TROIS FEMMES AMERICAINES THREE AMERICAN WOMEN

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TROIS FEMMES AMERICAINES THREE AMERICAN WOMEN
FRANCE AMERIQUE
Date : DEC 15
Page de l'article : p.42-48
Journaliste : Vincent Dozol /
Alexander Uff
Pays : France
Périodicité : Mensuel
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EROY
TROIS
FEMMES
AMERICAINES
THREE AMERICAN WOMEN
By Vincent Dozol / Translatée) from French by Alexander Uff
A
uteur d'une vingtaine de romans, nouvelles, récits et pièces de théâtre. Gilles Leroy s'est passionné pour le destin de trois femmes américaines : l'écrivain Zelda Fitzgerald ; l'héroïne de
fiction Zola Jackson, institutrice à La Nouvelle-Orléans ; et la chanteuse Nina Simone. Prix Goncourt
2007 avec Alabama Song, consacré au couple incendiaire Zelda et Francis Scott Fitzgerald, il retrace
dans Zola Jackson (2010), l'histoire d'une veille femme noire dans La Nouvelle-Orléans dévastée par
l'ouragan Katrina. Nina Simone, roman (2013) dresse le portrait de la prêtresse de la soûl, née Eunice
Kathleen Waymon, finissant ses jours cloîtrée dans sa maison près d'Aix-en-Provence. « Pour vraiment comprendre les années 60, vous devez écouter Nina » disait la chanteuse Abbey Lincoln, et pour
comprendre le romanesque de Nina, lire Gilles Leroy.
illes Leroy is the author of sorne 20 novels and has developed a passion for three American
G
women: the writer Zelda Fitzgerald, a actionnai New Orleans schoolteacher Zola Jackson
and the singer Nina Simone. His novel Alabama Song depicts the fiery relationship between
Zelda and Francis Scott Fitzgerald, and won the Prix Goncourt in 2007. Zola Jackson (2010) tells
the taie of an elderly black woman coping with the Hurricane Katrina in New Orleans, while
Nina Simone, roman (2013) is a portrait of the High Priestess of Soûl, bom Eunice Kathleen
Waymon, fmishing her days alone in her house near Aix-en-Provence. Singer Abbey Lincoln
once said "to really understand the 60's, you had to near Nina", and to understand the novelistic
side of Nina, read Gilles Leroy.
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France-Amérique : Comment avez vous
découvert les États-Unis ?
France-Amérique : How did you discover
the United States?
Gilles Leroy : J'ai un vieux tropisme pour
l'Amérique. Mon père a fait une carrière d'autodidacte dans les machines à sous, les jukebox et les
flippers. Il se rendait souvent à Chicago, la capitale des jeux automatiques. Il vivait le rêve américain avec Kennedy et Elvis Presley pour idoles.
J'ai baigné dans l'Amérique fantasmée des années
soixante, très clichés. Jeune homme, j'ai découvert
la littérature américaine. Je m'y suis rendu pour la
première fois en 77, avec une étape sur la Côte
Est, New York, la Pennsylvanie et Washington
D.C., puis la Côte Ouest.
Gilles Leroy: There is something that draws me
hère. My father was a self-taught sbt machine
pro with a penchant for jukeboxes and pinball. Ke
spent a lot of time in Chicago — the world's slot machine capital — and lived the American dream with
Kennedy and Elvis as idols. I was immersed in the
America of the 60's, with all its clichés and fantasies. I discovered American literature as a young
man, and it was an aesthetic wake-up call. I came
hère for the first time in 1977, travelling along the
East Coast through New York, Pennsylvania and
Washington B.C., before taking a road trip to the
West Coast.
Vos romans se déroulent en Alabama, à
La Nouvelle-Orléans, en Caroline
du Nord. D'où vient cet intérêt
pour le Sud ?
Your novels take place in Alabama,
New Orleans and North Carolina, among
others. What inspired this interest in
the South?
A
u XXe siècle, la littérature américaine
est sudiste. Il y a une puissance particulière propre à cette littérature chez
Faulkner, Flannery O'Connor. Grâce
à la bourse Stendhal du ministère des
Affaires étrangères pour l'aide à l'écriture, je me
suis retrouvé en Alabama. Mon roman Alabama
Song était quasiment fini, j'y suis allé pour terminer le dernier chapitre et vérifier que je n'avais
pas écrit de bêtises. Dans l'Alabama, j'ai rencontre le personnage qui allait devenir Zola Jackson
deux ans plus tard. Une histoire en a appelé une
autre. Les trois romans ont fini par constituer une
œuvre, une trilogie américaine.
American literature in the 20th century was
very southern. There is a quite particular power
exuded by writers such as Faulkner and Flannery
O'Connor. I found myself in Alabama thanks to
the Stendhal Travel Grant, an initiative from
the French Ministry of Foreign Affairs created
to help writers. I had almost finished Alabama
Song, and went there to complète the last chapter and check I hadn't written anything foolish.
While I was there I met the person who would become Zola Jackson two years later. One story led
to another, and the three novels ended up comprising a single work, an American trilogy.
Pourquoi avoir fait de ces trois
femmes puissantes, pour reprendre le
titre du roman de Marie NDiaye, les
héroïnes de vos romans ?
Why did you make these "three strong
women", to quote the title of Marie
Ndiaye's novel, the héroïnes of your
works?
J'ai souvent dit que l'Amérique était une femme.
Ces femmes ont en commun d'être des fortes têtes,
courageuses. J'ai eu l'impression de traverser le
siècle américain avec elles. Ces trois livres résument ma vision des Etats-Unis.
I have often said that America is a woman. These
three women are all strong-minded and brave, and
I felt I was experiencing the American Century
through them. The three books are a summary of
my vision of the United States.
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Dans Alabama Song, Zelda Fitzgerald
apparaît dans l'ombre de Scott,
vampirisée par son mari. Pourquoi
l'avoir choisie comme personnage
principal de ce couple ?
In Alabama Song, Zelda Fitzgerald lives
in the shadow of her husband Scott,
who is a significant drain on her.
Why did you choose her as the main
character in this couple?
Je ne pense pas que Zelda était un meilleur écrivain
que Scott. Il l'a empêchée de se réaliser, lui a interdit d'écrire et interdit à son éditeur de la lancer. La
question était de mettre en scène un couple qui se
déchire, dont l'un réussit et l'autre pas. C'est lié à une
histoire personnelle que je n'avais pas envie de mettre
en scène directement. A travers ce portrait, j'ai pu dessiner en filigrane quelque chose que j'avais vécu, où
j'ai mesuré la difficulté de vivre avec un écrivain.
I don't think Zelda was a better writer than
Scott. But it's true be held her back, forbade her to
write and stopped her publisher from launching her
career. I wanted to depict a couple tearing themselves apart, with one enjoying success while the
other was left behind. This is linked to a personal
experience I was reluctant to share directly. But
through this work I was able to implicitly describe
something I had lived through, a time when I understood bow difficult it was to live with a writer.
Ernest Hemingway est devenu Lewis
O'Connor dans votre roman. Quelle place
occupe-t-il dans votre bibliothèque ?
Ernest Hemingway became Lewis
O'Gonnor in your novel. Is Hemingway a
prominent figure on your bookshelves?
Je voulais éviter le nome dropping, alors qu'il est facilement reconnaissable. J'ai lu Hemingway toute mon
adolescence. Je ne suis pas sûr de vouloir le relire. Ce
sont des romans simples, une littérature d'action, une
psychologie rudimentaire. Le type est par ailleurs épouvantable. Je me suis amusé dans le roman à le croquer
sous un jour terrible. Je relisais il n'y a pas longtemps
Paris est une fête : la façon dont Hemingway traite
Fitzgerald est odieuse. Il a été son parrain en littérature, il a toujours été bienveillant. La haine qu'il lui voue
est incroyable.
I
wanted to avoid name dropping, although be is
easy to recognize. I spent my teenage years reading Hemingway, but I doubt I will reread him.
His novels are simple, filled with action-based literature and rudimentary psychology. And Hemingway
himself is truly odious. I enjoyed portraying him in a
horrible light in my novel. I was rereading A movable
feast not so long agc, and the way Hemingway treats
Fitzgerald is just shocking. Fitzgerald was his literary godfather and was always so kind. The hatred
Hemingway feels towards him is unbelievable.
À propos de la religion, vous écrivez :
« c'est une question de santé publique.
On ne rigole pas avec ça ».
On religion, you write that "it's a
question of public health. You can't
joke around with it."
La spiritualité de Zola Jackson est particulière à la
Louisiane : un mélange de chrétienté, d'animisme.
Elle est en colère contre Dieu, une colère qui la guide.
Zelda Fitzgerald n'était pas perturbée par ces histoires.
Nina Simone a été élevée par des parents très dévots.
Elle n'en a pas gardé grand-chose. La question de la
religion aux États-Unis revient toujours, de façon plus
insistante que dans d'autres cultures. Le puritanisme est
une composante essentielle de la culture américaine.
Zola Jackson's spirituality is characteristic of
Louisiana: a mix of Christianity and animism. She
is angry with God, and this anger guides her. Zelda
Fitzgerald was not affected by religion, and while
Nina Simone was raised by very devout parents she
was not particularly religious. The question of religion in the United States is far more present than
in other countries, and Puritanism is an essential
component of American culture.
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It cannot be ignored. No one can understand
half of Faulkner s works if they haven't read the
Gospels. It's astonishing from a French point of view,
but God is everywhere.
On ne peut pas en faire abstraction. On ne peut pas comprendre b moitié de Faulkner si l'on n'a pas lu les Évangiles.
Vu de France, cela reste étonnant : Dieu est partout.
Vous décrivez Nina Simone, roman,
comme « un exercice d'admiration ».
Quelle relation entretenez-vous avec
sa musique ?
You describe Nina Simone, roman, as an
"exercise in admiration". What is the relationship between you and her music?
J
I love her music, her character and her story. I have a
penchant for thwarted destinies, such as this woman's
who was hugely successful without ever feeling she had
achieved anything. She wanted to study classical music
but was refused when she was young. I am fascinated
by this misunderstanding of such global proportions,
and the fact she saw herself as a complète failure.
'aime sa musique, son personnage et son histoire.
J'aime ces destins contrariés. L'idée que cette femme
ait connu le succès sans jamais ressentir qu'elle avait
réussi. Elle voulait faire de la musique classique mais fut
recalée dans sa jeunesse. Ce malentendu planétaire,
cette sensation d'être un échec ambulant, me fascine.
Comment avez vous fait vos recherches
pour retrouver la femme derrière
la star ?
How did you go about your research to
find the woman behind the celebrity?
j'ai puisé dans son autobiographie, un peu complaisante. À l'aide d'une amie à Radio France Internationale,
j'ai eu accès à de nombreuses interviews. Elle se livrait
beaucoup. J'ai saisi son franc-parler, cette façon agressive de s'exprimer face aux journalistes et au public. Je
me suis attaché aux dernières années de sa vie. Elle
vit seule dans sa maison, on perd un peu sa trace, elle
donne quèlques concerts pour renflouer les caisses. Pour
un romancier, c'était une page blanche à écrire.
read her autobiography, and found it rather complacent. A friend at Radio France International
then helped me access a host of interviews in
which she opens up a gréât deal. I was struck by her
outspokenness and the aggressive way she expressed
herself with journalists and the public. I focused on
the later years of her life when she lived alone in her
house, removed from the public eye, while performing a few concerts to keep a little money coming in.
As a novelist it was something of a tabula rasa.
Nina Simone s'est impliquée dans le
combat pour les droits civiques. Vous
êtes vous-même engagé dans la lutte
contre les discriminations.
Nina Simone was a civil rights activist. Are you personally involved in
fighting against discrimination?
Je me bats et j'écris pour qu'on traite mieux les enfants homosexuels dans les écoles. Je suis ravi que
le mariage gay ait été voté en France l'année dernière. Dans Zola Jackson, le personnage de Caryl
est homosexuel et noir. Je suis préoccupé par le phénomène du « redoublement minoritaire ». C'est une
double peine, être rejeté deux fois. Je suis content
que les gens puissent se marier mais au départ, il
faut que l'individu soit libre. Rien n'est acquis, tous
ces combats sociétaux pour la liberté et la défense
de l'individu ne sont jamais gagnés définitivement. •
I fight to improve the way gay children are treated
in schools. I was delighted when same-sex marriage
was legalized in France last year. Caryl's character
in Zola Jackson is gay and black, and représenta my
preoccupation with this "doubled minority" status.
Being rejected for two separate things means a double
struggle. I am pleased people can now get married,
but the most important thing is for each individual to
be free. Nothing can be taken for granted, and these
societal struggles for the defense and freedom of the
individual are never won outright. •
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Morceaux
c h o i s i s
EXCERPTS
Alabama Song,
MEDCUDE OE ORANGE, 2007
P
uis ce gros lard est entré
dans notre vie. L'amateur
de corridas et de sensations fortes. L'écrivain le
plus pute et la gloire montante de notre pays. Il n'était pas si
gros ni si célèbre, alors. Il n'avait
pas même publié. C'est Scott qui a
dû écrire à Maxwell, chez Scnbner,
pour lui recommander de lire et
d'éditer ce jeune homme prometteur. Jeune, maîs déjà la vantardise
('étouffait, la mythomanie le bouffissait. Je les revois arriver tous
deux, hâves et mal rasés, l'air heureux, je les revois passer la porte
vitrée de la villa du cap dantibes
et j'entends Scott nous présenter,
ému « Zelda, voici Lewis. Lewis
O'Connor, dont je t'ai parlé. » Je
fus aussitôt frappée par la morgue
de Lewis, par cette assurance que
seuls les imbéciles et les faux artistes ont d'eux-mêmes. À peine
nous nous serrions la main, j'eus
envie de le gifler. »
"And then this fat pig came into
eur hves. The bull-fighting huff
and seeker of thnlls. Our country s
bitchiest writer, its rising star. Hc
was not so fat and not so famous
back then. Hc hadn't even been
published. Scott was the one
who had to write to Maxwell, at
Scribner's, to urge hlm to read
and publish this promising young
man. Young mdeed, yet already
ravaged by boastfulness. I remember when they beth arrived, haggard and unshaven, visibly happy.
I remember them walking through
the glass door into the villa on the
Cap d'Amibes, before Scott, a little
emotional, introduced us: 'Zelda,
this is Lewis , the Lewis O'Connor
I was tellmg you about.' I was
immediately struck by Lewis' distain. Hc exuded a self-confidence
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inhérent only to idiots and false
artists l'd barely shaken his hand
and I already wanted to slap hlm."
Zola Jackson
MEDCUDE OE PDANCE, 2010
« Une femme criait depuis un toit
« Qui viendra nous sauver ? »
Line voix d'homme un peu grasse
lui répondait « Les garde-côtes
sont visibles à l'horizon. En un rien
de temps nous serons récupérés. »
Une autre voix d'homme, maîs
jeune, maîs verte, presque acide
« Les hélicoptères survolent le
quartier maîs ne sont pas pour
nous. Ils volent vers le centre-ville
et aussi les belles résidences. »
L'eau bouillonne dans les égouts,
si puissante qu'elle en soulève les
plaques et forme des geysers aux
quatre coms du carrefour. Gerbes
de merde, jets d'eau noire et putride pour fêter notre mort prochaine.
Dans la gare routière, on voit les
autobus quitter leur aire de parking
et dériver, faire des tête-à-queue
gracieux comme sur une patinoire
et ils finissent par s'emboutir entre
eux, bien sûr tout comme si les
fantômes de leurs conducteurs
disparus avaient décidé de jouer
aux autos tamponneuses, facétieux
fantômes, sacrés blagueurs »
A woman screamed
from a rooftop: 'Who
will save us?'
A mans throaty voice
rang out in reply: 'The Coast
Guard are just on the horizon.
They'll pick us up in no time.'
Another man spoke out, younger,
his voice almost harsh: 'The helicopters are flying overhead, but
they aren't hère for us. They're heading to the city center and the rich
apartment blocks.'
Water was bubbling out of the gutters with such force it pushed aside
11/30
the paving slabs to form geysers at
each corner of the crossroads. Jets
of shit, fountains of black, putnd
liquid in a célébration of eur impending deaths.
The buses in the station could be
seen gliding away from their parking spaces, turning to perform
gracious spins like figure skaters
before inevitably crashmg into
each other. It was as if the ghosts
of their former drivers had decided
to play bumper cars. Mischievous
ghosts, real jokers..."
Nina Simone, roman
MEDCUDE CE PDANCE, 2013
« ll faudrait m'en retourner aux
États-Unis pour la soutenir dans sa
jeune carrière. Maîs je ne peux plus
y foutre les pieds. Je lui ai dit, à ma
fille, de ficher le camp, de venir
plutôt en Europe, pas trop lom de
moi. Les mots ne peuvent exprimer
l'immense mépris que j'ai pour ce
pays. Je l'appelle United Snakes of
America. Des serpents, c'est ce que
les Américains sont devenus. Stupides et mortels, comme des crotales du Texas. Ils vendraient leur
âme, ils prostitueraient leur mère,
leurs soeurs et frères pour du pognon. » •
"I should go back to the United
States to support her fledgling career. But I never want to set foot
in that damned place ever again.
I told my daughter to get out, to
come to Europe instead and be
near me. Words cannet express the
enormous contempt I feel for that
country. I call it the United Snakes
of America. That's what the
Americans have become: snakes.
Stupid and mortal, like the pit
vipers in Texas. They'd sell their
soûls, pimp their mothers, sisters
and brothers for a few dollars." •
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