On peut "crever"…

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On peut "crever"…
On peut "crever"…
Un réquisitoire. Non pas un plaidoyer.
Non, je ne défendrais pas ce qui me parait indéfendable. Une cause perdue d'avance pour
moi, bien que, à notre époque, une majorité de personnes la tolère voire la justifie.
Ce sera un réquisitoire contre la bassesse humaine, celle dont la plupart s'en
contrefichent, celle qu'ils évacuent au plus vite en faisant l'autruche, celle qu'ils ne veulent
pas voir et qui pourtant, oui pourtant, un jour, peut leur "tomber" dessus au moment où
leur crépuscule s'annonce…
Ma tante…
Bien longtemps que je n'ai eu de ses nouvelles ! Va falloir que je me "bouge". A près de
95 ans, bien qu'elle ait toute sa tête, elle n'a plus de jambes, le fauteuil roulant lui sert de
voiture… La situation semble résumée et inéluctable…
"Trois dans la chambre ?" me suis-je entendu répondre au téléphone, interloqué au
possible.
"Oui deux ou trois"
"Mais ne peut-elle pas avoir une chambre seule ?"
"Oui, mais il faut payer".
Tout est dans cette phrase laconique. Froid dans le dos, un froid glacé le long de mon
échine…
Ma tante va finir dans un mouroir. Elle est née en 1917, quand mon père a commencé à
fumer à l'âge de onze ans lorsque les Austro Hongrois on envahi l'Italie du Nord. Bataille
du Piave…
Quatre vingt quinze ans cette année. La seule survivante de la famille, côté de ma mère.
Elle est dans un fauteuil roulant à cause de ses jambes mais elle a toute sa tête. Une tête
claire, propos concis et justes. Si je lui téléphone, j'en suis certain, elle va se mettre à
pleurer…
"Elle ne retourneras pas chez elle ? Tu en es sûre ?"
"Non, elle ne retournera pas, elle ne peut pas se gérer seule à son âge".
Ma cousine est catégorique.
"Et son fils ?"
"Ma fois. Je n'en sais rien"…
Difficile de s'occuper d'un proche qui est grabataire, même si c'est ta mère. Son fils, mon
cousin va avoir cela sur sa conscience à moins que celle-ci ne s'en soucie. Personne ne
peut juger. Pourtant il me faut spécifier que certains de mes proches se sont occupés de
leur mère invalide. Ma femme par exemple. Comme quoi, tout est possible.
Une décision individuelle. Si l'on avait dû compter sur mon beau frère, ma belle mère
aurait sans doute connu le même sort que ma tante.
Oui, un froid glacé me parcours l'échine. Assis dans le fauteuil du bureau, pensif, je n'ose
m'imaginer. Et pourtant.
Comme un testamentaire avant de signer, le notaire vérifie toujours si la personne est
"mens sana in corpore sano", une âme saine dans un corps sain…
Pour l'instant, je suis encore "mens sana in corpore sano". Et ma pensée vogue.
Un couloir vide, peinture jaune délavée sur une demi hauteur, blanc au dessus, une
ébauche de liseré séparateur bleu ciel effacé par endroit, lumière blafarde s'éjectant d'une
ampoule crasseuse sans lustre. Tomettes rouges hexagonales pavant le sol quelque peu
ébréchées. La totale.
Des interjections de ci de là, émanant de chambres inutiles à dépeindre. Une sorte de
mouroir où les vieux sont parqués. Parqués.
Conséquence volontaire ou involontaire de ce qu'ils ont semés dans leur vie, ou tenté de
semer. Veufs, sans enfants, veufs avec enfants dont ils ne se souvenaient même pas leur
existence, pères ou mères de chômeurs dans l'impossibilité de s'occuper d'eux. Voire,
sans doute, géniteurs d'une progéniture plus ou moins aisée mais à cent lieues de se
douter de la situation où même de ne s'en préoccuper. Souci évacué de leur esprit, se
faisant bonne conscience se concoctant des prétextes pour justifier de l'abandon, oui
n'ayons pas peur du terme, de l'abandon de leur parents.
L'hospice.
Qui a envie de terminer sa vie dans un hospice ? Inutile d'effectuer un referendum pour
connaitre la réponse. En somme, des vieux jetés dans le caniveau, abandonnés comme
de vulgaires animaux dont les propriétaires partent en congés, ne voulant s'embarrasser
d'une charge qu'ils considèrent comme lourde.
Charge lourde ? La roue tourne et sans doute ce seront eux qui prendront la relève dans
quelques années, à moins que le capital amassé durant leur vie ne leur permette de "se
payer la bonne"…
Dure cette dernière phrase. Cela sous entend que la bonne, elle, ira à l'hospice ?
Non, si sa progéniture a une autre conception de la vie, de la famille, de l'amour qu'une
mère et un père leur a donné dans leur jeunesse.
Une image revient souvent dans mon esprit. Image forte, que certains prendrait avec une
franche rigolade. Pauvres certains. Imperfection humaine, on trouve de tout sur terre. Ils
ne se rendent pas compte. Cette image, je la trouve terrible. Dois-je la décrire ?
Obligatoire. Obligatoire si l'on veut comprendre ce qui vagabonde dans mon
subconscient…
En poussant de petits jappements, un octogénaire sort de ce qui pourrait s'appeler
watercloset. Sans doute atteint d'une maladie qui défraie la chronique en ce moment, il
n'est absolument pas conscient de son état. Il bifurque dans le couloir sinistre. Je l'imagine
distinctement et cette vision me glace le sang. D'autres, jeunes sans doute, se "fendraient
la pêche". Leur QI certainement pas au mieux de leur forme, mais plutôt nettement en
dessous de la moyenne.
La vision me poursuit. Déchéance de la chair, de l'esprit, vieillesse qu'à tu fais de mon
corps ?
Il est là, le pantalon, sur les chevilles, déambulant ce couloir qui ne serait même pas digne
d'une entrée d'HLM crasseux.
Vous imaginez bien que je ne vais pas entrer dans de plus amples détails pour cette
description. Qui veut, s'enhardisse et imagine. Quant à moi, je m'arrête là…
S'arrêter là. Facile à dire. Pas facile à faire. Personne, sur terre, ne peut oublier qu'il n'a
qu'un père et qu'une mère.
Laisserais-tu ton père ou ta mère mourir dans des conditions inhumaines ? Oui me diras
tu s'il est atteint d'Alzheimer ! Il ne se rend compte de rien ! Drôle de raisonnement. Auras
tu alors la conscience de te remplir le ventre, profiter de la vie avec de belles vacances,
bronzer sur de belles plages devant une eau turquoise alors que ton géniteur (ou trice) se
meurt dans un coin sordide ? N'auras tu pas une arrière pensée qui te titillera le cerveau ?
En tous les cas, je préfère être dans ma peau que dans la tienne. J'ai déjà "donné". Ou
plutôt ma femme a déjà donné. Moi, je m'occupais d'aller au travail pour ramener la
pitance, je ne pouvais être au four et au moulin. Ma conscience est claire de ce côté-là.
Je souhaite pour qui lira ces lignes, et dans la mesure où il serait (conditionnel) dans une
situation similaire, qu'il en soit de même pour lui. Vous me direz que les plus grands
dictateurs, les voyous de la pire espèce ont leur conscience pour eux…
Bormes fin 2012, repris en juillet 2013, prolongé fin 2015.
Prolongé…. Drôle de terminologie pour spécifier qu'une prose se poursuit. Il s'en est
écoulé de l'eau sous les ponts depuis "la reprise" de juillet 2013. Je ne résiste pourtant
pas à vous insérer ci après "un conte" que j'ai trouvé sur internet il y a quelques jours. Je
l'ai trouvé si parlant que le mérite s'en est imposé à mes yeux. L'italique évitera de le
confondre à la mienne. Ceci dit sans aucune connotation…
Cela faisait vingt ans que je conduisais un taxi pour gagner ma vie.
Lorsque je suis arrivé à 2 h 30 du matin, l'immeuble était sombre, excepté une simple
lumière dans une fenêtre du rez-de-chaussée. Dans ces circonstances, plusieurs
chauffeurs auraient seulement klaxonné une ou deux fois ; attendu une minute et seraient
repartis.
J’ai trop vu de gens démunis dépendant des taxis comme seul moyen de transport. Donc,
sauf dans des situations à risque, je me suis toujours rendu à la porte de mes clients.
Cette cliente pourrait bien être quelqu'un ayant besoin de mon aide. Alors, j'ai marché
jusqu'à sa porte et j'ai sonné.
"Une petite minute", a répondu une voix frêle d'un certain âge.
Je pouvais entendre quelque chose qui était traîné lentement sur le plancher. Après une
longue pause, la porte s'est ouverte.
Une petite femme dans les 80 ans se tenait devant moi.
Elle portait une robe imprimée et un chapeau sans bord avec un voile épinglé dessus,
comme quelqu'un sorti d'un film des années 40. À ses pieds, il y avait une petite valise de
cuir usagé. L'appartement était sombre comme si personne n'avait vécu dedans depuis
des années.
Tous les meubles étaient recouverts de draps. Il n'y avait pas d'horloges sur le mur, pas
d'objets de décoration ni de bibelots sur les étagères. Dans le coin, il y avait une boîte de
carton remplie de photos.
"Voudriez-vous porter mes bagages à votre voiture, s’il vous plaît ?" a-t-elle demandé.
J'ai transporté sa valise jusqu'au taxi, puis je suis retourné vers elle. Elle a pris mon bras
et nous avons marché lentement vers le taxi. Elle continuait de me remercier pour ma
gentillesse.
"Ce n'est rien"', lui ai-je répondu.
"J'essaie simplement de traiter mes passagers de la façon dont je voudrais que l’on traite
ma propre mère".
"Vous êtes un bon garçon" me répondit-elle.
Nous sommes montés dans le taxi puis, m’ayant donné une adresse, elle a demandé :
"Pourriez-vous me conduire en ville ?"
"Ce n'est pas le chemin le plus court !" lui ai-je répondu.
"Oh, ça ne me dérange pas" me répondit-elle, "Je ne suis pas pressée, je me rend dans
une maison de retraite".
Je l’ai regardé dans le rétroviseur. Ses yeux humides brillaient et elle a ajouté :
"Il ne me reste plus de famille et j’ai entendu le docteur dire que mes jours étaient
comptés".
J'ai arrêté le compteur et je l'ai écoutée. "Quelle route voudriez-vous que je prenne ?" lui
ai-je demandé. Pendant les deux heures suivantes, nous sommes allés en ville. Elle m'a
montré les édifices où elle avait travaillé jadis, comme opératrice. Nous sommes allés
dans le quartier où elle et son mari avaient vécus quand ils étaient jeunes mariés. Elle m'a
fait arrêter devant un vieil entrepôt qui avait été autre fois, une salle de danse. Elle s’y
rendait souvent pour danser quand elle était jeune fille.
Parfois, elle me demandait de ralentir devant un immeuble particulier ou de m’arrêter à un
coin de rue. Là, elle fixait la noirceur du quartier ; ne disant rien.
Plus tard, vers le déclin du soleil, elle a soudainement dit :
"Je suis fatiguée maintenant, allons-y."
Nous sommes allés en silence jusqu'à l'adresse qu'elle m'avait indiquée. C'était un édifice
bas, comme un petit foyer de convalescence, avec un chemin qui passait sous un
portique. Deux infirmiers se sont approchés du taxi dès notre arrivée. Soucieux et
prévenants, ils surveillaient chacun de ses mouvements. Ils devaient l'attendre depuis un
bon moment.
J'ai ouvert le coffre de la voiture et porté la petite valise jusqu'à l’entrée. La vieille dame a
été installée dans une chaise roulante.
"Combien je vous dois ? A-t-elle demandé en cherchant dans sa bourse.
"Rien du tout".
"Mais vous devez gagner votre vie !"
"Il y aura bien d'autres passagers". lui répondis-je en souriant...
Machinalement, je me suis penché vers elle et l'ai serré dans mes bras.
Essuyant discrètement une larme, elle me dit :
"Vous avez donné à une vieille femme un petit moment de joie, merci."
Je lui ai fait un signe de la main, puis je suis reparti vers mon taxi, sous la faible lueur des
lampadaires. Derrière moi, une porte s'est refermée…
Ce son résonne dans ma tête comme la fermeture définitive d'une vie.
Je n'ai pas pris d'autres passagers ce jour là. J'ai conduit sans but, perdu dans mes
pensées. Pour le reste de la journée, je pouvais difficilement parler.
Et si cette femme avait pris un chauffeur pressé qui était impatient de finir sa journée de
travail ?
J’aurais même pu refuser cette course, ou j’aurais pu klaxonner une fois, puis repartir.
En ressassant ces évènements, je me dis que je n’aurais pas pu faire quelque chose de
plus important dans ma vie. Nous sommes souvent conditionnés à penser que nos vies ne
tournent qu’autour de grands évènements. Mais de grands moments nous attendent sans
que nous les prévoyions. Des moments magnifiques que d’autres peuvent trouver sans
intérêt.
Les gens peuvent oublier ce que vous avez fait ou ce que vous leur avez dit. Mais ils se
rappelleront toujours comment vous leur avez fait comprendre qu’ils existaient. La vie n’est
peut-être pas toujours le ‘’grand bal’’ que nous espérions, mais puisque que nous y
sommes invités, prenons donc le temps de ‘’bien danser’’…
Que peut-on rajouter ?
Rien. Si ce n'est une vague sensation de rancœur. Une rancœur qui m'envahit peu à peu.
Dans quelques temps ce sera sans doute moi qui serai dans le taxi…
Surtout, ne jetez pas la boite en carton que vous trouverez dans le coin…
Non ! Ne la jetez pas ! Je viens de l'ouvrir. Et je poursuis mon histoire…
2012, 2013, 2015 et maintenant 2016. Qu'importe.
Une belle peinture apparait lorsque le couvercle de la boite s'est soulevé par inadvertance,
sans doute un courant d'air. Une toile parmi les photos…
Et je me souviens. C'était une toile de Marie Rose. Je l'aime beaucoup Marie Rose. Je
voudrais lui dédier quelques lignes…
La peinture de Fra Angelico éclaboussa de sa splendeur les prunelles de mes yeux.
Pourtant, nous n'étions pas à la chapelle Sixtine.
Fra Angelico… Non, ce n'était pas Fra Angelico.
Mais le travail de recherche effectué par une illustre inconnue, peintre à ses heures, dans
le cadre de cette exposition, m'a paru fantastique. J'étais en admiration devant cette toile.
Et la chapelle Sixtine, rêve imaginaire de mon subconscient, s'était transformée en une
vaste salle, où pendaient sur des supports prévus à cet effet, une quantité non négligeable
de tableaux et aquarelles destinés à la contemplation des visiteurs que les organisateurs
espéraient nombreux.
Le style de la toile me rappelait vaguement celui d'un ami peintre à qui j'avais monnayé
deux de ses œuvres. Ce n'était pas lui qui m'avait invité à venir me rendre à La Londe les
Maures, vieux village Provençal de la côte Varoise, visiter "le printemps des peintres". Et
pour cause. Lui, Jean Lou, avait migré ailleurs il y a un certain temps déjà et ne faisait pas
partie de ces peintres amateurs. Lui, vivait de ses toiles.
Non, c'était Marie Rose, une amie et sœur spirituelle, une personne for aimable, quelque
peu âgée qui, une décennie déjà, commença à barbouiller tout un assortiment d'objet
pouvant supporter de la peinture à l'eau ou à l'huile. Même des chaussures ! Il faut bien
occuper son temps…
"Marie Rose, je suis fort content de ton invitation. Promis, avec Ketty nous irons voir".
Ce qui fut dit, fut fait.
Un panel de toiles était soumis au vote des visiteurs. Il fallait élire le tableau de ce
printemps des peintres. Sur le pourtour de la salle les œuvres candidates numérotées
soumis à l'approbation de tout un chacun. Au centre, les œuvres ne participant pas au
concours, avec le nom des artistes. Pour un amateur aguerri, les styles étaient facilement
reconnaissables, et nous avons reconnu, sans peine, celui de Marie Rose.
Après un ultime tour d'horizon, nous quittâmes, juste à la fermeture, la salle Yann Piat, la
salle des fêtes de ce village Méditerranéen.
Mais Marie Rose ne peignait pas que des toiles ! Non, Marie Rose avait inventé une
nouvelle méthode de prédication. Sans entrer dans le détail, le but était d'attirer l'attention
des personnes sur le livre le plus connu de toute la planète, la Bible.
Je ne ferai pas, ici, l'apologie de la religion, à chacun sa recherche. Toutefois je dois dire
que sa trouvaille était géniale. Il suffisait, dans un premier temps, lors de promenade le
long de nos plages, de ramasser des galets plutôt plats et assez gros, pour qu'ils puissent
contenir des versets bibliques.
Commençait alors tout un travail. Nettoyer les galets, les vernir, inscrire des versets au
dos de ceux ci. Une technique qu'elle seule pouvait développer.
Quand tout était prêt, avec une autre sœur que j'appellerai Eléonore, elles s'installaient sur
une esplanade, celle d'un château fort connu dans notre localité de Bormes les Mimosas.
Sur le parvis très fréquenté par les touristes, surtout l'été, elles déposaient ces galets sur
un muret dominant le village.
Naturellement, tout un chacun était attiré par ces pierres travaillées. Et là, la discussion
pouvait commencer.
Sacré Marie Rose. Ce devait être dans les années 2010…
Et le temps a passé me ramenant à l'été dernier (2015), début juillet, lorsque Marie Rose
voulu et fît une exposition de ses toiles sur le bord de mer du Lavandou dans les
dépendances de l'Hôtel Beau Rivage.
Nous lui avions dit pourtant. Cela va te fatiguer, à ton âge. Qui va t'aider à installer les
peintures, comment les transporter…
Nous avions remarqué une certaine déchéance de ses capacités, l'âge n'étant pas
étranger.
L'exposition dura quelques jours. Des visiteurs, plus ou moins nombreux, que je ne pourrai
chiffrer, se succédèrent. En vérité nous profitâmes du dernier jour, une heure avant la
fermeture, pour la gratifier de notre présence.
"Comment vas-tu débarrasser l'expo ?"
"C'est Aurélien qui va m'aider"
Inutile de préciser dans ces lignes que je pensais déjà que notre gentille Marie Rose était
une femme qui, a son âge, ne pouvait plus rester seule dans la vie. Ses gestes étaient
parfois hésitants. Elle oubliait quelque peu le quotidien…
Elle avait de la chance. Sept enfants et quatorze petits enfants… Une sacrée famille. Mais
que valait-elle sa famille ? Faudra bien, pensais-je, qu'ils s'occupent de leur mère…
Leur mère. Une autre de nos amies s'en occupait. Et elle nous racontait parfois les
avatars. Inutile de vous en faire un listing. Perte de mémoire, levers milieu de nuit,
dédoublement de la personnalité, sorties intempestives à des heures indues se retrouvant
sur le parking de l'immeuble avec la valise pour un départ hypothétique. Pourtant, la
majorité du temps, elle était lucide. Cela ne suffit pas. Une perte de mémoire ne serait-ce
qu'une heure par jour, et votre vie bascule. Une heure, autant dire une éternité pour une
personne sujette à ce genre de maladie…
Que peut-on faire ? Des discussions épiques entre sœurs à propos de Marie Rose. Perso,
il y avait bien longtemps que j'avais conclu. Soit l'un de ses enfants s'en occuperait,
soit……….
Pour résumer, mais je n'ai plus la force de parler de ces choses, elle s'est retrouvée dans
un établissement spécialisé. Et j'ai comme l'impression qu'elle va y rester un certain
temps. Oui, nous nous sommes aperçus de la dégringolade rapide. Depuis, juillet à la fin
de l'année dernière, cela a été d'une vitesse prodigieuse.
De temps en temps elle "remonte". D'une démarche à l'équerre, elle s'est redressée. Lors
de notre dernière visite, elle nous a montré l'apparence d'une mamie bien dans sa peau,
alerte, bien vêtue. Sans doute le passage du pavillon "soins" au pavillon "retraité" n'a pas
été étranger à la "manœuvre", l'établissement faisant les deux distinctions.
Quid des enfants ? On ne peut pas dire qu'elle soit complètement abandonnée. Ils
s'occupent de ses papiers, ils s'occupent de lui trouver un établissement où elle pourrait
finir ses jours. Mais Marie Rose veut un établissement où l'on accepte les animaux. Une
chatte qui l'accompagnera comme elle l'a accompagné jusqu'à présent. Pas facile
lorsqu'une histoire de budget s'en mêle !
A vous de la continuer ! L'histoire bien sûr.
Que vas t'il advenir de notre Marie Rose ? Je ferme les yeux. Je n'ai plus envie de les
ouvrir sur ce monde impie. Combien y a-t-il de Marie Rose dans ce monde ? Une peur
m'envahi. Je ne veux pas y penser. Je ne voudrais pas terminer comme ces personnes
abandonnées à elles mêmes. Je ne veux pas savoir ce qu'il adviendra de ma carcasse.
L'autruche. Oui je fais l'autruche. Mais une autruche qui pense.
Deux possibilités. Une vieillesse consciente, une inconsciente. Inconsciente dans le sens
du terme où rien ne peut m'arriver puisque je ne me rends compte de rien. Mes neurones
fatigués ne "percuteraient plus"… Comme pour Marie Rose. Dans l'inconscience, je m'en
remets à celles ou ceux qui auraient encore un peu de considération pour moi. Il devrait y
en avoir…
L'autre possibilité, celle ou mon QI ne serait pas trop altéré, m'enchanterait plus. Là
encore deux dénouements envisageables. Et encore une question de moyens. Je les ai où
je ne les ai pas. Les moyens, vous avez compris. Dans la vie c'est toujours une question
de moyens…
Et je n'ai plus envie de combattre pour ces moyens. Alors, comme le bouchon flotte sur
l'eau, j'essaierai de flotter encore un peu sur la vie… Tant que Dieu me prête vie comme
l'on dit… Et qui vivra verra…