Le 10 juin 2013 L`image d`une société idéale chez Zola

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Le 10 juin 2013 L`image d`une société idéale chez Zola
CRP 19 - Séminaire Jeunes Chercheurs – Paris III,
Le 10 juin 2013
L’image d’une société idéale chez Zola : de la conception à la réalisation romanesque.
Hemlata GIRI
(EA 3423 - Centre de Recherches sur les Poétiques du XIXe siècle)
Introduction :
Zola, connu en tant que fondateur du naturalisme au XIXe siècle, se trouve entouré de critiques
pour ces derniers ouvrages utopiques à la fin du siècle. René Ternois, en conclusion à sa thèse
« Zola et son temps », écrit que Zola, las d’écrire des romans de protestations, d’accusation,
« s’est réfugié dans ses Evangiles »1. Jean Boulier, après avoir affirmé son admiration pour les
Trois Villes, se demande pourquoi Zola a voulu détailler dans les Evangiles la religion que ces
romans laissaient pressentir : « Sa gloire littéraire, ajoute-t-il, n’y a rien gagné »2. Quant à Jean
Borie, il voit dans ces derniers romans le « pathétique échec des efforts de Zola pour se donner à
lui-même, dans ses Evangiles, une conclusion »3.
Mais ceux qui disent que le « troisième Zola »4 s’inscrit soudainement à la tradition
utopique ont tort parce que l’on trouve des germes de ces idées nettes dans les romans antérieurs
des Trois Villes et des Quatre Evangiles. Les Evangiles, en effet, se présentent à la fois comme
un point d’arrivée, assurant ainsi son caractère cyclique et sa profonde unité. Avant d’aborder,
ses derniers romans utopiques, il nous est indispensable de parler de ses autres œuvres antérieurs
qui nous aideront à poursuivre l’évolution de la notion d’une société idéale/utopique chez Zola.
Les Rougon-Macquart (1871-1893) – la genèse de la pensée utopique:
En tant que journaliste et écrivain, Zola a lu plusieurs philosophes français 5 et cette
documentation renforce la vraisemblance idéologique du message utopique dont certains
personnages des Rougon-Macquart sont porteurs. Les idées utopiques sont plus particulièrement
présentes dans quatre romans : Germinal (1885), Le Terre (1887), Le Rêve (1888) et L’Argent
(1891).
1
René Ternois, Zola et son temps : Lourdes, Rome, Paris. Dijon, Bernigaud et Privat, 1961, p. 679.
Jean Boulier, « Les trois villes : Lourdes, Rome ; Paris », Europe, avril-Mai, 1968, p. 117.
3
Jean Borie, Zola et les mythes, Paris, Le seuil, 1971, p. 12
4
Zola après Rougon-Macquart
5
Charles Fourier, Saint-Simon, Auguste Comte, Proudhan etc.
2
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Dans l’Argent Sigismon Busch semble véritablement influencé par la doctrine de Karl Marx :
Une production commune dans les usines, les chantiers et les ateliers de la
nation ; puis, un échange, un paiement en nature. […] Plus de concurrence, plus
de capital privé, donc plus d’affaires d’aucune sorte, ni commerce, ni marchés, ni
Bourses. L’idée de gain n’a plus aucun sens6.
Ce que Sigismond imagine est la fin de l’argent, la mort de la monnaie, la régression vers
l’échange en nature. Ce rêve passéiste qui s’achève sur la vision d’un paradis terrestre étonne
Saccard:
Ah ! Cité bienheureuse, cité triomphale vers qui les hommes marchent depuis tant
de siècles, cité dont les murs blancs resplendissent, là-bas… Là-bas, dans le
bonheur, dans l’aveuglant soleil… 7
Cette pensée utopique revêt un caractère messianique dans La Terre où Canon évoque dans «
une extase prophétique » la venue imminente de la cite idéale ; aucune objection ne peut le faire
se départir de sa « belle confiance » de « croyant ». Ces idées paradisiaques trouveront ses échos
plus tard dans les derniers romans de Zola et il va bâtir cette Cité enfin dans son roman Travail.
Même dans Germinal, le discours révolutionnaire d’Etienne Lantier éveille chez les mineurs
l’espoir d’un âge d’or :
D’une voix ardente, il parlait sans fin […] Une société nouvelle poussait en un jour,
ainsi que dans les songes, une ville immense, d’une splendeur, de mirage, ou chaque
citoyen vivait de sa tâche et prenait sa part des joies communes8.
Ce futur plein de promesse, à la datation impossible, surgit comme un mythe enchanteur dont
Zola se plait à souligner la grisante mais dangereuse irréalité, en multipliant un vocabulaire de
l’illusion. Ce n’est pas tout. Zola utilise souvent le mot « rêve » ou les dénominations de
l’imaginaire. Ce rêve d’un meilleur avenir n’est pas un délire de Jacques Lantier ou de Marthe
mais un espoir de la société bâtit sur la justice et l’égalité. Florent, toujours perdu dans son rêve
humanitaire se prétendait socialiste. Quant à Sigismond, « il vivait plus haut, dans un songe
souverain de justice », « il s’exaltait, dans ce rêve des milliards reconquis partagés équitablement
6
Les Rougon-Macquart, ed. Armand Lanoux et Henri Mitterand, Bibliotheque de La Pleiade, Gallimard, 1960-67.
L’Argent, P. 54.
7
Ibid, p. 394.
8
Ibid. Germinal, p. 1278.
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entre tous ». Et Etienne « il dit son ancien rêve de fraternité », « ouvrant l’avenir enchanté de
son rêve social où il ne savait comment réaliser ce nouveau rêve ».
Mais ces rêves ne pourront pas se réaliser à cause du manque de connaissance ou d’objectif.
Dans Germinal, Zola insiste sur l’absence de pragmatisme d’Etienne Lantier :
Dans les illusions premières de son ignorance […] les moyens d’exécution
demeuraient obscurs, il préférait croire que les choses iraient très bien car sa tête
se perdait.9
Les perspectives d’avenir exposées dans les discours d’Etienne semblent problématiques. Quant
à Souvarine, ses objectifs sont imprécis ; le retour à « la commune primitive », au
« recommencement de tout » constitue un programme très vague. Cette obscurité est inquiétante
si, pour parvenir à ce résultat, il est nécessaire de passer par l’étape sanglante où la destruction
n’a plus d’autre justification ni d’autre but qu’elle-même : « Tout détruire… plus de nations, plus
de gouvernement, plus de propriété, plus de Dieu ni de culte ».
La même idée est reprise dans La Terre :
Oui, oui les villes brûlées et rasées, les villages dézerts, les terres incultes, envahies
par les ronces, et du sang, des ruisseaux de sang, pour qu’elles puissent redonner du
pain aux hommes qui naîtront après nous !10
Zola attire donc notre attention sur les imperfections ou les erreurs des personnages représentant
les théoriciens utopiques, mais il le fait sans mépris ni hostilité. S’il se défie des illusions
excessives ou s’il critique le manque d’efficience des solutions proposées, au fond il croit au
progrès universel. Par conséquent, il souhaite que le monde évolue en harmonie parce que c’est
le seul moyen d’éliminer l’injustice sociale qui rend la vie intolérable. Ce sont les insatisfactions
du réel qui engendrent les utopies, et Zola intègre le discours utopique dans la trame de ses
romans afin d’aborder d’une manière indirecte les mécontentements, les désenchantements et les
aspirations fondamentales d’un moment de la société. Et pour sauver l’humanité de l’ignorance
et du malheur, Zola propose une solution scientifique. Dans L’Argent, Hourdequin, Canon et
Sigismond signalent les bienfaits de la science :
9
Ibid, pp. 1254, 1279, 1340
Ibid, La Terre, pp 769-770.
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Le jour où, instruit enfin, il se déciderait a une culture rationnelle et scientifique, la
production doublerait… toute la science mise à se la couler douce ! La vraie
jouissance enfin d’être vivant !... basant sur la science l’échafaudage compliqué de
l’universel bonheur11.
Le progrès technique né de la science doit être mis au service des hommes et la machine cesse
d’être un monstre. Désormais, elle contribue à la libération de l’homme dans une organisation
différente du travail :
Grâce au grand nombre des bras nouveaux, grâce surtout aux machines, on ne
travaillera que quatre heures, trois peut-être ; et que de temps on aura pour jouir de la
vie !12
Mais la machine ne peut avoir ce rôle bénéfique dans un système économique où la répartition
des biens est injuste. Il faut donc commencer par rétablir l’équité en procédant à une
redistribution des profits collectifs. Le collectivisme apparaît comme la seule issue acceptable
où la propriété privée sera complètement abolie. Dans ce système économique fondé sur des
bases nouvelles, l’intérêt de tous exige la suppression de l’argent monnayé, symbole des
inégalités et instrument de domination :
Songez donc que la monnaie métallique n’a aucune place, aucune raison d’être dans
l’Etat collectiviste. […] il faut le détruire, cet argent qui masque et favorise
l’exploitation du travailleur, qui permet de le voler, en réduisant son salaire à la plus
petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim… Toutes nos crises, toute
notre anarchie vient de là… il faut tuer, tuer l’argent !13
Ce communisme a un idéal humanitaire et tous ces changements ont pour but de modifier la
nature des rapports sociaux en supprimant ce qui est responsable de la division de la société, en
exploiteurs et exploités. Sigismond propose d’instituer un système « de coopération sociale »
dans lequel il n’y a plus de patrons et donc plus de salariat ni d’aliénation : « Le salaire se trouve
naturellement supprimé… » parce que le salariat n’est qu’une forme nouvelle de l’esclavage.
11
Ibid, pp. 490-491, 767
Ibid, L’Argent. P.393
13
Ibid, pp. 284-285
12
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Donc dans les Rougon-Macquart, Zola veut explorer toutes les misères humaines, tous les
détraquements. L’utopie s’inscrit parfaitement dans ce projet romanesque car elle en est
l’illustration. L’utopie renforce le constat d’échec de la société bourgeoise de son temps qui
n’offre autre alternative que l’évasion dans l’imaginaire. Dans La Pertinence réaliste : Zola,
Sophie Thorel-Cailletau analyse bien ce que Zola attendait de l’imagination :
Zola distingue entre une forme d’imagination fantaisiste et dérèglée qui engage à
l’erreur et même à la malhonnêteté… et l’imagination conçue comme faculté
supérieure de créer des images, des relations entre les choses, et accéder en
dernière analyse à une forme de vérité, en orientant l’observation et
l’expérimentation.14
La bonne fiction est donc ce qui permet le déploiement de la faculté supérieure de l’imagination.
Par l’intermédiaire de La Maheude dans Germinal, Zola éclaire le mécanisme psychologique qui
conduit l’homme à construire et à faire confiance à de telles chimères : « On souffre tellement de
ce qui existe, qu’on demande ce qui n’existe pas ». Dans Le Rêve, Zola s’assignait pour tâche de
représenter « la vie telle qu’elle n’est pas », ce qui constitue sans doute la définition de base de
l’utopie. Evoquer les utopies, c’est témoigner d’un besoin de justice, mais c’est aussi dénoncer
les défauts de la société. Dans un système social perturbé, l’utopie est à la fois indice et ébauche
de la thérapie du déséquilibre.
Mais à partir des années 90, un certain changement scientifique prend place. La parution en
1890, du livre que Renan avait écrit en 1848 L’avenir de la science, illustre bien ce changement :
Renan affirmait que la science seule peut dire à l’humanité « le mot de sa destinée » et efface le
besoin de révélation. Il faut ajouter à ce diagnostic les modifications qui ont lieu dans les
domaines socio-politiques dont la première est la montée du socialisme et la deuxième est la
consigne du « ralliement » à la République, donnée en 1890 par le Pape Léon XIII15. L’idée
d’une démocratie chrétienne est lancée. Ce conflit entre la religion et la science marque les
œuvres ultérieurs de Zola et la première réponse romanesque aux questions de son époque
14
15
Sophie Thorel-Cailletau, Le Pertinance réaliste : Zola. Paris: Champion, 2001. p. 159
L’encyclique Rerum novarum en 1891constitue le texte inaugural de la doctrine sociale de l'Église catholique.
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sera les Trois Villes. Zola va donc employer les dernières années de sa vie à radicaliser sa
critique du christianisme en luttant sur deux fronts. Cette lutte consiste, d’une part, à dissiper les
vieilles croyances dégénérées en superstitions, et à donner aux hommes les moyens de se libérer
du mensonge en formant leur esprit critique ; d’autre part, à faire régner la justice et la raison (la
science) trop longtemps étouffées par l’Eglise. De Lourdes, premier roman des Trois Villes, à
Vérité, dernier des Evangiles, Zola n’aura pas d’autre souci.
Les Trois Villes (1894-1898) : la construction utopique zolienne
Lourdes, le premier roman des Trois Villes, forme le dispositif pulsionnel d’une religion
dégénérée en superstition. Le personnage principal, Pierre Froment, est un prêtre qui ne croit pas
à la religion. En espérant retrouver sa foi perdue, il participe au pèlerinage à Lourdes avec son
amie Marie. La croyance des pèlerins relève de ce que les psychanalystes nomment la
« conviction délirante »16. Peut-on guérir de croire ? se demande Zola. Mais aussi bien : peut-on
guérir de ne plus croire ? Zola s’est donc intéressé à Lourdes comme à un gigantesque « cas »
clinique en dépit de la prétendue « banqueroute de la science ». Mais Lourdes n’est pas
seulement le symbole d’une religion des ignorants mais est devenu autre chose : une vaste
machine à faire de l’argent pour renforcer l’Eglise catholique et pour l’enrichir, où les magasins
appartiennent aux pères de la grotte qui « y vendent Dieu ! ».
La merveilleuse histoire de Bernadette Soubirous, qui donne espoir à tous les pèlerins, ne relève
pas, pour Zola et son double Pierre, d’un miracle. Lez apparitions qu’elle a cru voir sont le fruit
d’une constitution psychique particulière. Selon Zola, les guérisons que l’on voit à Lourdes ne
sont nullement miraculeuses : elles n’arrivent que dans les cas prévus par les médecins, donc par
la science et les consolations offertes par la religion ne reposent que sur des illusions
mensongères. Mais Pierre lutte pour cacher la vérité qui l’étouffe. C’est la pitié pour la misère
humaine qui conduit Pierre à ne pas détruire l’illusion religieuse, puis à chercher une nouvelle
religion. Malgré la pitié, la foi perdue de Pierre ne revient pas, toutefois il « croyait l’avoir
retrouvée dans la pitié que la misère du monde lui avait mise au cœur. » Cette « nouvelle
16
Les convictions délirantes se traduisent chez un sujet par un sentiment de certitude totale quant à la réalité d'une
idée fausse, qu'il s'agisse de l'interprétation fantaisiste d'un fait, d'une hallucination, ou autre.
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religion », bâtie sur l’égalité et la justice lui mènera à Rome, donc au deuxième volume des Trois
Villes.
Pierre arrive à Rome avec le livre qu’il vient d’écrire, « La Rome Nouvelle », dont il vient
d’apprendre que l’Index allait le condamner. Pierre Froment au début du roman pense avoir
découvert que « le socialisme catholique […] était cette nouvelle religion »17. La Rome Nouvelle
porte la promesse d’un retour : la nouveauté prônée par Pierre n’est en fait qu’un retour a un
passé idéalisé, celui des premiers siècles du christianisme, lorsque celui-ci n’était pas encore
religion d’Etat. Comme dit Pierre « la religion des humbles et des pauvres, une démocratie, un
socialisme… »18. Comme le Pape a la réputation d’être un homme de progrès, Pierre s’est
imaginé dans sa naïveté, qu’il renoncerait au pouvoir temporel et se consacrerait aux pauvres :
« Ah ! S’il le veut, au nom de Jésus, par la démocratie et par la science, il sauvera le vieux
monde ! ».19
Toutefois l’angoisse de Pierre sur les possibilités de renouvellement du catholicisme se fait de
plus en plus forte à mesure des oppositions romaines. La rencontre de Pierre avec Léon XIII
intraitable confirme toutefois que ses espérances initiales sont vouées au néant, et que
l’expérience ne peut qu’échouer:
C’était donc fini! Le voyage qu’il avait fait à Rome, l’expérience qu’il était venu y
tenter aboutissait donc à cette défaite, qu’il apprenait ainsi brusquement, au milieu de
cette fête! . . . L’expérience suprême était faite, un monde en lui avait croulé20.
Pierre ne rêve plus d’une Rome nouvelle parce qu’il rompt définitivement ses liens avec cette
ville sainte. Les substantifs du mot « rêve » comptent une dizaine d’occurrences dans le seul
premier chapitre de Rome, et, si cette proportion s’amoindrit par la suite, le mot reste tout de
même très employé jusqu'à la fin du roman. Une dimension utopique marque donc d’un bout à
l’autre le projet de Pierre Froment. Il entend trouver ailleurs les moyens d’un « rêve ». Quant à
savoir ce que Pierre attend, le dernier volume de la trilogie fournira la réponse.
17
Rome, Emile Zola. Edition de Jacques Noiray. Coll. Folio, Gallimard, 1999. p. 17
Ibid, p. 14
19
Ibid p. 128
20
Ibid, p. 861.
18
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En substituant la nouvelle religion par la charité Pierre arrive à Paris et il constate la vie des
misérables à l’asile de nuit de l’abbé Rose, ainsi que dans les quartiers pauvres de Paris. Zola a
présenté le Paris de la misère à travers Salvat et sa famille, les autres anarchistes sans travail qui
vivent dans la misère noire de Paris. Dans le roman, la visite de Pierre dans le « Paris du
peuple », ouvre sur un Paris corrompu, noir et misérable. Les rues pitoyables, où Pierre va lors
de ses visites charitables, dévoilent la déchéance humaine. L’injustice sociale règne partout dans
les quartiers des pauvres. Dans ce Paris totalement en proie, au néant, à l’absence de sens, à
l’animalité de ses pulsions premières, Pierre conclut à l’inefficacité de la charité et ainsi de la
religion. Du côté des riches, il s’agit d’une boue symbolique, une autre sorte de misère, pas
seulement matérielle mais aussi morale. L’inégalité sociale est bien présente dans le roman. Face
au snobisme et à l’indifférence qui font sombrer la société, les anarchistes n’ont qu’un moyen,
celui de tout détruire pour que tout puisse être reconstruit. Pierre, à son tour, continue sa quête
d’une société basée sur la justice et non pas sur la charité. Cette fois, Zola souhaite une fin
optimiste : « finir par un chant d’espoir, le bilan du siècle, c’est ce bilan que mon livre va
dresser. Et la foi totale en la science, en la raison »21.
Selon Zola, la science se substituera désormais au désordre des idéologies 22. La politique cessera
d’être un discours pour devenir un travail pour renouveler la société. Dans ce roman de réflexion
sur les devoirs de l’homme de science, Zola dessine le portrait de l’intellectuel qu’il deviendra
sous peu. C’est aux intellectuels, à ces représentants de la modernité – les scientifiques, les
savants, les professeurs – qu’il incombe de faire naitre le siècle nouveau. Ce roman met
particulièrement en relief l’importance de la loi du travail, l’échec de la charité, l’opposition de
Zola au néo-christianisme et sa confiance en la raison et en la science. La science sera la seule
maîtresse de l’avenir. Pour Zola cette vision utopiste, où la science apportera le progrès humain,
trouvera la réponse aux questions sociales et politiques.
21
Ms. 1471 (F103)
Il y a dans ce roman une aspiration de Zola à sortir du politique, ce qui peut apparaitre comme un paradoxe pour
un roman qui se nourrit de l’actualité politique.
22
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Dans le dernier roman, Pierre parle très peu de rêve parce que la science éliminerait le besoin de
l’au-delà et du rêve. Pierre se sent « complet » à la fin du roman parce qu’il arrive à réconcilier la
raison avec ses sentiments et son désir. Cette société à venir, c’est incontestablement Paris qui en
porte la responsabilité comme il en fournit le site. Avec toutefois un changement. Guillaume, un
homme de science et frère de Pierre, lie Paris à l’avenir par la science, laquelle à son tour promet
la justice. Le savant « croyait à la mission initiatrice de la France, il croyait surtout à Paris,
cerveau du monde d’aujourd’hui et de demain d’où devaient partir toute science et toute
justice»23. Et le roman s’achève sur un Paris éblouissant «ensemencé de lumière par le divin
soleil, roulant dans sa gloire la moisson future de vérité et de justice. »24.
Paris n’est pas seulement un roman qui clôt un cycle. L’ancienne religion de Pierre, scrutée et
rejetée à Lourdes aussi bien qu’à Rome, est déjà morte comme la foi de Pierre au début du
roman. Il est vrai que Pierre « ôte sa soutane » dans Paris et qu’il fait un enfant avec Marie. Mais
Paris est plutôt un roman annonciateur, il représente une ouverture vers Les Quatre Evangiles.
Paris est une évocation, une esquisse des idées affinées par la suite dans le dernier cycle zolien.
Un phénomène frappant, dans l’ébauche, dans les deux plans et également dans la version
définitive de Paris, est l’omniprésence des mots « fécondité », «travail » et « justice ». Paris et
Les Quatre Evangiles font partie d’une même conception. C’est « le chant d’espoir » qui
introduit l’élaboration plus détaillée de la religion nouvelle des Quatre Evangiles.
Quatre Evangiles (1899-1903) : La réalisation de l’univers utopique zolien
L’analyse des Quatre Evangiles fait voir une construction artistique qui oscille entre la vision
d’une catastrophe c'est-à-dire une dystopie qui menace la société, et la vision d’un monde
meilleur, une utopie, possible à condition d’être construit selon certains principes, réalisés par les
personnages de Zola.
Fécondité, le premier roman du cycle représente le problème démographique par l’opposition de
deux points de vue : celui du malthusianisme et celui des lois naturelles. Le premier
23
24
Ibid, Livre II, chapitre V, p. 267.
Ibid, Livre V, chapitre IV, p. 608
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implique l’attitude égoïste des riches qui s’efforcent de transmettre leurs biens à un seul héritier,
représenté par l’industriel Beauchêne. Le second est représenté par la famille nombreuse de
Mathieu Froment. L’histoire de l’ascension de cette famille appartient à la vision utopique qui en
fait l’objet d’étude dès le chapitre II. La thèse qui ressort des contextes est claire : les Beauchêne
ont triché en amour, en ne voulant pas se soumettre à la loi naturelle de la fécondité, et ils vont
disparaitre. C’est le Docteur Boutan qui représente l’autorité de la médecine (entendue comme
science) qui porte l’attention des autres sur le problème de la dépopulation en France à la fin du
XIXe siècle :
Alors, c’est la fin raisonnée de la France, n’est-ce pas ? dit Boutan avec malice. Le
chiffre des naissances, en Angleterre, en Allemagne, en Russie, monte toujours,
tandis qu’il baisse effroyablement chez nous…On a calculé qu’il faut une moyenne
de quatre enfants par famille, pour que la population progresse, détermine et
maintienne la force d’une nation25.
Le Dr. Boutan soutient l’idée d’avoir au moins quatre enfants pour régler ce problème de
dépopulation. Bien que Maurice, le seul héritier de Beauchêne, soit apparemment fort, il est pâle
et se plaint de maux de jambes. Mais son père est toujours sûr d’avoir un fils robuste. Sa femme,
Constance, ne fait que critiquer les familles nombreuses, d’ailleurs comme le mari lui-même. Le
petit Maurice, élevé dans une atmosphère d’égoïsme ne veut pas avoir de frère et de sœur. Et ses
parents affirment sa décision :
Va, mon mignon, sois tranquille, tu n’auras ni frère ni sœur, nous sommes bien
d’accord là-dessus. Et, si le papa s’oubliait, la maman est là qui veillerait26.
Le Dr. Boutan conseille à la famille Beauchêne d’avoir plus d’un enfant pour avoir un avenir
heureux. Mais Beauchêne, ignorant la loi naturelle affirme sa décision avec légèreté. Maurice
meurt et la famille Beauchêne se trouve sans héritier. Le tragique d’un enfant unique est souligné
surtout par la présence de Marianne Froment si féconde. Ayant déjà douze enfants, elle se trouve
de nouveau enceinte. De même, elle sera toujours en bonne santé, grâce à la maternité. Très
active, elle a la force de s’occuper de ses enfants et d’aider les autres femmes qui préfèrent rester
25
Œuvres Complètes, Edition établie sous la direction de Henri Mitterand. Tome VIII. Cercle du livre précieux,
Fasquelle, Paris, 1968. Fécondité, p. 12
26
Ibid, p. 13
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couchées. Nourris aux seins par Marianne, les petits Froment sont gais, heureux, bien portants.
C’est la fécondité et la vie qui triomphent et font partie de la vision utopique zolienne.
Ce qu’il y a de plus utopique dans la vie des Froment, c’est la question de subsistances.
Zola dessine en grandes lignes les succès économiques de Froment qui pratiquent l’amour et la
fraternité universelle. En plus, il suit la loi naturelle de la fécondité. Malgré la médiocrité des
moyens et des économies, Mathieu veut avoir une grande famille et il pense à mettre sur pied une
grande exploitation. Il désire acheter les terrains considérés « infertiles » par leur riche
propriétaire. Ainsi, Mathieu et Marianne vont cultiver cette terre et la transformeront en plein
champ fécond. Ce n’était pas une tâche facile à réaliser mais ils continuent à lutter en allant sans
cesse à plus de vie et à plus d’espoir. Par la suite, les enfants des Froment vont continuer ce
labour et vont sauvegarder cette Cité utopique. L’un de fils va épanouir cet idéal en Afrique dans
le dernier chapitre: le chapitre à la fois polémique et mythique.
Travail, le deuxième roman des Evangiles, s’ouvre sur le récit de l’opposition de l’univers
ouvrier et de l’univers bourgeois décrits comme antithétiques, images renversées l’une de l’autre.
Le récit se déroule à Beauclair où les gens travaillent dans l’usine qui s’appelle L’Abime – le
nom est symbolique. Les ouvriers, victimes de conditions de travail insupportables, dépossédés
des fruits de leur labeur, sont réduits à s’abriter dans des habitations infectes. Leur quartier est
étanchement isolé du quartier bourgeois de Beauclair. Ils vivent en somme dans une sorte d’enfer
généralisé : à leur sortie de l’enfer du travail, ils se retrouvent dans celui de leurs maisons.
L’entreprise du héros consistera donc à faire sortir les ouvriers du labyrinthe, à les faire accéder
au grand jour, à la lumière, au soleil dans sa Crècherie, un monde opposé à l’Abime. Petit à petit,
la situation de l’Abime se dégrade et enfin sa disparition assure la création de la cité nouvelle.
Une fois que la Cité idéale est fondée Zola va mettre l’accent sur la notion du travail. Dans son
dossier préparatoire il dévoile ses propos :
Travail est l’œuvre que je voudrais faire avec Fourier, l’organisation du travail, le
travail père et régulateur du monde. Avec Luc, fils de Pierre et Marie, je crée la
cité, une ville de l’avenir, une sorte de phalanstère. Difficulté pour faire avec cela
un livre vivant et humain. Montrer la nécessité du travail pour la santé
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physiologique. Un hosannah du travail créant la cité, la ruche en travail et faire
dérouler de là tous les bonheurs27.
Luc Froment, le personnage principal et le fondateur de la Cité, lit Fourier dans lequel il trouve
le coup de génie d’utiliser les passions comme les forces mêmes de la vie. Il faut que les
passions fassent la vie et toujours davantage. Il s’appuie sur les idées de Fourier comme le travail
plaisant, la réorganisation sociale par le travail, l’amour des enfants et l’espoir à l’avenir. Enfin,
il utilise l’union du travail, du talent, du capital et la mise en action de toutes les forces sociales
pour arriver à l’harmonie au lieu du monde de l’ignorance, de l’injustice, et de la haine. En plus,
c’est la science qui permettra de construire cette cité idéale. Zola prévoit une société sans partis
politiques et affirme la foi déterminée dans la science à laquelle il assigne le rôle de la force
motrice dans la formation d’une société nouvelle. Ce qui prime tout, chez Zola, ce n’est pas la
science en tant que telle, c’est l’idée de rendre accessibles à tous les membres de la Cité les
bienfaits de l’emploi de l’énergie électrique. La science est un moyen puissant, mais rien qu’un
moyen. Elle n’est donc pas le premier objectif des évangiles zoliens, elle est au service de la
vérité, un accès à la connaissance, thème développé dans le troisième Evangile.
Vérité, le troisième Évangile zolien, est l'adaptation de l'affaire Dreyfus dans le monde de
l'Instruction publique, principalement illustrée par le combat entre les laïcs et les cléricaux. Zola
aborde les questions relatives à l’éducation et à l’enseignement. Tout ce problème s’insère dans
la vision des progrès qu’on peut accéder en luttant contre l’ignorance. Ce que fait Marc, le héros,
en développant l’école laïque contre « l’ignorance sainte du catholicisme »28. Comment la lutte
se réalise-t-elle sur le plan de l’enseignement ? Selon Zola, les instituteurs ont une mission à
remplir. Le but est nettement défini : « Il n’était pas de rôle plus haut, abattre l’erreur de l’Eglise,
pour substituer la vérité de la science »29. Le narrateur du roman résume les buts les plus
généreux de l’école laïque :
Préparer de bons instituteurs acquis à la science expérimentale, libérés de Rome,
enseignant enfin la vérité au peuple et le faisant capable de liberté, de justice et de
paix. Tout l’avenir national et humain était là30.
27
MSS. 10.333, f. 349
mss 10.343, f-o 305, 309.
29
Verité, p. 1377
30
Ibid, 1076
28
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CRP 19 - Séminaire Jeunes Chercheurs – Paris III,
Le 10 juin 2013
D’après Zola, l’instruction accessible à tous est l’outil qui libérera le peuple de son ignorance et
aboutira enfin au monde idéal zolien basé sur la justice et la paix.
Justice, le dernier roman de la série de Quatre Évangiles n’a été jamais commencé. On n’a
trouvé que quelques pages de notes après sa mort. On sait que le but devait être la création d'une
République universelle par la victoire contre les nationalismes et le militarisme.
En conclusion, nous constatons que le projet utopique grandit d’une illusion à un rêve et ensuite
d’un rêve à un espoir. Le chemin qu’emprunte visiblement l’utopie dans Les Rougon-Macquart
est celui de la référence biblique, qui permet à la fois de poser un âge d’or perdu, avant l’Empire
et l’horizon d’une rédemption par l’institution de la République. Ce qui revient à se partager
entre la nostalgie et l’espérance : la nostalgie d’un temps mythique qui se transforme, de fait, en
espérance utopiques. Les premières idées utopiques qui se situent dans un rêve ou une illusion,
trouve sa place juste dans un espoir. Ainsi nous distinguons que les germes utopiques sèment le
romanesque zolien déjà depuis la série de Rougon-Macquart, qui grandissent en Trois Ville et
enfin fleurissent dans les Quatre Evangiles.
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