LA BELLE DE CADIZ

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LA BELLE DE CADIZ
 LA BELLE DE CADIZ de MOHAMED ROUABHI MAMAN Au téléphone. Ouais ben écoute, j’aurais préféré que tu le fasses, hein, maintenant bon c’est comme ça c’est comme ça qu’est‐ce que tu veux que je te dise, je suis là maintenant je vais le faire Oui Oui je t’ai dit oui Non je les ai pas là sous la main je suis en train de te parler là Oui je marche je parle en marchant oui et alors Non je suis pas énervée non je parle en marchant c’est tout Mais oui ils sont là je te dis ils sont sur la table les papiers de vente de la maison ! Mais oui bordel ils sont devant moi ils sont sur la table putain ! Tu me poses quinze fois la même question qu’est‐ce que tu veux que je te Non je vais pas heu je vais pas non. Après, tout à l’heure Oui oui je t’écoute Quoi ? Non. Non. Ben non heu non non c’est plus pareil, je suis désolée, heu c’est plus la même chose, heu, tu me dis maintenant qu’il faut que j’attende, hein, tu me dis que tu veux venir je sais pas quoi qu’il faut que j’attende que tu viennes je comprends rien à ce que tu veux, un coup tu me dis, tu me dis qu’il faut absolument que je sois là c’est pressé hein, et je me démerde avec mon boulot pour venir alors que tu sais bien que c’est difficile pour moi de venir jusqu’ici, bon, j’arrive à me démerder pour être là, hein, pour être là aujourd’hui, hein, pour pas te mettre dans la merde, alors que t’aurais pu aussi bien les envoyer en recommandé ces papiers hein t’as pas voulu, non toi t’as voulu que je vienne jusqu’ici, hein, et tu sais très bien, tu sais très bien ce que tu me demandes quand tu me demandes un truc comme ça, hein, tu sais très 2 bien ce que ça représente pour moi comme effort pour faire ça, hein, pour venir jusqu’ici, hein, jusque dans cette baraque, là, et maintenant, hein, maintenant que je suis là, ça y est t’as décidé autre chose ! Si t’as décidé autre chose ! T’as décidé autre chose !... t’as décidé de me faire chier ! Elle raccroche. Un temps. Le portable vibre. Elle fait des mouvements avec ses bras et sa tête en respirant lentement comme pour se calmer. Le portable vibre de nouveau. Elle décroche. Oui. Oui je suis calmée c’est bon. Oui je vais le faire. Non ça va. Ça va je te dis. C’est mieux comme ça je t’assure t’as pas besoin de venir jusqu’ici je me débrouillerai toute seule ne t’inquiète pas. Et on se verra pour Noël. Mais oui je viendrai ne t’inquiète pas. Michel, oui j’ai vu. C’est gentil. Ben non je vais pas la boire toute seule. On se l’ouvrira quand je reviendrai. Mais oui. Ne t’inquiète pas. Allez. C’est bon. Arrête de pleurer. C’est bon. C’est là où t’as mis les post‐it c’est ça ? D’accord. D’accord je le fais. Et dis‐moi y’a une valise aussi là c’est quoi ? Des affaires à moi ? Mais ça vient d’où t’es sûre que c’est à moi ? Ah bon ? Bon. 3 Ben je vais regarder alors. D’accord. Je t’embrasse. Oui maman moi aussi je t’embrasse. Allez. Oui. Oui je te rappelle. Oui. Au‐revoir. Au‐revoir Elle raccroche. Je sais pas pourquoi je m’énerve comme ça. Elle ouvre la valise. 4 MOI Pendant que je suis en train de marcher, j’entends derrière moi ma mère qui m’appelle qui me dit CLAIRE ! ATTENDS ! TA BLOUSE ! Je suis en train de marcher. Je suis dans la rue. Je travaille dans une boulangerie. C’est ça. Ma mère me dit bon heu… Claire heu… bon cette année tu sais on ne part pas à cause de ton père tu sais tu comprends enfin tu t’en doutes bien que c’est pas possible de partir cette année tu le vois bien je pensais après Noël ou je sais plus quand oui c’était au mois de janvier je pensais que ton père en aurait pour un ou deux mois maximum mais là ça va pas ça va pas du tout je sais pas comment on va faire si ça continue comme ça je… Un temps. … je… Un temps. Ce que je suis en train de faire c’est que j’ai 14 ans et que je tiens ma mère dans mes bras dans la cuisine et que ma mère pleure dans mes bras. Un temps. Alors je travaille dans une boulangerie. C’est ça. Mon père est à la maison. Il est couché depuis quatre mois maintenant depuis son accident de travail. Il respire dans une espèce de masque. Il y a des bouteilles près du lit dans un charriot au‐dessus y a un appareil qu’il faut toujours laisser branché. A peu près tous les trois jours ma mère va chercher de nouvelles bouteilles et quand mon père est sorti de l’hôpital au début c’était une infirmière à domicile qui venait mais maintenant elle ne vient plus c’est ma mère qui s’occupe de tout. Cathy. L’infirmière s’appelait Cathy. Au début, quand Cathy venait à la maison changer les bouteilles d’oxygène, elle restait après. Elle discutait avec ma mère dans la cuisine. Elles parlaient en breton des fois. 5 Ma mère lui faisait un thé. Cathy restait là à attendre que le thé soit prêt. Elle était là. Assise. Elle faisait rien. Je la regardais. Elle me regardait aussi, sans rien dire, très profondément, très concentrée tu vois, comme si elle s’adressait directement à mon esprit avec son esprit tu vois. Elle souriait. Quand ma mère posait les tasses sur la table, elle lui demandait Vous voulez des gâteaux Cathy j’ai fait des gâteaux prenez un gâteau ça me ferait plaisir. Cathy souriait, avec ses lèvres elle mimait merci. Je la regardais quand elle avait pas les yeux posés sur moi. Je sais pas pourquoi, j’étais persuadée qu’elle s’appelait pas Cathy. Elle devait prendre ce nom‐là juste quand elle faisait l’infirmière. Mais quand c’était fini c’était fini elle terminait son boulot et tout de suite après y avait plus de Cathy elle était quelqu’un d’autre elle était je sais pas qui mais elle était quelqu’un d’autre que personne ne connaissait. Enfin j’imagine. Un temps Comme les acteurs Un temps Comme les putes Un temps Les putes quand elles rentrent chez elle, c’est plus des putes. Elles laissent tout dehors. Quand je vivais ici dans la maison on entrait par la cuisine y avait une porte là avant et dehors juste devant y avait la verrière et une planche par terre où on mettait les bottes. Un temps Ben c’est pareil. Un temps Des bottes, ça reste tout le temps dehors. Tu rentres pas dans la maison avec des bottes pleines de boue pleines de saloperies non. Ça reste dehors. Sinon tu salis tout. Un temps Je me rappelle plus très bien ça devait être deux ou trois jours après que je sois restée comme ça, debout, dans la cuisine, en tenant ma mère dans mes bras. Je me souviens très bien des sanglots de ma mère. Je veux dire la discrétion avec laquelle elle pleurait il fallait vraiment être collée à elle pour se rendre compte qu’elle était en train de pleurer. C’était comme si elle voulait pas faire de bruit comme si moi qui la tenais tout contre moi je devais pas recevoir une seule goutte je ne sais pas je peux pas dire que c’est juste de la pudeur ou je sais pas quoi bien sûr c’est de la pudeur mais c’est pas ça c’est autre chose c’est même pas moi. Ce que je veux dire c’est que s’il lui arrivait de pleurer seule par exemple ce serait exactement la même chose. Quelqu’un qui pleure et où t’aurais tout qui coule à l’intérieur. 6 Un temps. Oui. C’est ça. Deux trois jours quelque chose comme ça. Je suis allée chercher du pain et la boulangère me dit : ‐ Ta mère ça va ? ‐ Bof ‐ Et ton père ? ‐ Bof. Toujours pareil A chaque fois avant de parler quand elle avait un truc un peu désagréable à dire, elle faisait une espèce de grimace comme ça… Et elle inspirait de l’air entre ses dents Comme ça C’est moche Ah oui elle disait toujours ça aussi quand elle avait un truc désagréable à dire elle disait ça elle disait c’est moche. ‐ C’est moche. ‐ Quoi ? ‐ Ton père. C’est moche. J’ai parlé un peu avec ta mère. ‐ Ah bon ? ‐ Je lui ai proposé que tu viennes me donner un coup de main à la boulangerie quand t’auras fini l’école hein Claire ça te dirait de venir me donner un coup de main à la boulangerie cet été ? ‐ Je sais pas ‐ Ça te ferait des sous ‐ P’tête ‐ Réfléchis et tu me dis. Hein ? ‐ Oui. ‐ C’est pas tout de suite les vacances t’as le temps tu réfléchis et tu me dis hein ma grande ? Un temps. ‐
Tu sais que t’es devenue une bien belle goélette ma petite Claire ta mère peut être fière de toi tu sais quand je pense que je t’ai connue t’étais comme ça pas plus grosse qu’un pain de seigle ça te fait quel âge maintenant ma grande ? 7 ‐
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14 ans 14 ans déjà Doué Beniguet ! Ben le Bon Dieu t’a à la bonne tiens prends un Carambar tu fais bien attention à toi hein va pas te coltiner avec un garçon t’as un fiancé ? … Tant mieux tant mieux t’as bien le temps pour ça ma grande de par chez nous les vilains ils ont pas grand‐chose dans le cabochon hein ? Un temps J’ai commencé à la boulangerie plus tôt que prévu. En avril. En avril 1978. C’était prévu pour les grandes vacances normalement mais il s’est passé des choses entretemps. Ma mère était une femme avisée. Elle avait déjà inscrit mon petit frère à la mairie pour qu’il parte en colonie et moi je travaillerais à la Boulangerie de la Place pour qu’elle puisse s’occuper de papa parce que même si mon père guérissait de toute façon on pourrait pas partir cette année il serait trop faible il pourrait jamais conduire l’auto avec la caravane derrière jusque dans Les Landes comme tous les ans c’est pas possible tu comprends Claire on verra pour l’année prochaine mais cette année c’est pas possible. Hein Claire tu m’écoutes ? Claire ! Tous les ans on partait là‐bas dans les Landes on retrouvait des gens qu’on connaissait des gens qu’on avait connus là‐bas qu’on ne connaissait pas avant mais c’était pareil c’était comme si on les avait toujours connus comme s’ils avaient toujours fait partie de not’ vie. On allait dans le même camp de camping depuis des années on avait même fini par avoir le même emplacement tous les ans avec les mêmes voisins les mêmes conneries qu’ils finissaient par se raconter au bout de cinq minutes les mêmes conneries d’une année à l’autre ce qui avait bien pu se passer entre deux étés dans leur vie ça tenait entre deux doigts, debout, en short, une année entière qui brûle comme ça, une année que tu sors d’un paquet et que tu tiens comme ça, tu lui fais prendre un petit peu l’air, dehors, sous le auvent de la caravane juste avant de passer à table, une petite clope le temps d’une petite réclame pour une petite vie de merde ben le boulot ça a pas changé c’est toujours pareil tu sais on voit pas le temps passer on attend les vacances pour se reposer un peu quand même avant la retraite mais enfin bon c’est pas pour tout de suite hein les gosses y grandissent vite c’est pareil on les voit pas grandir mais bon un jour y faudra bien qu’y fassent leur vie aussi hein et pis ben y faudra bien à ce moment‐là que papa et maman y soyent là quand même pour aider un peu hein bon ben c’est comme ça hein c’est comme ça c’est c’est la vie qu’est foutue comme ça hein on n’y peut rien. 8 Un temps. Le premier matin toujours le premier matin qui suivait la première nuit il fallait se lever tôt sortir les valises ranger les vêtements sortir tout du coffre le ballon les raquettes les vélos sur le toit de la voiture finir de vider la valise ranger le maillot de bain les serviettes le savon pour la douche les produits pour le soleil se changer s’habiller avec les habits pour les vacances en s’enfermant dans la caravane devant la glace comme l’année dernière l’année dernière je m’étais dit que l’année prochaine cette robe je la remettrai mais là c’est foutu ça y est cette année c’est fini elle me va plus maintenant qu’est‐ce que je vais mettre pour sortir maman je vais mettre quoi j’ai plus rien tout est trop petit ne dis pas de bêtises ce short y te va très bien c’est même pas à moi ce short bon tu m’énerves allez ouste reste pas dans mes pattes sors de là je vais passer un coup de balai hou là là toute cette poussière qu’y a là‐dedans ! ‐ Claire tu m’écoutes ? ‐ … ‐ CLAIRE ! ‐ Oui. ‐ T’as entendu ce que je t’ai dit ? ‐ Oui maman. Ça sera pour l’année prochaine. C’est pas grave. Elle allume une cigarette. Un temps. Je rentrais de l’école tous les midis. Je ne déjeunais pas à la cantine d’ailleurs il n’y avait pas de cantine dans ce collège. Presque tout le monde rentrait pour manger le midi. Pour les autres, il y avait un car devant le portail tous les jours pour les emmener dans le réfectoire municipal. Là où y avait tous les gens qui travaillaient pour la mairie. Ils revenaient après manger. Ils étaient toujours en retard. Ils puaient la clope. Y en avait même qui sentaient l’alcool des fois. Elle écrase la cigarette. C’était le 17 mars 1978. Je rentrais de l’école. Comme tous les midis Je suis passée devant le PMU. J’ai regardé comme ça, machinalement. A l’intérieur tout le monde était debout sans bouger. Je me suis arrêtée. 9 Je suis restée sur le trottoir juste devant la vitrine. Comme ça. Je ne savais pas ce qu’il fallait faire. Je ne savais pas pourquoi je restais là, immobile, comme les autres, à attendre que quelque chose arrive de quelque part. Un homme est sorti du café. D’un coup, il était devant moi. Il avait la bouche ouverte. Il avait les yeux qui tremblaient. C’est un grand malheur qui vient de nous frapper aujourd’hui ma petite Claire. Un vrai drame. Il a secoué la tête plusieurs fois. Il a passé sa main dans mes cheveux. Il a dit : Ma pauvre petite Claire. Et puis il est parti. Voilà. Voilà comment ça se passe la mort, que je me suis dit. C’est ça. C’est comme ça la mort. C’est comme ça que ça se passe la mort. Il y a un grand silence et quand il y a un grand silence, on sait que c’est la mort. On sait qu’il faut s’arrêter pour laisser passer la mort qui vient faire ses courses chez toi. La mort traverse le monde des morts avec son caddie pour venir traverser le monde des vivants, traverser la mer, traverser la terre, traverser les champs et traverser la ville, traverser les rues, chercher le nom des rues, plisser les yeux pour trouver le bon numéro dans la rue et traverser le jardin devant la maison pour traverser la porte de la maison, traverser le couloir, monter les escaliers, trouver la chambre et traverser la porte de la chambre sans faire de bruit et au moment de traverser le corps et l’âme du corps caché sous les couvertures, la mort sort de sa poche une craie blanche, elle fait une croix à ta place, elle te pose délicatement dans son caddie et elle reprend la route dans l’autre sens jusqu’à sa place de parking, elle ouvre le coffre de sa grande voiture noire et là, elle te met à la place d’une autre croix dessinée sur la moquette et elle retourne ranger son caddie tout au bout d’un long serpentin de caddies. Et elle récupère sa pièce. Cling ! Un temps. Cling ! 10 Un temps. A chaque fois que tu entends Cling ! C’est que la mort et son caddie ont fait un long voyage pour venir chercher quelqu’un. En te frôlant presque. Un temps. Je marchais vers la maison. Je n’éprouvais aucune forme de tristesse. Je savais que mon père allait mourir. Je savais maintenant qu’il était mort. Je savais que la mort avait envoyé son émissaire, l’homme qui sort du café pour te dire à toi en te regardant droit dans les yeux les mots qu’il faut dire quand t’as ton père qui meurt au moment où tu sors de l’école pour aller manger chez toi. Je m’étais préparée à cette éventualité. Je l’avais retournée dans mon esprit plusieurs fois. Je l’avais laissée cuire lentement à l’intérieur en remuant tout ça la nuit, avant de m’endormir. Et le matin quand je me levais et que je prenais ma douche et que je me séchais, je continuais doucement à la remuer. Je l’avais ensuite égouttée. Je l’avais laissée refroidir pour la conserver dans un pot en verre. J’étais prête. J’avais collé une petite étiquette sur le couvercle du bocal. J’étais prête. Il manquait la date. J’étais prête maintenant à écrire la date et j’allais rentrer chez moi pour faire une croix moi aussi sur mon bocal. Cling ! Un temps. Ma mère était assise là. Dans la cuisine. Elle regardait la télévision. Elle ne s’est pas retournée quand je suis arrivée. J’ai fait hum hum. Et puis j’ai attendu un peu. Et puis au moment où j’allais refaire hum hum ma mère s’est levée. ‐ Il vient de se passer quelque chose de terrible. J’ai dit : ‐ Ah bon ? 11 Et je me disais qu’au fond j’avais de la chance de pouvoir apprendre la mort de mon père une seconde fois que peut‐être là j’aurais envie de pleurer pour faire tout comme il faut. ‐ Il vient de se passer quelque chose de terrible. ‐ C’est papa. ‐ Ton père ? Mais non chérie c’est pas ton père Dieu merci. C’est le bateau. ‐ Quel bateau ? A la télévision on entend les infos. Roger Giquel Bonsoir. Ah vraiment nous sommes trop gâtés et ça commence à suffire. Nous n’avons pas de pétrole, mais nous avons des pétroliers au large et qui s’échouent sur nos côtes bretonnes pour abîmer ce que nous avons de plus beau et ruiner la saison des pêcheurs. Nous ne sommes pas loin du record du monde de la pollution depuis ce matin, de la pollution marine en tout cas. Avec ce pétrolier libérien, dont l’armateur est américain et qui s’est échoué sur les récifs, à deux kilomètres au large de Portsall, sur la côte nord du Finistère. Quinze kilomètres de côtes seraient déjà pollués. Les fonds marins, les parcs à huîtres, sans parler du site touristique, sont touchés par la marée noire qui s’écoule, lentement parait‐il, mais surement, de deux des cuves du pétrolier. Ce pétrolier, c’est l’Amoco Cadiz. C’est le quatrième à endommager la Bretagne en onze ans. Avant lui, il y a eu : le Torre Canion, l’Olympic Bravery, le Bollen. Il circule en permanence 140 pétroliers de plus de 200 000 tonnes sur toutes les mers. Et la Bretagne en a assez d’en être la côte de ces naufrages, de ces gros bâtiments, le dépotoir du pétrole brut… 12 LE BORDEL Tout de suite ce fut un vrai bordel. Pendant des jours et des jours et les semaines et les mois qui suivirent ce fut un bordel colossal. Il y eut plein d’écoles qui furent fermées. Dans tout le département dans toute la région. Ils avaient besoin de tout le monde, tout le temps. Des femmes des hommes des vieux des enfants. De tout le monde. Même les morts sortaient des cimetières la nuit pour rejoindre l’armée des volontaires. Comme si c’était la guerre. Il fallait que tout le monde se mette à quatre pattes dans la mélasse pour aider à sauver je ne sais pas quoi je ne sais pas ce qui restait encore à sauver comme merde au milieu de ce merdier colossal. Ils étaient tous allés à PORTSALL. Tu parles d’un nom. PORTSALL. Un vrai bordel. Ils étaient tous là‐bas du matin au soir avec leurs bottes dégueulasses penchés toute la journée comme des vendangeurs pour cueillir des grappes de merde accrochées partout sur les rochers sur les pontons sur les épaves sur les coquillages pliés en deux pour ramasser les oiseaux crevés pour les foutre dans des incinérateurs géants à l’autre bout de la ville. T’avais des cadavres de phoques et de mouettes plein les bennes des camions, des camions qui venaient de partout ça faisait des kilomètres de camions qui se suivaient à la queue leu leu qui arrivaient vides et qui repartaient en roulant à tombeau ouvert avec la remorque pleine de merdes de mazout vers je ne sais quel putain de bled en prenant toutes les routes possibles qu’il y avait sur la carte tellement il y avait de camions putain les routes sont restées dégueulasses et défoncées comme ça pendant des mois avec toute cette merde qui était dans l’eau et qui s’est retrouvée sur les rochers et les algues et maintenant toute la merde qui était dans le sable et qui se retrouvait sur les routes collée aux pneus des bagnoles et des vélos tu marchais dans une ville à des kilomètres de ce merdier tu te promenais dans une galerie marchande tu regardais de belles choses à travers de jolies vitrines tu voyais de jolies robes de printemps avec des fleurs et la vendeuse souriait et elle sentait bon et tu rentrais chez toi tu ramenais de cette merde chez toi collée à tes chaussures tu savais même pas d’où ça venait comment ça se retrouvait chez toi bordel dans ta chambre dans 13 ton lit dans ta bouffe dans ta télé ta radio tous les jours c’était tout le temps la même merde partout t’en avais partout. T’avais des animaux aussi la nuit t’avais des chiens des chats errants la nuit qui se baladaient qui étaient curieux la journée qui regardaient ça de loin tout ce bordel qu’il y avait la journée et la nuit ils s’approchaient ils allaient là‐bas ils étaient attirés par les odeurs des animaux crevés ils allaient renifler sur la plage ce qui se passait ce que ça pouvait bien être que tout ce bordel et ils se mettaient à chercher un truc à bouffer ils fourraient leur nez dans les saloperies d’animaux crevés ils s’engluaient dans la merde ils foutaient leurs pattes dans la merde et ils restaient collés ils essayaient de se dépatouiller de cette étendue de saleté noirâtre et au bout d’un moment la peur commençait à leur monter à la gorge et plus ils gesticulaient plus ils sentaient la mort qui les retenait par les pattes et ils se mettaient à hurler on les entendait hurler la nuit putain la journée on entendait hurler les camions et la nuit c’était encore des hurlements et des types en blouses avec des bottes et des lampes‐
torches qui venaient en bagnole de nulle part sortir les animaux vivants qui étaient sur le point de crever parce que la mort ça continue à mourir la nuit ça ne s’arrête jamais tu sais ça ? J’avais commencé à la boulangerie tout de suite quand l’école a fermé j’étais pas allée avec eux là‐bas pour ramasser toute cette merde et la foutre dans ces putains de camions qui puaient la mort mais à la boulangerie aussi c’était comme partout les gens avaient que ça à la bouche ils avaient la même merde qui leur sortait de la bouche quand ils se mettaient à parler t’avais cette merde qui s’étalait sur leur visage qui se mettait à couler le long de leur vêtement qui descendait sur le carrelage de la boulangerie et qui se foutait sur le pain sur les confiseries qui devenaient noires sur les croissants sur les pâtisseries qui se mettaient à fondre et ils s’en foutaient ils continuaient ils continuaient à raconter leur merde jusqu’à ce qu’ils repartent de l’autre côté de la vitrine et que je n’entende plus qu’un gargouillis. Des gens venaient de partout de toute la France des gens qui n’avaient jamais voyagé jusque dans ce bled qui n’avaient même jamais habité au bord de l’eau des gens qui avaient l’habitude de passer leurs vacances ailleurs et qui venaient maintenant passer leurs vacances ici en mettant leurs bagnoles les unes derrière les autres sur la route qui les conduisait tout droit dans le merdier. Ils avaient passé leur temps devant la télévision avant de venir ils avaient pris le temps de s’imprégner de la merde un peu comme on apprend des mots étrangers quand on s’apprête à baigner dans une ville étrangère. Ils avaient pris le soin de retenir tous ces mots pour entonner l’hymne à la mort qu’on chasse avec des pelles et des râteaux. Un temps Il y avait ceux‐là. 14 Et il y avait tous les autres. Et tous ceux‐là finissaient par ressembler à tous les autres. Il y avait tant de gens. Mon Dieu. Il faut dire qu’il y avait tant de merde aussi. Suffisamment de merde pour contenter tout le monde. Faut croire que la merde qu’ils avaient déjà au fond d’eux, ils étaient incapable de s’en débarrasser tout seul. Qu’ils avaient besoin de se retrouver à plusieurs, en famille. De mettre en commun leur existence de merde pour se convaincre que leurs vies valaient bien moins que l’avenir de la côte bretonne. Qu’il fallait se serrer les coudes pour sauver leur paysage et leur environnement. Pour ne plus avoir à regarder autour d’eux le reflet de leur propre médiocrité. Alors que pour une fois, tout semblait si harmonieux, chacun avait enfin sa place et sa raison d’être dans ce monde noir et sale et puant. Un monde parfait. Il fallait sauver la nature. Pour sauver la nature humaine. La nature. Les rochers. Le sable. L’eau. Je suis debout dans la cuisine et je regarde les images à la télé. Et je me dis que les choses devraient toujours être comme on croit qu’elles sont. Pardon. Faut que je sorte. Faut que je me calme cinq minutes. 15 LA BELLE Elle chantonne. J’ai commencé à danser j’avais 4 ans. Même plus tôt je crois. Ma mère me disait que déjà dans son ventre j’avais la bougeotte. Elle en pouvait plus. Dès qu’elle mettait la radio, je commençais à gigoter. Même quand il y avait quelqu’un qui parlait ça y est j’étais obligée de me secouer dans tous les sens comme si on était en train de me piquer avec une aiguille pour les brochettes. Je dansais partout à la maison. Je dansais tout le temps. Quand j’ai commencé à aller à l’école c’était pareil. Je m’en souviens des fois comme çà en pleine classe la maîtresse parlait et je me levais, je dansais. Je sais pas pourquoi. Ça me venait. Tout d’un coup. Il fallait que je bouge. C’est ça en fait je devais être énervée des fois je devais piquer des crises de nerf et je me mettais à danser Elle chantonne. Elle ouvre la bouteille, elle remplit un verre. Elle boit. « Les filles sont volage ». On avait même été les voir Malicorne je me souviens avec mon père et Michel en revanche je ne me rappelle plus où. A Brest je crois. C’était loin en tout cas. 16 L’OISEAU Elle remplit un verre. Elle boit On n’avait pas le téléphone à la maison. Ma mère vient me chercher dans la cuisine elle me dit va appeler le docteur dis‐lui que c’est pour ton père dis‐lui qu’il vienne vite elle me donne des pièces. Je vais jusqu’à la cabine au bout de la rue et j’appelle chez lui. Après je reviens à la maison je dis à ma mère il est pas là sa femme m’a dit qu’il est chez Le Garrec. Elle me dit prends ton vélo va chez Michel vite va chercher le docteur il faut qu’il vienne tout de suite sinon ton père va mourir. Prends ta lampe de poche et mets ta capuche allez file ! C’était au moins à une demie heure de la maison fallait traverser deux patelins. Un temps. C’est là que je l’ai trouvé. Au milieu de la route. Il avait dû tomber d’un camion jamais il serait arrivé là tout seul. Il était encore vivant. Il ouvrait le bec. Il essayait de respirer. Avec ma lampe je l’éclairais. Dès que je passais la lumière sur sa tête, il bougeait. J’ai essayé de le prendre avec un bout de bois pour le mettre sur le bas‐côté. Mais j’y arrivais pas. Il était collé par terre avec le mazout. Avec le bâton j’essayais de forcer un peu en le mettant en dessous j’essayais de le décoller mais c’était pas possible. J’ai jeté le bâton. J’ai mis mes gants et je l’ai pris comme ça, avec mes mains. Au moment où j’ai réussi à le soulever il est mort. Y avait la moitié de son ventre qui était restée sur la route. Je l’ai lâché. Mes gants sont resté collés au goudron qu’il avait sur lui on aurait dit que ça lui faisait des petites ailes. Je suis remontée sur mon vélo et je suis repartie. En revenant avec le docteur dans sa voiture, je lui ai demandé de ralentir là où j’avais trouvé l’oiseau. Il m’a même pas répondu ce connard. Quand on est arrivés à la maison il m’a juste dit « Ta mère va te mettre une raclée. Ça coûte cher des gants » ‐ Qu’est‐ce que je dois faire ? ‐ Fais ce que tu veux. Mais je serais toi je mentirais pas. ‐ J’ai pas l’intention de mentir. ‐ Alors c’est bien. Les enfants qui mentent vont pas au Paradis. ‐ J’ai pas l’intention de mourir non plus. 17 ‐
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Alors c’est bien. Ne meurs pas. Ta mère va encore avoir besoin de toi. Sors ton vélo du coffre tu vas me dégueulasser la moquette. Fais voir tes mains. Qu’est‐ce qu’elles ont mes mains ? Hum. Elles puent. C’est pas vrai je l‘ai pas touché c’t’oiseau j’avais mes gants. C’est pas le mazout que ça sent Claire. C’est la mort…. La mort… 18 PLOGOFF JOHANN Oh oh oh Michel ! MICHEL De quoi .. ? JOHANN T’arrête un peu avec ton flipper là ! MICHEL Dis‐donc Johan si on t’écoutait on ferait rien avec toi on en serait encore à Cro‐
Magnon. Bon sang mais c’est ça, c’est ça le monde, c’est ça le progrès, c’est ça l’homme, c’est comme ça que les choses elles arrivent à avancer et elles arrivent en même temps à nous faire avancer nous, ça fait partie de l’évolution de l’homme ça, c’est normal, hein, alors on peut pas dire en même temps on profite des choses, hein, et en même temps c’est pas bien, on peut pas comme ça dire qu’on va tout arrêter maintenant, qu’on va arrêter de jouer au flipper, qu’on va arrêter de construire des bagnoles, qu’on va arrêter de se chauffer, qu’on va, heu, ché pas moi, tu comprends ? C’est tout un système ça. Tiens je te prends un exemple. quand t’as des bateaux comme ça qui se coupent en deux carrément devant les côtes parce qu’ils ont pas le choix ils sont obligés des fois de passer très près, hein, et ben on dirait alors non, ben nous on veut plus, on va se démerder mais nous on arrête avec ça, on veut plus de ça chez nous, c’est trop dangereux, c’est polluant … Salut les gars ! Le problème tu vois, c’est qu’on n’a PAS LE CHOIX. Tu comprends ? Bien sûr que t’auras toujours des morts sur la route, c’est évident. Est‐ce qu’on a arrêté de construire des bagnoles ? Hein ? T’as des gars qui meurent dans des mines parce qu’ils choppent la maladie du charbon hein, est‐ce qu’on a arrêté d’extraire du charbon ? Hein ? Ben non. Et tu sais pourquoi ? Attends j’ai pas fini Tu sais pourquoi ? Parce que c’est ce que je te disais au début, hein, on en revient à ce que je te disais au début quand je te disais que, que tout ça, hein, tous ces progrès qu’on a fait pour faire bon, hein, que l’homme, partout dans le monde hein je parle pas que pour nous ici en Bretagne en France enfin dans les pays riches tu comprends, je parle pour tout le monde‐là, pour la planète entière, pour les humains si t’aimes mieux, hein, et ben ces progrès, là, qui profitent à tout le monde, hein, c’est impossible que ça soit pas douloureux, à un moment ou à un autre, tu comprends, c’est impossible qu’on ne paie pas le prix de ça, hein, c’est terrible, c’est terrible à dire, mais c’est la vérité. 19 JOHAN Toi t’es philosophe toi, hein. Ben si, si, si, tu parles comme si tu prenais de la hauteur, hein, c’est comme ça, le monde est comme ça, on n’y peut rien, au nom du progrès on doit tout accepter, tout le monde en profite… Si. Si ! C’est ce que tu dis j’suis désolé. Tu dis heu, tu dis, les carottes sont cuites, y’a que ça à bouffer les gars, alors heu, bon, soit vous les bouffez, hein, soit vous crevez. Vous avez pas le choix. C’est ça que tu dis. Toi tu dis vous avez pas le choix. Ben moi j’suis désolé, mais moi je veux avoir le choix. C’est‐à‐dire que moi, moi je veux qu’on revienne au moment où je sais pas ce qui s’est passé, mais, on n’était pas à la table des négociations. Tu vois ce que je veux dire. Attends attends attends. J’ai pas fini. Elle le boit d’un trait le second verre Y a un truc qui s’est passé à ce moment‐là, y a un truc qui s’est décidé à ce moment‐
là, on n’était pas là. Ceux qui étaient là, hein, les patrons qui étaient là, pour eux y avait pas de problème. A la base ils étaient tous d’accord, hein, ou du moins ils avaient tous à peu près les mêmes intérêts chacun de leur côté à ce qu’ils trouvent un accord. C’est ça qui s’est passé. A ce moment‐là, TOUS ceux écoute‐moi bien c’est important ce que je vais dire si si, tu vas voir, TOUS CEUX, tous les autres, tous ceux qui n’étaient pas là, c’était NOUS, c’était tous ceux qui TRAVAILLAIENT pour les patrons qui étaient là, autour de la table, en train de refaire le monde derrière not’dos, quand je dis refaire le monde attention, c’est pas refaire le monde comme nous les progressistes on l’imagine, hein, c’est plutôt je devrais dire plutôt s’APPROPRIER le monde. C’est‐à‐dire que, alors qu’on aurait pu, si NOUS, on avait été là, hein, comme je disais tout à l’heure, hein, si NOUS on était là autour de la table, on aurait pu proposer une autre manière de voir les choses, pourquoi, parce que tout simplement on n’aurait pas raisonné comme des capitalistes tu comprends, parce qu’on n’aurait pas eu à penser à préserver ce qu’on avait pour essayer d’en avoir plus tu comprends, nous on aurait apporté AUTRE CHOSE, hein, une autre vision de voir le monde, et peut‐être, et surement même, on aurait proposé des alternatives, on aurait proposé d’autres idées qui ne servent pas juste les intérêts de quelques‐uns, mais qui sont bénéfiques au plus grand nombre. FRANCIS Dis‐donc Johann tu dis que Michel il fait le philosophe, et ben mon vieux, toi c’est pas mieux. JOHAN 20 Si. Si parce que moi, moi je propose des choses. Hein. Moi je reste pas là en train de me dire que, qu’il faudrait tout accepter, hein, qu’il faudrait toujours que ça soit ceux qui aient le pognon qui aient raison, hein, et qui disent à tous les autres comment il faut faire s’ils veulent continuer à profiter des richesses et soi‐disant du progrès social que EUX, les capitalistes, ils apportent avec leur vision du monde ! Hein ? Eux là, les Union Carbide, les British Petroleum là, les TOTAL, les plus gros industriels du pétrole, hein, ben ils en ont rien à foutre quand y’a un de leur bateau de merde là qui nous dégueule dessus avec leur saloperie, eux y sont déjà assuré pour au moins 50 cargos qui vont se vider dans la flotte s’il leur arrive quelque chose, hein, et si c’est sur des pauvres cons comme nous que ça tombe, ben ils sortent un petit peu plus d’oseille, hein, comme ça l’Etat leur tire juste un peu les oreilles, hein, parce que comme ils leur mangent dans la main aussi ben c’est pas non plus dans leur intérêt de trop les bousculer tu comprends, et nous, ben nous c’est comme d’habitude, on l’a dans le cul ! FRANCIS Johann. C’est pas la peine de t’énerver. On est tous d’accord avec toi. Y a aucun problème mon vieux. Non mais attend. Y a aucun problème. Elle boit un verre d’un trait On est en décembre. Avril mai juin juillet août septembre octobre novembre décembre. Ça fait huit mois. Bon. Même si mettons il faudra quoi, allez, 5, 6, disons à peu près huit ans. On est en 78, disons il faudra attendre à peu près vers les années 86‐87 pour qu’il n’y ait plus de séquelles, je parle au niveau écologique hein, je parle pas de ce qui concerne le procès et les indemnisations hein, ça c’est autre chose, je parle pas de ça, je parle de nous, je parle de tous ceux qui sont dans ce bar là, je parle de la pêche, de la mer, je parle de la côte tout ça, du tourisme tout ça, bon. Ce que je veux dire, c’est que, bon, ça se répare tout ça, hein, tout ça, la nature elle le répare, c’est plus fort que nous la nature, la nature elle arrive toujours à survivre, la nature elle était là avant nous, et la nature elle sera là après nous. Bon. Le pire, c’est pas ça. C’est pas l’Amoco Cadiz le pire. Le PIRE, enfin moi je pense que c’est le pire, parce qu’à côté, l’Amoco Cadiz c’est de la rigolade. Le pire, le pire qui nous attend, c’est Plogoff. Plogoff c’est ça le pire. Le pire, c’est cette centrale nucléaire. C’est cette bombe atomique qu’ils veulent nous mettre chez nous. Et on pourra me dire ce qu’on veut, on pourra me dire qu’à Fessenheim ils en ont une, qu’ils en ont une à La Hague, qu’ils en ont une ché pas où encore je m’en fous, ils font ce qu’ils veulent, ils peuvent en avoir 50 chez eux dans leur jardin je m’en fous. Mais ici, JAMAIS. T’as vu le film là Michel, le documentaire là sur Hiroshima qu’on a vu ben ouais Johann t’étais là aussi je suis con moi bon ben t’as vu. C’est pas du flan. Les gens qui 21 parlent là‐dedans, ils l’ont vécu ça, ils y étaient à ce moment‐là, je sais pas de quand il date ce film mais à mon avis ces gens‐là depuis ils sont morts. Bon. Alors bien sûr ils nous disent arrêtez, vous emballez pas, une centrale ça n’a rien à voir avec une bombe atomique, c’est pas les mêmes composants, y a aucun risque que ça explose, y’a aucun risque que ça rejette des radiations dans l’atmosphère, les trucs là les bâtons d’uranium qu’y mettent dedans c’est super bien protégé, t’as une couche de je sais pas combien de mètres de béton autour, t’as des ordinateurs qui contrôlent tout ce qui se passe c’est même encore plus sécurisé que pour les fusées qu’ils envoient là‐bas là à la NASA, bref ils te vendent ça t’as l’impression c’est du lait en poudre. Mais ce qu’ils te disent pas, c’est si par exemple y se passe n’importe quoi. Par exemple t’as un raz‐de‐marée. C’est possible. Ça arrive dans d’autres pays pourquoi ça arriverait pas ici, même si c’est jamais arrivé, on peut imaginer qu’un jour je sais pas il peut y avoir des secousses sismiques dans l’atlantique par exemple et ça c’est pas impossible parce que même dans le sud de la France t’en as tout le temps des tremblements de terre, bon. Et même bon si c’est impossible si t’as des super spécialistes je sais pas qui te disent que c’est impossible bon. Ben quand tu fais un truc comme ça, bordel, un truc nucléaire où tu sais que c’est le truc le plus mortel que l’homme a jamais fait dans l’histoire de l’humanité, que justement ça peut mettre fin à l’humanité toute entière, et ben, t’es obligé d’imaginer la pire des situations, pour prévoir justement la parade. Tu comprends ? Même si ça arrivera jamais. Tu comprends ? Parce que la pire des situations, ça sera jamais que la moitié de la pire des situations multipliée par deux. MICHEL Si tu vas par‐là, on peut aller loin comme ça. FRANCIS Ben non justement, on pourra pas aller bien loin c’est ça le problème. Il rit bruyamment. Un temps Regarde‐là elle. Nous on cause et elle elle danse. Elle en a rien à foutre. Hein ma petite Claire. Regarde‐là. Qu’est‐ce que t’en penses de tout ça hein ma belle ? C’est pas jojo tout ce qu’on raconte ? Hein ? C’est moche… CLAIRE L’uranium, ça met cinq mille ans avant de disparaître. FRANCIS Ben dis‐donc, t’en sais des choses. T’as appris ça où ? CLAIRE C’est Tobias qui me l’a dit. 22 FRANCIS Tobias ? C’est qui Tobias ? Un temps CLAIRE TOBIAS !! TOBIAS ‐
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Wie heißt Du ? Quoi ? Tu t’appelles comment ? Claire Claire en allemand se dit Claire Tu es Allemand ? Oui Tu travailles ici ? Plus maintenant. Pourquoi t’as arrêté de travailler, ça ne te plaisait plus ? Tu aimes poser des questions Claire n’est‐ce pas ? Ich war da drüben Ich hab’ da drüben gearbeitet als es passiert ist Ich bin Shiffsmechaniker ‐
Je ne comprends pas ce que tu dis.
Das ist völlig unwichtig Ich könnte einer Unbekannten keine netten Dinge in einer anderen Sprache sagen. Du bist sehr schön. Heute wäre ich gerne jemand anders. Un temps ‐
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Continue. J’aime bien ta langue Ich wäre gerne jemand anders heute. Tous les Allemands sont comme toi ? Non. Ils n’ont pas une peau sombre comme la mienne. Je dois partir. Je travaille à la boulangerie de la place. Au‐revoir. 23 Tobias était maigre. Je croyais qu’il était malade qu’il avait quelque chose il me disait que ça allait qu’il ne fallait pas que je m’inquiète que de temps en temps c’était comme ça il maigrissait il maigrissait et ensuite il redevenait normal. Un jour à la boulangerie une femme m’a dit tu as su ce qui s’est passé Claire le monsieur noir qui venait souvent ici ils l’ont retrouvé dans le chenal ce matin il flottait près de la bouée le malheureux on ne sait pas s’il est tombé ou s’il s’est jeté à l’eau le pauvre garçon il était tellement gentil. Le soir à la télévision ils en ont parlé. Ils ont dit qu’il s’appelait Tobias SCHIEFFER et qu’il était allemand. Er war deutsch Seine Name war Tobias Ils ont dit qu’il était mécanicien. Ils ont dit qu’il travaillait sur l’Amoco Cadiz. Un temps La nuit, j’ai fait un rêve. Je marchais avec Tobias sur la plage. Il y avait des gens qui regardaient quelque chose sur le sable et nous nous sommes approchés. C’était une sorte de long poisson très fin recouvert de mazout gluant et qui bougeait tout doucement. Je me suis penchée et le poisson a fait un mouvement brusque et j’ai vu sa tête et j’ai tout de suite reconnu Tobias il ouvrait sa bouche et des gens autour de moi disaient regardez on a l’impression qu’il parle c’est horrible on a l’impression qu’il nous demande quelque chose et je me suis mise à genoux et je lui disais Tobias Tobias je vais chercher le médecin qui s’occupe de mon père et il essayait de me parler mais je ne comprenais pas l’Allemand je ne comprenais pas ce qu’il était en train de me dire. Un temps Plus tard dans mon rêve j’étais sur un bateau et je regardais l’eau de la mer qui était recouverte d’une couche épaisse de mazout. Je me concentrais sur les vagues autour 24 du bateau et il me semblait que parfois j’apercevais Tobias qui ondulait à la surface comme si lui‐même était devenu aussi fin qu’une vague. Tobias faisait déjà partie de l’océan tout entier Tobias était devenu une nappe sur l’étendue grasse de l’océan tout entier. Un temps A la fin de mon rêve nous étions dans un grand lit pour la première fois nous nous sommes regardés longtemps dans les yeux. Et pour la première fois il se mit à me caresser. Et à chaque caresse que faisaient ses mains il y avait une longue trace noire et luisante sur ma peau et plus il me caressait plus je m’apercevais que je découvrais une nouvelle partie de moi‐même. Ses mains ne passaient jamais deux fois au même endroit c’était comme s’il était en train de me peindre avec ses mains, à chaque fois faire disparaitre une partie de mon corps sous ses mains. Je me suis réveillée je transpirais. Je me suis levée et en soulevant les draps j’ai vu qu’ils étaient rouges. Je ne sais pas pourquoi j’ai tout de suite pensé Tobias est mort dans mes bras cette nuit‐là son corps a fondu dans mes bras cette nuit‐là. Un temps Avec Tobias une fois on est allé dans sa chambre d’hôtel. Il m’a dit vas‐y installe‐toi. Je vais aller chercher des gâteaux. J’étais amoureuse et j’ai dit je suis amoureuse et j’ai dit elle est fermée la boulangerie aujourd’hui, c’est moche… Il a souri il a dit ferme la porte derrière moi, Claire et il a fait… J’ai retiré mes chaussures. Je me suis allongée dans son lit. Devant le lit il y avait une commode et sur la commode il y avait la télévision. C’était la première fois que j’en voyais une en couleur. A la télévision on entend les infos sur les funérailles de Claude François. Cette très jeune fille qui hurle son amour et sa douleur au passage du convoi funèbre de Claude François, peut‐
être avait‐elle passé une partie de la nuit, comme beaucoup d’autres, aux abords de l’Eglise d’Auteuil. Sous la pluie, pendant des heures, les fans ont attendu. Certains jusqu’à l’épuisement. Des fleurs, des couronnes, nombreuses. Le Président de la République avait délégué son chef de cabinet, Monsieur Philippe Sauzet, pour assister à la cérémonie. L’unique chant religieux de la cérémonie, l’Ave Maria de Gounod, fut interprété par Les Fléchettes, très émues, le premier groupe qui accompagna Claude François dans ses premiers enregistrements. 25 LA TELEVISION Qu’est‐ce que j’ai chialé quand il est mort. J’étais malheureuse, tu peux pas savoir. Malheureuse mais malheureuse comme les pierres. J’avais l’impression que c’était quelqu’un de ma famille qui venait de mourir. Même pour mon père j’ai pas pleuré comme ça. Sans déconner. C’était comme si on m’arrachait le cœur. Je me sentais vide. J’étais juste une carcasse avec rien que du vide à l’intérieur. Comme un pneu. C’est pas pour rien que tout le monde l’appelait Cloclo. Même les journalistes l’appelaient Cloclo. T’as que des gens que tu connais très bien des intimes des amis d’enfance des gens de ta famille que t’appelles comme ça, avec un petit nom familier. Sisi par exemple c’était en même temps pour les Sylvie et pour les Sylvain. Cricri aussi on disait Cricri pour les Christine et les Christophe. Ou les Christian. Ou les Christiane. Cloclo. Cloclo, c’était QUE pour Claude François. Ce mois de mars, je m’en souviendrais toute ma vie. Putain. Ça n’arrêtait pas. Je te jure. Ça n’arrêtait pas. Tous les jours y se passait un truc. Tous les jours. T’avais pas un jour où y avait rien aux informations dès que t’allumais la télévision ça commençait toujours par un truc pourri. T’étais devant t’attendais un peu t’attendais que le tube chauffe et au bout d’un moment tu voyais le petit point blanc au milieu de l’écran et tu voyais l’image de ce mec qui t’annonce une mauvaise nouvelle comme s’il était planqué derrière le meuble de la télé avec un briquet tu vois, pour te torturer juste avant que t’ailles te coucher tu vois. Un temps Je me rappelle y avait l’histoire de ce gars, là, qui avait été enlevé. Le baron Empain. Ils lui avaient coupé un bout de doigt qu’ils avaient envoyé à sa femme. J’en revenais pas quand j’ai vu ça. Jamais j’aurais pu imaginer un truc pareil. Je pensais pas que ça existait encore, les BARONS. 26 Moi je croyais qu’on les avait tous zigouillés. Baron. Tu te rends compte ? Non mais c’est quoi un baron ? Hein ? Quand t’es baron, tu fais quoi ? Ça t’apporte quoi de plus d’être baron ? Sans déconner. Non ? Un temps Bon, au début, au tout début, c’est vrai, je comprenais pas. J’avais vaguement entendu qu’on avait enlevé le baron Empain. Et moi, comme une conne, je me suis dit mais merde qu’est‐ce que c’est que cette histoire ? On a enlevé le BAR ROND EN PIN ? On a enlevé un BAR ? Un BAR ROND ? Mais c’est quoi ce bordel, un BAR ROND ? En PIN !? Mais je comprends pas, pourquoi est‐ce que des mecs auraient enlevé un BAR ROND, putain mais pourquoi faire je m’imaginais un BAR ROND EN PIN je me disais mais MERDE ça doit être SUPER LOURD un BAR ROND EN PIN qu’est‐ce qu’on peut bien foutre avec un BAR ROND EN PIN, sans déconner ! Mais c’est QUI ces mecs qui ont enlevé un BAR !! Un temps Pourquoi est‐ce que je m’énerve comme ça tout le temps. Pour un rien en plus. Un temps J’éteins la télévision. Je ferme les yeux. Quand je les rouvre, Tobias est dans la chambre. Il a apporté des gâteaux et une bouteille de rhum. 27 CLAUDE Tobias. Demain, j’achèterai un bateau. Tu viendras avec moi ? Claire. J’ai aimé un seul homme avant toi. Il s’appelait Claude François. Tobias. Moi, je m’appelle Tobias. Demain, je t’achèterai un bateau. Claire. Moi je m’appelle Claire. Et je t’aime. Tobias. Mange ces gâteaux. Ça va te faire grossir les seins. Et bois un peu de rhum aussi. Claire. Les gâteaux ça fait grossir les seins ? Tobias. Bien sûr. C’est comme le pain. Claire. Le pain aussi ça fait grossir les seins ? Tobias. Bien sûr. Claire. Et le rhum, c’est pourquoi faire ? Tobias. Le rhum, c’est pour faire comme si on était déjà demain sur le bateau. Tu veux regarder la télévision ? Claire. Non. Tobias. Tu veux regarder la mer ? Claire. Non Tobias, je ne veux pas regarder la mer. Tobias. Alors, regarde‐moi, Claire. Et prends‐moi dans tes bras. OFF Un jour, La marée noire a tout emporté. Et mon amour Puis vint la première nuit. Et le monde entier s’est transformé Nous sommes devenus impersonnels et anonymes. Nous avons traversé la multitude puis l’insignifiant. Enfin, comme si la vie semblait avoir écrit là son dernier chapitre, tout disparu dans les ténèbres. Dans la cabane obscure au bord de l’eau, le cœur du monde se figea, L’océan tout entier se blottit sous un drap de goudron. Et du chaos, naquit le néant. Ici, finit la douleur. S’installe, la solitude. Puis, comme par miracle, recommence, la vie. FIN 28