sur la cruauté du drame que sur l’interdiction qui lui
est faite de manifester son deuil. Son mutisme symbolise à la fois l’insensibilité presque contre
nature de Yahvé devant la ruine inévitable qui n'est que le résultat d'un juste jugement, en même
temps que l’inutilité pour les Judéens de pleurer leur vieille capitale. Mais ce jugement est aussi un
point de départ qui rendra possible "la connaissance de Yahvé" (24,21-24).
Quand parait le survivant du désastre, messager de la chute de la capitale, Ezéchiel comprend le
sens prophétique de sa propre épreuve, comme celui des événements. Il peut recommencer à
parler (33,21-22). Le jugement une fois exécuté, la parole de Yahvé peut retentir de nouveau. Elle
aura désormais un accent tout autre, chargé d’espérance et de consolation. Après la ruine dans
laquelle le péché d'idolâtrie a précipité Israël, l’inconditionnelle fidélité de Yahvé à son alliance
gratuite, pour l’honneur de son propre nom reprend le dessus. Le devoir du prophète est de
l'annoncer.
Chapitre 3 : Oracles contre les nations (ch. 25 – 32)
Selon la suite du texte, les oracles contre les nations semblent devoir remonter à cette période de
mutisme qui accompagna le siège de Jérusalem. Plusieurs d'entre eux sont de remarquables pièces
littéraires dont la couleur et la qualité contrastent avec le style terne et négligé du reste du livre.
Pendant que la nation s'écroule, le prophète se met à réfléchir sur la situation des autres peuples
dans le plan divin du salut. Ceux-ci servent finalement à l'honneur de Yahvé. Jérusalem est placée
en leur centre, comme "le nombril de la terre" (38,12) et les nations ont charge auprès d’elle
d’accomplir le dessein de Dieu. Pour Jérusalem pécheresse, elles sont les agents providentiels du
châtiment. L'idolâtrie d'Israël ne peut le mener qu'à la dissolution, la dispersion parmi les nations.
De celles-ci, Ezéchiel brosse cependant le plus noir tableau: elles sont impures, profanatrices,
corrompues, idolâtres et, par-dessus tout, orgueilleuses. Leur victoire a jeté le discrédit sur Yahvé
dont le nom a été "déshonoré", profané parmi elles (36.22). C'est la raison décisive qui poussera
Yahvé à "manifester sa sainteté et sa grandeur à leurs yeux" en rétablissant Israël (39,27; 38,23),
pour qu'elles aussi le "connaissent" au terme d’un châtiment qui les guette également et auquel
elles n’échapperont pas.
Chapitre 4 : Restauration du peuple anéanti (ch. 33 – 37)
Dès la chute de Jérusalem, on l'a dit, le ton de la prédication prophétique a changé. Ezéchiel qui a
retrouvé l'usage de la parole, exerce désormais sa mission de guetteur pour annoncer que la ruine
de Jérusalem ne met pas un point final à l'histoire d'amour entre Dieu et son peuple. "Dieu, en
effet, ne prend pas plaisir à la mort du méchant, mais à sa conversion pour qu'il vive" (33,11).
Tout espoir de vie n'est pas perdu avec l'anéantissement de la nation en tant qu’entité politique. La
doctrine de la responsabilité personnelle et du "petit reste" va jouer maintenant à plein. Ezéchiel
pourra s'y appuyer pour ouvrir les perspectives d’avenir. Comme toutes les intuitions prophétiques
de cet homme froid, de nature conventionnelle et austère, elles sont grandioses et très richement
colorées.
Les rois-pasteurs (ch. 34)
Le premier rapporté parmi les oracles de salut qui ont suivi la chute de Jérusalem a trait aux rois,
les "pasteurs d'Israël" qui ont failli à leur mission en se paissant eux-mêmes aux dépens du
troupeau dont ils avaient la garde (ch.34). L'oracle reprend en partie l’histoire passée mais pour la
faire déboucher sur un avenir où se mêlent à la fois les perspectives de jugement et de salut :
jugement des mauvais pasteurs, les rois, responsables de la dispersion du troupeau et de sa ruine,
jugement des brebis grasses c.-à-d. des paysans demeurés dans le pays après la chute de
Jérusalem et accaparant les produits du pays à leur profit sans se soucier des "brebis
souffreteuses", les citadins ruinés; salut des brebis souffrantes et égarées qui seront rassemblées,
protégées par Yahvé lui-même et installées sur leur propre pâturage. Le ch.34 d'Ézéchiel développe
le même thème que Jérémie déjà avait proposé et mis en valeur mais beaucoup plus brièvement et
de manière plus concise (cf. Jr 23,1-8). Il y annonçait l'action de Yahvé auprès du peuple dispersé
comme le miracle d’un nouvel exode où les enfants d'Israël, guidés par leur berger Yahvé,
monteraient non plus d'Egypte, mais du Nord, sur leur propre sol. Outre ce thème, Ezéchiel
s'appesantit sur la critique des privilèges royaux et de l'injustice qui s'en suivait. Il est dans la
droite ligne de la vieille tradition israélite quand il réserve à Yahvé les prérogatives de la royauté :
régner, juger, "paître". Quant au représentant humain de la royauté divine, le descendant de
David, héritier de la promesse (cf. 17,22ss), Ezéchiel volontairement ne lui attribue plus que le titre
et le rang de "prince" (34,24), plus respectueux de la prééminence du seul Yahvé. Ce prince,
"serviteur de Yahvé", est essentiellement, signe et garant de l'unité du peuple nouveau et de sa
paix. "Il sera établi sur la haute montagne d'Israël" (17,22) tout à côté du Temple nouveau et c’est
cette proximité qui lui conférera toute son importance (cf. 48,21-22). En effet, Ezéchiel, en bon fils
et membre du sacerdoce de Jérusalem, accorde au sanctuaire nouveau et à son culte purifié, toute
la fonction médiatrice entre Dieu et son peuple attribuée normalement au roi. Celui-ci ne l'exerce
que secondairement par rapport au Temple (cf. 20,40). On a pu dire que, pour Ezéchiel, le Messie
n'est plus le roi mais le Temple.
L’eau pure – l’esprit – le cœur de chair (ch. 36)
La grandiose prophétie du ch. 36 annonce le retour des exilés comme une revanche des montagnes
d'Israël" sur l'arrogance des "Montagnes d'Edom" (ch.35); "la joie au cœur et le mépris dans l’âme"
(36,5 ; 35,14-15), celles-ci ont abusé à leur profit du désastre qui s’était abattu sur leur
malheureux voisin. Le retour est présenté comme une riposte de Yahvé contre la profanation de
son Nom occasionnée parmi les nations par la dispersion de son peuple. Le rassemblement et le
retour décidé par Yahvé sans égard à la conduite et aux mérites des Israélites, s'accompagnera de
leur purification (36,19-28). Yahvé lui-même, de par une initiative toute gratuite, répandra sur eux
"une eau pure" qui le lavera des souillures de leurs compromissions avec les idoles et qui opèrera
en eux une transformation si profonde qu’elle atteindra jusqu’au cœur (36,22-27). L'eau est
symbole de vie, dans un pays toujours menacé par la sécheresse mortelle; pour un habitué des
rites du Temple et des innombrables ablutions qu’il comprend, elle est aussi instrument de
purification. Mais ici, la puissance purifiante de l'eau répandue par Yahvé atteint le dedans, elle
rejoint la source profonde d'où jaillissent tous les actes, tous les comportements et les décisions de
l'homme. Du "cœur dur" des Israélites obstinés et rebelles, elle fait un "cœur de chair", tendre et
capable d'aimer, c.-à-d. d'entrer avec Yahvé dans le jeu de la relation d'A1liance, avec toutes ses
conséquences (36,25-28).
L'eau purifiante étant symbole de vie, on comprend que son action s’accompagne de celle,
vivifiante, de l’esprit (v. 27) qui souligne et explique sa force de pénétration intérieure. En tout
ceci, comme on l'a déjà vu à propos du jugement du roi-pasteur, Ezéchiel reprend pour
l'approfondir et le développer, un oracle de Jérémie, son contemporain et confrère à Jérusalem (cf.
Jr 31,3lss), annonçant la conclusion d'une alliance nouvelle. Les thèmes de l'esprit vivifiant et de
l'eau seront repris par Ezéchiel respectivement dans le récit de deux grandes visions (ch. 37 et 47)
où culminent à la fois sa puissance imaginatrice, son art et sa profondeur théologique.
Les ossements desséchés (ch.37)
Celle des ''ossements desséchés", en 37,1-14, annonce la "re-surrection" du peuple, qui est une
œuvre de l’esprit de Dieu. Ezéchiel est celui des auteurs bibliques qui a le plus développé le thème
de l'esprit: depuis l’esprit-vent-de-tempête qui, en détruisant tout sur son passage opère le
châtiment et exécute le jugement de Dieu (13,11ss), jusqu'à l'esprit-vent-de-tempête qui
accompagne et manifeste la présence de Yahvé dans sa gloire (1,4), en passant par l’esprit qui
"fond sur" le prophète pour le pénétrer et "l’enlever" (2,2.14), et l'esprit qui ranime et vivifie les
squelettes desséchés. Il y a une identité profonde entre toutes ces formes d’action du vent-esprit.
Quand "dans la vallée" il est transportée en extase (sans doute la vallée-cimetière au sud-est de
Jérusalem, transformée en charnier au moment du siège), Ezéchiel voit un monceau d'ossements
tout secs, c'est à l’"esprit soufflant des quatre vents" qu'il ordonne, de la part de Yahvé, de souffler
pour faire revivre les morts. L'esprit, comme le cœur, c'est la réalité profonde de l'homme aussi
bien que de Dieu, la source de ses actes, de ses décisions; en l'homme, c'est le lieu de l'action de
Dieu car la vie même de l'homme est participation au souffle de Dieu (cf. Gn 2). Les ossements
desséchés symbolisent le peuple mort, anéanti par l’exil après s'être stérilisé par ses pratiques
idolâtres, le peuple où Yahvé n’a plus de lieu pour agir. Le miracle de sa "re-surrection", opéré par
l’intermédiaire du prophète - ce qui est une audace nouvelle - se réalise en deux temps : le peuple
mort est appelé non seulement à recouvrer son intégrité extérieure ou sa consistance "charnelle"
(les os se rassemblent et se couvrent de chair et de peau, comme "un tas de cadavres frais" - v.68; 12-13), mais encore à se laisser pénétrer du dedans, en chacun de ses membres, par l’esprit de
Dieu qui donne la vie. L'esprit qui fait du peuple disloqué comme les os d'un squelette, une
"immense armée" de corps et de chair, debout et vivants (v.10), c'est "MON esprit" (v.14; cf. aussi
36,26). L'expérience de l'anéantissement et de la mort est pour le peuple le lieu même où
s'inaugure et se réalise une transformation radicale, proprement créatrice, sous l’effet exclusif de
l'action divine, dont le prophète est l’agent. De là la "connaissance de Yahvé".
Chapitre 4 : La Torah d’Ezéchiel (ch.40-48)
La dernière vision d'Ézéchiel développe le thème de l'eau et conclut ce qu'on appelle la "Torah"
d'Ézéchiel. Ces chapitres 40-48 sont élaborés par le prophète 20 ans après le début de son
ministère, et après 11 années d'interruption. "L'inspiration comme comprimée par le silence éclate
plus neuve que jamais". Cet ensemble, d'une haute originalité, unit l'expression d'une réalité
hallucinante et visionnaire à un style technique très épuré de juriste et de géomètre. Il ne s'agit
pas d'un oracle prophétique ni eschatologique ou du genre des apocalypses, c'est plutôt une
"utopie visionnaire", le rêve d'un Temple parfait, d'une Jérusalem nouvelle et idéale dont
l'avènement n’est prédit nulle part; il s'élabore dans un univers qui n'est ni céleste ni terrestre,
mais utopique. Cette dernière partie du livre se présente comme une "vision-programme" du
Temple nouveau et futur, de son plan, de l'organisation de son culte et des institutions
communautaires qui gravitent autour de lui. Le Temple forme un carré parfait. Les portes fortifiées
servent à filtrer l’accès au sanctuaire. Le principal souci du visionnaire est d’éviter les errements du
passé. La porte par laquelle Yahvé est revenu sera fermée à jamais, en signe de la présence
définitive de Dieu chez les siens. Cette vue idéale n’est jamais devenue réalité.
A partir de la reconstruction du Temple, qui occupe un espace central et sacré, exclusivement
réservé aux prêtres et aux lévites, s’organisent le repeuplement du pays et sa répartition
commandée par un principe égalitaire très accentué, marqué aussi par le souci d’éviter tout ce qui
a été à l'origine des péchés et des catastrophes passées. Au "Prince" est attribué un territoire
limité, dans la proximité immédiate du sanctuaire, entre son domaine et celui de la ville, de
manière à couper court à toute tentative d'exaction ou de rapine de la part du pouvoir civil. Toute
l'organisation prévue pour la communauté nouvelle regroupée autour de son Temple est
entièrement fonction des exigences du culte. Les préoccupations sacerdotales d'Ézéchiel se
manifestent ici dans toute leur profondeur et leur étendue. Pour lui, c'est à partir du sanctuaire
rebâti selon toutes les exigences et les normes de pureté d'un culte authentique, réglées dans le
détail de façon très légaliste, et à partir de la juste relation à Yahvé entretenue dans la liturgie, que
la communauté nouvelle retrouvera sa vitalité pour la répandre et la communiquer à tout l'univers.
C'est le sens du symbolisme très coloré développé au ch. 47 dans une perspective proprement
mystique.
L’eau du Temple (ch.47)
Le prophète voit une source sourdre de dessous le seuil du Temple (c.-à-d. des profondeurs de ses
fondations qui recèlent la présence divine) et s'écouler vers l'orient après avoir contourné le
Temple, dans un cours de plus en plus abondant, au point de devenir un fleuve infranchissable. Ce
fleuve évoque bien plus que la réalité géographique du cours du Cédron grossi des sources
adjacentes; il rappelle aussi le fleuve primordial, fécondant le paradis de la Genèse et il symbolise
la vie communiquée au pays et à tout 1'univers par la présence divine rétablie au sein de la
communauté nouvelle. Le véhicule de cette présence divine pour le monde, c'est la
Loi vivifiante, source de richesse religieuse, issue du Temple et communiquée à tous par le soin des
prêtres. L’eau fait fructifier la végétation partout sur son passage au point d'assainir même la Mer
Morte, la Mer de Sel - triste rappel des péchés mortifères de Sodome -, et d'y rendre le poisson
aussi abondant que dans la Méditerranée... Si la Mer elle-même est adoucie par le fleuve qui s’y
jette, Ezéchiel a soin de préciser que ses lagunes restent salées ! Ne faut-il pas, en effet, que les
conditions de la vie nouvelle favorisent en tous points le culte où les lévites font usage du sel pour
la préparation des sacrifices ? Les arbres qui croissent aux abords des eaux du Temple sont doués
d'une fécondité permanente et du pouvoir d’entretenir la vie et de la restaurer toujours: "ses fruits
sont une nourriture et ses feuilles un remède" (47,12). La Judée ainsi restaurée ne ressemblera-telle pas à un lieu paradisiaque, Jérusalem à un jardin d’Eden au cœur du monde ? (cf. 36,35).
Si telle est bien la vocation de la cité nouvelle, c’est uniquement et essentiellement parce que
Yahvé y est présent (48,35)! Jérusalem est par définition même un sanctuaire, et toute la vie de la
future communauté sera déterminée et commandée par cette réalité, jusque dans le détail de ce
qui pourrait paraître comme son existence profane. L'unité et le dynamisme de la communauté
juive après l’exil reposeront sur cette intuition de la sacralité du peuple nouveau garantie par le
Temple, dont l'organisation prendra le relais de toutes les institutions anciennes. Le livre d'Ézéchiel
s'achève sur l'affirmation, qui à la fois résume l'œuvre du Prophète et en relance les effets: "Et le
nom de la ville sera désormais: Yahvé-est-là" (Yahvé- sham) (48,35).
CONCLUSION
Pour terminer, revenons sur le caractère paradoxal de la personnalité d'Ézéchiel: prêtre, moraliste
préoccupé de droit, de casuistique, de pureté rituelle, en rapport toujours avec un sens aigu de la
sainteté de Yahvé et de sa transcendance; d'autre part, prophète et homme d’action, s’adonnant
volontiers à une prédication gestuée, symbolique et énigmatique par sa complexité, doué, de plus,
d'une capacité visionnaire et imaginative fantastique! Par les contrastes qui cohabitent en lui, par
l’époque et les circonstances historiques de sa prédication, Ezéchiel peut apparaître comme le
prophète des ruptures et de la nouveauté.
Le milieu des exilés
Dans le milieu des exilés, une vie de communauté relative se reforme; à part quelques
tracasseries policières et quelques servitudes sous forme de réquisitions, de prestations en argent
ou en travail, les déportés, parqués dans les régions proches des villes (Tell-Abib: Ez 3,5; cf.
Esd 2,59; 8,17), s’assimilent peu à peu à la population laborieuse et jouissent d’une marge
relative mais appréciable de liberté (le roi Joiakin est même "grâcié" et traité avec humanité et
respect par le roi de Babylone, dès l'année 562, selon un document découvert à Babylone même où
il figure parmi les princes gratifiés par l'état d'abondantes quantités d'huile; cf. aussi Jr 52,31ss).
Les Israélites ont le droit de se réunir (pour célébrer des liturgies de pénitence et de deuil ; cf.
certains Ps., 137 notamment), de s’organiser autour d'"anciens" qui apparaissent comme les chefs
de la communauté en exil en relation avec ses prêtres (cf. Ez 8,1 ; 14,1). Seulement, pour les
premiers exilés, la tentation était vive de caresser des espoirs de retour au pays dans un proche
délai, espoirs qu'entretenait la prédication pacifiste des faux prophètes que ne préoccupaient
nullement le péché du peuple et la nécessité interne de la paix et du droit. Tant Jérémie (ch.29)
qu'Ezéchiel combattent ces mensonges (ch.. 13). L'avenir pour le peuple ne peut s’ouvrir qu’au
terme d’une rupture dont l’expérience personnelle et la parole du prophète délimite déjà le champ.
La triple rupture
Ezéchiel lui-même, de prêtre de l'ancien Temple qu'il était, est pleinement entré sous le souffle de
l'inspiration prophétique, dans la logique d’une situation nouvelle qui s'est traduite pour lui sous la
forme d'une triple rupture:
Le "messianisme" d’Ezéchiel
Rupture avec le passé national: Il faut entériner les conséquences de l’exil. Si Dieu sauve, ce n'est
pas en restaurant les anciennes institutions ni par égard, pour ceux qui les ont mises en place et
maintenues. C'est par pure bienveillance, gratuitement. Aussi Ezéchiel ne prévoit-il pas le triomphe
d'un Roi-Messie glorieux. La communauté nouvelle est une théocratie dont le seul roi-berger sera
Yahvé, le roi humain n'ayant plus que le titre et ne jouant plus que le rôle subalterne de "prince".
La rétribution individuelle
Rupture avec la loi traditionnelle de la solidarité dans le châtiment, déjà remise en question mais
sans approfondissement doctrinal par Jérémie (31,29). Ezéchiel développe largement et établit la
doctrine de la rétribution individuelle qui arrache la personne au groupe (14,12-23) pour la rendre
seule responsable de ses actes et de leurs conséquences. L'homme est ainsi désolidarisé non
seulement par rapport à ses contemporains, mais aussi par rapport à ses ancêtres et à ses
descendants (18,1-20). Au milieu des catastrophes nationales, la possibilité demeure toujours et
pour tous d’un salut personnel. L’homme est enfin libéré par rapport à son propre passé (18,21-24;
33,10-16), en vertu de la bonté de Dieu et de sa volonté personnelle de salut: "Toutes les vies sont
à moi" (18,3).
Yahvé et le Temple
Rupture enfin, la principale, au cœur de la conversion prophétique d'Ézéchiel, du lien qui jusqu'ici
semblait unir indissolublement Yahvé au Temple de Jérusalem. En voyant la Gloire de Yahvé quitter
le Temple pour rejoindre la communauté en exil, Ezéchiel voyait du même coup s’effondrer ce sur
quoi sa vie de prêtre et toute la vie de la nation prenait appui. Bouleversé, il a saisi que l’avenir
d’Israël, dans sa relation d'Alliance avec Yahvé, ne dépendra pas du rétablissement de ses
institutions religieuses et de son culte, mais essentiellement du renouvellement intérieur qui pourra
l'animer et de la spiritualisation de toutes les données religieuses traditionnelles. Il faut promouvoir
une religion du cœur, animée du dedans par l'esprit même de Yahvé.
L’influence d’Ezéchiel
Ezéchiel se situe à la jonction de différentes zones d’influence. Il est tributaire de ses
prédécesseurs prophètes, mais aussi du courant sacerdotal (en particulier de celui qui a donné
naissance probablement à l’époque de Josias à la "loi de Sainteté" : Lv 17-26). Par ailleurs, en
exil, il intègre dans sa synthèse doctrinale certaines expressions de la pensée religieuse et de la
culture babylonienne. Pluraliste par ses attaches, il l’est aussi par son influence. Son enseignement,
dès l'exil et au-delà, sera abondamment lu et commenté (d’où les surcharges déjà au niveau du
livre) dans des sens très différents. La plus originale et la plus importante des utilisations
ultérieures du livre d'Ézéchiel sera faite dans le cadre de la littérature apocalyptique, dès le 2e
siècle avant J.-C. surtout. Les auteurs d'apocalypses, notamment celui de l'Apocalypse de Jean
dans le NT, s’y réfèrent abondamment. En fait, l'influence d'Ezéchiel sur le NT se concentre surtout
dans ce livre. "Par l'importance toute nouvelle qu'Ezéchiel accorde à la vision, par son goût des
horizons immenses devant lesquels s'agitent d'étranges personnages, par l'attention qu’il met à
scruter un avenir de plus en plus lointain, Ezéchiel est la source dont ont jailli l'exubérante
littérature et la subtile pensée apocalyptiques." Sur le judaïsme en formation l'influence d’Ezéchiel
sera déterminante et proprement fondatrice, de par la place prépondérante qu'y occupent le
Temple et la Loi.
Sœur Loyse Morard
Monastère Notre-Dame
Ermeton-sur-Biert

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